Il y a, sans doute, dans la composition d’un roman, certaines règles à observer, pour en conserver la clarté et en ménager les effets. Même dénué de toute expérience dans l’art du conteur, un homme d’imagination a son instinct pour le guider dans le choix des mots et le développement de l’action. Une parcelle de talent fait pardonner bien des erreurs. Mais il ne s’agit pas ici d’une œuvre d’imagination ; je n’ai aucun talent, et ce n’est pas l’art de la composition, mais au contraire l’absence de tout art qui pourra valoir à mon ouvrage une certaine indulgence. Convaincu de mon peu de moyens, et fort de la sincérité de mes intentions, je ne voudrais, même si j’en étais capable, inventer aucun fait. Je pousse les scrupules au point de ne pas chercher la moindre transition entre les deux premières parties de mon récit.
Je mettrai donc de côté le journal de M. Razumov au moment précis où le conseiller Mikulin lui posait, comme un insoluble problème sa question : « Où cela ? », et je dirai simplement que j’avais fait la connaissance de ces dames six mois environ avant cette époque. Par « ces dames » je veux désigner, on l’a deviné, la mère et la sœur de l’infortuné Haldin.
De quels arguments il avait pu user pour décider sa mère à vendre leur petite propriété et à s’expatrier pour une période de temps indéterminé, je ne saurais le dire exactement. Je crois que Madame Haldin, pour complaire à un désir de son fils, aurait mis le feu à la maison et émigré dans la lune, sans montrer aucun signe de surprise ou d’appréhension, et que Mlle Haldin, – Nathalie ou Natalka pour les intimes – aurait, sans hésitation, consenti à la suivre.
Je me rendis très vite compte du total dévouement et de la fierté dont ces dames faisaient preuve à l’égard du jeune homme. C’est pour obéir à ses instructions qu’elles avaient gagné tout droit la Suisse et avaient passé à Zurich une année presque entière. De Zurich, qu’elles n’aimaient pas, elles vinrent à Genève. Un de mes amis, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne (il avait épousé une Russe, parente éloignée de Mme Haldin) m’écrivit au sujet de ces dames, et me conseilla de leur faire une visite. C’était là un avis bienveillant, propre à m’intéresser en tant que professeur. Mlle Haldin désirait, en effet, lire les meilleurs auteurs anglais avec un maître compétent.
Mme Haldin me reçut très cordialement. La mauvaise qualité de son français, qu’elle avouait en souriant, simplifia entre nous les formalités d’une première entrevue. C’était dans sa robe de soie noire, une grande femme, dont le front large, les traits réguliers et les lèvres finement modelées disaient la beauté passée. Assise très droite dans une bergère, elle me déclara d’une voix douce et un peu faible que sa Natalka avait une véritable soif de connaissances. Elle gardait ses mains frêles sur les genoux, et l’immobilité de ses traits avait quelque chose de monacal. « En Russie, poursuivit-elle, toute connaissance est entachée de mensonge, je ne parle pas, bien entendu, de la chimie et des sciences de ce genre, mais de l’instruction en général. Le Gouvernement a corrompu l’enseignement dans un but d’intérêt personnel. C’est ainsi, d’ailleurs, que pensent mes enfants. » Sa Natalka avait obtenu le diplôme d’une école supérieure de jeunes filles, et son fils était étudiant à l’Université de Pétersbourg. Intelligence brillante, nature noble et généreuse, il était l’oracle de ses camarades. Dans tout autre pays que le leur, elle aurait eu la certitude d’un brillant avenir pour un homme doué des qualités extraordinaires et du caractère élevé de son fils…, mais en Russie !…
La jeune fille, assise à la fenêtre, tourna la tête pour dire : « Allons, Maman ! Même chez nous, les choses changent avec les années ! »
Sa voix profonde, presque rude, était caressante pourtant dans sa rudesse. Elle avait le teint mat, des lèvres rouges et des formes pleines. Elle donnait une impression de forte vitalité. La vieille dame soupira :
« Vous êtes jeunes, tous les deux ; l’espoir vous est facile. Moi non plus, d’ailleurs, je ne désespère pas. Comment pourrais-je désespérer avec un fils comme celui-là ! »
Je m’adressai à Mlle Haldin pour savoir quels auteurs elle désirait lire. Elle tourna vers moi ses yeux gris bordés de cils noirs, et je me rendis compte, malgré le nombre de mes années, de l’attraction physique que pouvait exercer sa personne sur un homme capable d’apprécier dans une femme autre chose que la simple grâce féminine. Elle avait un regard droit et loyal comme celui d’un jeune homme que n’ont pas encore gâté les sages leçons de la vie. Un regard intrépide aussi, mais sans rien d’agressif dans son intrépidité. Je le définirai mieux en disant qu’il montrait une assurance ingénue bien que réfléchie. Elle avait pensé déjà (en Russie les jeunes gens commencent à penser de bonne heure) mais elle n’avait pas connu de déceptions, sans doute pour n’être pas tombée encore sous l’empire de la passion. On la sentait… il suffisait pour cela de la regarder… très capable de s’exalter pour une idée ou simplement pour une personne. Au moins est-ce ainsi que je la jugeai, avec un esprit que je crois impartial… car évidemment ma personne ne pouvait pas être la personne…, et quant à mes idées !…
Nous devînmes très bons amis, au cours de nos lectures, qui me valurent des heures charmantes. Je puis avouer, sans crainte de provoquer un sourire, que je m’attachai fort à cette jeune fille. Au bout de quatre mois, je lui dis qu’elle pouvait fort bien, à l’avenir, continuer à lire l’anglais sans mon aide. Il était temps pour le professeur de se retirer. Mon élève parut fâcheusement surprise.
Madame Haldin, toujours assise dans son fauteuil, tourna vers moi ses traits immobiles et l’expression bienveillante de ses yeux, en me disant dans son français douteux : « Mais l’ami reviendra ». Et il en fut ainsi décidé : je revins dans la maison, non plus quatre fois par semaine, comme auparavant, mais assez fréquemment. En automne, nous fîmes ensemble quelques courtes excursions en compagnie d’autres Russes, et mes relations avec ces dames me valurent dans la colonie russe une place que je n’aurais pu trouver autrement.
Le jour où je vis dans les journaux la nouvelle de l’assassinat de M. de P… (c’était un Dimanche), je rencontrai les deux dames dans la rue, et marchai quelque temps à leurs côtés. Mme Haldin portait, je m’en souviens, un lourd manteau gris sur sa robe de soie noire et ses beaux yeux rencontrèrent les miens avec une expression de calme parfait.
« Nous avons assisté au dernier service », me dit-elle. « Natalka est venue avec moi. Naturellement, ses amies, les étudiantes de Genève ne… Chez nous, en Russie, l’église est si bien identifiée avec l’oppression, qu’il paraît presque nécessaire, à ceux qui ont désir de vivre libres, de renoncer à tout espoir d’une existence future. Mais je ne saurais me passer de prier pour mon fils. »
Elle eut une légère rougeur, et ajouta, en français, avec une sorte de froideur attristée : « Ce n’est peut-être qu’une habitude ! »
Mlle Haldin portait le livre de prières, et dit, sans regarder sa mère :
« Victor et toi, vous êtes tous deux des croyants fervents ».
Je fis part à ces dames des nouvelles de leur pays que je venais de lire dans un café. Pendant une minute, nous marchâmes côte à côte, d’un pas rapide, en silence. Puis Mme Haldin murmura :
« Ce sera un prétexte à de nouveaux troubles, à de nouvelles persécutions. Peut-être même fermera-t-on l’Université. En Russie, on ne peut trouver de paix ou de repos que dans la tombe. »
« Oui, la route est rude », fit la jeune fille, en regardant droit devant elle, vers la chaîne neigeuse du Jura qui se dressait comme un mur à l’extrémité de la rue. « Mais la concorde n’est plus bien loin… »
« Voilà ce que pensent mes enfants », remarqua Mme Haldin.
Je fis observer, sans cacher mon sentiment, que le temps me paraissait mal choisi pour parler de concorde. Mais Nathalie Haldin me surprit, en disant, comme si elle avait mûrement étudié le sujet, que les Occidentaux ne comprenaient pas la situation. Elle était très calme et parlait avec l’assurance d’une supériorité juvénile.
« Vous croyez à quelque conflit de classes et d’intérêts, analogue à vos luttes sociales d’Europe, alors qu’il ne s’agit pas du tout de cela ; c’est chose absolument différente. »
« Il est possible que je ne comprenne pas », finis-je par admettre.
Cette propension à placer, par une sorte de mysticisme, tous les problèmes au-dessus du monde des choses compréhensibles, est essentiellement russe. Je connaissais assez la jeune fille pour m’être aperçu de son mépris pour toutes les formes pratiques de libertés politiques familières au monde occidental. Je suppose qu’il faut être Russe soi-même, pour comprendre la simplicité russe, cette simplicité terrible et corrosive, qui habille de phrases mystiques un cynisme naïf et désespéré… Je me dis quelquefois que le secret de la différence psychologique qui nous sépare de ces gens-là, c’est qu’ils détestent la vie, la vie irrémédiable de notre terre, la vie telle qu’elle est, tandis que nous, Occidentaux, la chérissons, en nous exagérant peut-être autant, en sens inverse, sa valeur sentimentale. Mais voici une vraie digression…
J’aidai ces dames à monter dans le tramway et elles m’engagèrent à aller leur faire une visite, l’après-midi. Au moins, Mme Haldin m’en pria-t-elle, en grimpant dans la voiture, cependant que sa Natalka adressait, de la plate-forme arrière du véhicule en marche, un sourire indulgent à l’Occidental obtus. La lumière claire de l’après-midi d’hiver s’adoucissait dans ses yeux gris.
Le journal de M. Razumov, comme le livre ouvert de la destinée, fait revivre dans ma mémoire cette journée, singulièrement cruelle pour n’avoir été assombrie par aucun pressentiment. Victor Haldin était encore parmi les vivants, mais parmi ces vivants dont le seul rapport avec la vie est l’attente de la mort. Il avait sans doute consacré déjà aux dernières de ses affections terrestres, les heures de ce silence obstiné, qui devait se prolonger pour lui dans l’éternité. Cet après-midi-là, les dames Haldin reçurent la visite de nombreux compatriotes, plus nombreux qu’elles n’avaient coutume d’en voir en un seul jour, et le salon, situé au rez-de-chaussée de la vaste maison du boulevard des Philosophes, était très rempli.
Je restai le dernier, et quand je me levai, Mlle Haldin en fit autant : Je pris sa main et fus poussé à revenir sur notre conversation du matin, dans la rue.
« En admettant », commençai-je, « que nous autres Occidentaux ne sachions pas comprendre le caractère de vos concitoyens… »
On aurait dit qu’une prescience mystérieuse l’avait préparée à mes paroles. Elle m’arrêta doucement :
« Leurs impulsions… leurs… » Elle cherchait le mot propre et le trouva, mais en français… « leurs mouvements d’âme. »
Sa voix n’était qu’un murmure.
« Si vous voulez », dis-je. « Mais tout de même, nous assistons à un conflit. Vous prétendez que ce n’est pas une lutte de classes ou d’intérêts. Je veux bien l’admettre. Faut-il admettre aussi que le sang et la violence puissent réconcilier les champions des idées les plus éloignées, et puissent cimenter leur union pour amener cette ère de concorde dont vous proclamez la venue prochaine ? »
Elle eut pour moi un regard scrutateur de ses yeux gris, mais ne répondit pas à ma question si raisonnable, à ma question trop claire, et qui n’admettait pas de réplique.
« C’est inconcevable », ajoutai-je, avec une sorte de dépit.
« Tout est inconcevable », dit-elle ; « le monde entier est inconcevable pour la stricte logique des idées. Et pourtant le monde existe pour nos sens, et nous existons aussi. Il doit y avoir une nécessité supérieure à nos conceptions. C’est chose très misérable et très décevante que d’appartenir à la majorité. Nous autres Russes saurons trouver une forme de liberté nationale plus intéressante qu’une lutte artificielle de partis,… laquelle est mauvaise en tant que lutte, et méprisable parce qu’artificielle. À nous, Russes, de découvrir une voie nouvelle. »
Mme Haldin, qui avait jusque-là regardé par la fenêtre, tourna vers moi la beauté presque morte de ses traits et le doux regard très vivant de ses grands yeux sombres.
« Voilà ce que pensent mes enfants », déclara-t-elle.
« Je crains », dis-je à Mlle Haldin, « que vous ne soyez froissée si je vous avoue que je n’ai pas compris… je ne dirai pas un seul mot… car j’ai compris tous les mots… mais votre idée au sujet de cette ère de concorde désincarnée que vous attendez. La vie comporte une forme extérieure. Elle suppose une sorte de matière plastique en même temps qu’un aspect intellectuel défini. Les conceptions les plus idéalistes d’amour et de tolérance doivent, pour ainsi dire, se revêtir de chair, pour tomber sous nos sens ».
Je pris congé de Mme Haldin, dont les lèvres sculpturales n’eurent pas un mouvement. Elle me sourit des yeux seulement. Nathalie Haldin, très aimable, m’accompagna jusqu’à la porte.
« Ma mère ne veut entendre en moi qu’un écho servile de mon frère Victor. Mais elle se trompe. Il me comprend mieux que je ne sais le comprendre. Quand il viendra nous rejoindre, et que vous le connaîtrez, vous verrez quelle âme exceptionnelle il possède ! » Elle fit une pause. « Ce n’est pas un homme fort, au sens conventionnel du mot », poursuivit-elle, « mais il a un caractère sans défaut. »
« Je crois qu’il ne me sera pas difficile de me faire un ami de votre frère Victor. »
« Ne vous attendez pas à le comprendre tout à fait », me dit-elle, un peu malicieusement. « Il n’est pas du tout… mais pas du tout Occidental, au fond ! »
Sur cet avis superflu je quittai la pièce, jetant du seuil de la porte, un dernier regard sur Mme Haldin, assise dans son fauteuil, près de la fenêtre. Je ne sentais pas l’ombre de l’autocratie qui s’appesantissait déjà sur le boulevard des Philosophes, dans cette ville libre, indépendante et démocratique de Genève, dont un des quartiers s’appelle la Petite Russie. Dès que deux Russes se réunissent, l’ombre de l’autocratie pèse sur eux, imprégnant leurs pensées, leurs désirs, leurs sentiments les plus intimes, leur vie privée et leurs paroles publiques, hantant le secret de leur silence.
Je fus encore frappé, au cours de la semaine qui suivit, par le mutisme de ces dames. J’avais coutume de les rencontrer au cours de leur promenade dans le Jardin Public, près de l’Université. Elles m’accueillirent, pendant ces jours, avec leur cordialité habituelle, où je ne pouvais pas m’empêcher cependant de discerner une certaine taciturnité. À cette époque le bruit se répandit que l’assassin de M. de P… avait été pris, jugé et exécuté. C’est au moins ce qui avait été officiellement déclaré aux agences de nouvelles. Mais pour le monde en général, l’homme restait anonyme. Le secret des bureaux avait empêché son nom d’être livré au public,… pour quelle raison, je ne puis vraiment l’imaginer.
Un jour je vis Mlle Haldin, qui se promenait seule dans l’allée principale des Bastions sous les arbres dénudés.
« Ma mère n’est pas très bien », m’expliqua-t-elle.
Comme Mme Haldin n’avait, semblait-il, jamais connu de sa vie un jour de maladie, cette indisposition était inquiétante. Il n’y avait d’ailleurs rien de défini.
« Je crois qu’elle se tourmente parce que nous n’avons pas eu de nouvelles de mon frère depuis un temps assez long ».
« Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », fis-je gaîment… et nous nous mîmes à marcher lentement, côte à côte.
« Pas en Russie ! », soupira-t-elle, si bas que je pus à peine saisir ses paroles. Je la regardai avec plus d’attention.
« Vous êtes inquiète aussi ? »
Elle admit le fait, après un instant d’hésitation.
« Il y a vraiment si longtemps que nous n’avons rien reçu… »
Et sans me laisser le temps de proférer des paroles banalement rassurantes, elle poursuivit :
« Oh ! il y a bien pis que cela. J’ai écrit à des gens que nous connaissons à Pétersbourg. Ils ne l’ont pas vu depuis plus d’un mois. Ils le croyaient déjà auprès de nous et étaient même un peu fâchés qu’il eût quitté Pétersbourg sans venir prendre congé d’eux. Le mari de mon amie est allé tout de suite au logis de Victor. Mais il en était parti, et l’on ne savait pas son adresse. »
Je l’entendais respirer convulsivement, par saccades douloureuses. On n’avait pas non plus, depuis longtemps, vu son frère aux cours. Il venait seulement de temps en temps à la porte de l’Université pour demander ses lettres au portier. Et l’on avait dit à l’ami qui s’inquiétait de lui que l’étudiant Haldin n’était pas venu réclamer ses deux dernières lettres. Mais la police avait fait une enquête pour savoir si l’étudiant Haldin recevait jamais des lettres à l’Université, et avait emporté sa correspondance.
« Mes deux dernières lettres », dit-elle.
Nous nous regardâmes. Quelques flocons de neige voltigeaient sous les branches dénudées. Le ciel était sombre.
« Que pensez-vous qui ait pu arriver ? » demandai-je.
Elle eut un mouvement léger des épaules.
« On ne peut jamais dire… en Russie ! »
Je vis alors l’ombre de l’autocratie qui pèse sur les épaules des Russes, sur leur soumission comme sur leur révolte. Je la vis sur la belle figure ouverte qui sortait du col de fourrure, je la vis assombrir les yeux clairs dont le regard gris et brillant luisait pour moi sous la lumière morne de l’après-midi nuageux et inclément.
« Marchons », dit-elle ; « il fait froid à rester immobiles…, aujourd’hui ! »
Elle eut un léger frisson, et frappa le sol de son petit pied. Nous marchâmes rapidement jusqu’au bout de l’allée, revenant ensuite à la grande porte du jardin.
« Avez-vous dit cela à votre mère ? » hasardai-je.
« Non, pas encore ; je suis venue me promener pour chasser l’impression de cette lettre. »
J’entendis un bruit vague de papier froissé. Cela venait de son manchon. Elle avait apporté la lettre et la tenait là…
« Que craignez-vous donc ? » demandai-je.
Pour nous, Européens de l’Ouest, toutes les idées de complots, de conspirations politiques, paraissent enfantines, simples inventions de théâtre ou de romans. Je ne voulais pas poser une question plus précise.
« Pour nous… pour ma mère surtout… ce que je crains, c’est l’incertitude. Il y a des gens qui disparaissent. Oui ! qui disparaissent. Je vous laisse à imaginer la cruauté de cela…, de semaines…, de mois…, d’années de silence. Cet ami dont je vous parlais, n’a pas poursuivi son enquête lorsqu’il a su que la police s’était emparée des lettres. Il aura eu peur de se compromettre. Il a une femme, des enfants ; pourquoi, après tout, irait-il au-devant du danger ?… D’ailleurs il n’a pas de relations influentes et n’est pas riche. Que pourrait-il faire ? Oui, j’ai peur du silence… pour ma pauvre mère. Elle ne pourra pas le supporter… Pour mon frère, j’ai peur… » Son ton devint presque imperceptible : « j’ai peur de tout… ! »
Nous étions arrivés à la porte qui regarde le théâtre. Elle éleva la voix :
« Mais il y a des gens perdus qui reviennent, même en Russie. Savez-vous quel est mon dernier espoir ? Peut-être en guise de nouvelles le verrons-nous entrer dans notre appartement ? »
Je levai mon chapeau, et avec une légère inclinaison de la tête, elle sortit du jardin, gracieuse et forte, les mains dans le manchon, froissant la lettre cruelle de Pétersbourg.
Rentré chez moi, j’ouvris le journal que je reçois de Londres, pour jeter un coup d’œil sur la correspondance de Russie… la correspondance et non les dépêches : la première chose qui arrêta mon regard fut le nom de Haldin. La mort de M. de P… n’était plus un fait d’actualité, mais un correspondant fureteur était fier d’avoir déniché une information de source privée, concernant ce chapitre d’histoire contemporaine. Il avait pu trouver le nom de Haldin et construire le récit de son arrestation nocturne dans la rue. Mais au point de vue journalistique l’intérêt de ces faits appartenait au domaine du passé : aussi n’y consacrait-il qu’une vingtaine de lignes. C’en était assez pourtant pour me valoir une nuit d’insomnie. Je sentais que ç’eut été, à l’endroit de Mlle Haldin, une sorte de trahison, que de la laisser tomber sans préparation sur une telle nouvelle, qui serait infailliblement reproduite le lendemain dans les journaux français et suisses. Je passai jusqu’au matin des heures pénibles, tenu éveillé par la tension nerveuse, et hanté de cauchemars, avec la sensation douloureuse de me trouver mêlé à des évènements dramatiques et morbides. L’incongruité d’une telle complication dans la vie de ces deux femmes se fit sentir à moi, tout au long de la nuit comme une véritable angoisse. Il me semblait que leur simplicité exquise aurait dû écarter pour toujours une telle douleur de leur vie. En arrivant, à une heure ridiculement matinale, à la porte de leur maison, j’avais l’impression de commettre un acte de vandalisme !…
La vieille servante m’introduisit dans le salon, où un plumeau était posé sur une chaise et un balai s’appuyait contre la table centrale. Des poussières volaient dans un rayon de soleil ; je regrettais de n’avoir pas écrit une lettre au lieu de venir moi-même, mais je m’applaudissais de la beauté du jour. Mlle Haldin, vêtue d’une robe noire toute simple, sortit légèrement de la chambre de sa mère, avec un sourire incertain figé sur les lèvres.
Je sortis le journal de ma poche. Je n’aurais pas cru qu’un numéro du Standard put produire l’effet d’une tête de Méduse. Les traits de la jeune fille, ses yeux, ses membres, se pétrifièrent instantanément. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est que dans son immobilité de pierre, elle restait vivante ! On sentait les palpitations de son cœur. J’espère qu’elle m’a pardonné l’attente que lui valurent mes explications maladroites : ce ne fut pas très long ; elle n’aurait pas pu rester ainsi figée de la tête aux pieds, plus d’une ou deux secondes ; je l’entendis enfin faire une longue inspiration. Comme si le choc avait paralysé sa résistance morale et compromis la fermeté de ses muscles, les contours de sa figure semblaient s’être fondus. Elle était affreusement changée. Elle paraissait vieillie, brisée. Mais cela ne dura qu’un instant : elle dit avec décision :
« Je vais avertir ma mère tout de suite. »
« Serait-ce prudent, dans son état ? » observai-je.
« Quel état peut être pire pour elle que celui de ce dernier mois ? Nous avons une compréhension différente de ces choses. Il ne s’agit pas ici d’un crime… Ne croyez pas que je veuille le défendre devant vous. »
Elle se dirigea vers la porte de la chambre, puis revint à moi pour me prier en un murmure très bas de ne pas partir avant son retour. Pendant vingt interminables minutes, aucun son ne me parvint. À la fin, Mlle Haldin sortit de la chambre et traversa le salon de son pas rapide et léger. Quand elle atteignit le fauteuil, elle s’y laissa tomber lourdement, comme si elle eut été complètement épuisée. « Madame Haldin, me dit-elle, n’avait pas versé une larme. Elle était restée assise dans son lit et son immobilité, son silence, étaient très alarmants. À la fin elle s’était recouchée doucement, en faisant signe à sa fille de se retirer.
« Elle va m’appeler tout à l’heure », ajouta Mlle Haldin ; « j’ai laissé une sonnette près de son lit. »
Je dois avouer que ma très réelle sympathie ne savait sur quoi s’appuyer. Les lecteurs d’Occident pour qui j’écris cette histoire sauront me comprendre. C’était, si je puis dire, manque d’expérience. La mort est une voleuse sans pitié. L’angoisse d’une perte irréparable nous est familière à tous. Il n’y a pas de vie assez solitaire pour pouvoir se sentir à l’abri de coups semblables. Mais la douleur dont j’avais été le messager pour ces dames avait de redoutables associations. Avec son accompagnement de bombes et d’échafaud, elle faisait le fond d’un tableau sombre et russe qui valait quelque incertitude à la nature de ma sympathie.
Je fus reconnaissant à Mlle Haldin de ne m’avoir pas embarrassé par l’étalage de ses sentiments intimes. Je l’admirais de sa merveilleuse maîtrise d’elle-même, tout en m’en sentant un peu effrayé. C’était le calme indicateur d’une tension profonde. Qu’arriverait-il s’il cédait tout à coup ? La porte même de la chambre de Mme Haldin, et l’idée de la vieille mère toute seule, avaient un aspect redoutable.
Nathalie Haldin murmura tristement :
« Je suppose que vous vous demandez ce que je puis éprouver ? »
Elle avait raison. Mon incertitude même troublait ma sympathie d’Occidental obtus. Je ne pouvais trouver que des phrases banales, de ces phrases futiles qui nous donnent la mesure de notre impuissance devant les épreuves du voisin. Je marmottai des mots confus disant qu’aux jeunes gens, la vie réservait des espoirs et des compensations. Elle comportait des devoirs aussi, mais cela, je savais qu’il n’y avait pas besoin de le lui rappeler.
Elle tenait un mouchoir dans les mains et le tordait nerveusement.
« Je ne suis pas près d’oublier ma mère », dit-elle. « Nous étions trois. Maintenant nous restons deux… deux femmes. Elle n’est pas si vieille. Elle peut vivre encore longtemps. Qu’avons-nous à demander à l’avenir ? Quel espoir et quelle consolation ? »
« Il faut voir plus loin », dis-je avec décision, pensant qu’avec cette créature exceptionnelle c’est la corde du devoir qu’il fallait faire vibrer. Elle me regarda avec fermeté pendant un instant, puis les larmes qu’elle avait retenues jusque-là se mirent à couler sans contrainte. Elle bondit, et se tint devant la fenêtre, le dos tourné.
Je m’esquivai sans essayer même de l’approcher. Le lendemain on me dit à la porte que Mme Haldin allait mieux. La servante m’apprit que beaucoup de gens – des Russes – étaient venus à la maison, mais que Mlle Haldin n’avait reçu personne. Quinze jours plus tard, au moment de ma visite quotidienne, on me pria d’entrer et je trouvai Mme Haldin assise à sa place ordinaire, près de la fenêtre.
On aurait pu croire, au premier abord, que rien n’était changé. Je vis à l’autre bout de la chambre le profil familier, un peu plus ferme de dessin, et couvert de la pâleur uniforme, que l’on pouvait s’attendre à trouver chez une malade. Mais aucune maladie n’aurait pu expliquer le regard nouveau des yeux noirs qui ne souriaient plus avec une douce ironie. Elle les leva en me donnant la main. J’aperçus sur la petite table, aux côtés du fauteuil, le numéro du Standard vieux de trois semaines, plié de façon à laisser voir l’article du correspondant de Russie. La voix de Mme Haldin était singulièrement faible et sourde. Les premières paroles qu’elle m’adressa formulèrent une question :
« A-t-on donné quelque nouveau détail dans vos journaux ? »
Je laissai aller sa main longue et amaigrie, secouai négativement la tête, et pris un siège.
« La presse anglaise est merveilleuse. On ne peut rien lui cacher… et elle répand les nouvelles dans le monde entier. Seulement nos nouvelles russes ne sont pas toujours faciles à comprendre. Pas toujours faciles… Il est vrai que les mères anglaises n’attendent pas des nouvelles de ce genre… »
Elle mit la main sur le journal, puis la retira. Je dis :
« Nous aussi, nous avons eu des heures tragiques dans notre histoire. »
« Il y a longtemps ; il y a bien longtemps… »
« C’est vrai. »
« Il y a des nations qui ont fait un pacte avec la destinée », dit Mlle Haldin qui s’était approchée de nous. « Nous n’avons pas à les envier. »
« Pourquoi ce mépris ? » demandai-je doucement. « Peut-être notre marché n’était-il pas très généreux. Mais les conditions que le Destin accorde aux hommes et aux nations sont consacrées par leur prix même. »
Mme Haldin détourna la tête pour regarder par la fenêtre pendant quelque temps, avec le regard nouveau, sombre et éteint de ses yeux creusés, qui avait fait d’elle une femme si complètement changée.
« Cet Anglais… ce correspondant », me dit-elle brusquement. « Croyez-vous possible qu’il ait connu mon fils ? »
Je répondis à cette étrange question que c’était évidemment chose possible. Elle vit ma surprise.
« Si l’on savait quelle espèce d’homme c’est, on pourrait peut-être lui écrire », murmura-t-elle.
« Ma mère pense », m’expliqua Mlle Haldin, qui vint se placer entre nous, une main posée sur le dos de ma chaise, « que mon pauvre frère n’a peut-être pas essayé de se sauver. »
Je levai vers Mlle Haldin un regard de sympathie consternée, mais elle fixait sur sa mère le regard de ses yeux calmes. Mme Haldin continua :
« Nous ne savons l’adresse d’aucun de ses amis. À la vérité nous ne savons rien de ses camarades de Pétersbourg. Il avait une foule de jeunes amis, mais il n’en parlait jamais beaucoup. On sentait qu’ils étaient ses disciples et l’idolâtraient. Mais il était si modeste… On aurait pu penser qu’avec tant de dévouements… »
Elle tourna à nouveau les yeux vers le boulevard des Philosophes, avenue singulièrement aride et poussiéreuse, où l’on ne distinguait pour l’instant que deux chiens, une petite fille en tablier qui sautait à cloche-pied, et un ouvrier poussant sa bicyclette.
« Même parmi les apôtres du Christ, il s’est trouvé un Judas… » murmura-t-elle, comme pour elle-même, mais avec l’intention évidente d’être entendue de moi.
Les visiteurs russes, assemblés par petits groupes, causaient entre eux, pendant ce temps, à voix basse, avec des regards furtifs dans notre direction. Leur retenue faisait un singulier contraste avec la volubilité bruyante habituelle à ces réunions. Mlle Haldin me suivit dans l’antichambre.
« Tous ces gens insistent pour venir », me dit-elle. « Nous ne pouvons pas les laisser à la porte. »
Pendant que je passais mon pardessus, elle se mit à me parler de sa mère. Mme Haldin voulait entendre parler encore de son malheureux fils, et ne pouvait se décider à l’abandonner, pour toujours, dans l’inconnu muet. Elle persistait à y poursuivre son image pendant ses longues journées de silence immobile, en face du boulevard désert. Elle ne pouvait comprendre qu’il ne se fut pas échappé, comme avaient réussi à le faire dans des circonstances analogues tant d’autres révolutionnaires ou de conspirateurs. Il était inconcevable que les ressources des organisations secrètes eussent failli, d’aussi inexcusable façon, au salut de son fils. Mais en réalité ce qui paraissait inadmissible à son esprit chancelant, c’était l’audace cruelle de la Mort qui avait passé par-dessus sa tête, pour frapper ce cœur précieux et jeune.
Mlle Haldin me tendit machinalement mon chapeau, avec un regard dans le vide. Je comprenais, en l’écoutant, que la pauvre mère était torturée par l’idée sombre et simple, que son fils avait dû périr, faute de vouloir se sauver. Ce n’était pas, chose impossible, parce qu’il désespérait de l’avenir de son pays. Était-ce donc parce que sa mère et sa sœur n’avaient pas su mériter sa confiance, et avait-il senti, pour avoir fait ce qu’il avait à faire, son âme écrasée par un doute intolérable, son esprit déchiré par une méfiance soudaine ?
Je fus douloureusement frappé par l’ingénuité d’une telle pensée. « Nos trois vies étaient comme ceci ! » me dit la jeune fille, en nouant devant mes yeux les doigts de ses deux mains ; puis elle les sépara lentement avec un regard droit vers mon visage. – « Voilà ce que ma pauvre mère a trouvé, pour nous torturer toutes les deux au cours des années à venir », ajouta l’étrange fille. À ce moment, dans cette rencontre de la passion et du stoïcisme, son charme indéfinissable éclatait à mes yeux. Et je comprenais ce que pourrait être son existence, en face de l’immobilité terrifiante de Mme Haldin, hantée par cette idée fixe. Mais mon douloureux intérêt était condamné au silence par mon ignorance du mode de sa souffrance. L’abîme qui sépare certaines nationalités constitue pour nos natures complexes d’Occidentaux, un obstacle redoutable. Mlle Haldin était sans doute trop droite pour soupçonner mon embarras. Elle n’attendait de moi aucune parole, et reprit courageusement, comme si elle avait lu mes pensées sur mon visage :
« Au commencement, ma pauvre mère s’est engourdie », comme disent nos paysans ; « puis elle s’est mise à penser, et elle continuera, à l’avenir, à penser, et à penser encore, de cette affreuse façon ! Vous voyez vous-même la cruauté… »
Avec quelle sincérité je convenais avec elle de l’atroce misère de semblables rêveries ! La jeune fille eut un soupir anxieux :
« Mais tous ces détails étranges, dans votre journal… », s’écria-t-elle brusquement. « Que signifient-ils donc ? Ils doivent dire la vérité. Mais n’est-il pas terrible de penser que mon pauvre frère a été arrêté, errant à l’aventure, et seul, comme un désespéré, dans les rues, la nuit… »
Nous étions si près l’un de l’autre que je pus, malgré l’obscurité de l’antichambre, la voir mordre sa lèvre pour contenir un sanglot. Elle reprit, après un instant de silence :
« J’ai suggéré à ma mère l’idée d’une trahison, par quelque faux ami, ou peut-être simplement par un lâche. Cette pensée lui serait peut-être moins lourde. »
Je compris alors l’allusion de la pauvre femme à Judas.
« Vous avez peut-être raison », fis-je, en admirant en mon for intérieur la sagesse et la subtilité de cette sollicitude filiale.
Elle devait se résoudre à la vie que lui imposaient les conditions politiques de son pays. Ce qu’elle avait à envisager c’étaient des réalités cruelles, et non des imaginations morbides nées dans son esprit. Je ne pus me défendre d’un certain sentiment de respect, lorsqu’elle ajouta, simplement :
« On dit que le temps adoucit toutes les amertumes. Mais je ne puis croire qu’il ait aucune action sur le remords. Il vaut mieux que ma mère puisse attribuer à la culpabilité d’une personne quelconque la mort de Victor, que de croire à une faiblesse de son fils, ou à une faute commise par elle… »
« Mais vous, vous ne supposez pas… », commençais-je.
Elle serra les lèvres et secoua la tête. Elle ne nourrissait de mauvaises pensées contre personne, me dit-elle, et peut-être rien de ce qui était arrivé n’était-il sans utilité. Sur ces mots proférés à voix basse, et qui prenaient un son de mystère dans la demi-obscurité de l’antichambre, nous nous séparâmes, avec une poignée de mains, expressive et chaleureuse. L’étreinte de sa main ferme et élégante avait une franchise séduisante, une sorte de virilité exquise. J’ignore ce qui pouvait me valoir, de sa part, une amitié aussi sincère. Peut-être pensait-elle que je la comprenais beaucoup mieux que je ne le faisais en réalité. Les plus précises de ses paroles me paraissaient comporter toujours des sous-entendus énigmatiques, qui dépassaient ma compréhension. J’en suis réduit à supposer qu’elle appréciait mon attention et mon silence. De mon attention elle pouvait constater la sincérité, ce qui l’empêchait de taxer mon silence de froideur. Et ceci semblait la satisfaire. L’on notera d’ailleurs que si elle se confiait à moi, ce n’était manifestement pas dans l’attente d’un conseil, qu’elle ne m’avait, en fait, jamais demandé.