V

Mlle Haldin nous quitta avec un salut rapide à mon adresse et un regard profond et amical vers le jeune homme ; nous restions, la tête découverte, les yeux fixés sur la figure droite et souple qui s’éloignait vivement. Sa démarche n’affectait pas ce glissement incertain et bâtard adopté par maintes femmes ; c’était un mouvement franc, vigoureux et sain. Nous vîmes sa silhouette s’estomper dans le lointain puis disparaître tout à coup. Je m’aperçus seulement alors que M. Razumov avait enfoncé son chapeau sur son front et me regardait de la tête aux pieds. Je devais, sans doute, constituer pour le jeune homme un obstacle fort inattendu. Je surpris, dans sa physionomie et dans toute son attitude, une expression faite de curiosité et de mépris, avec une ombre d’alarme, comme s’il avait retenu son souffle pendant que je ne le voyais pas. Mais ses yeux rencontraient les miens avec un regard assez droit, et je vis pour la première fois qu’ils étaient de couleur brun clair et frangés d’épais cils noirs. Ils formaient le trait le plus jeune de son visage et n’étaient, en somme, pas de mauvais yeux… Légèrement incliné et penché en avant, le jeune homme se tenait appuyé sur sa canne. Je sentis qu’en nous laissant ensemble, Mlle Haldin avait une intention, et qu’elle profitait du hasard qui m’avait amené là, pour me donner une mission de confiance. Cette réflexion me fit adopter mon ton le plus cordial et je cherchais les paroles nécessaires pour atteindre mon but, lorsque, tout à coup, la dernière phrase de Mlle Haldin me fournit la transition cherchée :

« Non », dis-je avec une gravité que tempérait mon sourire, « non, on ne peut guère espérer que vous compreniez ! »

La lèvre rasée du jeune homme eut un frémissement, et il me répondit sur un ton d’ironie amère :

« Vous n’avez donc pas entendu, tout à l’heure, cette jeune fille me remercier d’avoir si bien compris ? »

Je le regardai fixement. Y avait-il, dans cette riposte, une raillerie cachée et inexplicable ? Non, ce n’était pas cela. On aurait pu croire à un accent de colère. Oui ! mais quelle raison avait-il de nous en vouloir ? On aurait dit qu’il n’avait pas bien dormi, depuis quelque temps. Il me semblait sentir le poids de son regard fiévreux et immobile, le regard d’un homme qui reste les yeux fixes dans la nuit, rageusement livré à des pensées désastreuses. Je sais maintenant combien ma supposition était fondée, mais je puis honnêtement affirmer avoir eu cette impression dès l’abord, impression douloureuse et singulièrement vague d’ailleurs, car c’est aujourd’hui seulement, assis à ma table, avec tous les documents en mains, que je puis la bien définir ! Mais je ne la ressentis pas moins, en ce temps de totale ignorance. J’essayai de secouer une espèce de malaise en affectant un air de familiarité, et en m’adressant au jeune homme sur un ton enjoué :

« Cette jeune fille si charmante et parfaitement admirable (vous voyez que je suis assez vieux pour ne pas craindre une parfaite liberté de langage), cette jeune fille faisait allusion à ses propres sentiments. Je suppose au moins que vous avez compris cela ? »

Il fit un mouvement si brusque qu’il chancela :

« Si j’ai compris cela ? On suppose que j’ai compris cela ? J’ai sans doute autre chose à faire ! La jeune fille est charmante et admirable… Eh bien… qu’importe ? Je suis peut-être capable de m’en apercevoir seul… »

Cette sortie aurait été insultante, si la voix du jeune homme n’avait été absolument éteinte, étouffée dans sa gorge ; l’effort de ses paroles apparaissait comme trop douloureux pour que l’on pût s’en offenser.

Je restais silencieux, l’esprit partagé entre la brutalité des mots et mon impression subtile ; j’aurais pu m’éloigner sur-le-champ, mais je gardais nettement le souvenir du regard de Mlle Haldin et, désireux de remplir ma mission, je repris après un moment de silence :

« Voulez-vous que nous marchions un peu ? »

Il eut à nouveau ce mouvement violent d’épaule qui le faisait chanceler. Je le vis du coin de l’œil trébucher en se préparant à me suivre ; il était resté légèrement en arrière, à demi soustrait à ma vue ; il m’aurait fallu tourner la tête pour le voir en face, et je ne voulais pas indisposer davantage, par une curiosité excessive, ce jeune et mystérieux exilé, chassé de l’ombre pestilentielle, sous laquelle se dissimulaient les traits véritables et bienveillants de son pays. Cette ombre qui pesait sur ses compatriotes et s’étendait sur la moitié de l’Europe, j’en voyais la trace sur le visage, qu’elle assombrissait devant moi… « Sans doute », me disais-je, « est-ce un révolutionnaire farouche et même furieux ; mais il est jeune, il est peut-être généreux et humain, capable de compassion, de… »

Je l’entendis racler sa gorge sèche et devins tout attention :

« Voilà qui dépasse tout ! » s’écria-t-il, « qui dépasse tout ! Je vous trouve ici, sans pouvoir deviner la raison de votre présence, en possession de faits que l’on ne s’attend pas à me voir comprendre ! Un confident ! un étranger ! Vous me parlez d’une admirable jeune fille Russe. Mais cette admirable jeune fille serait-elle une sotte ; je commence à me le demander ? Que voulez-vous ? quel est votre but ? »

On l’entendait à peine ; on aurait dit que sa gorge ne résonnait pas plus qu’un chiffon desséché, qu’un morceau d’amadou. C’était une impression si pitoyable que je n’eus pas de peine à maîtriser mon indignation.

« Quand vous aurez un peu plus vécu, M. Razumov, vous apprendrez qu’une femme n’est jamais tout à fait une sotte. Je ne suis pas féministe comme cet illustre auteur, Pierre Ivanovitch, lequel, à dire vrai, me paraît fort suspect… »

Il m’interrompit avec un singulier accent de surprise :

« Il vous est suspect ? Pierre Ivanovitch vous est suspect ! À vous !… »

« Oui, sous certains rapports », répondis-je, sans paraître attacher d’importance à la remarque. « Comme je vous le disais, M. Razumov, vous apprendrez, quand vous aurez assez vécu, à ne pas confondre la noble confiance d’une nature étrangère à toute mesquinerie, avec la crédulité flattée de certaines femmes ; notez pourtant que les plus crédules, malgré toute leur niaiserie et la tristesse qui doit sûrement les accabler un jour, ne sont jamais absolument des sottes. Je suis convaincu que l’on ne peut jamais tromper tout à fait une femme. Si l’on se donnait la peine de chercher la vérité, on verrait que beaucoup de celles qui se sentent perdues, gardent les yeux ouverts pour sauter dans l’abîme. »

« Ma parole », cria-t-il près de moi, « que m’importent la sottise ou la folie des femmes ? Que m’importe votre opinion à leur endroit ? Elles ne m’intéressent pas… je les laisse tranquilles. Je ne suis pas un héros de roman. Que savez-vous de mon désir d’apprendre quelque chose sur l’âme féminine ? Que signifie tout cela ?

« Vous me demandez le but d’une conversation, que je reconnais vous avoir pour ainsi dire imposée ? »

« Le but ?… imposée ?… » répéta-t-il, toujours légèrement en arrière. « Vous vouliez parler des femmes, apparemment… C’est un sujet, en effet… Mais il ne m’intéresse pas… Je n’ai jamais… D’ailleurs j’ai d’autres projets dans l’esprit… »

« Je ne m’occupe ici que d’une seule femme, d’une jeune fille, Mlle Haldin, la sœur de votre cher ami. Il me semble que vous pourriez penser un peu à elle. Ce que j’ai voulu dire, depuis le début, c’est que vous ne deviez sans doute pas bien comprendre la situation… »

J’écoutai, quelques instants, le bruit de ses pas incertains à mon côté.

« J’espère, en vous parlant, faciliter votre prochaine entrevue avec Mlle Haldin et je crois répondre à son désir intime. En nous laissant ensemble, elle m’a incité à vous mettre au courant de la situation particulière, à laquelle j’ai fait allusion. Cette situation est née de la détresse et du chagrin causés par l’exécution de Victor Haldin. Il y a quelque chose de mystérieux dans les circonstances de son arrestation. Sans doute connaissez-vous toute la vérité… »

Je me sentis saisir le bras au-dessus du coude et imprimer une secousse qui me fit pivoter ; je me trouvai face à face avec M. Razumov.

« Ainsi c’est pour venir me raconter cela que vous surgissez du sol devant moi ! Mais qui diable êtes-vous donc ? C’est intolérable !… Quelles sont vos raisons ? Votre but ? Que savez-vous des mystères auxquels vous faites allusion ? Que vous importent ces maudites circonstances ou quoi que ce soit de ce qui peut arriver en Russie ? »

Il s’appuyait de sa main libre sur sa canne, lourdement, et lorsqu’il lâcha mon bras, je sentis qu’il pouvait à peine se tenir sur ses pieds.

« Asseyons-nous à une de ces tables », proposai-je, sans m’attacher à cette surprenante explosion d’une émotion profonde. Je dois avouer cependant qu’elle ne me laissait pas indifférent. J’en ressentais de la peine pour lui.

« Quelles tables ? Que voulez-vous dire ? Ah ! ces tables vides ! ces tables là ? Parfaitement. Asseyons-nous à une de ces tables… »

Je le menai, loin du chemin, au centre même du groupe de tables, en face du chalet. Le couple Suisse avait disparu, et nous nous trouvions isolés sur l’espèce de radeau… M. Razumov s’affala sur une chaise, laissa tomber sa canne et, appuyant ses coudes sur une table, prit sa tête entre ses mains ; il fixa sur moi un long regard droit et insistant, tandis que j’appelais le garçon pour commander de la bière… Je ne pouvais guère m’irriter de cette attention silencieuse car, à dire vrai, je me sentais un peu coupable de m’être imposé à lui avec tant de brusquerie, d’avoir « surgi » du sol, devant lui, comme il le disait.

En attendant la boisson commandée, je lui expliquai que né de parents établis à Pétersbourg, j’avais appris le russe dans mon enfance. De la ville, définitivement quittée à l’âge de neuf ans, je n’avais gardé nul souvenir, mais j’avais plus tard renoué connaissance avec la langue. Il m’écoutait sans me quitter un instant des yeux. Il dut changer pourtant de position lorsqu’on apporta la bière ; il vida son verre d’un trait, et parut réconforté. Il s’adossa à sa chaise et croisa les bras sur sa poitrine, pour me regarder, à nouveau, fixement. Je m’avisai alors que les traits de sa figure glabre et presque basanée étaient singulièrement mobiles, et que son calme absolu était le résultat d’une habitude acquise, nécessaire au révolutionnaire, au conspirateur qui devait toujours craindre de se trahir, au milieu d’une foule d’espions déguisés.

« Mais vous êtes Anglais… professeur de littérature anglaise », murmura-t-il, d’une voix qui ne paraissait plus sortir d’une gorge parcheminée. « J’ai entendu parler de vous. On m’a dit que vous aviez passé des années ici. »

« C’est exact. J’ai vécu plus de vingt ans à Genève. Et j’ai aidé Mlle Haldin dans ses études d’anglais. »

« Vous avez lu de la poésie anglaise avec elle », dit-il d’un ton parfaitement calme. Il était tout à coup transformé, sans rapports avec l’homme dont j’avais, un instant auparavant, entendu à mes côtés le pas lourd et incertain.

« Oui, de la poésie anglaise », répondis-je. « Mais c’est la lecture d’un journal anglais qui a provoqué la détresse dont je parle. »

Il continuait à me regarder, ignorant sans doute que l’histoire de l’arrestation nocturne avait été découverte et annoncée au monde par un journaliste anglais. Il accueillit mes explications avec un murmure de mépris :

« Ce n’est peut-être qu’un mensonge d’un bout à l’autre ! »

« Il me semble que vous êtes à même d’en juger mieux que personne », ripostai-je, un peu déconcerté. « J’avoue que les faits de ce récit me donnent dans leur ensemble une impression d’exactitude… »

« Comment distinguez-vous la vérité du mensonge ? » reprit-il sur le ton imperturbable qu’il venait d’adopter.

« Je ne sais pas comment vous faites en Russie… » commençai-je, un peu piqué de son attitude… mais il m’interrompit :

« Il en est en Russie comme partout ailleurs, comme dans un journal par exemple… La couleur de l’encre et la forme des lettres sont toujours les mêmes… »

« Il y a de petits détails auxquels on peut se fier pourtant ; on peut se baser sur le caractère de la publication, sur la vraisemblance générale des nouvelles, sur la considération des motifs, sur d’autres faits encore… Je ne m’en remets pas, les yeux fermés, à la conscience des correspondants particuliers, mais pourquoi celui-là aurait-il pris la peine d’élaborer un mensonge circonstancié, sur un sujet dont le monde ne se soucie guère ?… »

« C’est bien cela », grommela-t-il ; « ce qui se passe chez nous est sans importance ! On en fait des récits à sensation pour amuser les lecteurs de journaux de votre Europe supérieure et méprisante ! Oh l’odieuse pensée !… Mais attendons un peu !… »

Il se tut sur cette sorte de menace lancée à l’adresse du monde occidental. Sans m’arrêter à la colère de son regard, je lui fis observer que nous ne nous attachions guère à l’exactitude ou à l’inexactitude des informations d’un journaliste ; ce dont se préoccupaient les amis de ces dames, c’était de l’effet produit par l’article en question, et de cet effet seulement. Et sûrement le jeune homme devait faire partie de ces amis, ne fût-ce qu’en souvenir de son camarade, du compagnon intime de ses menées révolutionnaires. Je m’attendais, à ce moment, à l’entendre à nouveau éclater en paroles véhémentes, mais je ne constatai, avec surprise, qu’un tressaillement convulsif de tout son corps. Il se contint, serra plus ferme ses bras croisés sur sa poitrine, et se renversa sur son siège, avec un sourire grimaçant fait de malice et de mépris.

« Oui !… Un camarade et un intime… Très bien », fit-il.

« C’est cette idée qui m’a amené à vous parler. Elle ne peut être mal fondée. J’étais présent lorsque Pierre Ivanovitch fit part à Mlle Haldin de votre arrivée à Genève, et j’ai été témoin de son soulagement et de sa joie, à la mention de votre nom. Un autre jour, elle m’a montré la lettre de son frère, et m’a lu les quelques mots qui se rapportaient à vous… Comment pourriez-vous n’être pas un ami pour ces dames ? »

« Évidemment… Très bien déduit… Un ami… Bien sûr !… Continuez… Vous parliez d’un effet… »

« Il affecte la froideur d’un révolutionnaire rigide, inaccessible aux émotions communes, et l’insensibilité d’un homme qui s’est consacré aux idées de destruction », me disais-je. « Il est jeune, et sa sincérité ne l’empêche pas de poser devant l’étranger, l’inconnu, le vieillard… Il faut faire la part de la jeunesse… » Je lui expliquai aussi brièvement que possible l’état d’esprit dans lequel la pauvre Mme Haldin avait été plongée par l’annonce de la mort prématurée de son fils. Il m’écoutait avec une attention profonde. Son regard fixe se détournait peu à peu, quittait mon visage et s’abaissait pour se reposer enfin sur le sol, à ses pieds.

« Vous pouvez concevoir les sentiments de Mlle Haldin. Comme vous l’avez dit, je l’ai seulement aidée à lire quelques poètes anglais, et je ne me rendrai pas ridicule à vos yeux en essayant de vous parler d’elle. Mais vous l’avez vue. Elle fait partie de ces êtres trop rares que l’on n’a pas besoin d’expliquer. Au moins est-ce mon opinion. Ces dames n’avaient que ce fils, que ce frère, pour les rattacher au monde et à l’avenir. Avec lui sombre pour Nathalie Haldin tout espoir d’existence active. Vous ne pouvez donc vous étonner de la voir se tourner avec ardeur vers le seul homme dont son frère ait mentionné le nom dans ses lettres : votre nom constitue pour elle une sorte de legs… »

« Qu’a-t-il donc pu dire sur mon compte ? » s’écria-t-il avec un accent de sourde exaspération.

« Il s’est exprimé en quelques mots seulement ; ces mots, il ne m’appartient pas de vous les redire, M. Razumov, mais ils ont assez de poids, vous pouvez m’en croire, pour donner à la mère et à la sœur une foi entière dans la valeur de votre jugement et dans la vérité de tout ce que vous pourrez leur dire. Aussi me paraît-il impossible pour vous de passer près d’elles comme un étranger. »

Je me tus, écoutant pendant un instant les pas des rares promeneurs qui allaient et venaient sur la grande allée centrale. Pendant que je parlais, la tête du jeune homme était tombée sur sa poitrine, au-dessus de ses bras croisés. Il la releva tout à coup :

« Alors faut-il donc que j’aille mentir à cette vieille femme ? »

Ce n’était plus de la colère ; c’était quelque chose d’autre, quelque chose de plus poignant et de plus complexe. Je m’en rendis compte par sympathie et me sentis profondément troublé par son exclamation.

« Mon Dieu ! La vérité est-elle donc impossible à dire ? J’espérais que vous pourriez apporter quelque consolation. C’est à la pauvre mère que je pense, maintenant. Ah oui ! votre Russie est bien un pays cruel ! »

Il eut un léger mouvement sur sa chaise.

« Oui », répétai-je, « je pensais que vous auriez quelque chose de consolant à leur dire. »

Il fit, avant de parler, une curieuse grimace du bout des lèvres.

« Et s’il était préférable de ne rien dire ? »

« S’il était préférable ?… à quel point de vue ?… Je ne comprends pas… »

« À tous les points de vue… »

Je mis dans le ton de ma voix une certaine âpreté.

« Il me semble que tout ce qui pourrait expliquer les circonstances de cette arrestation nocturne… »

« Racontée par un journaliste pour l’amusement de l’Europe civilisée… » interrompit-il avec mépris.

« Oui, racontée… Mais ces détails ne sont-ils pas exacts ? Je ne puis comprendre votre attitude ! Ou bien l’homme est un héros pour vous… ou bien… »

Il approcha si brusquement du mien son visage aux narines furieusement dilatées, que j’eus grand’peine à ne pas me rejeter en arrière.

« Vous me demandez ?… Je suppose que tout cela vous amuse !… Écoutez ! Je suis un travailleur. J’étudiais. Oui ! j’étudiais ferme… Il y a de l’intelligence ici » (il se frappait le front du bout des doigts). « Ne croyez-vous pas qu’un Russe puisse avoir des ambitions raisonnables ? Oui, j’avais même en vue de belles perspectives… C’est vrai ! Vous me voyez ici… à l’étranger ! Tout est parti, perdu, sacrifié ! Vous me voyez ici… et vous demandez !… Vous me voyez, n’est-ce pas, assis devant vous ? »

Il se rejeta violemment en arrière ; je m’efforçais de garder mon calme.

« Oui, je vous vois bien, et je suppose que c’est l’affaire Haldin qui vous a conduit ici… »

Il changea de ton.

« Vous appelez cela l’affaire Haldin ; ah vraiment ? » fit-il avec indifférence.

« Je n’ai aucun droit à vous rien demander », fis-je, « et je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais vous ne sauriez regarder avec indifférence la mère et la sœur de celui qui dut être un héros à vos yeux. La jeune fille est une créature franche et généreuse, pleine… disons… de nobles illusions. Vous ne lui direz rien… ou vous lui direz tout. Mais, pour en venir au but de cette conversation, il faut d’abord songer à l’état maladif de sa mère. Peut-être pourrions-nous, avec votre aide, trouver un moyen d’apporter quelque soulagement à cette âme bouleversée et souffrante, à cette âme débordante de tendresse maternelle. »

Il parut accentuer à dessein son air d’indifférence lassée.

« Oui, ce serait possible », marmotta-t-il d’un ton insouciant.

Il mit la main sur sa bouche pour dissimuler un bâillement. Il y avait sur ses lèvres, lorsqu’il les découvrit, une ombre de sourire.

« Excusez-moi ; cette conversation a été longue, et je n’ai guère dormi, les deux dernières nuits ».

Cette singulière excuse, pour être inattendue et un peu insolente, avait au moins le mérite de la sincérité. Il n’avait presque plus connu de repos nocturne depuis le jour où, dans le parc du Château Borel, la sœur de Victor Haldin lui était apparue. Dans le document que je devais avoir plus tard entre les mains, document sur lequel se fonde surtout ce récit, j’ai trouvé notées les perplexités et les terreurs complexes de ces nuits sans sommeil. Sur le moment, M. Razumov me parut manifestement fatigué, profondément affaibli, comme un homme qui vient de traverser une crise.

« J’ai eu beaucoup de choses importantes à écrire », ajouta-t-il.

Je me levai aussitôt de ma chaise et il suivit mon exemple, sans hâte, un peu lourdement.

« Je m’excuse de vous avoir retenu si longtemps ».

« Pourquoi vous excuser ? On ne peut guère se coucher avant la nuit. Vous ne m’avez pas retenu, d’ailleurs ; j’aurais pu vous quitter à mon gré. »

Je n’étais pas resté près de lui pour me laisser blesser gratuitement.

« Je suis heureux de vous avoir suffisamment intéressé, » dis-je avec calme. « Mais il n’y a là nul mérite de ma part. J’ai agi par égard pour la mère de votre ami. Quant à Mlle Haldin, elle avait pu croire à un moment donné que son frère avait été livré à la police. »

À ma grande surprise, M. Razumov se rassit brusquement. Je le regardai fixement, et ses yeux se plantèrent dans les miens sans bouger, pendant un long moment.

« Livré à la police ! » marmotta-t-il, comme s’il n’avait pas compris mes paroles ou n’en pouvait croire ses oreilles.

« Peut-être fût-ce un événement fortuit, un simple accident », poursuivis-je, « ou, comme le supposait, avec sa générosité bien caractéristique, Mlle Haldin, la folie ou la faiblesse d’un malheureux camarade révolutionnaire… »

« La folie… ou la faiblesse », répéta-t-il avec amertume.

« C’est une créature très généreuse », observai-je après un moment de silence… tandis que l’ami tant prisé par Victor Haldin gardait les yeux rivés sur le sol. Je me détournai et m’éloignai sans qu’il parût y prendre garde. Je ne concevais nulle rancune de la mauvaise humeur brutale dont il avait fait montre à mon égard. De cette conversation j’emportais seulement le sentiment que tout espoir était inutile. À peine avais-je pourtant franchi les rangées de tables et de chaises, que j’entendis sa voix toute proche ; il m’avait rejoint.

« Hum ! oui ! » disait-il. « Mais vous, que pensez-vous ?

Je ne tournai même pas la tête.

« Je crois que dans votre pays les gens sont maudits. »

Il ne répondit rien, et c’est sur le trottoir seulement, à la sortie du jardin, qu’il reprit la parole :

« J’aimerais faire quelques pas avec vous. »

Je préférais, après tout, ce jeune homme énigmatique à son grand compatriote, le célèbre Pierre Ivanovitch. Mais je n’avais nulle raison de me montrer particulièrement aimable.

« Je me rends maintenant à la gare, par le plus court chemin, au devant d’un ami qui arrive d’Angleterre », répliqué-je à cette proposition inattendue, dont j’espérais pourtant voir sortir quelque éclaircissement. Comme nous nous tenions sur le bord du trottoir pour laisser passer un tramway, il me dit d’un ton las :

« J’aime ce que vous venez de dire. »

« Vraiment ? »

Nous descendîmes ensemble sur la chaussée.

« Toute la question », fit-il, « c’est de bien comprendre la nature de cette malédiction. »

« Cela ne me paraît pas très difficile. »

« À moi non plus », concéda-t-il, sans d’ailleurs que cette approbation le rendît moins énigmatique.

« Une malédiction, c’est un charme malfaisant », poursuivis-je, pour le mettre à l’épreuve, « et la grande question, la seule question qui importe, c’est de trouver le moyen de vaincre ce charme. »

« En effet, c’est ce moyen-là qu’il faudrait trouver ! »

C’était encore une approbation, mais tout en prononçant ces paroles, il semblait penser à autre chose. Nous avions traversé en diagonale l’espace ouvert devant le théâtre, et nous descendions une rue large et peu fréquentée qui conduit à l’un des petits ponts. Le jeune homme restait à mon côté, sans parler.

« Vous ne pensez pas quitter bientôt Genève ? » demandai-je, après une longue pause.

Il garda si longtemps le silence que je commençais à craindre d’avoir été indiscret et de n’obtenir aucune réponse. J’aurais pu croire même, en le regardant, que ma question lui avait causé une véritable angoisse, manifestée par la crispation des mains qu’il serrait avec force, à la dérobée. Il finit pourtant par maîtriser suffisamment son émotion douloureuse, et me dit n’avoir aucune intention de ce genre. Il devint même plus communicatif et n’affecta plus la sécheresse et le ton tranchant dont il avait usé jusqu’alors. Avec une certaine cordialité, il me dit son intention d’étudier et d’écrire ; il alla jusqu’à me faire part de son passage à Stuttgart… à Stuttgart que je savais être l’un des centres révolutionnaires. Le comité directeur d’un des partis russes (je ne sais plus maintenant lequel) se réunissait dans cette ville. C’est là qu’il avait pris contact avec l’œuvre active des révolutionnaires, en dehors de la Russie.

« Je n’avais jamais été à l’étranger auparavant », m’expliqua-t-il d’une voix maintenant apaisée. Puis après une légère hésitation, tout à fait différente de l’incertitude douloureuse, éveillée en lui par ma question si simple sur « ses intentions de séjour à Genève », il me fit un aveu inattendu :

« Le fait est qu’on m’a chargé d’une sorte de mission. »

« Une mission qui vous fera rester à Genève ? »

« Oui… ici. Dans cette odieuse… »

Je fus heureux de deviner que cette mission avait quelque chose à voir avec la personne du grand Pierre Ivanovitch. Mais je gardai, on le comprend, cette conclusion pour moi-même, et M. Razumov resta un long moment sans rien dire. C’est seulement aux abords du pont vers lequel nous nous dirigions, qu’il desserra brusquement les lèvres :

« Croyez-vous que je puisse trouver quelque part ce fameux article ? »

Je dus réfléchir un instant pour comprendre à quel article il faisait allusion.

« Vous le verrez reproduit en partie dans les journaux locaux dont il existe des collections en divers endroits. Je me souviens d’avoir laissé le numéro de mon journal anglais chez Mme Haldin, au lendemain du jour où je l’avais reçu. Et j’ai été bien navré de le voir, pendant des semaines sur la table, près de la chaise de cette pauvre mère. Puis il a disparu, à mon grand soulagement, comme vous pouvez le croire. »

Il s’était arrêté court.

« Je suppose », continuai-je, « que vous aurez, ou que vous saurez trouver le temps, de voir assez fréquemment ces dames. »

Il me regarda de façon si singulière que je ne pourrais guère définir la qualité de ce regard, dont la cause m’échappait totalement. De quoi souffrait-il ? me demandais-je. Quelle étrange pensée lui était venue dans la tête ? Quelle vision d’horreur, quelle image de son pays désolé s’étaient-elles présentées à son esprit ? Si c’était un souvenir concernant le sort de Victor Haldin, j’espérais de tout mon cœur qu’il saurait le garder pour lui, à jamais. J’étais, à vrai dire, si troublé, que j’essayai – Dieu me pardonne – de dissimuler mon émotion sous un sourire, et que j’affectai un ton enjoué, pour lui dire :

« Certainement, de telles visites ne peuvent pas vous coûter un gros effort ! »

Il se détourna pour se pencher au-dessus du parapet, le dos tourné vers moi. J’attendis un instant, mais à ce moment-là je n’avais aucun désir, je puis bien l’affirmer, de revoir son visage. Il ne bougeait pas ; il ne voulait pas bouger. Je poursuivis lentement mon chemin vers la gare et, arrivé au bout du pont, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Non, le jeune homme n’avait pas bougé. Il restait penché au-dessus du parapet, captivé, semblait-il, par le cours égal de l’eau qui passait sous ses yeux. Le courant, à cet endroit, est rapide, excessivement rapide, et donne le vertige à bien des gens ; je ne puis moi-même le regarder longuement sans éprouver la crainte de me voir brusquement emporté par sa force destructrice. Il y a des cerveaux qui ne peuvent résister à la suggestion d’une puissance irrésistible et d’un mouvement continu.

Mais il faut croire qu’il y avait là un charme pour M. Razumov. Je le laissai penché très avant au-dessus du parapet. Il était impossible d’attribuer au seul défaut d’éducation la façon dont il s’était comporté à mon égard. Il y avait quelque chose d’autre sous ses manifestations de mépris et d’impatience. Peut-être, pensais-je en touchant brusquement à la vérité cachée, peut-être était-ce la même raison qui l’avait empêché, pendant plus d’une semaine, pendant près de dix jours de venir trouver Mlle Haldin. Mais quelle pouvait être cette raison, je n’aurais su le dire.

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