Nos relations quotidiennes subirent à cette époque, une interruption d’une quinzaine de jours. Je dus, à l’improviste, m’absenter de Genève. À mon retour, je dirigeai, sans tarder, mes pas vers le boulevard des Philosophes.
J’eus le regret d’entendre, à travers la fenêtre ouverte du salon, la voix onctueuse et profonde d’un visiteur, qui parlait sur un ton assuré.
Devant la fenêtre, le fauteuil de Mme Haldin était vide. Je vis Mlle Haldin assise sur le canapé, et je distinguai dans ses yeux gris un regard d’accueil, et l’ombre d’un sourire de bienvenue. Mais elle ne fit pas un mouvement. Elle tenait sur ses genoux, renversées sur sa robe de deuil, ses mains blanches vigoureuses, en face d’un homme qui présentait à mes yeux un large dos couvert de drap noir et bien assorti à sa voix profonde. Il tourna vivement la tête par-dessus son épaule, mais pendant une seconde seulement.
« Ah votre ami Anglais ! Je sais ; je sais… Ce n’est rien ! »
Il portait des lunettes à verres fumés, et un haut chapeau de soie était posé sur le sol, à portée de sa chaise. Avec des gestes légers de sa grosse main molle, il poursuivit son discours dont il précipitait légèrement le débit :
« Je n’ai jamais senti s’altérer la foi née en moi, pendant ma course errante à travers les forêts et les fondrières de la Sibérie. Elle m’a soutenu alors, comme elle me soutient aujourd’hui. Les grandes puissances de l’Europe sont appelées à disparaître, et la cause de leur ruine sera très simple. Elles s’épuiseront dans la lutte contre leur prolétariat. En Russie, il n’en est pas de même. En Russie, nous n’avons pas de classes qui puissent se combattre, l’une détenant la puissance de la richesse, l’autre forte de la force du nombre. Nous n’avons qu’une bureaucratie malpropre, en face d’un peuple aussi grand et aussi incorruptible que l’océan. Non, nous n’avons pas de classes. Mais nous avons la femme Russe… l’admirable femme Russe ! Je reçois des lettres extraordinaires signées par des femmes. Des lettres si élevées de ton, si courageuses, et respirant un si noble désir de servir ! La meilleure partie de notre espoir repose sur les femmes. Je vénère leur soif de connaissance. Admirable chose ! Voyez comment elles absorbent, comment elles assimilent toute connaissance ! C’est miraculeux ! Mais qu’est-ce que la connaissance ?… On m’a dit que vous n’aviez suivi aucune branche particulière d’études… la médecine par exemple. Non ?… C’est bien. Si vous m’aviez fait l’honneur de me consulter sur l’usage de votre temps, à votre arrivée ici, je me serais fortement élevé contre ce genre d’études. La connaissance en elle-même n’est que poison. »
L’homme avait une de ces figures russes, barbues et sans forme, simple masse de chair et de poils, où l’on ne décelait aucun trait caractéristique. Ses yeux, cachés derrière les verres sombres, étaient entièrement dénués d’expression. Je l’avais aperçu déjà. C’était un réfugié russe de marque. Tout Genève connaissait sa volumineuse personne, vêtue de noir. À un moment donné, l’Europe tout entière avait été au courant de l’histoire de sa vie écrite par lui-même, et qui avait été traduite en sept ou huit langues. Dans sa jeunesse il menait une existence oisive et dissolue. Puis une jeune fille de la société, qu’il allait épouser, étant morte soudainement, il avait abandonné le monde, et commencé à conspirer dans un esprit de repentir. L’autocratie de son pays ne manqua pas de lui réserver le sort habituel : il fut emprisonné dans une forteresse, knouté presque à mort, et condamné à travailler aux mines, avec des criminels de droit commun. Mais le grand succès de son livre fut l’histoire de sa chaîne.
Je ne me souviens pas exactement maintenant du poids et de la longueur des fers qu’un ordre de l’« Administration » avait fait river à ses membres, mais il y avait dans le nombre de livres et dans l’épaisseur des chaînons une affirmation terrifiante du principe divin de l’autocratie. Terrifiante et puérile aussi, car le gros homme avait réussi à emporter avec lui, dans les bois, cet engin gouvernemental. Le cliquetis impressionnant de ces fers retentit tout au long des chapitres qui racontent sa fuite, sujet d’émerveillement pour les deux continents. Il avait d’abord réussi à se cacher aux yeux de ses gardiens dans un trou de la berge d’une rivière. C’était à la fin du jour : avec une peine infinie il avait pu libérer une de ses jambes. La nuit tombait cependant. Il allait s’attaquer à l’autre jambe lorsqu’un terrible malheur lui arriva : il laissa tomber sa lime.
Tout ceci est précis et pourtant symbolique, et la lime a son histoire pathétique. Elle lui avait été donnée un soir, à l’improviste, par une jeune fille à la figure calme et pâle. La pauvre créature était venue aux mines pour rejoindre un de ses camarades forçats, un jeune homme délicat, mécanicien et social-démocrate, aux pommettes saillantes et aux grands yeux fixes. Elle avait, à grand’peine, traversé la moitié de la Russie et presque toute la Sibérie pour venir le trouver, avec l’espoir, semble-t-il, de l’aider à s’échapper. Mais elle était arrivée trop tard ; son fiancé était mort une semaine auparavant.
C’est, comme le dit l’auteur, cet épisode obscur dans l’histoire des idées de la Russie, qui lui procura une lime, et lui inspira l’ardente résolution de regagner la liberté. Lorsque l’instrument glissa entre ses doigts on aurait dit qu’il s’était, du coup, enfoncé dans la terre. Il ne put malgré tous ses efforts mettre la main dessus dans l’obscurité. Il tâtonna systématiquement dans la terre meuble, dans la boue, dans l’eau ; la nuit passait cependant, la nuit précieuse sur laquelle il comptait pour s’enfuir dans la forêt, sa seule chance de salut. Pendant un instant, le désespoir lui suggéra l’idée de renoncer à son dessein, mais au souvenir de la figure triste et calme de la jeune fille héroïque, il eut une honte profonde de sa faiblesse. Elle l’avait choisi pour lui faire don de la liberté, et il devait se montrer digne de cette faveur que lui accordait l’âme féminine et indomptable. C’était une sorte de confiance sacrée : succomber eut été une véritable trahison envers la sainteté du sacrifice et de l’amour féminin.
Il y a dans son livre des pages entières d’auto-analyse d’où émerge comme une blanche figure, au-dessus de l’ombre d’une mer confuse, la conviction de la supériorité spirituelle de la femme, foi nouvelle qu’il a proclamée depuis dans de nombreux ouvrages. Le premier tribut qu’il paya à cette foi, le grand acte de sa conversion, c’est l’extraordinaire existence qu’il mena dans les forêts sans fin de la province d’Okhotsk, avec l’extrémité libre de sa chaîne roulée autour de la taille. Une bande, arrachée à sa chemise de forçat, en fixait le bout de façon ferme. D’autres bandes la maintenaient de loin en loin sur sa jambe gauche, pour en assourdir le bruit, et pour empêcher les anneaux de pendre et de s’accrocher aux buissons. Il devint tout à fait farouche et acquit un génie insoupçonné dans l’art de mener une existence sauvage et pourchassée. Il apprit à se glisser dans les villages sans trahir sa présence autrement que par un cliquetis rare et étouffé. Il faisait irruption dans les maisons isolées avec une hache dérobée dans un chantier de bûcherons. Dans les régions désertes du pays, il vivait de baies sauvages, et cherchait du miel. Ses vêtements l’abandonnaient peu à peu. Des visions confuses de son corps à demi-nu et basané, aperçu à travers les buissons, au milieu d’une nuée de moustiques et de mouches qui volaient autour de sa tête broussailleuse, suscitaient des légendes de terreur dans des districts entiers. Son humeur se faisait sauvage avec le cours des jours, et il était heureux de s’apercevoir qu’il y eût tant de la brute en lui. C’était sa seule raison d’espérer. Car il semblait qu’il y eut deux êtres humains indissolublement liés dans cette entreprise : l’homme civilisé, l’enthousiaste épris d’idées humanitaires et avancées, avide du triomphe de l’amour spirituel et des libertés politiques, et l’être primitif, furtif et sans pitié, rusant de jour en jour, comme une bête traquée, pour conserver sa liberté.
La bête sauvage se dirigeait instinctivement vers l’Orient, vers la côte du Pacifique, et l’humanitaire civilisé, dans sa dépendance anxieuse et tremblante, assistait avec effroi à ses progrès. Au long de toutes ces semaines, il ne put jamais se décider à faire appel à la pitié des hommes. Une telle réserve, naturelle à la prudence du sauvage primitif s’était développée chez l’autre aussi, chez l’être civilisé, chez le penseur, chez le « politique » en fuite, comme une forme absurde de pessimisme morbide, comme une sorte de démence passagère, née peut-être de l’affliction perpétuelle et du tourment de la chaîne. Cette chaîne, lui semblait devoir faire de lui un objet d’horreur pour le reste du monde. C’était un fardeau répugnant et suggestif. Quel homme aurait pu s’apitoyer, au spectacle hideux d’un fugitif à la chaîne brisée ? La hantise de ces fers finit par faire naître dans son esprit une image précise et concrète. Il lui semblait impossible que l’on sût résister à la tentation d’en fixer l’extrémité libre à un crampon, en attendant l’arrivée d’un agent de police, requis à la hâte. Blotti dans des trous, ou caché dans des buissons, il avait tenté de lire sur les traits des colons qui travaillaient dans les clairières ou passaient, sans soupçons, à deux pas de sa cachette, sur les sentiers de la forêt. Et il sentait qu’à aucun homme au monde, il ne pouvait, sans danger, offrir la tentation de cette chaîne.
Un jour, cependant, le hasard lui fit rencontrer une femme solitaire ; c’était sur la pente d’une prairie découverte, à la lisière de la forêt. Assise sur la berge d’une rivière étroite, elle portait un mouchoir rouge sur la tête, et gardait, à portée de la main un petit panier posé sur le sol. On apercevait, à quelque distance, un groupe de cabanes en bois, et un moulin se mirait dans un étang maintenu par une digue ; ombragée par des bouleaux, la pièce d’eau brillait comme une glace dans le crépuscule. Le fugitif s’approcha silencieusement, un gros gourdin à la main, et la hache passée dans sa ceinture de fer. Il y avait des feuilles et des brindilles dans sa barbe broussailleuse et dans ses cheveux hirsutes ; les lambeaux de chiffons dont il avait garni sa chaîne pendaient autour de sa taille. Un léger cliquetis des fers fit tourner la tête à la femme. Trop terrifiée par cette apparition farouche pour bondir ou appeler à l’aide, elle avait aussi trop de cœur pour s’évanouir… Elle s’attendait à être massacrée à l’instant, et se cacha les yeux dans les mains, pour ne pas voir la hache s’abattre sur sa tête. Lorsqu’elle eut retrouvé assez de courage pour ouvrir les yeux, elle vit, à six pieds d’elle, le sauvage velu assis sur la berge. Il avait passé autour de ses jambes nues ses bras maigres et musclés ; sa longue barbe recouvrait les genoux sur lesquels il posait son menton : les membres ramassés et pliés, les épaules nues, la tête farouche aux yeux rouges et fixes, étaient agités d’un tremblement convulsif, tandis que la créature bestiale s’efforçait de parler. Il y avait six semaines qu’il n’avait entendu le son de sa propre voix. Il semblait qu’il eût perdu la faculté de la parole, et ne fût plus qu’une brute muette et désespérée. C’est un cri soudain et inattendu de la femme, cri de pitié profonde, c’est l’intuition de la compassion féminine qui avait su découvrir la misère complexe de l’homme sous l’aspect terrifiant du monstre, qui le ramenèrent au rang de l’humanité. Cette idée est développée dans l’ouvrage avec une éloquence très émouvante. Elle finit, dit-il, par verser des larmes sur lui, larmes saintes, larmes de rédemption, tandis qu’il pleurait de joie, de son côté, à la façon d’un pécheur converti. Elle lui conseilla de rester caché dans les buissons et d’attendre son retour avec patience (car on avait signalé l’arrivée prochaine d’une patrouille de police dans la colonie). Et elle partit vers sa maison en promettant de revenir le soir.
Comme par une faveur spéciale de la Providence, elle se trouvait être la jeune femme d’un forgeron du village. Elle put décider son mari à venir avec elle et à apporter des outils de sa profession : un marteau, un ciseau et une petite enclume. « Mes fers », dit le livre, « furent brisés sur la rive du ruisseau, à la lueur des étoiles d’une nuit calme, par un jeune homme du peuple, athlétique et taciturne, agenouillé à mes pieds, tandis que, près de lui, comme un génie libérateur, la femme se tenait debout, les mains jointes. » C’était évidemment un couple symbolique. Ils procurèrent en même temps au fugitif des vêtements, adéquats à son humanité retrouvée et rendirent du cœur à l’homme nouveau, en l’informant que la côte du Pacifique n’était éloignée que de quelques milles. On pouvait l’apercevoir du sommet de la crête voisine.
Le reste de sa fuite ne prête plus à des conceptions mystiques ou à des interprétations symboliques. Il finit par gagner l’Occident, à la façon commune, par le canal de Suez. En débarquant sur les rives de l’Europe Méridionale, il se mit à écrire son autobiographie. Ce livre, le grand succès littéraire de l’année, fut suivi d’autres ouvrages écrits dans le but avoué d’élever l’humanité. Dans ces volumes, il prêchait en général le culte de la femme, que, pour sa part, il pratiquait selon les rites d’une dévotion particulière aux vertus d’une certaine Mme de S. ; c’était une dame, d’un certain âge déjà, et qui faisait montre d’idées avancées, après avoir été autrefois l’épouse intrigante d’un diplomate défunt et oublié. Elle abritait sur le territoire républicain de Genève (comme Voltaire et Mme de Staël) ses prétentions hautement affichées à la domination de la pensée et du sentiment modernes. Elle parcourait les rues dans son vaste landau, en exhibant à l’indifférence des indigènes et à la curiosité des touristes, la raideur hiératique d’un buste juvénile à la taille basse, et l’éclat de deux grands yeux qui roulaient sans trêve derrière un voile court de dentelle noire ; ce voile ne descendait pas plus bas que les lèvres d’un rouge vif et prenait un aspect de masque. En général, « l’héroïque fugitif » (ce nom lui avait été octroyé dans une critique de l’édition anglaise de son œuvre), « l’héroïque fugitif » l’accompagnait, la barbe déployée et les yeux masqués de verres sombres, assis non point à ses côtés, mais devant elle, et tournant le dos aux chevaux. Placés ainsi en face l’un de l’autre, sans personne d’autre qu’eux dans la grande voiture, ils donnaient à leur promenade un aspect volontaire de manifestation publique. Peut-être n’était-ce là pourtant qu’un geste involontaire. La simplicité russe, même animée par les plus nobles aspirations, côtoie souvent le cynisme avec une ingénuité parfaite. Mais c’est une entreprise vaine, pour les Européens pourris que nous sommes, de tenter de comprendre ces choses. À considérer l’air de gravité qui inspirait le visage même du cocher et les mouvements des chevaux magnifiques, on pouvait peut-être attribuer à cette étrange exhibition une signification mystique, mais, à la frivolité corrompue d’un esprit occidental comme le mien, elle paraissait à peine décente.
Cependant il ne sied guère à un obscur professeur de langues de critiquer un « héroïque fugitif » de célébrité mondiale. La renommée faisait de lui un homme remuant et actif qui pourchassait ses compatriotes dans les hôtels ou les appartements privés et – m’avait-on dit – leur accordait l’honneur de son attention dans les jardins publics, chaque fois que se présentait une occasion convenable. Je croyais me souvenir qu’après une ou deux visites, anciennes de plusieurs mois, il avait renoncé à catéchiser les dames Haldin, avec regret sans doute, car on n’aurait su l’accuser de ne pas se montrer homme de décision. On pouvait s’attendre à lui voir faire une nouvelle tentative, en cette terrible circonstance, pour venir, comme Russe et comme révolutionnaire, dire les paroles nécessaires et faire vibrer la note juste et peut-être consolante. Mais il me fut pénible de le trouver assis là. Je ne crois pas que ce sentiment eût rien à faire avec une jalousie déplacée ou avec le désir de conserver dans la maison ma situation privilégiée. Je ne réclamais aucune faveur spéciale pour mon amitié silencieuse. La différence de nos âges et de nos nationalités me repoussait, semble-t-il, dans une autre sphère d’existence, et je me faisais à moi-même l’effet d’un fantôme muet et impuissant, d’un être immatériel qui ne pouvait que montrer son anxiété, sans accorder à ceux qu’il aimait la moindre protection ou même le murmure d’un conseil.
Comme Mlle Haldin, avec son instinct si sûr, avait omis de me présenter au gros révolutionnaire, je me serais retiré doucement pour revenir plus tard, si je n’avais cru saisir dans les yeux de la jeune fille une expression particulière où je vis une prière de prolonger ma visite, et d’abréger peut-être une conversation déplaisante.
Le gros homme reprit son chapeau, mais seulement pour le poser sur ses genoux.
« Nous nous rencontrerons à nouveau, Nathalia Victorovna. Je ne suis venu aujourd’hui que pour témoigner à votre honorée mère et à vous même des sentiments dont la nature ne pouvait être douteuse. Je n’avais pas besoin qu’on me pousse, mais Éléonore – Madame de S. – elle-même m’a pour ainsi dire envoyé ici. Elle vous tend une main de fraternité féminine. Il n’y a vraiment, dans tout le domaine des sentiments humains, aucune joie ou aucun chagrin que la femme ne sache comprendre, anoblir et spiritualiser par son interprétation. Ce jeune homme dont je vous ai parlé, et qui est arrivé récemment de Pétersbourg, est déjà sous le charme ».
Là-dessus, Mlle Haldin se leva brusquement. J’en fus heureux. L’homme ne s’attendait évidemment pas à un mouvement aussi décidé, et, rejetant un instant la tête en arrière, il leva vers elle ses lunettes sombres, avec un geste de curiosité intéressée. À la fin pourtant il se ressaisit et se leva à la hâte, prenant avec adresse son chapeau sur ses genoux.
« Comment se fait-il, Natalia Victorovna, que vous vous soyez si longtemps tenue à l’écart de ce qui constitue après tout – malgré ce qu’en peuvent dire les mauvaises langues – un centre unique des libertés intellectuelles, et des efforts qui visent à donner forme aux conceptions les plus élevées de notre avenir ? Pour votre honorée mère, je le conçois encore. À son âge, de nouvelles idées…, de nouvelles figures… ne sont pas toujours… Mais vous… Est-ce méfiance ou indifférence ? Il faut sortir de votre réserve. Nous autres, Russes, n’avons pas le droit de nous tenir à l’écart les uns des autres. Dans les circonstances où nous vivons, c’est presque un crime contre l’humanité. La douceur du chagrin solitaire nous est refusée. De nos jours on ne combat pas le Diable avec des prières et des jeûnes. Car jeûner, après tout, c’est se laisser mourir de faim. Vous n’avez pas le droit de vous laisser mourir, Natalia Victorovna. C’est de force que nous avons besoin ; de force spirituelle, j’entends. Quant à l’autre force, qui pourrait nous résister, à nous Russes, si nous savions l’utiliser ? Le péché, de nos jours, connaît des formes nouvelles, et la voie du salut, pour les âmes pures, est nouvelle aussi. On ne la trouve plus dans les cloîtres, mais dans le monde, dans le… »
La voix profonde semblait monter du sol, et l’on se sentait baigné tout entier dans ses accents. L’interruption de Mlle Haldin eut quelque chose de l’effort d’une personne qui se noie, pour se maintenir au-dessus de l’eau. Elle lança, avec un accent d’impatience :
« Mais, Pierre Ivanovitch, je n’ai pas envie de me retirer dans un cloître. Qui penserait à y chercher le salut ? »
« Je parlais au figuré », claironna-t-il.
« Eh bien, je parle au figuré, moi aussi. Mais le chagrin reste le chagrin, et la douleur reste la douleur, à l’ancienne manière. Ils ont des exigences auxquelles il faut, de son mieux, faire face. Je sais que le coup, tombé sur nous de façon brutale, n’est qu’un épisode dans l’histoire d’un peuple. Croyez bien que je n’oublie pas cela. Mais pour le moment il faut que je songe à ma mère. Pensez-vous donc que je puisse la laisser seule ?… »
« C’est prendre mes paroles de façon trop positive », protesta-t-il de sa grosse voix calme.
Mlle Haldin n’attendit pas que le son s’en fût éteint.
« Aller faire des visites à une foule d’étrangers ? L’idée m’en déplaît fort, et je ne vois pas ce que vous pouvez vouloir dire d’autre… »
Il la dominait de sa haute taille, énorme, déférent, la tête rasée comme celle d’un forçat, et cette grosse tête rose évoquait pour moi l’aspect d’une tête sauvage aux cheveux en broussaille, aperçue à travers le trou d’un buisson, et la vision fugitive de membres nus et tannés, fuyant derrière des masses de feuillages rouillés, au milieu d’une nuée de mouches et de moustiques. C’était un hommage involontaire à la vigueur de son style. Personne ne pouvait douter qu’il n’eût erré à travers les forêts de la Sibérie, nu et ceint d’une chaîne. Le manteau de drap noir conférait à sa personne un caractère de décence austère, et faisait penser au missionnaire.
« Savez-vous ce que je voudrais, Natalia Victorovna ? » prononça-t-il solennellement : « Je voudrais vous voir devenir une fanatique ! »
« Une fanatique ? »
« Oui. La foi seule ne suffit pas. »
Il baissa la voix et éleva pendant un instant un de ses gros bras, pendant que l’autre pendait contre sa cuisse, tenant le fragile chapeau de soie.
Je vais vous dire une parole que je vous supplie de peser avec soin. Écoutez ! nous avons besoin d’une force qui puisse remuer ciel et terre, d’une semblable force… rien de moins ! »
La note profonde, souterraine, de ce « rien de moins » faisait frémir comme les vibrations profondes d’un gros tuyau d’orgue.
« Est-ce donc dans le salon de Mme de S. que nous trouverons cette force ? Pardonnez-moi, Pierre Ivanovitch, d’oser en douter. Cette dame n’est-elle pas une femme du grand monde, une aristocrate ? »
« Jugement téméraire », s’écria-t-il. « Vous m’étonnez ! Et à supposer le fait exact ? C’est aussi une femme de chair et de sang. Il y a toujours quelque chose qui pèse sur nous pour abaisser notre essor spirituel. Mais que vous en fassiez un reproche, c’est ce que je n’aurais pas attendu de vous. On dirait que vous avez prêté l’oreille à des potins malveillants. »
« Je n’ai entendu aucun bavardage, croyez-le. Comment seraient-ils venus jusqu’à nous, dans notre province ? Mais le monde parle d’elle. Et que peut-il d’ailleurs y avoir de commun entre une dame de cette sorte et une obscure fille de la campagne comme moi ? »
« Elle représente », interrompit-il, « la manifestation perpétuelle d’un esprit noble et hors de pair. Son charme… non ! je ne veux pas parler de son charme !… Mais cela n’empêche pas tous ceux qui l’approchent d’en subir l’ascendant. On sent, près d’elle, les doutes s’envoler, le trouble se dissiper… Si je ne me trompe… et je ne me trompe jamais dans ce qui touche aux choses de l’esprit… vous avez l’âme troublée, Nathalia Victorovna. »
Les yeux de Mlle Haldin regardaient droit dans l’énorme figure molle de l’homme, et j’eus l’impression que, derrière l’abri de ses lunettes noires, il pouvait se permettre toutes les impudences.
« Pas plus tard que l’autre soir, en rentrant en ville, du château Borel, avec ce nouveau venu si intéressant de Pétersbourg, j’ai pu constater la puissance de cette influence calmante, apaisante même, pourrais-je dire. Je le voyais, tout au long de la rive du lac, silencieux comme un homme à qui l’on a montré le chemin de la paix. Je sentais dans son âme le travail du levain, comprenez-vous ? En tout cas m’écoutait-il avec patience. J’étais d’ailleurs inspiré moi-même par le génie ferme et subtil d’Éléonore… de Madame de S., vous savez, et sous la clarté de la lune pleine, je pouvais observer la figure du jeune homme. Et l’on ne me trompe pas !…
Mlle Haldin, les yeux baissés, semblait hésiter.
« Eh bien, je réfléchirai à ce que vous m’avez dit, Pierre Ivanovitch. Et je tâcherai d’aller là-bas, dès que je pourrai, sans crainte, quitter ma mère pendant une ou deux heures. »
Malgré la froideur avec laquelle elle prononça ces paroles, je restai stupéfait de cette concession. Le gros homme saisit avec une telle ferveur la main de la jeune fille, que je crus qu’il allait la porter à ses lèvres ou à sa poitrine. Mais il se contenta d’en retenir les doigts dans sa grosse patte, en les élevant et en les abaissant tour à tour pendant qu’il lâchait sa dernière bordée de paroles.
« Très bien, très bien ! Je n’ai pas encore toute votre confiance, Nathalia Victorovna, mais cela viendra. Chaque chose a son temps ! La sœur de Victor Haldin ne peut pas rester dans l’ombre… C’est chose impossible, tout simplement… Et aucune femme ne doit rester assise sur le seuil… Les fleurs, les larmes, les applaudissements appartiennent au passé : c’est une conception moyenâgeuse. L’arène, c’est dans l’arène que les femmes doivent descendre, de nos jours !… »
Il laissa tomber la main de la jeune fille, avec un geste de grâce, comme pour lui en faire présent et il restait immobile, la tête inclinée en une attitude déférente, devant la féminité qu’elle représentait.
« L’arène ! il faut descendre dans l’arène, Nathalia ! » Il fit un pas en arrière, inclina son énorme masse et sortit rapidement. La porte battit derrière lui. Mais aussitôt on entendit dans l’antichambre sonner bruyamment sa voix, adressée à la servante, qui lui montrait le chemin. Je ne puis dire s’il l’exhortait aussi à descendre dans l’arène. Ses paroles prenaient un ton de prédication qu’interrompit brusquement le bruit léger de la porte donnant sur la rue.