NEUVIÈME SCÈNE LE SALON DE MUSIQUE

45
JULIUS FAIT UN MALHEUR

Julius Delamayn était seul, allant et venant, son violon à la main, sur la terrasse de sa résidence des Cygnes.

Les ombres du soir commençaient à descendre ; on était à la fin de cette journée où Anne Sylvestre avait quitté Perth.

L’après-midi, pendant quelques heures, Julius s’était sacrifié aux devoirs de sa position politique, tels que les lui avait tracés son père. Il s’était soumis à la cruelle nécessité de faire un discours à ses électeurs, à une réunion publique qui se tenait dans la ville voisine de Kirkandrew.

Une détestable atmosphère qu’il faut respirer ; un auditoire turbulent auquel il faut s’adresser ; une opposition insolente qu’il faut se concilier ; de sottes questions auxquelles il faut répondre ; de grossières interruptions qu’il faut supporter ; des mains sales qu’il faut presser : telles sont les étapes par lesquelles doit passer le gentleman anglais qui se porte candidat, dans son voyage de la modeste obscurité de la vie privée à la glorieuse publicité de la Chambre des communes.

Julius se soumettait à ces ennuis préliminaires qui attendent le premier pas dans la vie politique, ennuis qui sont la conséquence naturelle de nos libres institutions. Il avait eu toute la patience nécessaire. Mais il était retourné chez lui, plus indifférent, si cela était possible, aux attraits des honneurs parlementaires que lorsqu’il en était parti.

Les discordantes vociférations du peuple, qui retentissaient encore dans ses oreilles, avaient aiguisé sa sensibilité accoutumée au charme de la poésie des sons, et son goût passionné pour les compositions de Mozart, interprétées sur le piano et le violon.

Ayant en main son instrument bien-aimé, il était sorti sur la terrasse pour respirer l’air frais du soir ; il attendait l’arrivée du domestique qu’il avait appelé à l’aide de la sonnette du salon de musique. Le serviteur apparut sur le seuil de la porte-fenêtre, et en réponse à la question de son maître, annonça que Mrs Delamayn était en visites, et qu’elle ne devait pas rentrer avant une heure.

Julius grommela :

– La plus belle musique que Mozart ait écrite pour le violon associe cet instrument au piano.

Sans l’aide de sa femme, le mari était muet.

Après un instant de réflexion, il fut frappé d’une idée qui devait, jusqu’à un certain point, remédier à l’absence de Mrs Delamayn.

– Mrs Glenarm est-elle aussi sortie ? demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Portez mes compliments à Mrs Glenarm, et priez-la, si elle n’a rien de mieux à faire, de venir me rejoindre au salon de musique.

Le domestique partit avec son message.

Julius s’assit sur un banc de la terrasse et commença à accorder son violon.

Mrs Glenarm, nous le savons déjà par Bishopriggs, était allée secrètement chercher aux Cygnes un refuge contre son correspondant anonyme. Musicalement parlant, elle était bien loin d’être capable de suppléer Mrs Delamayn.

Julius possédait en sa femme une de ces rares artistes sous les doigts desquelles le piano trouve une âme et produit de l’harmonie et non du bruit.

La fine organisation qui peut accomplir ce miracle n’avait pas été accordée à Mrs Glenarm. Elle avait eu de bons maîtres et l’on pouvait s’en fier à elle pour jouer correctement, mais c’était tout. Julius, affamé de musique et résigné aux circonstances, n’en demandait pas plus.

Le domestique revint avec cette réponse :

– Mrs Glenarm viendra joindre Mr Delamayn au salon de musique dans dix minutes.

Julius se leva fort satisfait et reprit sa promenade sur la terrasse, tantôt exécutant un petit fragment de musique, tantôt s’arrêtant pour regarder les fleurs, avec des yeux sensibles à leur beauté et une main amoureuse dont le toucher était une caresse.

Si le Parlement l’avait vu en ce moment, le Parlement aurait adressé cette question à son illustre père :

– Est-il possible que vous ayez engendré un pareil fils ?

S’étant arrêté un moment pour tendre l’une des cordes de son violon, Julius demeura bien surpris à la vue d’une dame qui s’avançait vers lui sur la terrasse.

Il alla à sa rencontre, et s’apercevant qu’elle lui était complètement inconnue, il supposa que c’était, selon toutes les probabilités, une personne qui venait visiter sa femme.

– Ai-je l’honneur de parler à une amie de Mrs Delamayn ? demanda-t-il.

– Le domestique m’a informé que Mrs Delamayn était sortie, dit l’étrangère, et que je trouverais ici Mr Delamayn.

Julius salua et attendit une plus ample explication.

– Je dois vous prier d’excuser mon indiscrétion, continua l’étrangère ; l’objet de ma visite est de vous demander la permission de voir une dame qui, à ce qu’on m’a dit, est en ce moment l’hôte de votre maison.

L’étrange formalisme de la demande étonna Julius.

– Voulez-vous parler de Mrs Glenarm ? demanda-t-il.

– Oui.

– Ne croyez pas, je vous prie, qu’aucune permission soit nécessaire. Une amie de Mrs Glenarm peut se considérer comme la bienvenue dans cette maison.

– Je ne suis pas une amie de Mrs Glenarm : je lui suis complètement étrangère.

Cette réplique rendait un peu plus intelligible la demande cérémonieuse de la dame, mais laissait dans l’obscurité l’objet qu’elle se proposait en désirant de voir Mrs Glenarm.

Julius attendit poliment qu’il plût à l’inconnue de continuer et de s’expliquer davantage. L’explication n’était pas facile à donner, ses yeux s’abaissèrent vers la terre. Elle hésita avec un sentiment pénible.

– Mon nom, si je le dis, reprit-elle sans relever les yeux, vous renseignera peut-être.

Elle s’arrêta, les couleurs se montrèrent et disparurent de ses joues. Elle hésita encore, lutta contre son agitation et parvint à la vaincre.

– Je suis Anne Sylvestre, dit-elle tout à coup en relevant son pâle visage et en assurant sa voix tremblante.

Julius tressaillit et la regarda dans une silencieuse surprise.

Ce nom lui était doublement connu. Il n’y avait pas longtemps qu’il l’avait entendu sortir des lèvres de son père, pendant qu’il se tenait au chevet du vieillard malade. Lord Holchester lui avait recommandé, instamment recommandé de garder ce nom dans sa mémoire et de prêter son aide à la femme qui le portait, si jamais elle venait s’adresser à lui.

Il avait encore entendu mentionner ce nom plus récemment, associé alors d’une façon scandaleuse à celui de son frère.

À la réception de la première lettre anonyme qui lui avait été adressée, Mrs Glenarm avait non seulement sommé Geoffrey de réfuter la calomnie lancée contre lui, mais elle avait envoyé une copie de la lettre à ses parents, aux Cygnes.

La défense de Geoffrey n’avait pas convaincu Julius que son frère fût exempt de tout blâme. Maintenant qu’il regardait Anne Sylvestre, ce doute lui revint avec plus de force.

Cette femme si modeste, si simple, si distinguée, était-elle l’aventurière éhontée représentée par Geoffrey, comme invoquant des droits sur lui, en vertu de sottes relations de galanterie, alors qu’elle se savait déjà mariée à un autre homme ?

Cette femme qui avait la voix, l’air, les manières d’une dame du meilleur monde, était-elle liguée, ainsi que Geoffrey le déclarait, avec le vagabond illettré qui avait essayé de soutirer de l’argent à Mrs Glenarm, sous le voile de l’anonymat ?

Impossible !

Même en faisant la plus large part au danger de se fier aux apparences, c’était impossible.

– Votre nom a été prononcé devant moi, dit Julius, après avoir pris du temps pour répondre.

Son instinct de gentleman le faisait hésiter à dire qu’il avait entendu ce nom associé à celui de son frère.

– Mon père m’a parlé de vous, ajouta-t-il, adoptant un moyen plus digne d’expliquer comment il la connaissait, la dernière fois que je l’ai vu à Londres.

– Votre père !

Elle avança d’un pas avec une expression de défiance mêlée de surprise sur le visage.

– Votre père est lord Holchester, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comment a-t-il été amené à parler de moi ?

– Il était malade, alors, répondit Julius, et il repensait à des événements passés, dont je n’ai aucune connaissance. Il m’a dit qu’il avait connu votre père et votre mère. Il désirait, si jamais vous aviez besoin d’assistance, que je me misse à votre service. Quand il m’exprima ce désir, il parlait très sérieusement, ce qui me donna à penser qu’il associait un sentiment de regret à de certains souvenirs.

Lentement et en silence, Anne recula jusqu’au mur de la terrasse qui était près d’elle. Elle y appuya l’une de ses mains pour se soutenir. Julius avait prononcé des paroles terribles sans en avoir le moindre soupçon.

Anne ne savait pas que l’homme qui l’avait trahie était le fils de cet autre homme, qui, en découvrant un vice de forme dans le mariage de sa mère, avait fourni à un ambitieux le moyen de trahir sa mère avant elle.

Maintenant marchait-elle, sans le savoir, sur la trace de la morte ?

Était-ce une destinée héréditaire ?

Les intérêts du moment s’effacèrent de son esprit, quand ce formidable doute vint l’assiéger. Elle se reporta au temps de son enfance. Elle revit le visage de sa mère, flétri par le désespoir, lorsque le titre d’épouse lui fut dénié.

Julius s’approcha d’elle et la ramena aux réalités présentes.

– Puis-je vous faire donner quelque chose ? demanda-t-il. Vous paraissez très malade. J’espère n’avoir rien dit qui ait pu vous affliger.

Cette question échappa à son intention. Elle fit elle-même une question au lieu de répondre.

– Avez-vous réellement dit cela ? fit-elle. Ignoriez-vous vraiment à quoi pensait votre père, quand il vous a parlé de moi ?

– Je l’ignorais entièrement.

– Est-il probable que votre frère en sache plus long que vous à ce sujet ?

– Certainement non.

Elle s’arrêta, absorbée une seconde fois par ses réflexions. Le jour mémorable et funeste où ils s’étaient rencontrés pour la première fois, frappée par le nom de famille de Geoffrey, elle lui avait demandé s’il n’y avait pas eu quelques relations entre leurs parents au temps passé. S’il l’avait trompée sur tous les autres points, il ne l’avait pas trompée sur celui-ci.

Il lui avait parlé avec une entière bonne foi, en lui déclarant n’avoir jamais entendu prononcer le nom de son père ou de sa mère, dans la maison paternelle.

La curiosité de Julius était éveillée. Il essaya d’amener Anne à en dire davantage.

– Vous paraissez savoir à quoi mon père faisait allusion quand il m’a parlé de miss Sylvestre, reprit-il. Puis-je vous demander…

Elle l’interrompit d’un geste suppliant.

– Je vous en prie, ne me le demandez pas ! C’est une histoire passée… qui ne vous intéresse guère… qui n’a rien à faire avec le motif de ma présence ici… Je dois revenir, continua-t-elle à la hâte, au but qui m’amène, et abuser de votre bonté… Avez-vous entendu parler de moi, Mr Delamayn, par un membre de votre famille autre que votre père ?

Julius n’avait pas prévu qu’elle dût aborder, d’elle-même le pénible sujet qu’il s’était interdit de toucher. Il demeura un peu désappointé.

Il avait attendu d’elle plus de délicatesse de sentiment.

– Est-il nécessaire, demanda-t-il froidement, d’entrer dans tout cela ?

Le sang reparut encore aux joues d’Anne.

– Si cela n’avait pas été nécessaire, répondit-elle, pensez-vous que j’aurais pu me décider à vous en parler moi-même ? Permettez-moi de vous rappeler que je suis ici par tolérance. Si je ne parle pas franchement, au prix de n’importe quel sacrifice de mes répugnances, je rends ma situation plus embarrassante encore. J’ai quelque chose à dire à Mrs Glenarm, sur les lettres anonymes qu’elle a reçues dans ces derniers temps. Et j’ai aussi un mot à lui dire au sujet du mariage qu’elle veut contracter. Avant que vous me permettiez chez vous de pareilles démarches, vous avez le droit de savoir qui je suis. Je vous l’ai avoué. Vous devez avoir entendu tout ce qui a pu être dit de mal sur ma conduite ; votre visage m’avertit que je ne me trompe pas. Après l’indulgence que vous m’avez montrée, je ne commettrai pas la bassesse de vous prendre par surprise. Peut-être, Mr Delamayn, comprenez-vous maintenant pourquoi je me sens obligée de faire allusion à votre frère. Voulez-vous m’accorder la permission de parler à Mrs Glenarm ?…

Cela fut dit si simplement, si modestement, et avec une si sincère et si touchante résignation dans le ton et dans les manières que Julius rendit aussitôt à la jeune femme le respect et la sympathie que, pour un moment, il lui avait injustement retirés.

– Vous avez mis en moi une confiance que peu de personnes, dans votre position, auraient eue. Je me sens obligé, en retour, d’avoir confiance en vous. Je prends pour accordé que le motif qui vous guide en cette circonstance est un motif qu’il est de mon devoir de respecter. Ce sera à Mrs Glenarm à dire si elle désire ou non que cet entretien ait lieu. Tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser libre de le lui proposer… Vous en êtes libre.

Comme il parlait, le son du piano arriva jusqu’à lui, venant du salon de musique. Julius désigna du doigt la porte-fenêtre qui ouvrait sur la terrasse.

– Vous n’avez qu’à entrer par cette porte, dit-il, et vous trouverez Mrs Glenarm seule.

Anne le salua et le quitta.

Arrivée au bas des quelques marches qui montaient jusqu’à la porte, elle s’arrêta pour rassembler ses pensées.

Une certaine répugnance à aller plus avant et à entrer dans le salon s’empara d’elle, au moment où elle mit le pied sur la première marche. L’annonce du mariage projeté de Mrs Glenarm n’avait pas fait sur elle l’effet que sir Patrick avait supposé, elle n’avait trouvé dans son cœur ni un reste d’amour ni un sentiment de jalousie.

Son but, quand elle était partie pour Perth, n’était bien que de ramener, entre ses mains, sa correspondance avec Geoffrey. Le changement de vues qui l’avait conduite aux Cygnes était entièrement dû à une nouvelle façon d’envisager sa position vis-à-vis de Mrs Glenarm que le gros bon sens de Bishopriggs lui avait suggérée. Si elle s’abstenait de protester contre ce mariage, dans l’intérêt de la réparation que lui devait Geoffrey, sa conduite n’aurait-elle pas pour effet de confirmer l’audacieuse assertion de Geoffrey, disant qu’elle était déjà mariée ?

Dans son propre intérêt, elle aurait encore pu hésiter à agir. Mais l’intérêt de Blanche était en jeu, et pour Blanche elle s’était décidée à faire le voyage à la résidence des Cygnes.

Avec les sentiments qu’elle éprouvait maintenant pour Geoffrey et sentant si bien qu’elle ne désirait plus la réparation qu’elle allait demander, elle croyait sauvegarder son respect d’elle-même, en se proposant un but qui pût la justifier, à ses propres yeux, de prendre le rôle de rivale de Mrs Glenarm.

Elle n’avait qu’à se rappeler la situation critique de Blanche, pour voir clairement le but qu’elle devait viser.

En supposant qu’elle pût ouvrir l’entretien qui allait avoir lieu par une démonstration tranquille de ses droits sur Geoffrey, elle pourrait alors, sans crainte d’une fausse interprétation, prendre le ton d’une amie, au lieu de celui d’une ennemie.

Elle pourrait, de la meilleure grâce du monde, assurer à Mrs Glenarm qu’elle n’avait pas de rivalité à craindre, à la condition qu’elle engageât Geoffrey à réparer le mal qu’il avait fait.

Elle pourrait lui dire : Épousez-le, sans avoir à craindre un mot de moi, s’il dément les paroles et les actes qui jettent un doute sur le mariage d’Arnold et de Blanche.

Et si elle pouvait amener l’entretien à cette conclusion, le moyen était trouvé de tirer Arnold de la fausse position où il avait été innocemment mis à cause d’elle vis-à-vis de sa femme.

Tel était l’objet qu’elle se proposait maintenant qu’elle arrivait au moment de son entrevue avec Mrs Glenarm.

Jusqu’alors elle avait fermement cru à la possibilité de réaliser ce projet. Mais maintenant qu’elle avait le pied sur la première marche, bien des doutes sur le succès de l’expérience qu’elle allait tenter traversaient son esprit.

Pour la première fois, elle voyait le point faible de son raisonnement… pour la première fois elle comprenait combien elle avait été aveugle en admettant comme un fait acquis que Mrs Glenarm trouverait au-dedans d’elle un suffisant sentiment de justice et que la belle veuve aurait assez d’empire sur elle-même pour l’écouter patiemment.

Tout son espoir ne reposait plus que sur l’opinion favorable qu’elle avait d’une femme qui lui était entièrement étrangère ! Mais qu’arriverait-il si les premiers mots échangés venaient lui prouver qu’elle s’était trompée ?

Il était trop tard pour s’arrêter et pour examiner à nouveau la position.

Julius Delamayn avait remarqué son hésitation et s’avançait vers elle, du bout de la terrasse.

Elle n’avait plus autre chose à faire que de maîtriser son irrésolution et de courir le risque hardiment.

– Quoi qu’il arrive, j’ai été trop loin pour m’arrêter, dit-elle.

Animée d’une résolution désespérée, elle franchit les marches et pénétra dans le salon.

Mrs Glenarm, qui était au piano, se leva. Les deux femmes, l’une si richement, l’autre si simplement mise, l’une dans tout l’éclat de sa beauté, l’autre flétrie et fatiguée, l’une ayant la société à ses pieds, l’autre mise à l’index et vivant sous l’ombre désolée du blâme, se trouvèrent face à face et échangèrent les saluts polis qu’échangent entre elles des personnes étrangères.

Mrs Glenarm alla la première au-devant des triviales nécessités de la situation. De bonne grâce, elle mit fin à l’embarras que la timide visiteuse semblait éprouver.

– Je crains que les domestiques ne vous aient pas dit que Mrs Delamayn était sortie.

– Je vous demande pardon. Je n’ai pas demandé à voir Mrs Delamayn.

Mrs Glenarm parut un peu surprise ; elle continua néanmoins avec la même bonne grâce.

– Mr Delamayn, peut-être ?… suggéra-t-elle. Je l’attends d’un moment à l’autre.

Anne donna une nouvelle explication.

– Je quitte à l’instant Mr Delamayn.

Mrs Glenarm ouvrit les yeux plus grands.

Anne continua :

– Si vous voulez bien excuser mon indiscrétion…

Elle hésita, ne sachant comment terminer sa phrase.

Mrs Glenarm, qui commençait à sentir une vive curiosité de ce qui allait suivre, vint encore une fois à son aide.

– Je vous en prie, pas d’excuses, dit-elle. Je crois comprendre que vous êtes assez bonne pour être venue dans le but de me voir. Vous semblez fatiguée… Ne voulez-vous pas prendre un siège ?

Anne ne pouvait plus tenir debout, elle accepta le siège qui lui était offert.

Mrs Glenarm reprit sa place au piano et promena ses doigts chargés de bagues sur le clavier.

– Où avez-vous vu Mr Delamayn ? continua-t-elle. Le plus commode des hommes, excepté quand il a son violon à la main ! Va-t-il bientôt venir ? Allons-nous avoir un peu de musique ? Mr Delamayn est tout à fait fanatique de musique, n’est-ce pas ? Pourquoi n’est-il pas ici pour nous présenter l’une à l’autre ? Je suppose que vous aimez aussi le style classique ? Saviez-vous que j’étais dans le salon de musique ? Puis-je vous demander votre nom ?

Toutes frivoles qu’elles étaient, les questions de Mrs Glenarm ne furent pas sans utilité. Elles donnèrent à Anne le temps d’évoquer sa résolution. Elle sentit la nécessité de s’expliquer.

– Je parle, je crois, à Mrs Glenarm ? commença-t-elle.

L’aimable veuve sourit et salua gracieusement.

– Je suis venue ici, Mrs Glenarm, avec l’autorisation de Mr Delamayn, pour demander la permission de vous parler d’un sujet qui vous intéresse.

Les doigts ornés de bagues de Mrs Glenarm s’arrêtèrent sur les touches du piano, la face épanouie de Mrs Glenarm se tourna vers l’étrangère avec l’expression d’un soupçon naissant.

– En vérité ?… Je suis intéressée dans tant de sujets. Puis-je vous demander de quoi il s’agit ?…

Le ton dégagé de son interlocutrice inquiéta Anne. Si la nature de Mrs Glenarm était aussi légère qu’elle le paraissait, il y avait peu d’espoir que la sympathie s’établît entre elles.

– Je désirais vous parler, répondit-elle, de quelque chose qui est arrivé pendant que vous étiez en visite dans le voisinage de Perth.

L’expression de naissante surprise qui s’était montrée sur le visage de Mrs Glenarm se changea en une expression caractérisée de méfiance. Ses manières cordiales disparurent tout à coup, sous un voile de civilité conventionnelle.

« Jamais, en son plus beau temps, cette femme n’a été une beauté, pensait-elle. Dans un état déplorable de santé maintenant… vêtue comme une servante… et ayant pourtant l’air d’une dame. Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Ce dernier doute ne pouvait pas être supporté en silence par une personne du tempérament de Mrs Glenarm. Elle chercha la solution du problème de la façon la plus directe, mais habilement excusée par la plus engageante franchise de manières.

– Pardonnez-moi, dit-elle. Ma mémoire des visages est fort mauvaise. Je pense que vous ne m’avez pas entendue tout à l’heure, quand je vous ai demandé votre nom. Nous sommes-nous déjà rencontrées ?

– Jamais.

– Et pourtant, si je comprends bien ce à quoi vous faites allusion, vous désirez me parler d’une chose qui n’intéresse que moi et mes plus intimes amis.

– Vous m’avez parfaitement comprise, dit Anne. Je désire vous parler au sujet de quelques lettres anonymes…

– Pour la troisième fois, voulez-vous me permettre de vous demander votre nom ?

– Vous l’apprendrez dans un instant, si vous voulez me permettre de finir d’abord ce que j’ai à vous dire. Je désire, si je le puis, vous persuader que je viens ici en amie, avant de faire connaître mon nom. Vous ne serez pas fâchée d’apprendre, j’en suis certaine, que vous n’avez plus d’autres ennuis à craindre…

– Pardon encore, dit Mrs Glenarm en l’interrompant pour la seconde fois, il m’est impossible de savoir à quoi attribuer ce gracieux intérêt à mes affaires, de la part d’une personne qui m’est totalement étrangère.

Cette fois, son ton était plus que poliment froid. Il était poliment impertinent. Mrs Glenarm avait toujours vécu dans la bonne société et elle était passée maîtresse en fait de subtilités et de raffinements d’insolence, dans les rapports avec les personnes qui avaient encouru son déplaisir.

La nature sensible d’Anne sentit sa blessure, mais son patient courage fut le plus fort. Elle n’eut pas l’air de remarquer l’insolence qui avait essayé de la piquer ; elle continua tranquillement, mais avec fermeté, comme si rien n’était arrivé.

– La personne qui vous a écrit sous le voile de l’anonymat, dit-elle, faisait allusion à une correspondance qui n’est plus en sa possession. Cette correspondance est passée dans des mains sûres qui sauront la respecter. Il n’en sera pas fait un ignoble usage, à l’avenir. J’en réponds.

– Vous en répondez ?… répéta Mrs Glenarm, en se penchant par-dessus le piano et en fixant un regard scrutateur sur le visage d’Anne.

La violence de caractère si souvent combinée avec les natures faibles commençait à se trahir en elle, par la coloration de son visage et le froncement de ses sourcils.

– Comment savez-vous ce que cette personne a écrit ? demanda-t-elle. Comment savez-vous que la correspondance est passée dans d’autres mains ?… Qui êtes-vous ?…

Avant qu’Anne ait pu répondre, elle bondit sur ses pieds, électrisée par une nouvelle idée.

– L’homme qui m’a écrit parle de quelque chose, en plus de la correspondance. Il parle d’une femme. J’ai découvert qui vous êtes ! s’écria-t-elle. Vous êtes cette femme !…

Anne se leva de son côté, toujours en possession d’elle-même.

– Mrs Glenarm, dit-elle avec calme, je vous avertis… non, je vous supplie de ne pas prendre ce ton avec moi. Et je m’engage à vous prouver que vous êtes plus intéressée que vous ne voulez le croire, dans ce qui me reste à vous dire. Je vous en prie, supportez encore un instant ma présence. Je reconnais que vous avez deviné juste. J’avoue que je suis la malheureuse femme qui a été perdue et abandonnée par Geoffrey Delamayn.

– C’est faux ! s’écria Mrs Glenarm. Misérable ! osez-vous bien venir à moi avec votre histoire mensongère ? À quoi pense Mr Delamayn de m’exposer à pareille chose ?

Son indignation de se trouver dans le même lieu que sa rivale fit explosion sans être retenue par le respect des plus simples convenances.

– Je vais sonner les gens, dit-elle. Je vous ferai chasser de cette maison.

Elle essaya de s’approcher de la cheminée pour saisir le cordon de la sonnette. Anne, qui en était plus près, fit un pas en avant au même instant sans dire un mot et fit signe à Mrs Glenarm de reculer.

Il y eut un silence.

Les deux femmes attendaient, les yeux fixés l’une sur l’autre, luttant à qui montrerait le plus de résolution. Au bout d’un instant la plus belle nature l’emporta : Mrs Glenarm recula d’un pas en silence.

– Écoutez-moi, dit Anne.

– Que je vous écoute ? répéta Mrs Glenarm. Vous n’avez pas le droit d’être dans cette maison. Vous n’avez pas le droit de m’imposer votre présence. Quittez cette pièce !

La patience d’Anne, si fermement, si admirablement gardée jusque-là, commençait à lui manquer.

– Prenez garde ! Mrs Glenarm, dit-elle, bien que luttant encore contre elle-même. Je ne suis pas, par nature, une femme patiente. Les tourments ont fait beaucoup pour dompter mon caractère, mais la patience a ses limites ; vous avez atteint les limites de la mienne. J’ai le droit d’être entendue, et, après tout ce que vous m’avez dit, vous m’entendrez !

– Vous n’avez pas de droit. Femme sans pudeur, vous êtes mariée déjà. Je connais le nom de l’homme : Arnold Brinkworth.

– Est-ce Geoffrey qui vous a dit cela ?

– Je me refuse à répondre à une femme qui parle de Mr Geoffrey Delamayn de cette façon familière.

Anne fit un autre pas en avant.

– Est-ce Geoffrey qui vous a dit cela ? répéta-t-elle.

Il y avait un éclat dans ses yeux, une vibration dans sa voix qui montraient qu’elle s’était enfin réveillée. Mrs Glenarm répondit cette fois.

– Il me l’a dit.

– Il a menti !

– Il n’a pas menti. Je le crois, lui. Je ne vous crois pas, vous.

 S’il a dit que j’étais autre chose qu’une femme sans époux ; s’il dit qu’Arnold Brinkworth était marié à une autre que miss Lundie, de Windygates ; je le dis encore, il a menti !

– Je le dis encore : je le crois, lui, et je ne vous crois pas, vous.

 Vous croyez que je suis la femme d’Arnold Brinkworth ?

– J’en suis sûre.

– Et vous me dites cela en face ?

– Je vous le dis en face. Vous pouvez avoir été la maîtresse de Mr Delamayn, vous êtes la femme d’Arnold Brinkworth.

À ces mots, la colère longtemps contenue d’Anne éclata, d’autant plus violente qu’elle avait été plus fermement maîtrisée.

En un moment, le tourbillon de son indignation balaya tout devant elle, non seulement le but qui l’avait amenée aux Cygnes, mais tout sentiment même du tort impardonnable qu’elle avait souffert de la part de Geoffrey.

S’il avait été là en ce moment et qu’il lui eût offert de remplir ses engagements, elle aurait consenti à l’épouser pendant que Mrs Glenarm avait les yeux sur elle, sans penser qu’elle se serait tuée peut-être un moment après, quand la réflexion lui serait revenue.

Le petit aiguillon s’était planté enfin dans cette noble nature. La plus généreuse des femmes n’est qu’une femme après tout.

– Je m’oppose à votre mariage avec Geoffrey Delamayn. J’insiste pour qu’il remplisse la promesse de faire de moi sa femme !… Je l’ai là écrite… par lui… de sa propre main… Sur son âme, il jure d’être à moi… Il tiendra son engagement… Sa maîtresse, disiez-vous ?… Sa femme, Mrs Glenarm, avant que la semaine soit passée…

C’est par ces paroles passionnées qu’elle lui rendit ses insultes en agitant d’un air de triomphe la lettre qu’elle tenait à la main.

Domptée un moment par le doute, épouvantée de penser qu’Anne pouvait réellement avoir sur Geoffrey les droits qu’elle invoquait, Mrs Glenarm répondit pourtant avec l’obstination d’une femme aux abois, résolue à ne pas être persuadée même dans son propre intérêt.

– Je ne renonce pas à lui ! s’écria-t-elle, votre lettre est l’œuvre d’un faussaire. Vous n’avez pas de preuves… Je ne veux pas… je ne veux pas renoncer à lui ! répéta-t-elle, avec l’impuissante réitération d’un enfant en colère.

Anne montra dédaigneusement la lettre.

– Voilà son engagement écrit, dit-elle. Tant que je vivrai, jamais vous ne serez sa femme.

– Je serai sa femme le lendemain de la course à pied. Je vais le retrouver à Londres et le tenir en garde contre vous.

– Je serai à Londres avant vous, avec ceci dans ma main. Connaissez-vous son écriture ?

Elle avança la lettre tout ouverte. La main de Mrs Glenarm s’avança avec la prestesse d’une patte de chat. Quelque prompte qu’elle eût été, sa rivale fut plus prompte encore.

Pendant un instant elles se mesurèrent des yeux, l’une tenant la lettre derrière elle, l’autre la main encore tendue en avant.

Au même instant, avant qu’un mot de plus eût été échangé entre elles, la porte-fenêtre s’ouvrit. Julius entra dans la chambre, et s’adressant à Anne :

– Nous avons décidé sur la terrasse, dit-il tranquillement, que vous parleriez à Mrs Glenarm si elle le désirait. Pensez-vous que l’entretien doive continuer plus longtemps ?

La tête d’Anne retomba sur sa poitrine. Son fier courroux s’était subitement amorti.

– J’ai été cruellement provoquée, Mr Delamayn, répondit-elle. Mais je n’ai pas le droit d’invoquer ce moyen de défense.

De chaudes larmes de honte lui vinrent aux yeux et se répandirent sur ses joues. Elle baissa immédiatement la tête pour les lui cacher.

– La seule chose que je puisse faire, c’est de vous demander pardon et de quitter cette maison.

Elle se dirigea vers la porte en silence ; Julius Delamayn lui fit l’insignifiante politesse de lui éviter la peine de l’ouvrir, elle sortit.

L’indignation de Mrs Glenarm, suspendue un moment, se tourna contre Julius lui-même.

– Si un piège m’a été tendu pour me forcer à voir cette femme sous votre approbation, dit-elle avec hauteur, je me dois à moi-même, Mr Delamayn, de suivre son exemple et de quitter votre maison.

– Je l’ai autorisée à vous demander un entretien, Mrs Glenarm. Si elle a abusé de la permission que je lui ai donnée, je le regrette sincèrement et je vous prie d’accepter mes excuses. Mais permettez-moi de défendre ma conduite et d’ajouter que je la considérais et que je la considère encore comme une femme plus à plaindre qu’à blâmer.

– À plaindre, dites-vous ? répéta Mrs Glenarm, ne sachant si ses oreilles ne l’avaient pas trompée.

– À plaindre, répéta Julius.

– Vous pouvez trouver convenable, Mr Delamayn, d’oublier ce que votre frère a dit au sujet de cette personne… je me le rappelle, moi.

– Moi aussi, Mrs Glenarm. Mais, avec l’expérience que j’ai de mon frère…

Il hésita et effleura les cordes de son violon.

– Vous ne le croyez pas ? dit Mrs Glenarm.

Julius se refusa à reconnaître positivement qu’il doutait de la parole de son frère, en face de celle qui allait devenir sa belle-sœur.

– Je ne vais pas jusque-là, dit-il, je trouve seulement difficile de concilier ce que Geoffrey nous a dit avec les manières et l’apparence de miss Sylvestre.

– Son apparence ! s’écria Mrs Glenarm dans un transport d’indignation et de dégoût, son apparence !… Oh ! les hommes !… Je vous demande pardon… J’aurais dû me rappeler qu’il ne faut pas discuter des goûts. Continuez, je vous en prie, continuez.

– Ne ferions-nous pas mieux de nous calmer, par un peu de musique ? suggéra Julius.

– Je vous requiers tout particulièrement de continuer, répondit Mrs Glenarm en accentuant ses paroles. Vous trouvez impossible de concilier…

– J’ai dit : difficile.

– Oh ! très bien. Vous trouvez donc difficile de concilier ce que Geoffrey nous a dit avec les manières et l’apparence de miss Sylvestre ? Après ?… Vous aviez encore quelque chose à dire quand je vous ai interrompu. Qu’était-ce ?

– Seulement ceci, dit Julius. Je ne trouve pas aisé non plus de comprendre la conduite de sir Patrick Lundie, permettant à Mr Brinkworth de se rendre coupable de bigamie en épousant sa nièce.

– Attendez un instant ! Le mariage de Mr Brinkworth avec cette horrible femme était un mariage secret. Vous pensez bien que sir Patrick n’en avait nulle connaissance.

Julius avoua que cela était possible, et fit une seconde tentative pour amener la femme irritée à prendre place au piano.

Inutile effort.

Quoique reculant devant l’idée de se l’avouer à elle-même, la foi de Mrs Glenarm en la sincérité de son adorateur était ébranlée. Le ton de Julius, tout modéré qu’il était, avait ravivé tous les premiers soupçons que le langage et la conduite d’Anne l’avaient forcée à concevoir sur le degré de créance qu’on pouvait accorder aux paroles de Geoffrey.

Elle se laissa tomber sur la chaise la plus proche et porta son mouchoir à ses yeux.

– Vous avez toujours haï le pauvre Geoffrey, dit-elle en fondant en larmes, et maintenant vous le diffamez devant moi.

Julius sut admirablement la prendre. Sur le point de répondre sérieusement, il s’arrêta.

– J’ai toujours haï le pauvre Geoffrey, répéta-t-il avec un sourire. Vous devriez être la dernière à dire une chose pareille ! Je l’ai amené de Londres exprès pour vous le présenter.

– Alors, je désirerais que vous l’eussiez laissé à Londres, répliqua Mrs Glenarm, en passant des larmes à la colère. J’étais une femme heureuse avant de rencontrer votre frère… Je ne puis renoncer à lui, s’écria-t-elle en revenant de la colère aux larmes. Je ne m’inquiète pas de savoir s’il m’a trompée… Je ne veux pas qu’il soit à une autre… Je veux être sa femme !

Par un mouvement théâtral, elle se jeta à genoux devant Julius.

– Oh ! aidez-moi à découvrir la vérité. Oh ! Julius ! ayez pitié de moi… Je suis folle de Geoffrey…

Une douleur sincère était écrite sur son visage, sa voix avait l’accent de la vérité. Qui aurait cru qu’il y avait en réserve dans le cœur de cette femme un fond d’insolence impitoyable et d’implacable cruauté et qu’elle avait donné, cinq minutes auparavant, un libre cours à cette insolence et à cette cruauté envers une sœur tombée.

– Je ferai tout ce qu’il me sera possible, dit-il en la relevant. Permettez que nous reparlions de cela quand vous serez plus calme. Essayons de faire un peu de musique à présent. Rien que pour calmer vos nerfs.

– Cela vous serait agréable ? dit-elle, en devenant en un instant un modèle de docilité féminine.

Julius ouvrit le volume des sonates de Mozart et porta son violon à son épaule.

– Essayons la quinzième sonate, dit-il, en plaçant Mrs Glenarm devant le piano. Nous commencerons par l’adagio. Si jamais musique divine a été écrite par un mortel, c’est celle-là.

Ils commencèrent. À la troisième mesure, Mrs Glenarm sauta une note, et l’archet de Julius s’arrêta en frémissant sur les cordes.

– Je ne puis pas jouer, dit-elle, je suis si agitée ! Je suis si tourmentée ! Comment arriverai-je à découvrir si cette femme est mariée ou non ? À qui le demander ? Je ne puis aller trouver Geoffrey à Londres. L’entraîneur ne me permettrait pas de le voir. Je ne puis m’adresser à Mr Brinkworth lui-même. Je ne le connais pas. À qui donc parler ? Pensez-y et dites-le moi.

Il n’y avait qu’un moyen de la faire revenir à l’adagio : c’était de trouver une idée qui la satisfît et la tranquillisât. Julius déposa son violon sur le piano et réfléchit sérieusement à la question.

– Il y a les témoins, dit-il ; si l’on doit se fier au récit de Geoffrey, la propriétaire et le garçon de l’auberge peuvent nous faire connaître les faits.

– Des gens du bas peuple ? objecta Mrs Glenarm ; des gens que je ne connais pas… des gens qui peuvent prendre avantage de ma situation pour être insolents avec moi ?

Julius réfléchit encore et émit un autre avis. Avec la fatale sagacité de l’innocence, il émit l’idée de renvoyer Mrs Glenarm, à qui ?

Ni plus ni moins qu’à lady Lundie.

– Il y a notre bonne amie de Windygates, dit-il. Quelques rumeurs doivent être parvenues aux oreilles de lady Lundie. Il serait peut-être un peu maladroit de s’adresser à elle, si elle ne sait rien encore, au moment d’une calamité de famille ; mais vous êtes le meilleur juge en cette matière. Tout ce que je puis faire, c’est d’en exposer l’idée. Windygates n’est pas loin et il peut résulter quelque chose de cette démarche. Qu’en pensez-vous ?

Il en pouvait résulter quelque chose. Qu’on se rappelle que lady Lundie avait été laissée dans la plus complète ignorance, qu’elle avait écrit à sir Patrick sur un ton qui montrait clairement qu’elle était blessée, que ses soupçons étaient éveillés, et qu’elle allait recevoir la première nouvelle de la sérieuse difficulté dans laquelle Arnold Brinkworth se trouvait, grâce à Julius, de la bouche d’une personne qui n’était pour elle qu’une simple connaissance.

Qu’on se rappelle tout cela, et alors qu’on imagine ce qui pouvait en résulter, non seulement à Windygates, mais aussi à l’Hermitage.

– Qu’en pensez-vous ? répéta Julius.

Mrs Glenarm était enchantée.

– C’est la seule personne auprès de laquelle je puisse aller, dit-elle. Si on ne me laisse pas entrer, j’écrirai pour expliquer le but de ma visite. Lady Lundie a l’esprit si droit, elle est si sympathique !… Si elle ne reçoit personne, je n’aurai qu’à lui confier mes tourments et je suis sûre qu’elle consentira à me voir. Vous me prêterez une voiture n’est-ce pas ? J’irai demain à Windygates.

Julius reprit son violon sur le piano.

– Ne me reprochez pas d’être importun, dit-il d’un ton insinuant. D’ici à demain nous n’avons rien à faire… et nous avons là une si adorable musique ! Une fois qu’on s’y est mis… on sent l’envie d’en essayer encore.

Mrs Glenarm était disposée à tout faire pour prouver sa gratitude à Julius après l’inestimable conseil qu’il venait de lui donner.

À la seconde épreuve, les yeux et les mains de la belle pianiste étaient dans une harmonie parfaite. L’adorable chant de l’adagio de cette quinzième sonate se poursuivit cette fois sans encombre. Julius était transporté dans le septième ciel musical.

 

Le lendemain, Mrs Glenarm et Mrs Delamayn partirent ensemble pour Windygates.

Share on Twitter Share on Facebook