QUATORZIÈME SCÈNE PORTLAND PLACE

51

UN MARIAGE ÉCOSSAIS

C’était le samedi 3 octobre, jour où le prétendu mariage d’Arnold avec Anne Sylvestre devait être prouvé.

Vers 2 h de l’après-midi, Blanche et sa belle-mère entrèrent dans le salon de la maison que lady Lundie avait à Londres, dans Portland Place.

Depuis la veille au soir, le temps s’était gâté ; la pluie avait commencé à tomber dès le matin.

Les fenêtres de ce salon s’ouvraient sur Portland Place, qui, pendant la mauvaise saison, offrait un aspect des plus tristes.

Les affreuses maisons qui faisaient face à celle de Sa Seigneurie étaient toutes closes.

Plusieurs pouces de boue couvraient le pavé, de légères particules de suie volant dans l’air se mêlaient à la pluie et augmentaient l’obscurité du brouillard.

Le bruit des passants et celui des voitures qui se succédaient à de rares intervalles laissaient place à de longs silences qu’aucun son ne venait interrompre.

Les joueurs d’orgues eux-mêmes étaient muets, les chiens errants à l’aventure étaient trop mouillés pour avoir le courage d’aboyer.

Mais, hélas ! si dans le salon on tournait le dos aux fenêtres, la tristesse qui régnait au-dehors était plus qu’égalée par celle du dedans.

La maison avait été fermée pour la saison, et il n’a pas été jugé nécessaire, pendant la courte visite qu’on devait y faire, de rien changer à l’état des choses.

Des housses de couleur sombre enveloppaient les meubles ; les grands lustres pendaient invisibles dans d’énorme enveloppes de baudruche ; les pendules silencieuses hivernaient sous les voiles qui les couvraient depuis deux mois ; les tables poussées dans les coins, et qui, en d’autres temps, étaient couvertes de luxueux ornements, n’offraient aux regards, à cette heure, que des plumes, de l’encre, du papier.

Ces apprêts disaient bien l’objet de la réunion qui allait avoir lieu tout à l’heure.

La maison sentait le renfermé ; il y régnait un silence profond.

Une mélancolique femme de chambre errait comme une ombre à l’étage supérieur ; un mélancolique valet chargé d’introduire les visiteurs était tristement assis dans les solitudes de l’antichambre.

Pas un mot échangé dans le salon, entre lady Lundie et Blanche ; toutes deux attendaient, absorbées dans leurs pensées, l’apparition des personnes intéressées dans l’enquête…

Leur situation en ce moment était comme la parodie de celle de deux dames qui donnent une soirée et qui attendent les invités.

Cette idée leur était peut-être venue à l’une ou à l’autre. Si elle leur était venue, elles n’avaient peut-être pas voulu s’y arrêter. Qui n’aurait pas fait comme elles ?

Il y a dans la vie des occasions où nous aurions d’excellentes raisons pour rire quand nos yeux sont pleins de larmes, mais les enfants seuls ont alors la hardiesse de céder à l’envie de rire. C’est ainsi que, dans l’existence humaine, la parodie de ce qui est sérieux se mêle à la sérieuse réalité, à ce point qu’il n’y a que le respect de nous-mêmes qui nous fasse garder notre gravité, dans les plus importantes circonstances de notre vie.

Les deux dames attendaient donc l’épreuve qui se préparait, avec toute la gravité que comportait l’événement.

La silencieuse femme de chambre allait et venait toujours sans bruit ; le silencieux valet attendait immobile.

Au-dehors, la rue était un désert.

À l’intérieur, la maison était une tombe.

L’horloge de l’église sonna l’heure attendue…

2 heures.

Au même instant, la première des personnes intéressées dans l’enquête arriva.

Lady Lundie guettait, avec un maintien composé, l’instant où la porte du salon allait s’ouvrir.

Blanche tressaillit et trembla.

Était-ce Arnold ? était-ce Anne ?

La porte s’ouvrit, et Blanche se remit à l’instant.

Le premier arrivant n’était que le solicitor, appelé à prendre part à l’enquête, dans l’intérêt de lady Lundie.

C’était un de ces hommes appartenant à la nombreuse classe des personnes médiocres qui jouent un rôle dans la pratique de la loi. Ces personnes sont probablement destinées, dans un état de science plus avancé, à être remplacées par des machines.

L’homme de loi se rendit utile en changeant l’arrangement des tables et des chaises, de manière à établir une séparation entre les parties adverses. Il pria d’ailleurs lady Lundie de se bien mettre dans l’esprit qu’il ne connaissait rien à la loi écossaise et qu’il n’était là qu’en qualité d’ami.

Cela fait et dit, il s’assit et regarda curieusement tomber la pluie, comme si c’était un phénomène de la nature, qu’il n’eût pas encore eu l’occasion d’observer.

Un autre coup de marteau annonça l’arrivée d’un visiteur d’un ordre tout à fait différent.

Le mélancolique valet annonça :

– Le capitaine Newenden !

Pour une occasion si solennelle, le capitaine, jetant un défi, au temps, avait essayé de remonter d’un pas de plus le fleuve de la vie. Il était peint, rembourré, coiffé et habillé de manière à donner l’idée (abstraite) d’un jeune homme de 25 ans jouissant d’une robuste santé. Un peu de raideur dans la région des reins, un certain défaut de fermeté dans les paupières et dans le menton n’empêchaient point l’illusion. C’était la figure même des 25 ans. Le capitaine en avait 70 bien comptés. Une fleur à sa boutonnière, une petite canne flexible à la main, vif, rosé, souriant, parfumé, il égaya ce morne salon.

On eût dit une visite du matin faite par un jeune désœuvré.

Le bon capitaine parut un peu surpris de voir Blanche présente au conflit. Lady Lundie crut se devoir à elle-même d’en donner l’explication.

– Ma belle-fille est ici en révolte ouverte contre mes prières et mes avis, dit-elle. Des personnes se présenteront et, dans mon opinion, il est peu convenable qu’elle les voie. Des révélations peuvent avoir lieu, qu’une jeune femme ne devrait pas entendre. Elle insiste… capitaine Newenden, ajouta-t-elle, je suis obligée de me soumettre.

Le capitaine leva les épaules et montra ses belles dents qu’il avait achetées si cher.

Blanche était trop profondément intéressée dans l’épreuve qui se préparait pour songer à se défendre ; elle eut l’air de n’avoir même pas entendu ce que sa belle-mère avait dit d’elle.

Le solicitor demeurait absorbé dans la contemplation de la pluie qui tombait.

Lady Lundie s’enquit de Mrs Glenarm.

Le capitaine décrivit l’anxiété de sa nièce par un geste. C’était quelque chose de si fort qu’il ne put l’indiquer qu’en secouant les boucles parfumées de sa perruque et en agitant sa petite canne en l’air.

Mrs Delamayn devait rester auprès d’elle jusqu’au retour de son oncle, avec les nouvelles.

Et où était Julius ?

Retenu en Écosse pour son élection.

Et lord et lady Holchester ?

Lord et lady Holchester ne savaient rien de ce qui se passait.

Troisième coup de marteau frappé contre la grande porte.

Blanche pâlit de nouveau.

Était-ce Arnold ? était-ce Anne ?

Le domestique annonça :

– Mr Delamayn… Mr Moy…

Geoffrey entra lentement le premier et salua les deux dames en silence.

Le solicitor de Londres, s’arrachant pour un moment à la contemplation de la pluie, désigna les places destinées au nouvel arrivant et au conseil qu’il avait amené.

Geoffrey s’assit, sans même jeter un coup d’œil autour de lui. Les coudes appuyés sur ses genoux, il suivait avec le bout de sa canne de chêne les dessins du tapis. Une stupide indifférence se peignait sur son front bas et ses lèvres entrouvertes et pendantes. Sa défaite à la course et les circonstances qui l’avaient accompagnée semblaient l’avoir rendu plus morne et plus lourd que de coutume, et voilà tout.

Le capitaine, qui s’avançait pour lui parler, s’arrêta à moitié chemin, hésita et prit le parti de s’adresser à Mr Moy.

Le conseil de Geoffrey, un Écossais du bon type, franc, vif, et sociable, répondit cordialement à cette avance. Il répondit, à la demande que lui faisait le capitaine, que les témoins, Mrs Inchbare et Bishopriggs, attendaient dans la loge du concierge.

Avait-on éprouvé des difficultés à trouver ces témoins ?

Aucune. Mrs Inchbare, comme de raison, était à son auberge ; et, chose surprenante, Bishopriggs et la maîtresse de l’auberge s’étaient entendus, et Bishopriggs avait repris chez elle son ancien poste de premier garçon.

Le capitaine et Mr Moy continuèrent la conversation commencée à ce sujet, avec une aisance et un entrain parfaits. Leurs voix seules se firent entendre durant l’intervalle qui s’écoula jusqu’à un quatrième coup frappé au-dehors.

Il ne pouvait plus y avoir de doute désormais sur les personnes qui allaient entrer.

Lady Lundie prit avec fermeté la main de sa belle-fille dans la sienne. Elle n’était pas sûre du résultat du premier mouvement de la pauvre Blanche.

Pour la première fois de sa vie, Blanche laissa volontairement sa main sous l’étreinte de celle de sa belle-mère.

Sir Patrick entra le premier, tenant Anne Sylvestre à son bras, Arnold Brinkworth les suivait.

Tous deux, sir Patrick et Anne, saluèrent en silence les personnes assemblées.

Lady Lundie rendit cérémonieusement le salut de son beau-frère et eut grand soin de ne point paraître remarquer la présence d’Anne.

Blanche ne leva pas la tête.

Arnold s’avança vers elle les mains tendues. Lady Lundie se leva et l’invita du geste à retourner sur ses pas.

– Pas encore, Mr Brinkworth ! dit-elle de l’air le plus tranquillement inflexible.

Arnold s’arrêta sans faire la moindre attention à elle, les yeux fixés sur sa femme.

Alors les yeux de Blanche se levèrent et des larmes les remplirent à l’instant.

Le visage brun d’Arnold se couvrit d’une mortelle pâleur et il fit un violent effort pour rester maître de lui.

– Je ne veux pas vous affliger, dit-il avec douceur.

Et il retourna à la table devant laquelle sir Patrick et Anne avaient pris place, et qui était séparée des autres tables.

Sir Patrick lui serra la main en silence.

La seule personne qui sembla ne prendre aucune part aux événements qui suivirent l’entrée dans le salon de sir Patrick et de ceux qui l’accompagnaient fut Geoffrey.

Au lieu de tracer des dessins sur le tapis, il y battit une marche ; mais il resta assis, la tête inclinée sur la poitrine et ses bras musculeux appuyés sur les genoux.

Sir Patrick rompit le silence. Il adressa la parole à sa belle-sœur.

– Lady Lundie, toutes les personnes que vous vous attendiez à voir aujourd’hui sont-elles présentes ?

Lady Lundie saisit cette occasion de lancer le premier jet du venin qu’elle tenait en réserve.

– Toutes celles que j’attendais sont ici, répondit-elle. Il y en a même que je n’attendais pas, ajouta-t-elle en regardant Anne.

Son regard ne lui fut pas rendu ; Anne ne le vit même pas.

Du moment où Anne avait pris place à côté de sir Patrick, ses yeux s’étaient arrêtés sur Blanche. Ils ne changèrent pas de direction ; ils ne perdirent pas un instant leur expression de tendre tristesse quand la femme qui la haïssait prit la parole.

Tout ce qu’il y avait de beau et de loyal dans cette noble nature semblait trouver son unique et suffisant encouragement en Blanche.

En revoyant la sœur, pas un seul moment oubliée, des anciens jours, son visage pâli et fatigué brilla d’une expression d’amitié ardente. Tous les hommes présents dans le salon, sauf Geoffrey, la regardaient, et chacun d’eux, Geoffrey toujours excepté, éprouvait de la sympathie pour elle.

Sir Patrick adressa une seconde question à sa belle-sœur.

– Y a-t-il ici quelqu’un qui représente les intérêts de Mr Geoffrey Delamayn ? demanda-t-il.

Lady Lundie renvoya d’un geste sir Patrick à Geoffrey lui-même.

Sans relever la tête, Geoffrey leva sa grosse main brune et désigna Mr Moy assis à côté de lui.

Mr Moy, tenant en Écosse un rang équivalent à celui qu’occupent en Angleterre les solicitors, se leva et salua sir Patrick avec la courtoisie due à un homme qui avait occupé en son temps un rang éminent dans le barreau écossais.

– Je représente Mr Delamayn, dit-il. Je me félicite, sir Patrick, d’avoir affaire à votre habileté et à votre expérience dans la conduite de l’enquête qui est pendante.

Sir Patrick répondit au salut aussi bien qu’au compliment.

– C’est moi qui aurai quelque chose à apprendre de vous, répondit-il. J’ai eu le temps, Mr Moy, d’oublier ce que je savais.

Lady Lundie promena son regard de l’un à l’autre, avec une impatience qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, pendant cet échange de politesses entre les hommes de loi.

– Permettez-moi, messieurs, de vous rappeler l’anxiété que nous ressentons, dit-elle, et de vous demander quand vous comptez commencer.

Sir Patrick invita du regard Mr Moy.

Mr Moy invita du regard sir Patrick.

C’était plus qu’une simple politesse, c’était un combat, cette fois. Qui parlerait le premier ?

Mr Moy restant modestement inébranlable, sir Patrick finit par ouvrir le débat.

– Je suis ici, dit-il, pour agir dans l’intérêt de mon ami, Mr Arnold Brinkworth. Je demande à vous le présenter, Mr Moy, comme le mari de ma nièce… à laquelle il a été légalement marié le 7 septembre dernier, à l’église Sainte-Marguerite, paroisse de Hawley, Kent. J’ai une copie du certificat de mariage ; si vous désirez l’examiner…

Mr Moy se refusa modestement à cet examen.

– Tout à fait inutile, sir Patrick. J’admets qu’une cérémonie de mariage a eu lieu à la date indiquée entre les personnes que vous avez nommées, mais je soutiens que ce n’était pas un mariage valide. Je dis, dans l’intérêt de mon client, Mr Geoffrey Delamayn, ici présent, que Mr Arnold Brinkworth a été marié à une date antérieure au 7 septembre dernier, c’est-à-dire le 14 août de cette même année, dans un endroit appelé Craig Fernie, à une dame nommée Anne Sylvestre, actuellement vivante et présente ici à ce que je viens d’apprendre à l’instant.

Sir Patrick lui présenta Anne.

– Madame est la personne en question, Mr Moy.

Mr Moy salua et fit une proposition.

– Pour éviter toute formalité inutile, sir Patrick, acceptons-nous les questions d’identité comme établies de part et d’autre ?

Sir Patrick en tomba d’accord avec son savant ami. Lady Lundie ouvrit et ferma son éventail avec une visible impatience.

Le solicitor de Londres sentait son intérêt s’éveiller. Le capitaine Newenden prit son mouchoir et s’en servit comme d’un écran pour bâiller à cœur joie par-derrière.

– Vous alléguez un mariage antérieur, dit sir Patrick. C’est à vous à commencer.

Mr Moy jeta d’abord un regard autour de lui sur toutes les personnes assemblées.

– L’objet de notre réunion ici, dit-il, est, si je ne me trompe, d’une double nature. En premier lieu, il y a une personne qui a un intérêt particulier dans l’issue de cette enquête…

Il jeta un regard au capitaine. Le capitaine devint tout à coup attentif…

– … Et qui prétend que l’assertion de mon client, relative au mariage de Mr Brinkworth, est prouvée. En second lieu, nous sommes tous également désireux, quelles que soient les différences d’opinion qui existent entre nous, de faire de cette enquête sans formes légales, si la chose est possible, un moyen d’éviter la publicité pénible qui résulterait d’un appel devant une cour de justice.

À ces mots, le venin accumulé en lady Lundie s’échappa en un second jet, sous le couvert d’une protestation adressée à Mr Moy.

– Permettez-moi de vous dire, monsieur, dans l’intérêt de ma belle-fille, que nous n’avons rien à redouter de la plus large publicité. Nous consentons à être présentes à ce que vous appelez une enquête sans formes, en réservant nos droits de porter l’affaire hors des quatre murs de cette pièce. Je ne fais pas ici d’allusion aux chances qu’a Mr Brinkworth de se laver d’un odieux soupçon qui ne pèse que sur lui et sur une autre personne présente. Cela est une question à examiner plus tard. L’objet immédiat que nous avons devant les yeux, autant qu’une simple femme peut le comprendre, est d’établir les droits de ma belle-fille à sommer Mr Brinkworth, en sa qualité d’épouse, de justifier sa conduite. Si le résultat ne nous donne pas satisfaction sur ce point particulier, nous n’hésiterons pas à nous adresser à une cour de justice !

Elle se renversa sur le dossier de sa chaise, rouvrit son éventail et regarda autour d’elle de l’air d’une femme qui prend la société à témoin qu’elle a fait son devoir.

Une expression douloureuse se montra sur le visage de Blanche, tandis que sa belle-mère parlait.

Lady Lundie lui prit la main pour la seconde fois.

Blanche résolument la retira.

Sir Patrick remarqua cet incident avec un intérêt particulier.

Mais avant que Mr Moy pût répondre, Arnold concentra l’attention générale sur lui en intervenant dans le débat.

Blanche le regarda. Une vive coloration parut sur son visage et s’éteignit presque aussitôt.

Sir Patrick nota ce changement de couleur et observa sa nièce plus attentivement que jamais.

La lettre d’Arnold à sa femme, avec l’aide du temps, avait visiblement ébranlé l’influence de lady Lundie sur Blanche.

– Après ce qu’a dit lady Lundie en présence de ma femme, dit Arnold avec sa droiture juvénile, je pense qu’il doit m’être permis de répondre un mot à mon tour. J’éprouve le besoin d’expliquer comment il se fait que je sois allé à Craig Fernie, et je mets au défi Mr Geoffrey Delamayn de me démentir, s’il l’ose.

Sa voix s’éleva en prononçant ces derniers mots, et ses yeux étincelèrent pendant que son regard se dirigeait sur Geoffrey. Mr Moy en appela à son savant ami.

– Sauf le respect que je dois, sir Patrick, à la supériorité de votre jugement, dit-il, la proposition de ce jeune gentleman me semble être un peu hors du débat.

– Pardonnez-moi, répondit sir Patrick, vous avez vous-même représenté le débat qui nous occupe comme une enquête sans formes légales. Donc toute proposition informe, mais utile, sauf ma déférence à votre meilleur avis, Mr Moy, n’est point hors de place dans les circonstances où nous nous trouvons ?

L’inépuisable modestie de Mr Moy le fit céder sans combat : cette réponse avait eu pour effet de l’étonner au début de l’investigation.

Un homme de l’expérience de sir Patrick ne devrait-il pas savoir que la pure et simple assertion faite par Arnold de son innocence ne pouvait produire autre chose qu’un retard inutile dans la marche de l’enquête.

Et pourtant sir Patrick semblait approuver ce retard.

Attendait-il la production de quelque circonstance accidentelle qui pût rendre meilleure une cause qu’il savait mauvaise ?

Ayant obtenu la permission de parler, Arnold parla.

Cet accent de vérité qui ne trompe point se trahit dans chacun des mots qu’il prononça. Il fit un exposé très net des événements depuis le moment où Geoffrey avait réclamé son assistance jusqu’à celui où il s’était trouvé à la porte de l’auberge de Craig Fernie.

Là, sir Patrick intervint et lui ferma la bouche.

Mais Arnold demanda la permission d’appeler Geoffrey à confirmer son récit.

Sir Patrick étonna de nouveau Mr Moy en sanctionnant cette autre irrégularité.

Arnold s’adressa donc à Geoffrey.

– Niez-vous que ce que j’ai dit soit la vérité ? demanda-t-il.

Mr Moy remplit son devoir envers son client.

– Vous n’êtes pas obligé de répondre, dit-il.

Geoffrey souleva lentement sa tête pesante et affronta le regard de l’homme qu’il avait trahi.

– Je nie chacun des mots que vous venez de dire, répliqua-t-il d’un air de défi grossier.

– Eh bien ! ne voilà-t-il pas assez d’assertions et de dénégations, cette fois, sir Patrick ? demanda Mr Moy, toujours avec la même politesse.

Sir Patrick contraignit Arnold, non sans peine, à demeurer maître de lui ; mais le baronnet porta l’étonnement de Mr Moy à son comble.

Pour des raisons toutes personnelles, il se détermina brusquement à fortifier l’impression favorable que la déclaration d’Arnold avait visiblement faite sur sa femme.

– Je dois encore réclamer votre indulgence, Mr Moy, dit-il. Non, ce n’est pas encore assez d’assertions et de dénégations.

Mr Moy se renversa sur le dossier de son siège avec un air d’étonnement et de résignation.

Ou l’intelligence de son confrère lui faisait défaut, ou son confrère avait en vue quelque objet caché.

Mr Moy commençait à penser que le mot de l’énigme se trouvait dans la dernière de ces deux possibilités : au lieu de se compromettre dans de nouvelles protestations, il attendit donc et observa.

Sir Patrick passa imperturbablement d’une irrégularité à une autre.

– Je demande, Mr Moy, à revenir sur le prétendu mariage du 14 août à Craig Fernie, dit-il. Arnold Brinkworth, répondez en présence des personnes ici assemblées. Dans tout ce que vous avez dit et dans tout ce que vous avez fait à l’auberge de Craig Fernie, n’avez-vous pas été uniquement influencé par le désir de rendre la position de miss Sylvestre aussi peu pénible que possible et par l’intention d’accomplir les instructions qui vous avaient été données par Mr Geoffrey Delamayn ? Est-ce là toute la vérité ?

– C’est toute la vérité, sir Patrick.

– Le jour où vous vous êtes rendu à Craig Fernie, ne vous étiez-vous pas, quelques heures auparavant, adressé à moi pour obtenir mon assentiment à votre mariage avec ma nièce ?

– Je vous ai, en effet, demandé votre assentiment, ce jour-là, sir Patrick, et vous me l’avez donné.

– Depuis le moment où vous êtes entré dans l’auberge, jusqu’à celui où vous l’avez quittée, avez-vous été entièrement innocent de la plus légère intention d’épouser miss Sylvestre ?

– La pensée d’épouser miss Sylvestre ne m’est jamais venue.

– Et cela, vous le déclarez sur votre parole d’honneur de gentleman ?

– Sur ma parole d’honneur de gentleman.

Sir Patrick se tourna vers Anne.

– Étiez-vous obligée, miss Sylvestre, de vous présenter en qualité de femme mariée, à l’auberge de Craig Fernie, le 14 août dernier ?

– J’arrivai seule à l’auberge, sir Patrick, dit Anne. L’hôtesse refusa, dans les termes les plus nets, de me recevoir dans sa maison, si je ne justifiais pas d’abord de ma qualité de femme mariée.

– Lequel des deux gentlemen ici présents attendiez-vous à l’auberge ? Était-ce Mr Arnold Brinkworth ou Mr Geoffrey Delamayn ?

– Mr Delamayn.

– Quand Mr Arnold Brinkworth arriva, au lieu de Mr Delamayn, quand il eut dit ce qui était nécessaire pour satisfaire les scrupules de l’hôtesse, avez-vous compris tout de suite qu’il agissait dans votre intérêt, par bonté seulement, et pour remplir les instructions de Mr Geoffrey Delamayn ?

– Je l’ai très bien compris et me suis opposée aussi fermement que possible à ce que Mr Brinkworth se mît dans une fausse position à cause de moi.

– Votre résistance venait-elle de la connaissance que vous aviez de la loi écossaise en matière de mariage et la situation dans laquelle les dispositions particulières cette loi pourraient placer Mr Brinkworth ?

– Je n’avais aucune connaissance de la loi écossaise. J’avais un vague pressentiment, une vague crainte de la tromperie pratiquée par Mr Brinkworth vis-à-vis des gens de l’auberge. J’avais peur que cela ne pût prêter à une fausse interprétation sur moi, de la part d’une personne que j’aimais tendrement.

– Cette personne est ma nièce ?

– Oui.

– Connaissant son attachement pour ma nièce, vous avez supplié, en son nom, Mr Brinkworth de vous laisser vous tirer d’embarras vous-même.

– Oui.

– Mais lui est un gentleman. Il avait donné sa promesse de prêter aide et protection à une dame, en l’absence de son ami, il s’est refusé à vous laisser aviser seule à vos embarras.

– Malheureusement, il s’y est refusé.

– Depuis le premier jusqu’au dernier moment, vous avez donc été complètement innocente de la plus légère intention d’épouser Mr Brinkworth ?

– Je vous réponds, sir Patrick, ce qu’a répondu Mr Brinkworth. Jamais une telle pensée ne m’est venue.

– Et cela, vous le déclarez sur votre foi de chrétienne ?

– Sur ma foi de chrétienne.

Sir Patrick regarda Blanche. Elle se tenait le visage caché dans ses mains.

Sa belle-mère l’invitait en vain à rester maîtresse d’elle-même.

Dans le moment de silence qui suivit, Mr Moy intervint encore, toujours dans l’intérêt de son client.

– Je renonce au droit que j’aurais, sir Patrick, de poser à mon tour quelques questions. Je désire seulement vous rappeler et rappeler aux personnes ici présentes que tout ce que nous avons entendu jusqu’ici n’est que simples assertions émanées de deux personnes intéressées à se tirer d’une position qui les compromet fatalement toutes deux. Ce mariage qu’elles nient, j’attends en ce moment la permission de le prouver, non pas par des assertions de moi, mais par la production de témoins compétents.

Après une courte consultation avec son conseil, lady Lundie se joignit à Mr Moy, mais dans des termes plus énergiques.

– Sachez, sir Patrick, avant d’aller plus loin, dit-elle, que je ferai retirer ma belle-fille s’il est fait une nouvelle tentative pour jeter le désordre dans ses sentiments et égarer son jugement. Les mots me manquent pour exprimer ce que me fait éprouver la manière cruelle et indigne dont cette enquête est conduite.

Le solicitor anglais reprit la parole pour témoigner de l’approbation qu’il donnait à la manière de voir de sa cliente.

– Comme conseil de Sa Seigneurie, dit-il, je me joins à la protestation que vous venez d’entendre.

Le capitaine Newenden lui-même se mêla à ce concert.

– Écoutez ! écoutez ! dit-il, quand l’homme de loi eut parlé. C’est parfaitement juste ; je dois dire que c’est parfaitement juste.

Inaccessible, en apparence, à tout sentiment de ses torts, sir Patrick s’adressa à Mr Moy comme si rien ne s’était passé.

– Désirez-vous produire vos témoins immédiatement ? Je n’y fais pas la moindre opposition, s’il est bien entendu qu’il me sera permis de reprendre ensuite ce débat au point où il aura été interrompu.

Mr Moy réfléchit : l’adversaire, il n’y avait pas à en douter cette fois, avait quelque machine en réserve ; il n’avait pas encore montré son jeu.

Il était donc beaucoup plus important en ce moment de l’amener à se découvrir que d’insister sur des droits et des privilèges de pure forme. Rien ne pouvait ébranler la position qu’occupait Mr Moy. Plus longtemps les irrégularités de sir Patrick retardaient la marche de l’enquête, plus l’évidence des simples faits de la cause s’imposerait d’une façon irrésistible par la force du contraste, quand ils sortiraient de la bouche même des témoins qui attendaient en bas.

Mr Moy se résolut à attendre son moment.

– Sous la réserve de mon droit de présenter des objections, sir Patrick, répondit-il, je vous prie de continuer.

À la surprise générale, sir Patrick s’adressa directement à Blanche, et répétant les paroles de lady Lundie avec un calme parfait de ton et de manières.

– Vous me connaissez assez, ma chère, dit-il, pour être convaincue que je suis incapable de jeter volontairement le désordre dans vos sentiments et d’égarer votre jugement. J’ai une question à vous adresser à laquelle vous pouvez répondre ou ne pas répondre, à votre volonté.

Avant qu’il pût formuler cette question, un différend éclata entre lady Lundie et son conseil.

L’homme de loi décida, non sans difficulté, Sa Seigneurie à garder le silence ; mais, lui aussi, il demanda à réserver ses droits d’objections en ce qui concernait les intérêts de sa cliente.

Sir Patrick y consentit par signe et posa sa question à Blanche.

– Vous avez entendu ce qui a été dit par Arnold Brinkworth et par miss Sylvestre, continua-t-il. L’époux qui vous aime et l’amie, la sœur qui vous aime, ont fait l’un et l’autre une déclaration solennelle. Rappelez l’expérience passée que vous avez du caractère de tous les deux. Rappelez-vous leurs paroles… Et maintenant dites-moi : croyez vous qu’ils aient parlé contre la vérité ?

Blanche répondit à l’instant.

– Je crois, mon oncle, qu’ils ont dit la vérité.

Les deux hommes de loi réservèrent leurs objections. Lady Lundie fit une autre tentative pour parler et fut encore arrêtée, mais cette fois par Mr Moy, en même temps que par son conseiller légal.

Sir Patrick continua :

– Conservez-vous un doute, sur l’entière convenance de la conduite de votre mari et de la conduite de votre amie, maintenant que vous les avez vus et entendus tous les deux.

Blanche répondit encore avec la même netteté :

– Je les prie de me pardonner, dit-elle. Je crois que j’ai été grandement injuste envers eux.

Elle arrêta son regard sur son mari d’abord, puis sur Anne.

Arnold essaya de se lever de son siège ; sir Patrick le retint d’une voix ferme.

– Attendez, murmura-t-il, vous ne savez pas ce qui va se passer.

Puis il se tourna vers Anne, mais le regard de Blanche avait été au cœur de la pauvre femme.

Anne s’était détournée brusquement, et les larmes coulaient entre ses mains faibles et amaigries, qui s’efforçaient de les cacher.

Acte fut donné des objections de forme soulevées par les hommes de loi.

Sir Patrick alors s’adressa de nouveau à sa nièce.

– Vous ajoutez foi à ce qu’a dit Arnold Brinkworth, reprit-il. Vous croyez à ce qu’a dit miss Sylvestre. Vous savez qu’ils n’avaient même pas la pensée du mariage, durant leur entrevue à l’auberge. Vous savez, quoi qu’il puisse arriver dans l’avenir, que ni l’un ni l’autre ne consentiront jamais à reconnaître qu’ils aient été ou pu être mari et femme. Cela vous suffit-il ? Voulez-vous, avant que cette enquête continue, prendre la main de votre époux, revenir vous mettre sous sa protection et vous en rapporter à moi pour le reste, en vous contentant de l’assurance que je vous donne, que les faits qui se sont passés, même d’après la loi écossaise, ne sauraient prouver cette chose monstrueuse d’un mariage contracté à Craig Fernie ?

Lady Lundie se leva.

Les deux hommes de loi se levèrent.

Arnold demeura sur sa chaise, frappé de surprise.

Geoffrey lui-même, stupidement indifférent à tout ce qui s’était passé jusqu’alors, redressa brusquement la tête.

Au milieu de la stupéfaction générale, Blanche, sur la décision de laquelle reposait le cours futur de l’enquête commencée, répondit en ces termes :

– J’espère que vous ne me croirez pas ingrate, mon oncle. Je suis sûre qu’Arnold ne m’a sciemment fait aucune injure ; mais je ne veux pas retourner à lui avant d’être d’abord certaine que je suis sa femme.

Lady Lundie embrassa sa belle-fille, avec une soudaine explosion d’affection.

– Ma chère enfant ! s’écria Sa Seigneurie, avec véhémence, bien agi, ma chère et noble enfant !

La tête de sir Patrick s’abaissa sur sa poitrine.

– Oh, Blanche !… Blanche !… murmura-t-il.

Arnold seul l’entendit qui ajoutait à mi-voix :

– Si vous saviez seulement à quoi vous me contraignez !

Mr Moy plaça son mot sur la manière dont Blanche avait tranché la question.

– C’est avec le plus grand respect, dit-il, que je viens exprimer mon approbation sur le parti pris par cette jeune dame. Il est difficile d’imaginer un compromis plus dangereux que celui que nous venons d’entendre suggérer. Avec toute ma déférence pour sir Patrick, son opinion sur l’impossibilité de prouver le mariage de Craig Fernie reste toujours à confirmer comme étant la bonne. Mon opinion professionnelle est opposée à la sienne. L’opinion d’un autre homme de loi écossais, résidant à Glasgow, est, à ma connaissance, également contraire. Si la jeune dame n’avait pas agi avec une sagesse et un courage qui lui font honneur, elle aurait pu voir arriver le jour où sa réputation eût été perdue, et ses enfants déclarés illégitimes. Qui peut dire qu’il ne surviendra pas dans l’avenir des circonstances qui forcent Mr Brinkworth ou miss Sylvestre à revendiquer ce mariage qu’ils répudient aujourd’hui ? Qui peut dire que des parents intéressés, des questions de propriété mises enjeu ne fourniront pas, dans un certain laps d’années, des motifs pour attaquer la validité du prétendu mariage contracté dans le comté de Kent ? Je déclare que j’envie à sir Patrick l’immense confiance en lui-même qui lui donne la hardiesse d’agir d’après son opinion personnelle sur un point de droit qui attend encore une décision.

Il se rassit au milieu d’un murmure d’approbation et jeta un regard furtif sur son adversaire battu.

« Si cela ne l’irrite pas au point de le forcer à montrer son jeu, pensait-il, rien ne l’y décidera. »

Sir Patrick releva lentement la tête. Il n’y avait pas d’irritation, il n’y avait que de la douleur sur son visage quand il reprit la parole.

– Je ne me propose pas de discuter la question avec vous, Mr Moy, dit-il, avec douceur. Ma conduite doit nécessairement paraître étrange et même blâmable, non pas à vos yeux seulement, mais aux yeux d’autres personnes. Mon jeune ami, ici présent, vous dira (son regard se dirigea vers Arnold), que j’ai partagé la manière de voir que vous venez d’exprimer sur les dangers de l’avenir et que je viens d’agir en contradiction directe avec l’avis que j’avais donné moi-même à une époque fort peu éloignée. Excusez-moi, s’il vous plaît, de ne pas entrer, pour le moment du moins, dans les motifs qui ont fait varier mon sentiment. Ma situation fait peser sur moi une responsabilité sans précédent, et me met dans un indescriptible embarras. Je fais appel à de bonnes raisons que je tiens cachées pour me servir d’excuse, et j’ai encore recours à votre indulgence pour une dernière irrégularité dont je vais me rendre coupable au cours de l’enquête que nous poursuivons ici.

Lady Lundie, seule, résista à la simple et touchante dignité avec laquelle ces paroles avaient été prononcées.

– Assez d’irrégularités comme cela ! dit-elle sévèrement. Une fois pour toutes, je m’oppose à toute irrégularité nouvelle.

Sir Patrick attendit la réplique de Mr Moy.

L’homme de loi écossais et l’homme de loi anglais se regardèrent l’un et l’autre et se comprirent. Mr Moy prit la parole pour tous les deux.

– Nous n’avons pas la prétention de vous restreindre, sir Patrick, dit le prudent Écossais ; dans d’autres limites que celles qu’un gentleman tel que vous s’impose toujours à lui-même, sauf toutefois notre droit d’objection. Nous réitérons nos réserves.

– Vous opposez-vous à ce que je m’adresse à votre client ? demanda sir Patrick.

– Mr Geoffrey Delamayn ?

– Oui.

Tous les yeux se tournèrent vers Geoffrey.

Il était assis, à demi assoupi, à ce qu’il semblait, ses lourdes mains reposaient négligemment sur ses genoux, son menton était appuyé sur la poignée crochue de son bâton.

Regardant du côté d’Anne lorsque sir Patrick prononça le nom de Geoffrey, Mr Moy remarqua un changement dans la jeune femme.

Elle retira ses mains de son visage et se tourna vivement vers son conseiller légal.

Était-elle dans le secret du but caché vers lequel le baronnet tendait visiblement depuis le commencement de l’enquête ?

Mr Moy se décida à mettre ce doute à l’épreuve. Il invita du geste sir Patrick à continuer.

Sir Patrick s’adressa donc directement à Geoffrey.

– Vous êtes sérieusement intéressé dans cette enquête, dit-il, et vous n’y avez encore pris aucune part. Voulez-vous regarder cette dame.

Geoffrey ne bougea pas.

– Je l’ai assez vue, dit-il brutalement.

– Vous pouvez rougir de la regarder, reprit sir Patrick fort tranquillement, mais vous auriez pu exprimer cette honte en meilleurs termes. Reportez-vous par le souvenir au 14 août. Niez-vous d’avoir à cette date promis d’épouser secrètement miss Sylvestre à l’auberge de Craig Fernie ?

– Je m’oppose à cette question, dit Mr Moy, mon client n’est en aucune façon dans l’obligation d’y répondre.

Le mauvais caractère de Geoffrey s’irrita de l’intervention de son conseil.

– Je puis répondre, si cela me plaît ! s’écria-t-il insolemment.

Il regarda un moment sir Patrick, sans faire bouger son menton, toujours appuyé sur sa canne. Puis son regard se baissa vers le tapis.

– Je le nie, dit-il.

– Vous niez avoir promis le mariage à miss Sylvestre ?

– Oui.

– Je vous demandais tout à l’heure de la regarder…

– Et je vous ai répondu que je l’avais bien assez vue déjà.

– Regardez-moi donc, alors. En ma présence et en présence des autres personnes assemblées ici, niez-vous devoir à cette dame, en vertu de l’engagement solennel pris par vous, la réparation du mariage ?

Geoffrey leva tout à coup la tête. Ses yeux, après s’être un instant arrêtés sur sir Patrick, se tournèrent peu à peu, brillèrent d’un feu sombre et se figèrent avec le hideux éclat des yeux du tigre sur le visage d’Anne.

– Je sais ce que je lui dois ! dit-il.

La haine implacable de son regard allait de pair avec la férocité vindicative de son accent, lorsqu’il prononça ces paroles.

Il était horrible à voir, il était horrible à entendre.

Mr Moy lui dit à voix basse :

– Restez maître de vous, ou j’abandonne votre cause.

Sans répondre, sans écouter même, il leva l’une de ses mains et la regarda d’un air absorbé. Il marmotta quelque chose.

Il avait l’air aussi de compter quelque chose à voix basse en avançant successivement le pouce, l’index et le doigt du milieu.

Ses yeux se fixèrent de nouveau sur Anne avec la même haine féroce dans le regard, et s’adressant, cette fois, directement à Anne, avec le même accent de cruauté vindicative :

– Sans vous, je serais marié à Mrs Glenarm… sans vous, mon père et moi… nous serions bons amis ; sans vous, j’aurais gagné la course… je sais ce que je vous dois.

Ses mains se fermèrent, il serra les poings à la dérobée, sa tête s’inclina de nouveau sur sa large poitrine, et il ne dit plus rien.

Pas une âme ne bougea, pas une bouche ne parla.

La même horreur commune les rendait tous muets.

Les yeux d’Anne se tournèrent de nouveau sur Blanche. Son courage la soutint, même en ce terrible moment.

Sir Patrick se leva.

La forte émotion qu’il avait contenue alors se montrait enfin sur son visage.

– Venez dans la pièce voisine, dit-il à Anne. Il faut que je vous parle à l’instant.

Sans remarquer l’étonnement qu’il causait, sans faire la plus légère attention aux remontrances qui lui étaient adressées par sa belle-sœur et par l’homme de loi écossais, il prit Anne par le bras, il ouvrit la porte à deux battants qui se trouvait à l’une des extrémités du salon, et cette porte se referma sur lui et sur la jeune femme.

Lady Lundie en appela à son conseiller légal.

Blanche s’était levée ; elle avança de quelques pas, et s’arrêta, la poitrine oppressée par l’inquiétude et les yeux fixés sur la porte.

Arnold s’élança pour parler à sa femme.

Le capitaine s’approcha de Mr Moy.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda-t-il.

Mr Moy répondit, en proie lui-même à une vive agitation.

– Cela signifie que j’ai été mal renseigné, dit-il. Sir Patrick a quelque preuve en sa possession qui compromet sérieusement les affaires de Mr Delamayn. Il a reculé devant la nécessité de la produire, jusqu’à présent. Il s’y voit contraint…

– Comment se fait-il, reprit l’homme de loi, en se tournant vers son client, que vous m’ayez laissé dans les ténèbres ?

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit Geoffrey sans relever la tête.

Lady Lundie fit signe à Blanche de lui faire place et s’avança, elle aussi, vers la porte à deux battants. Mr Moy l’arrêta.

– Je conseille à Votre Seigneurie d’avoir de la patience ; son intervention est inutile ici.

– N’ai-je pas le droit, monsieur, d’intervenir en tout ce qui se passe dans ma propre maison ?

– Ou je me trompe complètement, ou ce qui se poursuit dans votre maison touche à sa fin. Vous agiriez contre vos intérêts en intervenant. Attendez la fin.

Lady Lundie céda et retourna à sa place. Tous attendaient en silence que la porte se rouvrît.

Sir Patrick et Anne Sylvestre étaient seuls dans la pièce voisine.

Sir Patrick prit dans la poche de côté de son habit la feuille de papier qui contenait la lettre d’Anne et la réponse de Geoffrey…

Sa main tremblait, sa voix était plus mal assurée.

– J’ai fait tout ce que j’ai pu faire, dit-il, j’ai tout tenté pour prévenir la nécessité de produire cela.

– Je sens avec reconnaissance toute votre bonté, sir Patrick. Il faut produire cette pièce.

Le calme de la femme présentait en ce moment un étrange et touchant contraste avec l’émotion de l’homme.

Il n’y avait pas une contraction sur son visage, rien de mal assuré dans sa voix quand elle lui répondit.

Il lui prit la main.

Deux fois il essaya de parler, deux fois son émotion l’en rendit incapable.

Il lui tendit la lettre en silence.

Elle la repoussa, se demandant quelle était son intention.

– Reprenez-la, dit-il, je ne puis la produire. Je ne l’ose pas ! Après ce que mes yeux ont vu, après ce que mes oreilles ont entendu, dans le salon à côté, aussi vrai que Dieu m’entend, je n’ose vous demander de vous déclarer la femme de Geoffrey Delamayn !

Elle lui répondit par un mot.

– Blanche !

Il secoua la tête avec impatience.

– Non… pas même dans l’intérêt de Blanche ! S’il y a un risque, que ce soit un risque au moins que je sois prêt à courir. Je maintiens mon opinion. Je crois que ma manière de voir est la bonne. Appelons-en à la loi. Je me charge de défendre la cause et de la gagner.

– Êtes-vous sûr de la gagner, sir Patrick ?

Au lieu de répondre, il lui présenta la lettre avec insistance.

– Détruisez-la, murmura-t-il, et comptez sur mon silence.

Elle prit la lettre.

– Détruisez-la, répéta-t-il, on peut ouvrir la porte, on peut venir à tout moment et la voir entre vos mains.

– J’ai quelque chose à vous demander, sir Patrick, avant de la détruire. Blanche refuse de revenir près de son mari ; si elle n’y revient pas avec l’assurance certaine d’être bien réellement sa femme. Si je produis cette lettre, elle peut revenir aujourd’hui même. Si je me déclare la femme de Geoffrey Delamayn, je justifie Arnold, et pour toujours, de tout soupçon de s’être marié avec moi. Pouvez-vous arriver à ce résultat aussi certainement et aussi efficacement par un autre moyen ? Répondez-moi en homme d’honneur parlant à une femme qui a en lui une confiance absolue.

Elle le regarda bien en face. Ses yeux s’abaissèrent devant les siens, il ne répliqua pas.

– J’ai ma réponse, dit-elle.

Sur ces mots elle passa devant lui et posa sa main sur le bouton de la porte.

Il l’arrêta.

Les larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’il la ramenait doucement dans l’intérieur de la pièce.

– Pourquoi attendrions-nous ? demanda-t-elle.

– Attendez… je vous le demande comme une faveur personnelle.

Elle s’assit avec calme sur le siège le plus rapproché et, appuyant sa tête sur sa main, elle resta là toute pensive.

Il se pencha sur elle et la réveilla avec impatience, presque avec colère.

La ferme résolution qui se lisait sur son visage l’épouvantait, l’exaspérait, lorsqu’il songeait à l’homme qui était là dans la pièce voisine.

– Prenez le temps de réfléchir, s’écria-t-il, ne vous laissez pas aller à un premier mouvement. N’agissez pas sous l’empire d’une fausse excitation. Rien ne vous oblige à ce terrible sacrifice de vous-même.

– Excitation !… Sacrifice !…

Elle sourit tristement en répétant ces mots.

– Savez-vous, sir Patrick, à quoi je pensais depuis un moment, reprit-elle, uniquement à l’ancien temps quand j’étais une petite fille. J’ai vu le triste côté de la vie plus tôt que les autres enfants. Ma mère, elle aussi, a été abandonnée. Les dures lois du mariage, en ce pays, ont été moins dures pour moi que pour elle. Elle mourut le cœur brisé. Mais une amie l’assista à ses derniers moments et promit d’être une mère pour son enfant. Je ne puis me rappeler un seul jour de malheur pendant tout le temps où j’ai vécu avec cette noble femme et sa fille, jusqu’au jour où nous nous sommes séparées. Elle partit avec son mari, sa fille et moi nous restâmes en Angleterre. C’est à moi qu’elle adressa ses dernières paroles. Son cœur succombait sous la crainte d’une mort prochaine. « J’ai promis à votre mère que vous seriez comme ma propre fille et j’ai tranquillisé son esprit. Tranquillisez mon esprit, aujourd’hui avant que je parte, Anne, me dit-elle, quoi qu’il puisse arriver dans l’avenir, promettez-moi d’être toujours une sœur pour Blanche. » Où est l’excitation, sir Patrick, dans de vieux souvenirs comme ceux-ci ? Comment peut-il y avoir sacrifice dans ce que je viens de faire pour la fille de la première lady Lundie ?

Elle se leva et lui tendit sa main.

Sir Patrick la prit et la porta en silence à ses lèvres.

– Allons ! dit-elle, pour tous deux, ne prolongeons pas cet entretien.

Il détourna la tête ; ce n’était pas le moment de lui laisser voir qu’elle lui avait ôté toute son énergie.

Elle l’attendit, la main posée sur le bouton de la porte.

Il rappela son courage ; il essaya d’envisager la situation avec calme.

Elle ouvrit la porte et le précéda dans leur rentrée au salon.

Pas un mot ne fut prononcé par les personnes présentes lorsque tous deux reprirent leurs places.

Le bruit d’une voiture qui passait dans la rue se fit entendre au milieu de ce silence.

Une fenêtre fermée avec force dans les basses régions de la maison fit tressaillir tout le monde.

La douce voix d’Anne rompit ce silence :

– Dois-je porter la parole moi-même, sir Patrick, ou consentez-vous, comme je vous le demande, à parler pour moi ?

– Vous persistez à invoquer la lettre que vous avez entre les mains ?

– J’y suis résolue.

– Rien ne peut-il vous décider à demander le renvoi de la clôture de cette enquête, en ce qui vous concerne, à 24 heures ?

– Vous ou moi, sir Patrick, nous devons dire tout ce qu’il y a à dire et faire tout ce qu’il y a à faire avant de quitter cette pièce.

– Donnez-moi la lettre.

Elle la lui remit.

Mr Moy murmura à l’oreille de son client :

– Savez-vous de quoi il s’agit ?

Geoffrey secoua la tête.

– Ne vous rappelez-vous réellement rien ?

Geoffrey répondit insolemment par un seul mot :

– Rien !

Sir Patrick s’adressa aux personnes assemblées :

– J’ai à vous demander pardon, dit-il, d’être sorti brusquement de ce salon et d’avoir obligé miss Sylvestre à sortir avec moi. Toutes les personnes présentes, à l’exception de cet homme (il montra Geoffrey), me comprendront, je le crois, et me pardonneront, si je suis forcé de donner à présent sur ma conduite les explications les plus claires et les plus circonstanciées. J’adresserai d’abord ces explications à ma nièce.

Blanche tressaillit.

– À moi ? s’écria-t-elle.

– À vous ! répondit sir Patrick.

Blanche se tourna vers Arnold, épouvantée par le vague sentiment que quelque chose de sérieux allait se passer.

La lettre qu’elle avait reçue de son mari après son départ de l’Hermitage avait nécessairement fait allusion aux relations entre Geoffrey et Anne, que Blanche ignorait entièrement jusqu’alors.

Ce qui se préparait se rapportait à ces relations. Il y avait sans doute encore quelque chose à dévoiler que la lettre d’Arnold ne l’avait pas préparée à entendre.

Sir Patrick reprit la parole.

– Il y a peu d’instants, dit-il à Blanche, je vous proposais de revenir vous mettre sous la protection de votre mari et de me laisser le soin de terminer cette affaire. Vous avez refusé jusqu’à ce que vous ayez l’assurance d’être bien sa femme. Grâce à un sacrifice à vos intérêts et à votre bonheur, de la part de miss Sylvestre, sacrifice, je vous le dis franchement, que j’ai fait tous mes efforts pour empêcher, je suis en mesure de prouver qu’Arnold Brinkworth était libre de tout engagement matrimonial, quand il vous a épousée, au lieu de ma résidence dans le comté de Kent.

L’expérience de Mr Moy lui avait fait prévoir ce qui allait arriver. Il indiqua la lettre que sir Patrick tenait entre ses mains.

– Invoquez-vous une promesse de mariage ? demanda-t-il.

Sir Patrick répondit en posant lui-même une autre question :

– Vous rappelez-vous la fameuse décision du tribunal de Doctor’s Common, qui établit le mariage du capitaine Dalrimple et de miss Gordon ?

Mr Moy avait sa réponse toute prête.

– Je vous comprends, sir Patrick, dit-il.

Après un moment de silence, c’est à Anne qu’il s’adressa :

– Et du plus profond de mon cœur, je vous respecte, madame.

Cela, l’homme de loi sut le dire avec un accent de sincérité qui porta à son plus haut degré l’intérêt des autres personnes présentes.

Lady Lundie et le capitaine Newenden chuchotèrent, en proie à la plus vive anxiété.

Arnold pâlit.

Blanche fondit en larmes.

Sir Patrick se tourna de nouveau vers sa nièce.

– Il y a peu de temps, dit-il, j’eus l’occasion de vous parler de la scandaleuse incertitude des lois sur le mariage en Écosse. Sans cette incertitude, dont il n’y a d’exemple dans aucune contrée de l’Europe civilisée, Arnold ne se serait jamais trouvé dans la situation où il est placé aujourd’hui… ce qui se passe ici n’aurait jamais eu lieu. Retenez bien cela dans votre esprit. Ce fâcheux état de la législation est non seulement la cause du mal déjà fait, mais la cause ici d’un malheur plus sérieux qui est encore à venir.

Mr Moy prit une note. Sir Patrick continua :

– Toute vague et imprévoyante que soit la loi écossaise, il s’y trouve néanmoins un cas dans lequel son action a été confirmée et réglée par les cours anglaises. Une promesse écrite de mariage échangée entre un homme et une femme, en Écosse, marie cet homme et cette femme de par la loi d’Écosse. Une cour de justice anglaise, ayant à juger la cause que je viens de rappeler à Mr Moy, a décidé qu’il en devait être ainsi, et cette décision a été depuis confirmée par l’autorité suprême de la Chambre des lords. Donc, quand deux personnes, vivant en Écosse, se sont promis le mariage par écrit, il n’y a plus un doute à avoir. Elles sont certainement mari et femme.

Il cessa de regarder sa nièce pour en appeler à Mr Moy.

– Suis-je dans le vrai ? dit-il.

– Complètement, sir Patrick, quant aux faits. J’avoue, néanmoins, que la manière dont vous les commentez me surprend. J’ai la plus haute opinion de notre loi écossaise sur le mariage. Un homme qui a trahi une femme, étant lié par une promesse de mariage, est forcé, par cette loi, dans l’intérêt de la moralité publique, de la reconnaître comme sa femme.

– Les personnes ici présentes, Mr Moy, sont au moment de voir le mérite moral de la loi écossaise, approuvée par l’Angleterre ; et qui va fonctionner pratiquement devant leurs yeux. Elles jugeront par elles-mêmes de la moralité écossaise ou anglaise, d’une loi qui force d’abord une femme abandonnée à revenir à l’homme indigne qui l’a trahie, et puis qui, vertueusement, la laisse en supporter les conséquences.

Sur cette réponse, il se tourna vers Anne et montra la lettre qu’elle tenait toute ouverte entre ses mains.

– Pour la dernière fois, dit-il, insistez-vous pour que j’invoque ce billet ?

Elle se leva et inclina la tête gravement.

– J’ai le triste devoir, dit sir Patrick, de déclarer, au nom de cette dame, et en vertu de promesses de mariage échangées entre les parties qu’elle affirme être maintenant, et avoir été dans l’après-midi du 14 août dernier, la femme de Mr Geoffrey Delamayn.

Un cri d’horreur de la part de Blanche, un murmure de malaise de la part des autres personnes, suivirent cette déclaration.

Puis il y eut un silence.

Alors Geoffrey se leva lentement et fixa ses yeux sur celle qui lui réclamait le titre d’épouse.

Les spectateurs de cette scène terrible se tournèrent d’un commun accord vers la femme sacrifiée.

Le regard que Geoffrey lui avait lancé, les paroles qu’il lui avait dites, étaient encore présents à leur esprit.

Elle était debout, attendant près de sir Patrick ; le doux regard de ses yeux bleus était tristement et tendrement fixé sur le visage de Blanche.

La vue d’un tel courage et d’une telle résignation devait les faire douter tous de la réalité de ce qui était arrivé.

Tous ils ramenèrent leurs regards sur l’homme, pour bien se convaincre de la vérité.

La victoire remportée sur lui par la loi et la morale était complète.

Il ne dit pas un mot.

En dépit de son caractère furieux par nature, il semblait alors parfaitement et effroyablement calme. Seulement une promesse de vengeance impitoyable était écrite sur son beau visage ; il tenait les yeux fixés sur la femme exécrée qu’il avait perdue, sur la femme exécrée qui s’imposait à lui de par la force de la loi.

Son conseil s’approcha de la table devant laquelle sir Patrick était assis.

Sir Patrick lui remit la funeste feuille de papier. Il lut les deux lettres qui y étaient écrites avec la plus grande attention.

Un certain temps s’écoula jusqu’au moment où il releva la tête après cette lecture.

Ce moment parut avoir duré plusieurs heures.

– Pouvez-vous prouver l’authenticité des écritures ? demanda-t-il, et prouver la résidence ?

Sir Patrick prit un autre morceau de papier qu’il avait tout prêt sous la main.

– Voici les noms des personnes qui peuvent certifier les écritures et prouver la résidence, répondit-il. L’un des deux témoins que vous avez en bas, et dont autrement le témoignage est inutile, pourra dire l’heure à laquelle Mr Brinkworth est arrivé à l’auberge et prouver que la dame qu’il y est venu demander était à ce moment Mrs Geoffrey Delamayn. La mention qui est mise au dos de la lettre, et qui se réfère également à la question de temps, est de l’écriture de ce même témoin, auquel je vous renvoie, et que vous pourrez interroger quand il vous plaira.

– Je vérifierai les références que vous indiquez, sir Patrick, comme question de forme. En attendant et pour ne pas imposer inutilement des délais vexatoires, je suis obligé de dire que je ne puis résister à l’évidence de ces preuves.

Après s’être exprimé en ces termes, il s’adressa, avec respect et une sympathie marquée, directement à Anne.

– Sur la foi des promesses de mariage échangées avec vous, en Écosse, dit-il, vous réclamez Mr Geoffrey Delamayn comme votre mari ?

Elle répéta d’une voix ferme :

– Je réclame Mr Geoffrey Delamayn comme mon mari.

Mr Moy se tourna vers son client.

Geoffrey rompit enfin le silence.

– Est-ce arrangé ? demanda-t-il.

– C’est arrangé.

Il continua, les yeux toujours fixés sur Anne :

– La loi d’Écosse l’a-t-elle faite ma femme ?

– La loi d’Écosse l’a faite votre femme.

– La loi dit-elle qu’elle doit aller où va son mari ?

– Oui.

Il sourit et fit signe à Anne de traverser le salon et de venir auprès de lui.

Elle obéit.

À ce moment, sir Patrick lui saisit la main et lui murmura ces mots à l’oreille :

– Comptez sur moi !

Elle lui pressa doucement la main pour lui faire voir qu’elle l’avait compris et s’avança vers Geoffrey.

Mais Blanche se précipita entre eux et jeta ses bras autour du cou d’Anne.

Un torrent de larmes la rendit incapable de parler.

Anne détacha doucement les bras qui l’entouraient et doucement releva la tête de la pauvre Blanche qui reposait sans force sur sa poitrine.

– De plus heureux jours viendront, mon amour, lui dit-elle. Ne pensez pas à moi.

Elle l’embrassa, la regarda, l’embrassa encore et la remit entre les bras de son mari.

Arnold se rappela les mots qu’elle lui avait dits à Craig Fernie lorsqu’ils s’étaient quittés en se souhaitant l’un et l’autre une bonne nuit.

« Vous n’avez pas obligé une ingrate, un jour peut venir où je vous le prouverai. »

La reconnaissance et l’admiration luttaient en lui. Laquelle des deux s’exprimerait la première ?

Il resta muet.

Elle inclina gracieusement la tête pour lui faire entendre, à lui aussi, qu’elle l’avait compris. Puis elle continua d’avancer et s’arrêta devant Geoffrey.

– Me voici, lui dit-elle, que désirez-vous que je fasse ?

Un hideux sourire desserra les grosses lèvres de Geoffrey ; il lui offrit son bras.

– Mrs Delamayn, dit-il, rentrons à la maison.

L’image de la maison solitaire, isolée entre ses hautes murailles, le visage sinistre de la muette avec ses yeux fixes et hagards, toute la scène qu’elle avait décrite elle-même deux jours auparavant à sir Patrick s’offrit en ce moment sous les atroces couleurs de la réalité à l’esprit du baronnet.

– Non ! s’écria-t-il emporté par la généreuse impulsion du moment ; non ! cela ne sera pas !

Geoffrey resta debout, impénétrable, attendant, offrant son bras. Pâle et résolue, Anne releva sa noble tête, rappela son courage, qui lui avait fait défaut un moment, et prit le bras de son mari…

Il la conduisit vers la porte.

– Ne laissez pas Blanche se tourmenter à mon sujet, dit-elle à Arnold en passant près de lui.

Ils passèrent ensuite près de sir Patrick.

Une fois encore la sympathie du baronnet pour elle brava toute autre considération. Il se leva brusquement pour barrer le passage à Geoffrey…

Geoffrey s’arrêta et le regarda pour la première fois.

– La loi dit qu’elle doit suivre son mari, dit-il. La loi vous défend de séparer le mari et la femme.

C’était vrai, absolument et indiscutablement vrai. La loi sanctionnait son sacrifice, sans lui donner plus de garantie qu’elle n’en avait assumé en sanctionnant, avant le sien, le sacrifice de sa mère.

Au nom de la morale, que le mari la prenne !

Dans l’intérêt de la vertu, qu’elle se tire de là comme elle pourra.

Et le mari ouvrit la porte.

Mr Moy posa sa main sur le bras de sir Patrick.

Lady Lundie, le capitaine Newenden et l’homme de loi de Londres quittèrent leurs places, mus par le même intérêt, ressentant, pour un moment, la même anxiété.

Arnold les suivit, soutenant sa femme.

Anne jeta un regard en arrière sur eux tous. Puis elle et son mari franchirent le seuil. Ils descendirent ensemble l’escalier.

On entendit la porte de la maison s’ouvrir et se refermer.

Ils étaient partis.

Cela se faisait dans l’intérêt de la morale ; cela se faisait dans l’intérêt de la vertu ; cela se faisait dans un siècle de progrès et sous les lois du gouvernement le plus parfait qui soit au monde.

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