DIXIÈME SCÈNE LA CHAMBRE À COUCHER

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LADY LUNDIE FAIT SON DEVOIR

La scène s’ouvre dans une chambre à coucher et met, en pleine lumière, une dame au lit.

Les personnes douces d’un sentiment irritable en matière de convenances et qui croient que leur devoir est de jeter les hauts cris au premier mot sont priées d’attendre cette fois avant de crier.

La dame dont il s’agit ici n’étant autre que lady Lundie elle-même, ce nom seul doit les rassurer ; les plus scrupuleuses convenances sont toujours observées par Milady, en quelque endroit qu’elle se trouve. Dire en somme qu’il peut résulter un avantage moral, pour le lecteur, de ce qu’au lieu de lui présenter Sa Seigneurie dans une position horizontale, nous la lui présenterions dans une situation verticale, cela reviendrait à soutenir que la vertu est une question de posture, et qu’une femme cesse d’être respectable quand elle n’apparaît pas en toilette du matin ou du soir. Qui serait assez hardi pour soutenir ce paradoxe ?

Lady Lundie était au lit.

Sa Seigneurie avait reçu la lettre que Blanche lui avait écrite lui annonçant la subite suspension du voyage de noces ; elle avait envoyé sa réponse à sir Patrick ; nous avons déjà décrit l’effet produit par l’arrivée de cette lettre à l’Hermitage.

Cela fait, lady Lundie sentit qu’elle se devait à elle-même de prendre une position convenable dans sa maison, en attendant la réponse du baronnet.

Que doit faire une femme ayant l’esprit juste, quand elle doit se croire l’objet d’une cruelle défiance de la part des membres de sa famille ?

Une femme ayant l’esprit juste doit ressentir assez vivement ce déplaisir pour en tomber malade.

En conséquence, lady Lundie était malade.

Le cas étant sérieux, il fallait un habile praticien, du plus haut grade dans le corps médical, pour le traiter. Un médecin du voisinage, de la ville de Kirkandrew, fut mandé.

Le praticien vint dans un équipage à deux chevaux. Il avait la tête chauve de rigueur et l’inévitable cravate blanche.

Il tâta le pouls de Sa Seigneurie, lui adressa quelques questions, tourna le dos ensuite de cet air grave qu’un grand docteur seul sait prendre quand il est bien convaincu que sa malade se porte bien.

Puis il s’écria sur le ton d’un homme qui croit à ce qu’il dit :

– Ce sont les nerfs, lady Lundie, le repos au lit est absolument nécessaire, je vais rédiger une ordonnance.

Il prescrivit toujours avec la même gravité :

– Esprit d’ammoniaque aromatisé, 15 gouttes. Esprit de lavande rouge, 10 gouttes. Sirop d’écorce d’oranges, 2 grammes. Julep camphre, une once.

Quand il eut écrit : Misce fiat Hautius, au lieu de : mélangez en une potion, quand il eut ajouté : Ter die Sumendus, au lieu de : à prendre trois fois par jour, et quand il eut certifié son latin en mettant au-dessous ses initiales, il ne lui resta plus qu’à saluer, qu’à glisser deux guinées dans sa poche et à retourner à ses affaires. Sa conscience professionnelle lui disait qu’il avait agi comme un médecin qui a rempli son devoir.

Lady Lundie était donc au lit, la partie visible de Sa Seigneurie était élégamment parée d’une superbe pointe de dentelle blanche autour de sa tête, d’une adorable camisole en batiste bordée de dentelle également blanche et de rubans lilas. Sur une table auprès du lit reposait la potion de lavande rouge, d’une couleur agréable aux yeux, d’une saveur qui n’avait rien de déplaisant au palais. Un livre de dévotion était aussi là, tout ouvert, et les livres de dépenses et le rapport journalier fait pour la cuisine apparaissaient modestement rangés derrière le livre pieux.

Les nerfs de Sa Seigneurie, qu’on veuille bien le remarquer, ne dispensaient pas Sa Seigneurie de remplir ses devoirs de maîtresse de maison.

Un éventail, un flacon d’odeur et un mouchoir étaient placés à sa portée sur le couvre-pieds. La vaste chambre n’était que partiellement assombrie. Une des fenêtres restait ouverte pour laisser pénétrer la quantité cubique d’air nécessaire à Sa Seigneurie.

Le défunt sir Thomas, suspendu en effigie à la muraille, regardait la fenêtre.

Pas une chaise hors de sa place, pas un vestige de vêtements hors des limites sacrées du cabinet de toilette ou des tiroirs. Les brillants trésors de la toilette étincelaient dans la pénombre et dans la partie la plus reculée de la pièce ; les pots et les cuvettes étaient de porcelaine blanche et sans tache, délicieux à voir. De quelque côté que vous portiez vos regards, tout était ordonné dans la chambre.

Si vous regardiez le lit, vous y voyiez une femme plus ordonnée que tout le reste, comme complément du tableau.

On était au lendemain du jour de l’apparition d’Anne aux Cygnes ; l’après-midi touchait à sa fin.

La femme de chambre de lady Lundie entrebâilla la porte sans bruit et s’avança sur la pointe des pieds jusqu’au chevet. Les yeux de Sa Seigneurie étaient fermés. Sa Seigneurie les ouvrit soudain.

– Je ne dors pas, Hopkins… je souffre… Qu’y a-t-il ?

Hopkins déposa deux cartes sur le couvre-pieds.

– Mrs Delamayn, Milady, et Mrs Glenarm.

– Naturellement, on leur a dit que j’étais malade ?

– Oui, Milady, Mrs Glenarm m’a fait appeler. Elle est venue dans la bibliothèque et a écrit ce billet.

Hopkins remit le billet plié en forme de triangle.

– Sont-elles parties ?

– Non, Milady. Mrs Glenarm m’a dit que oui ou non lui suffirait comme réponse, si vous vouliez seulement lire ceci.

– C’est un manque de réflexion de la part de Mrs Glenarm, dans un moment où le docteur me recommande un repos parfait, dit lady Lundie. N’importe ! un sacrifice de plus ou de moins est de peu de conséquence.

Elle se fortifia en respirant le flacon d’odeur et ouvrit le billet. Il était ainsi conçu :

« Bien désolée d’apprendre que vous êtes retenue prisonnière dans votre chambre ! J’ai saisi l’occasion de la visite de Mrs Delamayn, espérant avoir la possibilité de vous poser une question. Votre inépuisable bonté me pardonnera-t-elle si je la lui adresse par écrit ? Avez-vous reçu quelque nouvelle inattendue de Mr Arnold Brinkworth récemment ? Je veux dire : avez-vous appris quelque chose sur lui qui vous ait causé une grande surprise ? J’ai une sérieuse raison pour vous demander cela. Je vous la dirai dès que vous serez en état de me recevoir. Jusqu’alors, un seul mot de réponse est tout ce que je désire. Faites-moi connaître ce mot : oui ou non. Mille excuses et prompte guérison. »

La singulière question contenue dans ce billet mit l’imagination de lady Lundie en demeure de choisir entre deux déductions.

Ou Mrs Glenarm avait appris le retour inattendu du jeune couple en Angleterre, ou, ce qui était et bien plus intéressant et bien plus important, elle avait un indice qui pouvait servir à percer le mystère de ce retour.

La phrase employée dans ce billet : « J’ai une sérieuse raison pour demander cela » devait la faire pencher pour la dernière de ces deux interprétations.

Tout impossible que cela pût sembler, Mrs Glenarm pouvait savoir sur Arnold quelque chose dont lady Lundie n’avait pas la moindre connaissance.

La curiosité de Sa Seigneurie, déjà puissamment excitée par la lettre mystérieuse de Blanche, ne pouvait être calmée qu’en obtenant, à l’instant, les explications que pouvait fournir un entretien particulier.

– Hopkins, il faut que je voie Mrs Glenarm.

Hopkins leva respectueusement les mains en l’air, comme si elle était saisie d’horreur.

– De la compagnie dans la chambre à coucher et dans l’état présent de la santé de Sa Seigneurie ! s’écria-t-elle.

– Une question de devoir, Hopkins ; donnez-moi un miroir.

Hopkins apporta un élégant miroir à main ; lady Lundie s’y examina avec soin depuis la tête jusqu’à la partie de son corps enfermée sous les draps.

Au-dessus de toute critique, sous tous les rapports, même de la critique d’une femelle.

– Introduisez Mrs Glenarm.

Une minute ou deux après, la veuve du marchand de fer fit son entrée dans la chambre à coucher, un peu exagérée dans sa toilette comme toujours et un peu prodigue en expressions de gratitude, de reconnaissance, pour la bonté de Sa Seigneurie, et d’inquiétude au sujet de la santé de Sa Seigneurie.

Lady Lundie endura ces compliments tant qu’elle put, puis l’arrêta d’un geste poli et aborda le point intéressant.

– Maintenant, ma chère, arrivons à la question que vous me posez dans votre billet. Est-il possible que vous ayez déjà appris qu’Arnold Brinkworth et sa femme sont revenus de Bade ?

Mrs Glenarm ouvrit des yeux étonnés. Lady Lundie s’expliqua plus catégoriquement.

– Ils devaient visiter la Suisse, vous le savez, pour leur voyage de noces ; et ils ont tout à coup changé d’idée et sont revenus en Angleterre dimanche dernier.

– Chère lady Lundie, il s’agit bien de cela. N’avez-vous rien appris sur Mr Brinkworth ?

– Rien.

Il y eut un silence. Mrs Glenarm fit tourner avec embarras son ombrelle entre ses mains. Lady Lundie se pencha en avant sur son lit et la regarda attentivement.

Mrs Glenarm était de plus en plus embarrassée.

– C’est si difficile à dire… commença-t-elle.

– Je puis tout supporter, hors l’incertitude, dit lady Lundie.

Mrs Glenarm se décida donc à risquer l’aventure.

– N’avez-vous jamais entendu dire, demanda-t-elle, que Mr Brinkworth s’était compromis avec une autre dame avant d’épouser miss Lundie ?

Sa Seigneurie ferma d’abord les yeux avec horreur et chercha à tâtons le flacon d’odeur sur le couvre-pieds.

Mrs Glenarm le lui donna et attendit avant d’ajouter un mot pour voir comment Sa Seigneurie supporterait ce terrible coup.

– Il y a des choses qu’on doit entendre, fit observer lady Lundie. J’entrevois ici un devoir à accomplir. Les mots ne sauraient exprimer combien vous m’étonnez. Qui vous a dit ?…

– Mr Geoffrey Delamayn.

Sa Seigneurie eut de nouveau recours au flacon d’odeur.

– Le plus intime ami d’Arnold ! s’écria-t-elle. Il doit savoir mieux que personne… C’est effroyable ! Et comment Mr Geoffrey Delamayn… ?

– Je suis sur le point de me marier avec lui, reprit Mrs Glenarm. C’est mon excuse, chère lady Lundie, pour venir vous troubler l’esprit d’un pareil sujet.

Lady Lundie entrouvrit les yeux dans un état de surprise feinte.

– Je ne comprends pas. Pour l’amour du ciel, expliquez-vous.

– N’avez-vous pas entendu parler des lettres anonymes ? demanda Mrs Glenarm.

Oui, lady Lundie avait entendu parler des lettres anonymes, mais elle ne savait que ce que tout le monde avait entendu dire.

Le nom de la dame qui était au fond de cette histoire n’avait pas été mentionné, et Mr Geoffrey Delamayn se prétendait aussi innocent que l’enfant qui vient de naître. Cette allégation pouvait-elle être mise en doute ?

– Donnez-moi votre main, ma chère amie, et confiez-moi tout, dit la châtelaine.

– Il n’est pas complètement innocent, dit Mrs Glenarm. Il avoue un sot flirt ; la femme seule est coupable, sans doute. Naturellement, j’ai insisté pour avoir une explication catégorique. A-t-elle réellement un droit sur lui ? Pas l’ombre d’un droit. Je n’avais pour garantie que la parole de Geoffrey ; je le lui ai dit. Il m’a répondu qu’il pouvait prouver ce qu’il avançait ; il m’a dit qu’il la savait secrètement mariée à un autre. Son mari l’avait reniée et abandonnée ; elle était à bout de ressources, assez désespérée pour tout tenter. J’ai considéré tout cela comme fort suspect, jusqu’au moment où Geoffrey a prononcé le nom de l’homme… Ce nom devait me prouver certainement qu’il avait renié sa femme, puisque ce gentleman a épousé une autre femme.

Lady Lundie se dressa soudain sur son séant, sous l’influence d’une agitation et d’une alarme cette fois sincères.

– Mr Delamayn vous a dit le nom de l’homme ? fit-elle toute oppressée.

– Oui.

– Est-ce que je le connais ?

– Ne me demandez pas ce nom.

Lady Lundie retomba sur ses oreillers.

Mrs Glenarm se leva pour appeler du secours. Avant qu’elle eût pu atteindre le cordon de la sonnette, Sa Seigneurie était revenue à elle.

– Arrêtez ! s’écria-t-elle. Je puis confirmer cela ! C’est vrai, Mrs Glenarm, c’est vrai ! Ouvrez le coffret d’argent sur la table de toilette. La clef est à la serrure. Apportez-moi la lettre qui est la première sous votre main. C’est cela. Parcourez-la. Je l’ai reçue de Blanche. Pourquoi avaient-ils soudain interrompu leur voyage de noces ? Pourquoi étaient-ils revenus chez sir Patrick, à l’Hermitage ? J’étais sûre que quelque chose d’affreux était arrivé. Maintenant, je vois ce que c’est.

Elle retomba en arrière, les yeux fermés, et répéta ces mots à voix basse :

– Maintenant, je vois ce que c’est !

Mrs Glenarm lut la lettre. La raison que Blanche donnait à ce soudain retour était évidemment un subterfuge, et ce qui était encore plus extraordinaire, le nom d’Anne Sylvestre y était mêlé.

Mrs Glenarm devint à son tour fort agitée.

– C’est une confirmation, sans doute, dit-elle. Mr Brinkworth s’est trahi, la femme s’est mariée avec lui. Geoffrey est libre. Oh ! ma chère amie, de quel poids d’anxiété vous avez soulagé mon esprit. Cette vile misérable…

Lady Lundie ouvrit soudain les yeux.

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle. La femme serait-elle au fond de tout ce malheur ?

– Oui. Je l’ai vue hier. Elle a osé pénétrer aux Cygnes. Elle l’appelait Geoffrey tout court. Elle a réclamé ses droits sur lui, devant moi, de la façon la plus audacieuse. Elle a ébranlé ma foi, lady Lundie ; elle a ébranlé ma foi en Geoffrey.

– Qui est-elle ?

– Qui ? répéta Mrs Glenarm ; ne savez-vous même pas cela ?… mais son nom est répété à chaque ligne dans cette lettre !…

Lady Lundie poussa un cri terrible. Mrs Glenarm se leva vivement. La femme de chambre apparut à la porte toute tremblante.

Lady Lundie lui fit signe de la main de se retirer à l’instant et montra un fauteuil à Mrs Glenarm.

– Asseyez-vous. Laissez-moi prendre une minute ou deux de repos. Je n’ai pas besoin d’autre chose.

Le silence ne fut pas interrompu dans la chambre jusqu’au moment où lady Lundie reprit la parole. Elle demanda la lettre de Blanche. Après l’avoir lue attentivement, elle la mit de côté et tomba pendant un moment dans de profondes réflexions.

– J’ai été injuste envers Blanche ! s’écria-t-elle. Ma pauvre Blanche !

– Vous pensez qu’elle ne sait rien de tout cela ?

– J’en suis sûre. Vous oubliez, Mrs Glenarm, que cette horrible découverte jette un doute sur le mariage de ma belle-fille. Pensez-vous que si elle savait la vérité, elle écrirait au sujet de la misérable qui l’a mortellement offensée ce qu’elle écrit ici ? Ils lui ont donné le change au moyen de l’excuse qu’elle me transmet dans son innocence. Je le vois aussi clairement que je vous vois moi-même. Mr Brinkworth et sir Patrick sont ligués ensemble pour me laisser dans les ténèbres. La chère enfant ! Je lui dois une réparation. Si personne ne lui ouvre les yeux, c’est moi qui le ferai. Sir Patrick verra que Blanche a en moi une amie.

Un sourire, le dangereux sourire d’une femme vindicative toute à ses idées de vengeance, se montra sur son visage. Mrs Glenarm en fut un peu surprise. Lady Lundie, si différente au fond de lady Lundie à la surface, n’était pas un objet agréable à contempler.

– Je vous en prie, essayez de vous calmer, dit Mrs Glenarm. Chère lady Lundie, vous m’effrayez !

La bénigne surface de Sa Seigneurie reparut comme un voile jeté sur l’être intérieur, qui s’était un moment exposé à la vue du prochain.

– Pardonnez-moi d’être aussi sensible, dit-elle avec la douce patience qui la distinguait si éminemment dans les temps d’épreuve. Ce coup est tombé un peu trop lourdement sur une pauvre femme, toute confiante et pourtant insultée par le plus cruel manque d’égards. Que ma position ne vous chagrine pas ! Je prendrai le dessus, ma chère, je prendrai le dessus. Dans cette effroyable calamité, dans cet abîme de scélératesse, de malheur, et de trahison, je n’ai à compter que sur moi-même. Dans l’intérêt de Blanche, toute cette affaire doit être tirée au clair et sondée, ma chère, dans toutes ses profondeurs. Blanche doit prendre une position digne d’elle. Blanche doit faire valoir ses droits, sous ma protection. Ne songeons pas à ce que j’aurai à souffrir et à sacrifier. C’est une œuvre de justice qui s’impose à moi, pauvre faible femme. Je l’accomplirai.

Et Sa Seigneurie s’éventa d’un air d’inébranlable résolution en répétant :

– Je l’accomplirai !

– Mais, lady Lundie, que pouvez-vous faire ? Ils sont tous dans le Sud. Et quant à l’abominable femme…

Lady Lundie toucha l’épaule de Mrs Glenarm du bout de son éventail.

– Je vous tiens une surprise en réserve, chère amie, tout aussi bien que vous. Cette abominable femme a été employée dans cette maison comme institutrice de Blanche. Attendez, ce n’est pas tout ! Elle nous a subitement quittés, elle s’est enfuie sous le prétexte qu’elle était secrètement mariée. Je sais où elle est allée ; je puis savoir ce qu’elle a fait ; je puis découvrir qui était avec elle ; je peux suivre les démarches de Mr Brinkworth, derrière les pas de Mr Brinkworth. Je puis chercher la vérité, sans me mettre sous la dépendance des gens compromis dans cette sombre affaire, dont l’intérêt est de me tromper. Et je le ferai aujourd’hui même.

Elle ferma brusquement son éventail d’un air triomphant et s’installa sur ses oreillers pour jouir tranquillement de la surprise de son amie.

Mrs Glenarm se rapprocha du lit d’un air confidentiel.

– Comment allez-vous vous y prendre ? demanda-t-elle avec avidité. Ne me croyez pas curieuse. Mais j’ai intérêt aussi à découvrir la vérité. Ne me laissez pas en dehors de tout cela, je vous en supplie.

– Pouvez-vous revenir ici demain à pareille heure ?

– Oui !… oui !…

– Venez donc, et vous saurez tout.

– Puis-je vous être de quelque utilité ?

– Pas pour le moment.

– Mon oncle peut-il vous être utile ?

– Savez-vous comment communiquer avec le capitaine Newenden ?

– Oui, il réside avec quelques amis-dans le comté de Sussex.

– Il est possible que nous ayons besoin de son assistance. Je ne puis le dire encore. Ne faites pas attendre Mrs Delamayn plus longtemps, ma chère. Je vous reverrai demain.

Elles échangèrent un affectueux embrassement, et lady Lundie resta seule.

Sa Seigneurie se plongea dans ses réflexions, les sourcils contractés et les lèvres closes. Elle paraissait bien son âge alors, plutôt un an ou deux de plus, tandis qu’elle était là pensant, la tête appuyée sur sa main et le coude sur ses oreillers.

Après s’être mise entre les mains du docteur et s’être soumise à prendre la potion de lavande rouge, le plus ordinaire sentiment de logique lui faisait une nécessité de garder le lit ce jour-là. Et pourtant il était essentiel d’ouvrir immédiatement son enquête. D’un côté, le problème n’était pas aisé à résoudre. De l’autre, Sa Seigneurie ne se tenait pas aisément pour battue. Comment envoyer chercher l’aubergiste de Craig Fernie sans éveiller ses soupçons ou l’attention ?

Telle était la première question qui s’offrait à elle. En moins de cinq minutes, elle avait repassé dans sa mémoire le cours des événements survenus à Windygates et l’avait résolue.

Son premier acte fut de sonner pour appeler la femme de chambre.

– Je vous ai presque effrayée, Hopkins. C’est la faute de mes nerfs. Mrs Glenarm a été un peu trop prompte à me donner une nouvelle qui m’a surprise. Je suis mieux maintenant, et je puis m’occuper des affaires de la maison. Il y a une erreur dans le compte du boucher… envoyez-moi la cuisinière.

Elle prit le livre de dépenses et le rapport de la cuisine, corrigea l’erreur du boucher et vida l’arriéré des affaires domestiques avant de rappeler Hopkins. Ayant habilement prévenu tout rapprochement que cette Hopkins aurait pu être tentée de faire après le départ de Mrs Glenarm sur ce qui avait pu se passer pendant la visite de cette dame, lady Lundie se sentit libre de préparer la voie aux investigations qu’elle était résolue à commencer avant de prendre son repos de la nuit.

– Pour les arrangements intérieurs, cela suffit, dit-elle. Vous devez me servir de Premier ministre pendant que je suis retenue ici inactive. Manque-t-il quelque chose aux gens du dehors ? Le cocher ?… le jardinier ?…

– Je viens de voir le jardinier, Milady. Il apportait les comptes de la semaine dernière. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas voir Votre Seigneurie aujourd’hui.

– Très bien ! Avait-il quelque rapport à faire ?

– Non, Milady.

– Bien certainement, j’avais quelque chose à dire soit à lui, soit à quelque autre. Mon livre de notes, Hopkins… dans la corbeille, sur cette chaise. Pourquoi la corbeille n’est-elle pas près de mon lit ?

Hopkins apporta le livre de notes. Lady Lundie le consulta sans la moindre nécessité, mais justement avec la même gravité magistrale qu’avait déployée le docteur, quand il avait écrit son ordonnance, également sans la moindre nécessité.

– Voilà ce que c’est, dit-elle en recouvrant soudain la mémoire, ce n’est pas le jardinier, mais la femme du jardinier ; le livre de notes porte que j’ai à lui parler au sujet de Mrs Inchbare. Remarquez, Hopkins, ce que c’est que l’association des idées. Mrs Inchbare est associée dans mon esprit avec la question des volailles, les volailles s’associent à la femme du jardinier, et voilà comment le jardinier m’est revenu à la mémoire, comprenez-vous cela ? Je fais des efforts continuels pour améliorer mon esprit, vous comprenez ? Très bien ! Ah ! maintenant Mrs Inchbare…

– Bien, Milady.

– Je ne suis pas du tout sûre, Hopkins, d’avoir eu raison de ne pas prendre en considération le message que Mrs Inchbare m’a envoyé au sujet des volailles. Pourquoi n’offrirait-elle pas de prendre les bêtes que je ne veux pas garder ? C’est une femme respectable, et il est important pour moi de vivre en bons termes avec tous mes voisins, grands et petits. A-t-elle un poulailler à Craig Fernie ?

– Oui, Milady, et bien tenu, je puis le dire.

– En vérité, je ne vois pas, après réflexion, Hopkins, pourquoi j’hésitais à traiter avec Mrs Inchbare. Je ne considère pas comme au-dessous de moi de vendre le gibier tué sur mes terres au marchand de gibier. Que voulait-elle acheter ? Quelques-unes de mes poules noires d’Espagne ?

– Oui, Milady. Les poules noires d’Espagne de Votre Seigneurie sont renommées dans tout le voisinage, personne ne possède la même race. Et Mrs Inchbare…

– Veut partager avec moi l’avantage de posséder cette race. Je la verrai dès que je serai un peu mieux, et je lui dirai que j’ai changé d’idée. Envoyez un des hommes à Craig Fernie avec un message, je ne pourrais garder une pareille misère dans ma mémoire ; allez-y tout de suite, ou je l’oublierai. Qu’on dise à Mrs Inchbare que je désire la voir au sujet des poules, dès qu’elle trouvera un moment à sa convenance pour venir ici.

– Je suis bien sûre, Milady, que Mrs Inchbare, qui a si fort à cœur ces poules d’Espagne, viendra ici à l’instant, et aussi vite que ses jambes pourront la porter.

– Dans ce cas, vous la conduirez à la femme du jardinier. Dites-lui qu’elle pourra avoir des œufs, à la condition d’en payer le prix. Si elle vient, veillez à ce que j’en sois avertie.

Hopkins sortit, la maîtresse d’Hopkins se recoucha sur ses oreillers et s’éventa. Un sourire vindicatif reparut sur son visage.

– Je m’imagine que je serai assez bien pour voir Mrs Inchbare, pensa-t-elle, et il est possible que la conversation s’égare au-delà des mérites de son poulailler et du mien.

Il y eut un laps de temps d’un peu moins de deux heures. Hopkins avait bien auguré de l’enthousiasme de Mrs Inchbare pour les poules d’Espagne. L’active aubergiste apparut à Windygates sur les talons du serviteur chargé du message.

Parmi la longue liste des faiblesses humaines, la passion des volatiles n’est pas plus condamnable et a sûrement plus d’avantages pratiques que la manie de collectionner des tabatières ou d’amasser des autographes et des timbres-poste.

Quand l’hôtesse de Craig Fernie fut amenée devant la maîtresse de Windygates, lady Lundie laissa voir une pointe de gaieté pour la première fois de sa vie. Sa Seigneurie était égayée, sans doute par les propriétés exhilarantes de la potion de lavande rouge ; cette heureuse disposition s’exerça d’abord aux dépens de Mrs Inchbare.

– Bien ridicule, Hopkins ! Cette pauvre femme doit souffrir d’un transport de volailles au cerveau. Malade comme je suis, j’aurais pensé que rien ne pouvait m’amuser. Mais réellement, cette bonne créature, se mettant en ébullition et accourant ici, comme vous dites, aussi vite que ses pieds peuvent la porter, c’est irrésistible. Je pense positivement qu’il me faut voir Mrs Inchbare. Avec mes habitudes d’activité, l’emprisonnement dans cette chambre me sera mortel. Je ne puis ni dormir ni lire. J’ai besoin de quelque chose, Hopkins, qui apporte une distraction à mon esprit. Il sera facile de me débarrasser d’elle si elle devient une fatigue pour moi. Faites-la monter.

Mrs Inchbare fit son apparition avec force révérences respectueuses, et toute étonnée de la condescendance de Sa Seigneurie à laisser franchir les limites sacrées de sa chambre à coucher.

– Prenez une chaise, dit lady Lundie gracieusement. Je suis malade, comme vous pouvez vous en apercevoir.

– Ma foi ! malade ou bien portante, Votre Seigneurie est fort belle à voir, répliqua Mrs Inchbare, profondément impressionnée par l’élégance du costume sous lequel se montre la maladie dans les hautes régions de la vie fashionable.

 Je suis loin d’être en état de recevoir, continua lady Lundie, mais j’avais un motif pour désirer vous parler la première fois que vous viendriez dans ma maison. J’ai négligé de traiter une offre que vous m’avez faite il y a peu de temps, d’une façon amicale et de bon voisinage ; je regrette d’avoir oublié les égards que doit une personne dans ma position à une personne dans la vôtre… Je suis obligée de vous dire cela ici même, ajouta Sa Seigneurie, en jetant un coup d’œil autour d’elle sur sa magnifique chambre à coucher, à cause de la promptitude inattendue avec laquelle vous êtes venue me rendre visite. Vous n’avez pas perdu de temps, Mrs Inchbare, à profiter du message que j’ai eu le plaisir de vous envoyer.

– Eh ! Milady, je n’étais pas sûre, Votre Seigneurie ayant changé d’idée, que vous n’en changeriez pas encore si je ne m’empressais pas de battre, comme on dit, le fer pendant qu’il était chaud. Je vous demande pardon, si je me suis un peu trop hâtée. Tout l’orgueil de mon cœur est dans mon poulailler, et les poules noires d’Espagne sont depuis longtemps une rude tentation pour moi.

– Si j’ai été la cause que vous ayez été induite en tentation, c’est innocemment, Mrs Inchbare. Faites votre proposition et je serai heureuse de l’accueillir.

– Je serais contente si Votre Seigneurie voulait bien condescendre à m’accorder au moins une couvée d’œufs.

– Y a-t-il quelque chose que vous préféreriez à une couvée d’œufs ?

– Je préférerais, dit modestement Mrs Inchbare, un coq et deux poules.

– Ouvrez le tiroir de la table derrière vous, dit lady Lundie, et vous trouverez du papier. Donnez-moi une feuille de ce papier et le crayon qui est sur le plateau.

Avidement surveillée par Mrs Inchbare, elle écrivit un ordre à la femme chargée du poulailler et le tendit à l’hôtelière avec un gracieux sourire.

– Prenez cela pour la femme du jardinier. Si vous tombez d’accord avec elle sur le prix, vous pourrez avoir le coq et les deux poules.

Mrs Inchbare ouvrit la bouche, sans doute pour exprimer l’excès de sa gratitude. Avant qu’elle eût dit trois mots, l’impatience de lady Lundie d’arriver au but qu’elle s’était proposée depuis le départ de Mrs Glenarm rompit les digues.

Arrêtant l’aubergiste sans cérémonie, elle amena brusquement la conversation sur les faits et gestes d’Anne Sylvestre pendant son séjour à l’auberge de Craig Fernie.

– Comment vont les affaires à votre hôtel, Mrs Inchbare ?… Il doit y avoir abondance de touristes à cette époque de l’année ?

– La maison est pleine, grâce à Dieu, Milady, depuis les fondations jusqu’aux combles.

– Vous avez eu, je crois, la visite d’une personne de ma connaissance ?… Une personne…

Elle s’arrêta et s’imposa une forte contrainte. Il fallait bien céder à la dure nécessité de rendre ses questions intelligibles.

– Une dame, dit-elle, qui vint chez vous, vers le milieu du mois dernier.

– Sa Seigneurie voudrait-elle bien condescendre à me dire son nom ?

Lady Lundie fit encore un plus grand effort sur elle-même.

– Sylvestre, dit-elle aigrement.

– Dieu nous protège ! s’écria Mrs Inchbare. Ce ne peut être cette personne qui est arrivée seule, un sac de voyage à la main et ayant laissé derrière elle sur la route un mari qui n’est arrivé qu’une heure après ?

– Sans aucun doute, c’est elle.

– Serait-elle une amie de Votre Seigneurie ? demanda Mrs Inchbare en tâtant le terrain avec prudence.

– Certainement non ! dit lady Lundie ; je n’éprouve qu’une petite curiosité passagère à son sujet, rien de plus.

Mrs Inchbare parut soulagée.

– Pour dire la vérité, Milady, il n’y a pas de sympathie entre nous ; elle a un caractère à elle, et j’ai été charmée quand je l’ai vue pour la dernière fois.

– Ce que vous me dites ne me surprend pas, Mrs Inchbare. Je sais quelque chose de ce caractère. Ne vous ai-je pas entendu dire qu’elle était venue seule à l’hôtel et que son mari l’avait rejointe quelque temps après ?

– En effet, Votre Seigneurie. Je ne pouvais pas lui donner une chambre dans l’hôtel tant que son mari n’était pas arrivé derrière ses talons pour répondre d’elle.

– Je pense avoir vu son mari, dit lady Lundie. Quel genre d’homme est-ce ?

Mrs Inchbare répondit à peu près dans les mêmes termes qu’elle l’avait fait à sir Patrick quand le baronnet lui avait adressé la même question.

– Eh ! il était un peu jeune pour elle. Un joli homme, Milady. Ni grand ni petit, avec des yeux bruns, une figure pleine, des cheveux d’un noir de charbon, un aimable garçon à la parole douce. Je n’ai rien à dire contre lui, si ce n’est qu’il est arrivé tard dans la journée et qu’il est parti de grand matin le lendemain, me laissant sur les bras le fardeau de Madame.

La réponse produisit exactement le même effet sur lady Lundie qu’elle avait produit sur sir Patrick. Elle aussi trouva que c’était trop vague.

Cela répondait trop au signalement de tous les jeunes hommes. Mais Sa Seigneurie possédait un immense avantage sur son beau-frère, en cherchant à découvrir la vérité. Elle soupçonnait Arnold.

Elle pouvait aider la mémoire de Mrs Inchbare par des suggestions puisées dans les ressources supérieures de son expérience et de son esprit d’observation.

– N’avait-il pas l’air d’un marin ? demanda-t-elle, et avez-vous remarqué, pendant que vous lui parliez, qu’il avait l’habitude de jouer avec un médaillon pendu à la chaîne de sa montre ?

– C’est bien lui, de point en point ! s’écria Mrs Inchbare. Votre Seigneurie le connaît bien. Il n’y a pas de doute à avoir.

– Je pensais bien que je l’avais vu, dit lady Lundie. Un jeune homme modeste et bien élevé, comme vous le dites, Mrs Inchbare. Que je ne retarde pas plus longtemps votre visite au poulailler. Je transgresse les ordres du docteur en causant. Nous sommes parfaitement d’accord maintenant, n’est-ce pas ? Enchantée de vous avoir vue. Bonsoir !

C’est ainsi qu’elle congédia Mrs Inchbare.

Elle avait atteint le but qu’elle se proposait.

Bien des femmes se seraient contentées des renseignements qu’elle avait obtenus. Mais lady Lundie, ayant affaire à un homme tel que sir Patrick, résolut d’être doublement sûre de son fait avant de se décider à intervenir à l’Hermitage.

Elle avait appris de Mrs Inchbare que le prétendu mari d’Anne Sylvestre l’avait rejointe à Craig Fernie, le jour même où elle était arrivée à l’auberge, et était reparti le lendemain matin. Anne s’était enfuie de Windygates, pendant la fête de jour, c’est-à-dire le 11 août. Le lendemain, Arnold Brinkworth était parti dans le but de visiter le domaine que sa tante lui avait laissé en Écosse. Si l’on devait s’en rapporter à Mrs Inchbare, il devait être allé à Craig Fernie, au lieu de se rendre à sa destination et devait probablement être arrivé pour visiter sa maison et ses terres, un jour plus tard que le jour originairement fixé pour cette visite. Si ce fait pouvait être prouvé par la déclaration de témoins désintéressés, les preuves contre Arnold seraient décuplées et lady Lundie pourrait agir à raison de sa découverte avec une certitude presque entière.

Après un peu de réflexion, elle se décida à envoyer un billet à l’adresse de l’intendant d’Arnold. Le motif qu’elle imagina comme excuse et comme explication de cette étrange question posée à cet homme était une petite discussion de famille, relativement à la date exacte de l’arrivée d’Arnold à son domaine, et un pari amical amené par cette discussion.

L’intendant devait répondre et établir si son propriétaire était arrivé le 14 ou le 15 août ; c’était tout ce qu’il fallait pour résoudre la question sur laquelle on était en désaccord.

Après avoir écrit en ces termes, lady Lundie donna les ordres nécessaires pour que le billet fût porté à la première heure le lendemain matin, le messager ayant pour instruction de prendre le premier train, après la commission faite, pour revenir à Windygates.

Cela arrangé, Sa Seigneurie était libre de se rafraîchir au moyen d’une nouvelle dose de la potion de lavande rouge et de dormir du sommeil du juste. Elle ferma les yeux en pensant doucement qu’elle avait fait son devoir.

Les événements se succédèrent à Windygates dans un ordre naturel.

La poste arriva et n’apporta pas de réponse de sir Patrick.

Lady Lundie porta mentalement ce fait au compte débiteur que son beau-frère aurait à lui payer avec les intérêts quand le moment du règlement serait venu.

Le messager revint avec la réponse de l’intendant.

Il s’en était référé à son journal, et répondait que Mr Brinkworth avait bien écrit à l’avance pour annoncer son arrivée à son domaine le 14 août, mais qu’il n’était réellement arrivé que le 15.

Cette découverte, nécessaire pour appuyer la déclaration de Mrs Inchbare, était maintenant en possession de lady Lundie ; elle se décida à laisser passer encore un jour, laissant à sir Patrick le temps de changer d’idée et de lui écrire.

S’il n’arrivait pas de lettre, et si elle ne recevait pas d’autres nouvelles de Blanche, elle quitterait Windygates par le premier train du matin, et tenterait l’entreprise hardie d’une intervention personnelle à l’Hermitage.

Le troisième événement dans l’ordre successif des choses fut l’apparition du docteur, qui venait faire sa visite professionnelle.

Un rude coup l’attendait. Il trouva sa malade guérie par la potion ! Cela était contraire à toutes les règles et à tous les précédents : cela sentait l’empirisme. La lavande rouge n’avait point de telles propriétés à l’ordinaire.

La malade était là, toute habillée et se disposant à partir pour Londres le lendemain.

– Un devoir à accomplir, docteur, dit-elle ; au prix de quelque sacrifice que ce soit, il me faut partir.

Il n’y avait pas d’autre explication à demander. La malade était bien déterminée, et il ne restait au médecin qu’à se retirer avec toute la dignité convenable, sa visite étant payée.

C’est ce qu’il fit.

– Notre art, dit-il en confidence à lady Lundie, n’est rien après tout, qu’un choix entre deux possibilités. Par exemple, je vous vois non pas guérie, mais soutenue par une surexcitation anormale. J’ai à me demander quel est le moindre entre deux maux : de courir certains risques en vous laissant faire votre voyage, ou de vous irriter les nerfs en vous faisant garder la maison. Avec votre constitution, nous pouvons hasarder le voyage. Ayez bien soin de tenir les vitres de la voiture fermées du côté où le vent souffle. Procurez-vous une chaleur modérée aux extrémités, maintenez votre esprit en repos, et, je vous en prie, ne négligez pas de vous munir d’une seconde bouteille de ma potion avant de partir !

Il salua comme dans les occasions précédentes, glissa deux guinées dans sa poche, comme à l’ordinaire, et s’en alla, comme toujours, avec l’approbation de sa conscience.

Quelle enviable profession que la médecine, et pourquoi ne l’exerçons-nous pas tous ?

Le dernier des événements fut l’arrivée de Mrs Glenarm.

– Eh bien ! s’écria la veuve avec empressement. Quelles nouvelles ?

Les découvertes de Sa Seigneurie, exposées dans tous leurs détails, et l’annonce des résolutions de Sa Seigneurie, faites dans les termes les plus positifs, portèrent jusqu’au délire l’enthousiasme de Mrs Glenarm.

– Vous allez à Londres… Samedi, dit-elle. Je partirai avec vous. Depuis que cette femme m’a déclaré qu’elle serait à Londres avant moi, je meurs d’envie de hâter mon voyage et c’est une occasion si belle que de partir avec vous ! Je pourrai facilement arranger cela. Mon oncle et moi, nous devions nous trouver à Londres la semaine prochaine pour la course. Je n’ai qu’à lui écrire pour lui annoncer le changement survenu dans mes plans. À propos, en parlant de mon oncle, j’ai eu des nouvelles des hommes de loi de Perth depuis que je vous ai vue.

– Encore les lettres anonymes !

– Une encore, reçue cette fois par les hommes de loi. Mon correspondant inconnu leur a écrit qu’il retirait sa proposition et qu’il avait quitté Perth. Les hommes de loi me recommandent d’empêcher mon oncle de dépenser inutilement de l’argent en employant la police de Londres. J’ai envoyé la lettre au capitaine, et il viendra probablement à Londres pour voir ses solicitors. Mais c’est assez parler de ce que j’ai fait moi-même, et vous, chère lady Lundie, quand nous aurons accompli notre voyage, que comptez-vous faire ?

– Rien que de simple, dit Sa Seigneurie avec colère, sir Patrick aura de mes nouvelles dimanche matin à l’Hermitage.

– Vous lui direz ce que vous avez découvert ?

– Certainement non, je lui annoncerai que j’ai été appelée à Londres pour affaires et que je me propose de lui faire une courte visite le lundi.

– Naturellement, il vous recevra.

– Je ne pense pas qu’il y ait un doute. La haine pour la veuve de son frère, après avoir laissé ma lettre sans réponse, n’ira point jusqu’à me fermer sa porte.

– Et quand vous serez là, ma chère, comment vous y prendrez-vous ?

– Quand je serai là, ma chère, je respirerai une atmosphère de fausseté et de mensonges, et, dans l’intérêt de ma pauvre enfant, quelle que soit mon horreur pour toute dissimulation, il me faudra agir avec prudence. Pas un mot ne sortira de mes lèvres, jusqu’au moment où j’aurai pu voir Blanche en particulier. Quelque pénible que cela puisse être, je ne reculerai pas devant l’accomplissement de mon devoir, si mon devoir m’ordonne d’ouvrir ses yeux à la vérité. Sir Patrick et Mr Brinkworth n’auront plus seulement affaire à une jeune créature sans expérience. Je serai là.

Sur cette formidable déclaration, lady Lundie mit fin à la conversation, et Mrs Glenarm se leva pour prendre congé d’elle.

– Nous nous rencontrerons à la jonction, chère lady Lundie !

– À la jonction… Samedi.

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