IV

Plusieurs jours s’écoulèrent sans que je rencontrasse à nouveau Nathalie Haldin. Je traversais un jour la place du théâtre, lorsque j’aperçus sa silhouette élégante au seuil de la peu attrayante promenade des Bastions. Elle en franchissait la porte et me tournait le dos mais je savais que nous devions nous rencontrer, lorsqu’elle redescendrait l’allée principale, si toutefois elle ne regagnait pas son logis. Je crois que dans ce cas je n’aurais pas encore été la voir. Mon désir restait aussi fort que jamais de la tenir à l’écart des révolutionnaires, mais je ne m’illusionnais pas sur mon influence. Je n’étais qu’un Occidental et, manifestement, Mlle Haldin ne pouvait ni ne voulait écouter ma sagesse ; quant à mon désir d’entendre sa voix, c’était un plaisir auquel il valait mieux, pensais-je, ne pas trop m’abandonner. Non, je ne serais pas allé Boulevard des Philosophes, mais lorsque je vis, vers le milieu de la grande allée, Mlle Haldin venir à moi, la curiosité et l’honnêteté aussi peut-être, m’empêchèrent de fuir.

Il y avait dans l’air une certaine rudesse de printemps ; le ciel bleu était dur, mais les jeunes feuilles mettaient un brouillard léger sur la rangée banale des arbres, et le soleil clair allumait de petits points d’or dans le gris des yeux francs que Mlle Haldin tournait vers moi, en un regard d’accueil amical.

Je m’enquis de la santé de sa mère.

Elle eût un léger haussement d’épaules et un soupir attristé… puis :

« Vous voyez pourtant que je suis venue faire une promenade, un peu d’exercice, comme vous dites en Angleterre. »

J’eus un sourire approbateur, tandis qu’elle ajoutait, de façon inattendue :

« Quelle journée splendide ! »

Sa voix un peu rude, mais captivante, avec son timbre masculin et ses accents d’oiseau, avait un accent de conviction profonde, qui me rendit heureux. On aurait dit qu’elle avait pris enfin conscience de sa jeunesse, car la gloire printanière n’éclairait guère le rectangle enclos de grilles, où pelouses et arbres s’encadraient des pentes régulières des toits de cette ville dont la correction est sans grâce et l’hospitalité sans chaleur. Dans l’air même qui nous baignait, il n’y avait que peu de tiédeur, et le ciel, le ciel de ce pays sans horizon, balayé et lavé par les averses d’avril, n’était qu’une nappe de bleu cruel et froid, étendue sans profondeur, brusquement rétrécie par le mur sombre et terne du jura, où s’attardaient, çà et là, quelques misérables traînées et quelques plaques de neige. Toute la gloire de la saison devait émaner de la jeune fille, et j’étais heureux de sentir cette impression dans sa vie, fût-ce pour un temps très court.

« J’ai plaisir à vous entendre parler ainsi. »

Elle me jeta un regard rapide, rapide, mais non furtif.

S’il y a une chose dont elle fût parfaitement incapable, c’était d’une dissimulation quelconque. Sa sincérité s’exprimait dans le rythme même de sa marche. C’est moi, au contraire, qui la regardais presque à la dérobée. Je savais où elle avait été, mais je ne savais pas ce qu’elle avait pu voir ou entendre dire dans ce repaire de conspirateurs aristocratiques qu’était le château Borel. Je me sers du mot aristocratique, faute d’un terme meilleur.

Le château Borel, niché parmi les arbres et les buissons de son parc négligé, connaissait de nos jours une certaine célébrité, analogue à celle dont s’auréolait, au temps de Napoléon, la résidence d’une autre dangereuse exilée, Mme de Staël. Seulement le despotisme d’un Napoléon, héritier botté de la Révolution, qui tenait pour ennemie digne de surveillance, cette femme intellectuelle, ne ressemblait en rien à l’autocratie mystique engendrée par la servitude d’une conquête tartare. Et Mme de S. était fort loin de ressembler à la femme de talent qui écrivit Corinne. Elle se vantait fort des persécutions dont elle aurait été la victime. J’ignore si, dans certains cercles, on la tenait pour dangereuse. En tous cas la surveillance du château Borel ne pouvait guère s’exercer que de façon très lointaine. Sa situation écartée en faisait un séjour idéal pour l’éclosion de complots transcendants, qu’ils fussent d’ailleurs sérieux ou futiles. Mais tout cela ne m’intéressait guère, et je voulais seulement savoir l’effet que les extraordinaires habitants du château, et son atmosphère spéciale, avaient pu produire sur une jeune fille comme Mlle Haldin, si droite, si honnête, mais si dangereusement inexpérimentée. En face des instincts vils de l’humanité, l’inconsciente noblesse de son ignorance la laissait désarmée contre ses propres impulsions. Et il y avait aussi cet ami de son frère, cet intéressant voyageur arrivé de Russie ! Je me demandais si elle avait pu le rencontrer.

Nous marchâmes quelque temps à pas lents, en silence.

« Vous savez », lançai-je brusquement, « si vous ne voulez rien me raconter, dites-le franchement, et ce sera, bien entendu, chose réglée. Mais je ne veux pas jouer au plus fin, et je vous demande nettement tous les détails de votre visite. »

Elle sourit faiblement de mon accent énergique.

« Vous êtes curieux comme un enfant ! »

« Non, je ne suis qu’un vieil homme inquiet », répliquai-je, avec un ton de conviction.

Elle posa son regard sur moi, comme pour s’assurer du degré de mon inquiétude, ou de ma vieillesse. Ma physionomie n’a, je crois, jamais été bien expressive, et le nombre de mes années n’est pas suffisant pour me valoir un aspect marqué de décrépitude. Je n’ai ni la longue barbe d’un bon ermite de ballade romantique, ni le pas vacillant ou la mine d’un sage courbé et vénérable. Je ne puis prétendre à ces avantages pittoresques et ne suis vieux, hélas, qu’avec vigueur et banalité. Je crus saisir une nuance de pitié dans le regard prolongé que Mlle Haldin laissait tomber sur moi. Elle marcha un peu plus vite.

« Vous me demandez tous les détails. Voyons ; je devrais les avoir présents à l’esprit ; tout cela est assez nouveau pour… une petite provinciale comme moi. »

Après un instant de silence, elle commença par me dire que le château Borel était presque aussi négligé à l’intérieur qu’à l’extérieur. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs. C’était, me semble-t-il, un banquier de Hambourg, retiré des affaires, qui l’avait fait construire, pour charmer ses derniers jours devant le spectacle de ce lac, dont la beauté nette, régulière et « comme il faut » devait paraître attrayante à l’imagination pondérée d’un homme de chiffres. Mais le banquier était mort très vite, et sa femme était partie aussi (seulement pour l’Italie), si bien que cette bâtisse, où l’on avait voulu acheter la paix, était restée vide pendant plusieurs années, et ne semblait jamais devoir se vendre. On y accédait par une route de graviers, qui contournait une vaste pelouse naturelle, et donnait au visiteur tout loisir pour observer les dégradations de la façade en stuc.

L’impression générale, me dit Mlle Haldin, était déplaisante et devenait même oppressante à mesure que l’on s’approchait davantage.

Elle avait vu des taches de mousse verdie sur les degrés de la terrasse ; la grande porte était large ouverte ; on n’apercevait personne. Elle était entrée dans un grand vestibule, très haut de plafond et absolument vide, où s’alignaient de nombreuses portes, toutes fermées. Dans le fond débouchait un vaste escalier de pierre nue. L’effet produit sur la jeune fille était celui d’une maison abandonnée, et déconcertée par cette solitude, elle restait immobile, lorsqu’elle finit par percevoir confusément le son d’une voix qui parlait quelque part… sans trêve.

« On devait », hasardai-je, « Vous observer pendant tout ce temps-là ; il y avait sans doute des yeux ouverts. »

« Je ne crois guère que ce fût possible », répliqua-t-elle. « Je n’ai pas vu un oiseau dans le parc, pas entendu un gazouillement dans les arbres. Tout aurait paru absolument désert, si l’on n’avait entendu cette voix. »

Elle n’avait pas su en reconnaître l’idiome : Russe, Français ou Allemand. On ne distinguait pas de réponse. Il semblait que la voix eût été laissée là par les habitants au moment de leur départ, pour s’adresser aux murs nus. Elle parlait avec volubilité, et faisant une pause de temps à autre ; elle était solitaire et triste. Le temps paraissait très long à Mlle Haldin ; une invincible répugnance l’empêchait d’ouvrir une des portes du vestibule. Elle sentait l’inutilité de ce geste ; personne ne viendrait et la voix ne se tairait pas. Elle m’avoua qu’elle avait dû résister au désir de tourner le dos et de s’en aller comme elle était venue, sans avoir vu personne.

« Vraiment ? Vous avez éprouvé ce désir ? » m’écriai-je avec un ton du regret. « Il est dommage que vous n’ayez pas suivi votre impulsion. »

Elle secoua la tête.

« Quel étrange souvenir j’en aurais conservé. Ce parc désert ; ce vestibule vide ; cette voix impersonnelle, parlant sans trêve… et personne, personne, pas une âme. »

C’eût été un souvenir unique et inoffensif. Mais Mlle Haldin n’était pas fille à fuir devant une impression glaçante de solitude et de mystère. « Non, je ne me suis pas sauvée », dit-elle. « Je suis restée où j’étais, et j’ai fini par voir un être… un être si étrange ! »

Comme elle regardait la cage du large escalier, en songeant que la voix devait venir des étages supérieurs, son attention avait été attirée par le froufrou d’une robe. Ses yeux baissés étaient tombés sur la silhouette d’une femme, sortie sans doute par une des nombreuses portes ; elle traversait le vestibule, et regardant droit devant elle ne s’était pas aperçue d’abord de la présence de Mlle Haldin.

En tournant la tête, elle parut très saisie de voir une étrangère. À la sveltesse de sa tournure, Mlle Haldin l’avait prise pour une jeune fille, mais si son visage avait une rondeur presque enfantine, il était aussi blême et creusé, avec des cercles sombres sous les yeux. La masse épaisse de ses cheveux bruns et poussiéreux était comme une chevelure de jeune homme, divisée par une raie latérale, et se soulevait en vague au-dessus d’un front sec et ridé. Après un moment de muette stupeur, la femme s’était brusquement accroupie sur le sol.

« Qu’entendez-vous par s’accroupir » ? demandai-je avec surprise. « Quel étrange détail. »

Mlle Haldin me donna l’explication de ces mots. La dame portait un petit bol à la main, et s’était baissée pour le poser sur le sol, à portée d’un gros chat qui apparut alors derrière ses jupes et plongea dans le bol une tête gourmande. La femme se redressa et, s’approchant de Mlle Haldin, lui demanda, avec une brusquerie nerveuse : « Que voulez-vous ; qui êtes-vous ? »

Mlle Haldin dit son nom, et aussi celui de Pierre Ivanovitch La vieille femme-enfant hocha la tête et fit une moue de sympathie. Elle portait une vieille jupe de soie noire, élimée par endroits et sa jupe de serge également noire était courte et râpée. Elle continuait à fixer de près sur Mlle Haldin des yeux clignotants dont les cils et les sourcils paraissaient aussi râpés. Mlle Haldin, lui expliqua avec des paroles douces, comme on en adresse à une personne malheureuse et sensible, que sa visite ne pouvait pas être tout à fait inattendue pour Mme de S.

« Ah, c’est Pierre Ivanovitch qui vous a invitée. Comment pouvais-je le savoir ? On ne consulte pas une « dame de compagnie », comme vous pouvez bien le penser ! »

La femme fanée eut un petit rire. Ses dents, remarquablement blanches, et admirablement égales, semblaient absurdement déplacées dans sa bouche, comme un collier de perles au cou d’un vagabond loqueteux. « Pierre Ivanovitch est peut-être le plus grand génie de ce siècle, mais c’est aussi le plus oublieux des hommes. Ne vous étonnez donc pas, s’il vous a donné un rendez-vous ici, d’apprendre qu’il est absent. »

Mlle Haldin expliqua qu’elle n’avait aucun rendez-vous avec Pierre Ivanovitch. Elle avait senti tout de suite s’éveiller son intérêt pour cette personne bizarre.

« Pourquoi se dérangerait-il, pour vous ou pour quiconque ? Oh ces génies ! Si vous saviez ! Oui !… Et leurs livres ! J’entends, naturellement, ces livres que le monde entier admire, les livres inspirés… Mais il faut connaître les coulisses ! Attendez seulement d’avoir à vous tenir, la plume à la main, une demi-journée, devant une table. Pierre Ivanovitch arpente sa chambre, pendant des heures et des heures. J’étais à la fin, si raide et si engourdie, que j’avais peur de perdre l’équilibre, et de tomber de ma chaise, comme une masse ! »

Elle gardait les mains croisées devant elle, et ses yeux, fixés sur le visage de Mlle Haldin, ne trahissaient aucune animation. Supposant que la « dame de compagnie », comme elle s’intitulait, était fière d’avoir servi de secrétaire à Pierre Ivanovitch, Mlle Haldin, fit une remarque aimable dans ce sens.

« Vous ne sauriez imaginer plus rude épreuve », protesta la dame. « Il y a un journaliste anglo-américain, qui prend, en ce moment, une interview à Mme de S. », poursuivit-elle, avec un ton changé et un regard vers l’escalier. « Sans cela, je vous aurai fait monter. Je suis une espèce de « maître des cérémonies ! »

Mme de S. ne pouvait, paraît-il, supporter autour d’elle de domestiques suisses ; à vrai dire, les domestiques ne restaient jamais bien longtemps au château Borel ; il surgissait toujours des difficultés. Mlle Haldin s’était aperçue déjà que le vestibule de marbre et de stuc était une manière de grange poussiéreuse, aux angles tapissés de toiles d’araignées, et que des traces de boue souillaient la mosaïque de son sol blanc et noir.

« Je m’occupe aussi de cet animal », poursuivit la dame de compagnie, qui gardait toujours les mains croisées devant elle ; « cela ne me gêne pas du tout », fit-elle en abaissant sur le chat son regard lassé. « Les animaux ont leurs droits, bien qu’à vrai dire je ne voie pas de raison pour qu’ils ne souffrent pas comme les êtres humains. Et vous ? Mais, en somme, ils ne souffrent jamais autant ; c’est chose impossible. Seulement, dans leur cas, la douleur est plus atroce, parce qu’ils ne peuvent pas faire de révolution. J’étais républicaine ; je suppose que vous l’êtes, vous aussi ? »

La jeune fille m’avoua son embarras ; elle ne savait que répondre et s’était contentée de faire un léger signe de tête, en demandant, à son tour :

« N’êtes-vous donc plus républicaine, maintenant ? »

« Quand on a écrit pendant deux ans sous la dictée de Pierre Ivanovitch, il est bien difficile d’être encore quelque chose ! Il faut d’abord rester assise dans une immobilité parfaite, le plus petit mouvement mettant en fuite les idées du maître ! À peine ose-t-on respirer ! Et quant à tousser… Dieu vous en préserve ! Pierre Ivanovitch changea la position de ma table pour l’appliquer contre le mur, parce qu’au début je ne pouvais m’empêcher, pendant les longues pauses de sa dictée, de lever les yeux et de regarder par la fenêtre ! Et c’était chose interdite ; je regardais si stupidement, prétendait-il ! Défendu plus encore de jeter les yeux par-dessus mon épaule ; il tapait du pied et rugissait : « Regardez votre papier ! » Il paraît que mon expression et mon visage le dérangeaient. Je sais en effet que je ne suis pas belle et que mon expression ne promet guère ! Il disait que mon air d’attente inintelligente l’exaspérait ! C’étaient ses propres termes… »

Mlle Haldin était indignée, mais elle reconnut n’avoir pas été tout à fait surprise.

« Est-il possible que Pierre Ivanovitch ait pu traiter une femme avec une telle grossièreté ? » s’écria-t-elle.

La dame de compagnie hocha plusieurs fois la tête, avec un air de discrétion, puis elle affirma à Mlle Haldin que tout cela lui était parfaitement indifférent. Ce qu’il y avait de plus douloureux, c’était d’assister au secret de la composition, et de voir le grand auteur des évangiles révolutionnaires chercher péniblement ses mots, comme s’il n’avait pas très bien su ce qu’il voulait dire.

« Je consens à être l’instrument aveugle d’intérêts supérieurs. Donner sa vie pour la cause, cela n’est rien. Mais voir détruire ses illusions, c’est chose presque intolérable. Je n’exagère pas, je vous l’affirme », insista-t-elle ; « il me semblait sentir ma foi se glacer en moi, et cela d’autant plus que, lorsque nous travaillions en hiver, Pierre Ivanovitch qui arpentait la chambre n’avait besoin, pour se réchauffer, d’aucune chaleur artificielle. Et même dans le Midi de la France, il y a des jours de froid cruel, surtout lorsqu’il faut rester sur un siège pendant six heures de suite. Les murs de ces villas de la Riviera sont si minces ! Pierre Ivanovitch semblait ne se rendre compte de rien. Il est vrai que je réprimais mes frissons, de peur de le gêner. Je serrais les dents à en sentir mes mâchoires crispées. Dans les moments où Pierre Ivanovitch interrompait sa dictée, et ces intervalles étaient parfois fort longs, vingt minutes ou plus, il allait et venait derrière mon dos en marmottant à mi-voix, et je me sentais mourir peu à peu, je vous assure. Peut-être, si j’avais laissé mes dents claquer, Pierre Ivanovitch se serait-il aperçu de ma détresse, mais je doute qu’il en fût rien résulté de bon pour moi. Elle est très avare, pour tout ce qui touche à ce genre de choses. »

La dame de compagnie jeta un coup d’œil sur l’escalier. Le gros chat, qui avait achevé son lait, frottait avec des gestes souples sa joue moustachue contre la jupe de sa maîtresse. Elle se baissa pour le saisir.

« L’avarice, voyez-vous, est plutôt une qualité qu’un défaut », poursuivit-elle en serrant le chat dans ses bras croisés. « Chez nous, ce sont les avares qui peuvent économiser de l’argent pour des projets intéressants, et non pas les natures soi-disant généreuses. Mais ne me prenez pas pour une sybarite. Mon père était employé au ministère des Finances, et n’avait pas la moindre fortune. C’est vous dire que notre maison était loin d’être luxueuse ; pourtant l’on n’y souffrait pas du froid. Je quittai le foyer paternel dès que je commençai à penser par moi-même. Et ce n’est facile de penser par soi même ! Il faut quelqu’un pour vous mettre sur la voie, pour vous éveiller à la vérité. Je suis redevable de mon salut à une vieille marchande de pommes, qui tenait son étalage sous la porte de notre maison. Elle avait une bonne figure ridée, et la voix la plus affectueuse qui se puisse imaginer. Un jour, par hasard, nous vînmes à parler d’une enfant, d’une petite fille en loques, que nous avions vu mendier, dans les rues, au crépuscule, et qui s’approchait des hommes ; d’un fait à l’autre, mes yeux apprirent à s’ouvrir, peu à peu, sur toutes les horreurs, dont il faut que des innocents souffrent en ce monde, pour permettre aux gouvernements de vivre. Une fois que j’eus compris le crime des classes supérieures, il me fut impossible de continuer à vivre avec mes parents. On n’entendait pas, chez nous, d’un bout de l’année à l’autre, une seule parole de charité ; rien que des potins concernant de viles intrigues de bureau, les promotions, le salaire, la faveur recherchée auprès des chefs. La seule idée d’épouser un jour un homme comme mon père me faisait frissonner. Non pas que personne voulût m’épouser ; il n’y avait pas la moindre perspective d’un événement semblable. Mais n’était-ce pas déjà un crime que de vivre de l’argent du gouvernement, pendant que la moitié de la Russie mourait de faim ? Le ministère des Finances ! Oh ! l’atroce ironie ! Est-ce qu’un peuple affamé et ignorant a besoin d’un Ministère des Finances ? J’embrassai mes parents sur les deux joues et je les quittai pour habiter des caves, avec les prolétaires. J’essayai de me rendre utile aux désespérés. Vous comprenez ce que je veux dire, je pense ? Je parle des gens qui n’ont aucun refuge, rien à attendre de la vie ? Comprenez-vous l’horreur de cette pensée ?… rien à attendre de la vie !… C’est en Russie seulement, me paraît-il parfois, que l’on peut trouver de telles gens et atteindre à une telle profondeur de misère. Eh bien ! je me plongeai dans cette misère, et je m’aperçus – le croiriez-vous ? – qu’il n’y a pas grand’chose à faire chez ces gens là ! Non vraiment ! aussi longtemps au moins qu’on trouvera sur son chemin des Ministères des Finances, et des ironies atroces de ce genre. Je crois que je serais devenue folle, rien qu’à tenter de lutter contre la vermine, sans un certain homme. C’est encore mon amie, mon initiatrice, la pauvre sainte marchande de pommes, qui me mit sur son chemin par hasard. Un soir, très tard, elle vint me chercher, de son allure tranquille. Je la suivais où elle voulait me conduire : j’avais à cette époque remis entièrement ma vie entre ses mains et, sans elle, mon esprit aurait sombré misérablement. L’homme était un jeune ouvrier, un lithographe, compromis dans l’affaire des traités de tempérance ; vous devez vous en souvenir. On avait, à cette occasion, jeté beaucoup de gens en prison. Le Ministère des Finances encore ! Où serait-il, si les pauvres cessaient de se muer en brutes, sous l’empire de la boisson ? Ma parole, on croirait que ces Finances et tout le reste sont une invention du diable. Mais hélas, il n’est pas nécessaire d’attribuer au mal une source surnaturelle ! les hommes, à eux seuls, sont bien capables de toutes les vilenies ! Les Finances, vraiment ! »

La haine et le mépris éclataient dans son expression du mot « Finances », mais elle ne cessait pas de caresser doucement le chat qui reposait dans ses bras. Elle leva même les mains et inclina la tête pour frotter sa joue contre la fourrure de l’animal, qui accepta cette caresse, avec l’indifférence parfaite, si caractéristique de son espèce. Puis elle regarda Mlle Haldin, en s’excusant une fois de plus de ne pas la faire monter auprès de Mme de S. On ne pouvait interrompre le colloque. Mais le journaliste descendrait bientôt et, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’attendre dans le vestibule ; d’ailleurs toutes les chambres (elle eût un regard circulaire sur les nombreuses portes), toutes ces chambres du rez-de-chaussée étaient vides de meubles.

« Vraiment, je n’ai pas une chaise à vous offrir », continua-t-elle, « mais, si vous préférez le cours de vos pensées à mon bavardage, je m’assiérai sur la dernière marche et ne dirai plus un mot. »

Mlle Haldin s’empressa d’affirmer qu’elle s’intéressait fort au contraire à l’histoire du jeune lithographe. C’était un révolutionnaire, bien entendu ?

« Un martyr, un simple », fit la dame de compagnie, avec un faible soupir et un regard rêveur à travers la porte ouverte. Elle tourna vers Mlle Haldin le regard embrumé de ses yeux bruns.

« J’ai vécu quatre mois avec lui. Et ce fut un vrai cauchemar ! ».

Pour répondre au regard interrogateur de Mlle Haldin, elle se mit à lui décrire le visage émacié de l’homme, ses membres dépourvus de chair, son total dénuement. La pièce dans laquelle la marchande de pommes l’avait conduite, était un pauvre galetas, misérable repaire juché sous les combles d’une maison sordide. Le plâtre détaché des murs couvrait le sol et, quand on ouvrait la porte, une horrible tapisserie de toiles d’araignées noires flottait dans le courant d’air. L’ouvrier, libéré quelques jours avant, avait été jeté de la prison dans la rue. Et, pour la première fois, Mlle Haldin croyait voir se dessiner un visage et un nom sur le corps de ce peuple souffrant, dont le sort rigoureux avait fait, entre son frère et elle, l’objet de tant de conversations, dans leur jardin de campagne.

Il avait été arrêté avec des centaines d’autres gens, pour cette affaire des traités de tempérance lithographiés. La police, malheureusement, avait mis la main sur de nombreux suspects, et cru pouvoir arracher à certains d’entre eux des informations concernant la propagande révolutionnaire.

« On le battit si cruellement, au cours des interrogatoires », continuait la dame de compagnie, « qu’on amena chez lui des lésions internes. Quand on le relâcha, son destin était scellé. Il ne pouvait plus rien faire pour lui-même. Je le trouvai couché sur un bois de lit, sans aucune literie, la tête appuyée sur un paquet de chiffons sales, dus à la charité d’un vieux chiffonnier, habitant de la maison. Il gisait là, sans couvertures, brûlant de fièvre, et n’avait même pas dans la chambre un pot à eau pour étancher sa soif. Il n’y avait rien, rien que le bois de lit… et le sol nu ! »

« Mais ne se trouvait-il donc pas, dans cette grande ville, un libéral, un révolutionnaire, pour tendre à un frère une main secourable ? » demanda Mlle Haldin avec indignation.

« Si, évidemment. Mais vous ne savez pas ce qu’il y avait de plus terrible dans la misère de cet homme. Écoutez : on l’avait, paraît-il, si cruellement maltraité, que sa fermeté avait fini par céder, et qu’il avait enfin laissé échapper quelques informations. Pauvre être ! la chair est faible, voyez-vous ! Je n’ai jamais su ce qu’il avait pu avouer. Ce n’était plus qu’une âme meurtrie dans un corps mutilé. Rien de ce que je pus lui dire ne le fit se retrouver tout entier. Après sa libération, il avait regagné son taudis, et supporté stoïquement son remords. Il ne voulait implorer aucune personne de connaissance. Je lui aurais cherché du secours, mais où pouvais-je en demander ; où trouver une personne qui eût quelque chose à donner ou quelques moyens d’assistance ? Autour de nous, les gens mouraient de faim ou d’ivrognerie. C’étaient des victimes du Ministère des Finances ! Ne me demandez pas comment nous vécûmes : je ne pourrais vous le dire moi même, ce fut un miracle de la misère ! Je n’avais rien à vendre, et l’état de mes vêtements m’interdisait toute sortie pendant le jour. J’étais indécente, positivement. Il me fallait attendre la nuit, pour me hasarder dans la rue et mendier une croûte de pain, ou ce que l’on pouvait nous donner, pour nous tenir en vie, tous les deux… Souvent je ne rapportais rien, et je me traînais alors vers le logis, pour me coucher sur le sol, à côté de son lit. Oh oui ! j’ai appris à très bien dormir sur des planches nues. Ce n’est rien, et si je vous en parle, c’est pour vous montrer qu’il ne faut pas me prendre pour une sybarite. C’était infiniment moins tuant que la tâche qui consiste à rester assise pendant des heures, dans un bureau glacial, devant une table, pour écrire sous la dictée les livres de Pierre Ivanovitch. Mais vous verrez vous-même ce qu’il en est, et je n’ai pas besoin de vous en dire plus long. »

« Il n’est pas du tout certain », protesta Mlle Haldin, « que j’écrive jamais sous la dictée de Pierre Ivanovitch. »

« Vraiment ? » s’écria l’autre avec incrédulité. « Ce n’est pas certain ? Voulez-vous donc dire que vous n’êtes pas encore décidée ? »

Et comme Mlle Haldin lui affirmait qu’il n’avait jamais été question de rien de semblable entre elle et Pierre Ivanovitch, la femme au chat serra fortement les lèvres pendant un instant.

« Oh, vous vous trouverez installée à la table avant même d’y penser ! Ne vous y trompez pas, s’il est décevant d’entendre Pierre Ivanovitch dicter ses livres, le travail comporte aussi une véritable fascination. C’est un homme de génie. Votre visage ne l’irritera certainement pas ; vous pourrez peut-être même favoriser son inspiration et aider à l’essor de ses idées. Plus je vous regarde et plus je me convaincs qu’une femme de votre espèce, ne gênerait en rien l’éclosion de sa pensée. »

Mlle Haldin jugea inutile de protester contre toutes ces présomptions.

« Mais cet homme, cet ouvrier, est-il mort entre vos bras ? » reprit-elle, après un court silence.

La dame de compagnie ne répondit pas tout de suite, l’oreille tendue vers les étages supérieurs où l’on entendait maintenant deux voix alterner avec quelque animation. Lorsque les éclats de la discussion se furent apaisés, pour faire place à un murmure indistinct, elle se tourna vers Mlle Haldin.

« Oui, il est mort, mais pas, comme vous pourriez le croire, à proprement parler entre mes bras. En fait, je dormais lorsqu’il rendit le dernier soupir. Si bien que je ne puis dire avoir jamais vu mourir personne. Quelques jours avant la fin, des jeunes gens nous avaient découverts dans notre extrême misère. C’étaient des révolutionnaires, vous le pensez bien. Il aurait dû avoir confiance dans ses amis politiques, à sa sortie de prison. On l’aimait et on le respectait auparavant ; personne n’aurait songé à lui reprocher des aveux arrachés par la police. Nous savons tous comment ils s’y prennent, et l’homme le plus fort a ses moments de faiblesse devant la douleur. La faim seule ne suffit-elle pas à donner de singulières idées sur ce qu’il convient de faire ? On appela un médecin ; on améliora notre sort physique, mais tout cela ne pouvait pas le consoler, le pauvre ! Je vous assure, Mlle Haldin, qu’il était digne d’être aimé !… Mais je n’avais plus la force de pleurer, à moitié morte moi-même ! Heureusement il y eut de braves cœurs, pour prendre soin de moi. On trouva une robe pour dissimuler ma nudité ;… je vous le répète, je n’étais pas décente… ; et après un certain temps les révolutionnaires me placèrent comme institutrice dans une famille juive qui partait pour l’étranger. Naturellement, je pouvais me charger de l’instruction des enfants ; j’eus à leur faire achever la sixième ; mais le véritable but que l’on se proposait, c’était de me faire emporter, par de là la frontière, des papiers importants. On me confia un paquet que je gardais sur mon cœur. Les gendarmes de la gare ne pouvaient guère soupçonner une gouvernante de famille juive, empressée auprès des trois enfants. Je crois que ces Hébreux ne se doutaient pas non plus de ma mission, car je leur avais été présentée, de façon détournée, par des personnes qui n’appartenaient pas au monde révolutionnaire, et l’on m’avait conseillé d’accepter un salaire très modique. Dès l’arrivée en Allemagne, je quittai la famille pour remettre mes papiers à un révolutionnaire de Stuttgart ; après quoi l’on m’employa à diverses missions, dont le récit ne vous intéresserait pas. Je ne me suis jamais sentie très utile, mais je vis dans l’espoir d’assister à la destruction de tous les Ministères, Finances ou autres… La plus grande joie de ma vie est due à l’exploit de votre frère… »

Elle leva ses yeux ronds vers le jardin ensoleillé, tandis que le chat reposait dans l’asile de ses bras, dans une béatitude dédaigneuse et une méditation de sphinx…

« Oui, je me suis réjouie », reprit-elle. « Pour moi, le seul nom de Haldin sonne d’héroïque façon. Ils ont dû trembler de crainte dans leurs Ministères, tous ces hommes au cœur de démons. Me voici près de vous, causant tranquillement, et quand je pense à toutes les cruautés, à l’oppression, aux injustices commises en ce moment même, je sens ma tête tourner. J’ai vu de près ce qui paraîtrait impossible si l’on ne devait en croire ses yeux. J’ai vu des choses qui m’ont fait me haïr moi-même de mon impuissance. J’ai haï mes mains qui n’avaient pas de force, ma voix qui ne savait pas se faire entendre, mon esprit même qui restait intact. Ah les choses que j’ai vues !… Et vous ?… »

Très émue, Mlle Haldin secoua légèrement la tête.

« Non ; je n’ai encore rien vu de mes propres yeux », murmura-t-elle. « Nous avons toujours vécu à la campagne, pour obéir au désir de mon frère. »

« Singulière rencontre que celle-ci », reprit l’autre. « Croyez-vous à la chance, Mlle Haldin ? Comment me serais-je attendue à vous voir devant moi, vous, sa sœur ? Savez-vous que lorsque la nouvelle est arrivée, les révolutionnaires d’ici ont été aussi surpris qu’heureux ? Personne ne semblait rien savoir de votre frère. Pierre Ivanovitch lui-même ignorait qu’un tel coup dût être frappé bientôt. Je suppose que votre frère a été tout simplement inspiré. Je crois moi-même à la nécessité de l’inspiration pour commettre de tels actes. C’est un grand privilège, d’avoir l’inspiration… et l’occasion. Est-ce qu’il vous ressemblait ? N’êtes-vous pas heureuse, Mlle Haldin ? »

« Il ne faut pas trop me demander », dit Mlle Haldin, en refoulant des larmes qui lui montaient brusquement aux yeux. Elle y réussit et reprit, posément : « Je ne suis pas une femme héroïque. »

« Vous croyez peut-être que vous n’auriez pas pu accomplir vous-même un tel exploit ? »

« Je ne sais pas ; il me faudrait, pour me poser seulement la question, avoir un peu plus vécu, un peu plus vu… »

L’autre eut un hochement de tête approbateur. Le ronronnement satisfait du chat résonnait dans le vide du vestibule ; on n’entendait plus, en haut, aucun son de voix. Mlle Haldin rompit le silence.

« Qu’avez-vous entendu dire au juste de mon frère ? Vous prétendez qu’on a été surpris. Cela paraît probable, en effet. On a pu trouver étrange qu’il n’ait pas réussi à se sauver, après avoir mené à bien la partie la plus difficile de sa tâche, et s’être échappé du lieu de l’attentat. Des conspirateurs doivent comprendre ces choses-là. J’ai des raisons pour désirer ardemment connaître les motifs de cet insuccès. »

La dame de compagnie s’était avancée vers la porte ouverte sur le jardin. Elle jeta par-dessus son épaule un regard furtif vers Mlle Haldin, restée dans le vestibule.

« Les motifs de son insuccès ?… » répéta-t-elle d’un ton distrait. « N’avait-il pas fait le sacrifice de sa vie ? N’était-il pas tout simplement inspiré ? N’était-ce pas un acte d’abnégation ? Cela ne vous paraît-il pas certain ? »

« Ce dont je suis certaine », dit Mlle Haldin, « c’est que ce ne fut pas un acte de désespoir. Mais n’avez-vous pas entendu exprimer ici quelque opinion sur sa misérable capture ? »

La dame de compagnie resta quelques instants pensive, sur le seuil de la porte.

« Si j’en ai entendu parler ? Oui, certes, car on discute tout ici, et le monde entier a d’ailleurs parlé de votre frère. Pour moi, la simple mention de son acte me plonge dans une extase jalouse. Comment un homme, assuré de l’immortalité, pourrait-il songer à sa vie ? »

Elle tournait toujours le dos à Mlle Haldin. En haut, derrière l’écran d’une grande porte blanc et or, perceptible à travers la balustrade du premier étage, le bourdonnement d’une voix profonde s’éleva ; elle semblait lire des notes ou quelque chose de semblable, faisait des pauses fréquentes, puis se tut tout à coup.

« Je crois ne pouvoir rester davantage », dit Mlle Haldin ; « je tâcherai de revenir un autre jour. »

Elle attendait que la dame de compagnie se rangeât pour la laisser passer, mais celle-ci semblait perdue dans la contemplation des taches d’ombre et de soleil, qui semaient le calme des jardins déserts. Elle cachait la route à Mlle Haldin, et s’écria soudain :

« Inutile ! Voici Pierre Ivanovitch lui-même. Mais il n’est pas seul. Il revient rarement seul, maintenant. »

Mlle Haldin ne fut pas aussi heureuse qu’on aurait pu le croire de cette arrivée de Pierre Ivanovitch. Elle paraissait avoir perdu toute envie de voir le « captif héroïque » ou Mme de S. ; peut-être fallait-il chercher la raison de cette répugnance soudaine, dans le manque de bonté dont ces deux êtres semblaient avoir fait preuve à l’égard de la femme au chat.

« Voulez-vous me laisser passer ? » fit-elle enfin en touchant légèrement l’épaule de sa compagne.

Mais l’autre, qui tenait toujours le chat serré contre sa poitrine, ne fit pas un mouvement.

« J’ai déjà vu le jeune homme qui est avec lui », dit-elle, sans même jeter un regard en arrière.

Mlle Haldin éprouva un désir violent, plus inexplicable que jamais de quitter la maison.

« Mme de S. va peut-être se trouver retenue assez longtemps encore, et je n’ai presque rien à dire à Pierre Ivanovitch ; une simple question que je pourrai facilement lui poser, dans le parc ; vraiment, il faut que je m’en aille ; il y a longtemps déjà que je suis ici, et j’ai hâte d’aller retrouver ma mère ; voulez-vous me laisser passer, s’il vous plaît ? »

La dame de compagnie tourna enfin la tête.

« Je ne vous ai jamais cru le désir réel de voir Mme de S. », fit-elle, avec une perspicacité inattendue. « Je n’y ai pas cru un seul instant. » Il y avait dans ses paroles quelque chose de mystérieux et de confidentiel. Suivie par la jeune fille, elle franchit la porte, et elles descendirent côte à côte les degrés moussus de la terrasse. On ne voyait personne encore sur la partie de la route déployée en vue de la maison.

« Ils sont cachés derrière ces arbres, là-bas », expliqua la nouvelle connaissance de Mlle Haldin, « mais vous allez les voir dans un instant. Je ne sais pas quel est le jeune homme dont Pierre Ivanovitch s’est si bien entiché. Ce doit être un ami ; on ne l’admettrait pas, sans cela, dans cette maison où viennent les autres. Vous comprenez qui je désigne par « les autres ». Mais il ne me paraît pas avoir d’inspiration mystique, et je ne crois pas avoir compris encore sa nature. Je ne reste jamais, il est vrai, bien longtemps dans le salon ; j’ai toujours quelque chose à faire. La maison n’est pas aussi vaste que celle de la Riviera, mais cela ne m’empêche pas de trouver bien des occasions de me rendre utile. »

À ce moment débouchèrent vers la gauche, près des écuries au mur couvert de lierre, Pierre Ivanovitch et son compagnon. Ils marchaient très lentement et causaient avec animation. Ils s’arrêtèrent un instant et Pierre Ivanovitch se mit à gesticuler, tandis que le jeune homme l’écoutait sans bouger, les bras tombants et la tête légèrement inclinée. Vêtu d’un complet brun sombre, il avait un chapeau noir sur la tête.

Les yeux ronds de la dame de compagnie restaient fixés sur les deux personnages, qui avaient repris leur marche lente.

« C’est un jeune homme extrêmement poli », dit-elle ; « vous verrez le salut qu’il va nous adresser, et qui n’aura rien d’exceptionnel, car il s’incline aussi profondément chaque fois qu’il me rencontre seule dans le vestibule. »

Elle fit quelques pas en avant. Mlle Haldin marchait à côté d’elle, et les choses se passèrent exactement comme sa compagne l’avait prédit. Le jeune homme souleva son chapeau, s’inclina et resta en arrière, tandis que Pierre Ivanovitch s’avançait d’un pas plus rapide. Il tendait en un geste de cordialité ses gros bras noirs et saisit les deux mains de Mlle Haldin. Il les serra en regardant la jeune fille à travers ses lunettes sombres.

« Voilà qui est bien, voilà qui est bien ! » s’écria-t-il, à deux reprises, d’un ton approbateur. « Ainsi vous êtes restée avec… » ; il eut un froncement de sourcils léger pour la dame de compagnie qui caressait toujours son chat. « J’en conclus qu’Éléonore… Mme de S… est occupée. Je sais qu’elle attendait quelqu’un aujourd’hui. Ce journaliste est venu, alors ? Elle est occupée ? »

Pour toute réponse, la dame de compagnie détourna la tête.

« C’est regrettable, très regrettable, vraiment, et je suis fâché que vous ayez… » Il baissa brusquement le ton : « Mais comment ?… vous n’allez pas partir, Natalia Victorovna ? Cette attente vous a paru longue ?… »

« Pas du tout », protesta la jeune fille. « Seulement je suis ici depuis longtemps déjà, et j’ai hâte d’aller retrouver ma mère. »

« Le temps vous a pesé, n’est-ce pas ? J’ai peur que notre digne amie… (Pierre Ivanovitch eut par-dessus l’épaule un geste brusque de la tête), que notre digne amie ne sache pas très bien alléger les moments d’attente. Non, certainement, c’est un art qu’elle ne possède guère et, à cet égard, les bonnes intentions seules ont peu de valeur. »

La dame de compagnie laissa tomber ses bras, et le chat se trouva précipité sur le sol. Il y resta tout à fait immobile, une de ses pattes étirées en arrière. Mlle Haldin se sentit indignée pour sa compagne.

« Croyez bien, Pierre Ivanovitch, que j’ai passé, dans le vestibule de cette maison, des moments fort intéressants et fort instructifs. Instants mémorables aussi. Je ne regrette pas mon attente, mais je vois que je puis atteindre le but de ma visite, sans prendre le temps de Mme de S. »

À ce moment, j’interrompis Mlle Haldin. Les pages qui précèdent ont été écrites d’après son récit, que je n’ai pas dramatisé autant qu’on pourrait le croire. Elle avait rendu, avec un sentiment et une animation extraordinaires, l’accent même de l’irréconciliable ennemie des Ministères, de la disciple de la vieille marchande de pommes, de la servante volontaire des pauvres. La pitié délicate et profonde de Mlle Haldin avait été froissée au plus haut point par le sort misérable de sa nouvelle connaissance : dame de compagnie, secrétaire, quoi encore ? Pour ma part, j’étais heureux de trouver, dans son indignation, un nouvel obstacle à une intimité possible avec Mme de S. J’ai un véritable dégoût pour l’Égérie peinte et parée de Pierre Ivanovitch, pour sa face figée et ses yeux morts. J’ignore l’attitude qu’elle adoptait en face de l’invisible, mais dans les affaires de ce monde, je la savais avare, rapace et sans scrupules. J’avais eu connaissance de sa défaite dans une mesquine et basse discussion d’argent, engagée avec la famille de son mari défunt, le diplomate. De très augustes personnages (que sa rage de scandale avait absolument voulu impliquer dans cette affaire) s’étaient attiré son animosité. Je crois sans beaucoup de peine qu’on avait été sur le point de la supprimer, par raison État, et de l’enfermer dans quelque discrète maison de santé, maison de fous, en d’autres termes. Mais certains personnages influents s’étaient opposés, disait-on, à cette mesure, pour des raisons que… »

Inutile d’ailleurs d’entrer dans ces détails.

On pourrait s’étonner de voir un humble professeur de langues en possession de faits aussi précis. Un romancier peut dire ce qu’il lui plaît de ses personnages et, pourvu qu’il le dise avec assez de persuasion, on ne le chicanera pas sur les créations de son esprit : il manifeste d’ailleurs sa propre conviction par une phrase à effet, une image poétique, un accent d’émotion. L’art est une grande chose ! Mais je ne suis doué d’aucune qualité d’art et, n’ayant rien inventé du personnage de Mme de S., je sens la nécessité d’expliquer comment j’avais pu posséder, sur son compte, autant de détails.

Je tenais mes informations d’une Russe, femme d’un professeur à l’Université de Lausanne, ami dont j’ai déjà parlé. C’est elle qui me raconta l’épisode de l’histoire de Mme de S. dont je vais faire part aux lecteurs. Elle me dit, avec la certitude d’une personne sûre de ses renseignements, la cause de la fuite de Mme de S. quelques années auparavant. Ce qui avait poussé la dame à quitter la Russie, ce n’étaient ni plus ni moins que les soupçons de la police, à la suite du meurtre de l’empereur Alexandre. Ces soupçons étaient basés sur des paroles imprudentes, échappées en public, ou sur une conversation entendue dans son salon. Entendue, probablement, par un hôte, un ami peut-être, qui s’était hâté, sans doute, de jouer le rôle de dénonciateur. En tous cas les paroles surprises semblaient-elles impliquer la connaissance de l’attentat, et je crois que la dame agit sagement en n’attendant pas l’enquête sur une accusation de ce genre. Certains de mes lecteurs peuvent garder le souvenir d’un opuscule, publié à Paris sous son nom. C’étaient des pages de violence mystique et déclamatoire, effroyablement décousues, où elle avouait à demi une connaissance anticipée du meurtre ; elle attribuait, il est vrai, à cette connaissance une origine surnaturelle, et insinuait, avec des considérations venimeuses, qu’il ne fallait pas chercher le coupable parmi les terroristes, mais parmi les fauteurs d’une intrigue de palais. Je faisais observer, à ce propos, à mon amie, la femme du professeur, que l’existence de Mme de S., avec sa diplomatie privée, ses intrigues, ses procès, ses faveurs, ses disgrâces, ses expulsions et son atmosphère de scandales, d’occultisme et de charlatanisme, eût été mieux faite pour le XVIIIe siècle que pour les conditions de notre temps. Elle m’approuva en souriant, mais reprit, un moment après, d’un ton pensif : « Charlatanisme ? oui ; jusqu’à un certain point. Pourtant, les temps sont changés. Il y a aujourd’hui des forces que l’on ne connaissait pas au XVIIIe siècle. Je ne suis pas éloignée de la juger plus dangereuse qu’un Anglais ne voudrait le croire. Et qui mieux est, il y a des gens chez nous qui la considèrent comme vraiment redoutable. »

« Chez nous », cela signifiait, dans ce cas, la Russie en général et la police politique russe en particulier.

C’est pour présenter au lecteur cette réflexion de mon amie, la femme du professeur, que j’ai ouvert cette parenthèse et abandonné le récit de la visite de Mlle Haldin au château Borel. Je voulais en faire part simplement, pour faire plus aisément admettre ce que je veux dire maintenant de la présence à Genève de M. Razumov. C’est ici, ne l’oubliez pas, une histoire russe, écrite pour des oreilles occidentales, oreilles mal préparées, je l’ai fait déjà remarquer, à certains accents de cynisme et de cruauté, de détresse et même de négation morales, inconnues désormais dans nos régions. Et c’est mon excuse pour avoir abandonné Mlle Haldin au milieu du petit groupe formé, devant la terrasse du château Borel, par la rencontre des deux femmes et des deux hommes.

Les faits que je viens de résumer s’imposaient à mon esprit, lorsque j’interrompis, comme je l’ai déjà dit, Mlle Haldin, en m’écriant, sur un ton de véritable joie :

« En somme, vous n’avez pas du tout vu Mme de S. ? » Mlle Haldin secoua la tête. Ce fut une grosse satisfaction pour moi. Elle n’avait pas vu Mme de S. Parfait ; parfait ! La conviction heureuse me vint à l’esprit que,… maintenant,… elle ne connaîtrait jamais Mme de S. Et cette conviction ne pouvait me venir que de l’idée de la rencontre de Mlle Haldin avec le remarquable ami de son frère. Je préférais cet ami à Mme de S. comme compagnon et comme guide d’une jeune fille, abandonnée à son inexpérience par la fin tragique de son frère. Fin misérable, mais qui avait clos au moins une vie sincère ; les pensées de Victor Haldin avaient pu être généreuses, ses souffrances morales profondes ; son acte suprême avait été un véritable sacrifice ! Ce n’est pas à nous, calmes amants, apaisés par la possession d’une liberté conquise, à condamner sans appel les fureurs d’un désir contrarié.

Je n’ai aucune honte à convenir de la chaleur de mon estime pour Mlle Haldin. C’était, on le comprend, un sentiment désintéressé qui portait en lui toute sa récompense. C’est à sa lumière que Victor Haldin m’apparaissait comme un pur enthousiaste, et non pas comme un conspirateur sinistre. Je n’aurais, certes, pas voulu le juger, mais le fait même qu’il n’avait pas fui, ce fait qui avait si douloureusement frappé sa mère et sa sœur, me parlait en sa faveur.

La crainte aussi de voir la jeune fille céder à l’influence révolutionnaire et féministe du Château Borel me prédisposait fort en faveur de l’ami de Victor Haldin. Il ne représentait pour moi qu’un nom, me direz-vous. D’accord ! Un nom ! Le seul nom même, le seul nom mentionné dans la correspondance du frère à la sœur. Le jeune homme était arrivé ; ils s’étaient rencontrés, et cela, heureusement, sans intervention directe de Mme de S… « Que sortira-t-il de cette rencontre ? Que va-t-elle me dire maintenant ? » me demandais-je.

Il était bien naturel que ma pensée s’attardât sur ce jeune homme, le seul être dont le nom fût mentionné parmi les rêves d’un avenir de révolution ! Et mes réflexions me suggérèrent cette question : pourquoi le jeune homme n’était-il pas venu voir encore ces dames ? Il était déjà depuis quelques jours à Genève, lorsque Mlle Haldin avait entendu, pour la première fois Pierre Ivanovitch parler de lui en ma présence. Je regrettais que le féministe eût assisté à la rencontre, que j’aurais souhaitée autre part, loin du regard des lunettes sombres. Mais, sans doute, en voyant les jeunes gens en présence, les avait-il présentés l’un à l’autre.

Je rompis le silence, pour m’enquérir : « Je suppose que Pierre Ivanovitch… »

Mlle Haldin donna libre cours à son indignation. Pierre Ivanovitch, après avoir écouté sa réponse, s’était adressé à la dame de compagnie avec une honteuse violence.

« Avec violence ? » m’étonnai-je, « à quel propos ? pour quelle raison ? »

« C’est inouï, scandaleux ! » poursuivit la jeune fille, avec des yeux de colère. « Il lui a fait une scène, comme cela, devant des étrangers. Et pourquoi ? Vous ne le devineriez jamais ! Pour des œufs !… Oh !… »

Je restais stupéfait. « Pour des œufs… dites-vous ? »

« Oui, des œufs… pour Mme de S. Cette dame qui suit, paraît-il, un régime particulier, s’était plainte, la veille, à Pierre Ivanovitch, que les œufs fussent mal préparés ! Il s’en est souvenu tout à coup, et en a profité pour faire à la dame de compagnie une scène atroce. C’était honteux, et je restais pétrifiée ! »

« Le grand féministe se serait-il permis un langage injurieux à l’égard d’une femme ? » demandai-je.

« Oh non ! pas un langage injurieux ! Vous ne pouvez pas vous figurer ! C’était odieux ! Imaginez-vous qu’il a commencé par lever son chapeau. Il prenait une voix douce et suppliante : « Ah vous n’êtes pas gentille pour nous !… Vous ne daignez pas vous souvenir… » Vous voyez le genre de paroles !… et le ton dont il usait !… La pauvre créature était démontée ; et ne savait où tourner ses yeux pleins de larmes. Je crois qu’elle aurait préféré des injures ou même des coups… » Je ne hasardai pas qu’elle était peut-être accoutumée aux uns et aux autres, dans l’intimité. Mlle Haldin marchait à mes côtés, la tête levée, et gardait un silence de colère méprisante.

« Les grands hommes ont des singularités surprenantes », fis-je assez inutilement observer, « au même titre que les moins grands personnages. Mais ce genre de choses ne peut durer toujours. Comment le grand féministe s’est-il tiré de cette scène si caractéristique ? »

Mlle Haldin, sans tourner les yeux de mon côté, me dit que la conclusion en avait été hâtée par l’apparition du journaliste, qui avait enfin quitté Mme de S.

Il s’était approché rapidement, sans être vu, et avait soulevé légèrement son chapeau, pour dire en français :

« La baronne m’a prié, si je rencontrais une dame en sortant, de lui demander d’aller la trouver tout de suite. »

Après s’être acquitté de sa mission, il descendit vivement la pente, tandis que la dame de compagnie se précipitait vers la maison et que Pierre Ivanovitch, l’air inquiet, la suivait d’un pas rapide. Mlle Haldin se trouva brusquement seule avec le jeune homme qui était évidemment le nouveau venu de Russie. Elle se demandait si l’ami de son frère n’avait pas déjà deviné qui elle était.

Ce jour là il l’avait bien deviné en effet ; je suis en mesure de le dire. Il semble bien qu’une raison quelconque eût empêcher Pierre Ivanovitch de faire allusion à la présence de ces dames à Genève. Mais Razumov avait deviné ! La jeune fille aux yeux de loyauté ! Il gardait vivantes dans sa mémoire toutes les paroles de Haldin : c’étaient autant de fantômes familiers qu’il ne pouvait exorciser et dont le plus insistant était l’allusion à la sœur du mort. L’image de la jeune fille était restée toujours présente à son esprit. Mais il ne l’avait pas reconnue tout de suite ; en marchant aux côtés de Pierre Ivanovitch, il ne l’avait pas remarquée, bien que leurs yeux se fussent rencontrés. Il avait été frappé, comme on ne pouvait s’empêcher de l’être, par le charme harmonieux de toute sa personne, par sa force, sa grâce, sa franchise tranquille,… puis il avait détourné son regard. Il se disait que tout cela ne l’intéressait pas ; la beauté des femmes et l’amitié des hommes n’étaient pas faites pour lui ! Il acceptait cette idée avec une froideur voulue, et essayait de passer outre. C’est seulement devant le geste de la main tendue que la vérité lui apparut. Il a noté, dans les pages de son journal, qu’il ressentit, devant cette révélation, une sorte de suffocation physique : il se sentit en proie à une réaction de haine et de terreur émotive, comme si l’apparition de la jeune fille avait fait partie d’une trahison machinée.

Il fit volte-face. L’élévation considérable de la terrasse dissimulait leur groupe aux yeux de toute personne attardée sur le seuil de la porte, et des fenêtres même des étages supérieurs on ne pouvait les voir. À travers les fourrés retournés à l’état sauvage et les arbres du parc en pente douce, on apercevait de petits coins du lac froid et tranquille. Les circonstances avaient ménagé aux jeunes gens un moment de solitude parfaite, et je me demandais comment ils avaient profité de cette heureuse rencontre.

« Avez-vous eu le temps d’échanger quelques paroles ? » demandai-je.

L’animation que la jeune fille avait apportée au récit des incidents de sa visite s’était complètement dissipée. Elle marchait doucement à côté de moi et regardait droit devant elle, mais je remarquai une légère rougeur sur ses joues. Elle ne répondit pas à ma question.

Je me dis, après un instant de réflexion, qu’ils ne pouvaient guère être restés longtemps oubliés, à moins que les deux autres n’eussent trouvé Mme de S. évanouie de fatigue, ou dans un état d’exaltation morbide, au sortir de sa longue conversation. Encore, dans ces deux cas, eût-on fait appel à leur aide dévouée. Je me représentais Pierre Ivanovitch sortant de la maison, l’air affairé, la tête nue peut-être, et traversant la terrasse de son allure balancée ; je voyais les basques de sa redingote noire flotter sur ses grosses jambes gris clair. Et les jeunes gens me paraissaient, je l’avoue, une proie trop désignée pour « l’héroïque fugitif ». Je pensais bien qu’on ne les laisserait pas se tirer du filet ! Mais je sus ne point faire part de mes réflexions à Mlle Haldin, et me contentai, devant son silence persistant, de la presser légèrement.

« Eh bien, vous pouvez au moins me dire votre impression ? »

Elle tourna la tête vers moi, puis reporta les yeux au loin.

« Mon impression ? » fit-elle lentement, presque rêveusement ;… puis, d’un ton plus décidé :

« On dirait que cet homme a plus souffert de ses pensées que de la fortune adverse. »

« De ses pensées, dites-vous ? »

« C’est chose trop naturelle chez un Russe », reprit-elle, « chez un de nos jeunes Russes surtout ; il y en a tant qui ne sont pas faits pour l’action et ne savent cependant jamais se reposer ! »

« Et vous croyez que c’est un de ces hommes-là ? »

« Non, je ne puis dire cela ; comment pourrais-je le juger aussi vite ? Vous m’avez demandé mon impression ; je vous la donne. Je… je… ne connais ni le monde ni les hommes. J’ai trop vécu dans la solitude ; je suis trop jeune pour me fier à ma propre impression. »

« Fiez-vous à votre instinct », conseillai-je. « C’est ainsi que font la plupart des femmes et elles ne se trompent pas plus que les hommes. Au moins avez-vous la lettre de votre frère pour vous guider. »

Elle eut une aspiration profonde, comme un soupir léger.

« Des existences pures, généreuses et solitaires », fit-elle à voix basse en un murmure discret et pensif, que je perçus nettement cependant.

« C’est un grand éloge », suggérai-je.

« Le plus grand de tous les éloges. »

« Si grand qu’il ne paraît guère, comme une promesse de bonheur, s’adresser qu’à la fin d’une vie. Pourtant un personnage banal ou tout à fait indigne n’aurait pu mériter une louange aussi excessive et une telle confiance. »

« Ah ! », interrompit-elle impétueusement, « si vous aviez pu connaître le cœur d’où sortait ce jugement ! »

Elle n’insista pas et, pendant un instant, je réfléchis au sens des paroles qui devaient évidemment guider les sentiments de la jeune fille en faveur de son compatriote. Ces paroles n’avaient rien d’une louange banale. Elles restaient imprécises pour mon esprit et mon jugement d’Occidental, mais il ne faut pas oublier qu’aux côtés de Mlle Haldin j’étais comme un voyageur en pays étranger. Il m’apparaissait clairement aussi que la jeune fille répugnait à me conter dans ses détails la partie essentielle de sa visite au Château Borel. Mais je n’en étais nullement blessé, et je me rendais compte que ce n’était point là manque de confiance à mon égard. Il y avait une autre difficulté, une difficulté dont je ne pouvais me froisser. Et c’est sans l’ombre d’acrimonie que je répliquai :

« Fort bien ! Mais dans ce domaine élevé que je ne veux pas discuter avec vous, vous aviez dû, comme nous le ferions tous en de telles circonstances, vous faire une image, une représentation mentale de cet ami exceptionnel, et je voudrais savoir si vous n’avez pas été déçue ? »

« Comment l’entendez-vous ? Déçue de son aspect extérieur ? »

« Non ; je ne veux pas parler exactement de sa mine ou des traits de son visage ! »

Arrivés au bout de l’allée nous fîmes volte-face et marchâmes quelque temps sans nous regarder.

« Il n’y a rien d’ordinaire dans son aspect », fit enfin Mlle Haldin.

« Non ; c’est bien ce que je puis inférer du peu que vous m’avez dit de votre première impression. Après tout, c’est à ce mot-là, à votre impression, qu’il faut nous en tenir ! Ce que j’entends, c’est ce quelque chose d’indescriptible qui doit frapper dans un homme « dont l’aspect n’a rien d’ordinaire ! »

Je m’aperçus que la jeune fille ne m’écoutait pas. Il n’y avait pas à se méprendre à son expression et, une fois encore, j’eus la sensation de me trouver bien loin,… non pas séparé d’elle par un âge qui me permettait au moins de formuler des jugements,… mais dans une autre sphère très distante d’où je pouvais seulement la contempler, de très loin !… Aussi cessai-je de parler pour la regarder marcher à mes côtés.

« Non », s’écria-t-elle tout à coup, « on ne saurait être déçue par un homme qui manifeste une telle force de sentiment ! »

« Ah vraiment ? une telle force de sentiments ? », murmurai-je en moi-même, d’un ton ironique, « comme cela, tout d’un coup, d’emblée ? »

« Que dites-vous ? » interrogea naïvement Mlle Haldin.

« Oh rien ! Je vous demande pardon. De la force de sentiments ? Je ne suis pas surpris… »

« Et vous ne sauriez croire avec quelle étourderie je me suis comportée à son égard », s’écria-t-elle, dans un élan de remords.

Je dus laisser paraître quelque surprise, car elle m’avoua, en me regardant avec une rougeur croissante, n’avoir pas, à sa honte, su rester assez calme ; elle n’avait pas gardé, sur ses paroles et sur ses gestes le contrôle exigé par la situation. Elle avait perdu la sérénité qui convenait avec de tels hommes, avec le vivant comme avec le mort, la force d’âme qui s’imposait au cours de cette rencontre entre la sœur et le seul ami connu de Victor Haldin. Le jeune homme fixait sur elle un regard pénétrant mais ne disait rien et, péniblement affectée par son manque de compréhension, elle ne sut que lui dire : « Vous êtes Monsieur Razumov ? » Il eut un léger froncement de sourcils et, après un instant de silence attentif, s’inclina en manière d’assentiment. Il attendait.

À l’idée d’avoir devant elle l’homme si hautement apprécié par son frère, l’homme qui avait connu sa valeur, lui avait parlé, l’avait compris, avait écouté ses confidences, l’avait encouragé peut-être, les lèvres de la jeune fille tremblèrent, ses yeux se remplirent de larmes ; elle tendit la main, et fit en avant un pas instinctif en disant, avec un effort pour contenir son émotion : « Ne pouvez-vous pas deviner qui je suis ? » Il ne prit pas la main offerte et recula même d’un pas, donnant à Mlle Haldin l’impression d’un homme douloureusement affecté. Mais elle excusait son geste et réservait pour elle-même son mécontentement. Elle s’était conduite de façon indigne, comme une petite Française nerveuse. Les manifestations de ce genre ne pouvaient pas plaire à un homme de caractère sévère et contenu.

Il fallait en effet qu’il fût bien sévère ou peut-être très timide devant les femmes, pensais-je en moi-même, pour ne pas répondre de façon plus humaine aux avances d’une fille comme Nathalie Haldin. Ces existences nobles et solitaires, (ces paroles me revinrent tout à coup), rendent souvent les jeunes gens timides et les vieillards sauvages.

« Eh bien » ? insistai-je, pour encourager Mlle Haldin.

Elle était encore très mécontente d’elle-même.

« Je me suis de plus en plus mal comportée », fit-elle, avec un air de découragement très rare chez elle. « J’ai fait tout ce que l’on pouvait faire d’absurde. J’ai pourtant évité de fondre en larmes : je suis heureuse de le dire. Mais je suis restée longtemps sans pouvoir parler ! »

Elle s’était tenue muette devant le jeune homme, réprimant des sanglots et, lorsqu’elle put prononcer un mot, c’est seulement le nom de son frère qu’elle soupira : « Victor… Victor Haldin ! » – puis la voix lui manqua de nouveau.

« Bien entendu », m’expliqua-t-elle, « ce nom lui causa une émotion violente. Il était tout à fait démonté ! Je vous ai dit mon opinion sur la profondeur de ses sentiments : il est impossible d’en douter. Si vous aviez vu sa figure ! Il chancelait, positivement, et dut s’appuyer contre le mur de la terrasse. Leur amitié était évidemment une véritable fraternité d’âmes ! Je lui ai su gré de cette émotion qui me faisait sentir moins vivement la honte de mon manque de tenue. Naturellement j’avais presque aussitôt retrouvé la parole. Tout cela ne dura que quelques secondes. « Je suis sa sœur », dis-je. « Peut-être avez-vous entendu parler de moi ? »

« Était-ce exact ? » interrompis-je.

« Je ne sais pas. Comment aurait-il pu en être autrement ? Et pourtant… Mais qu’importe ? Je restais là, en face de lui ; et certainement je n’avais pas un air d’imposture. Tout ce que je puis dire c’est qu’il me tendit alors les deux mains, me les jeta, pour mieux dire, en un geste de chaleur et d’empressement parfaits, et que je les saisis et les serrai avec l’impression de retrouver un peu de ce que j’avais cru perdu pour toujours avec mon frère, un peu de cet espoir, de cette inspiration, de ce soutien moral qui me venaient de mon cher mort… »

Je comprenais trop bien le sens de ses paroles. Nous marchions à pas lents ; j’évitais de regarder la jeune fille, et c’est pour répondre à mes propres pensées que je murmurai :

« Ce devait être une amitié profonde, comme vous le dites. Alors, ce jeune homme a fini par accueillir votre nom à deux mains… si je puis dire. Après cela vous avez dû vous comprendre ; oui vous avez dû vous comprendre très vite ? »

Pendant un instant je n’entendis plus sa voix.

« M. Razumov fait l’effet d’un homme peu loquace, d’un homme très réservé, même lorsqu’il est fortement ému. »

Comme je ne pouvais oublier, non plus que pardonner l’exubérance tonitruante de Pierre Ivanovitch, Grand Maître des partis révolutionnaires, j’affirmai à Mlle Haldin qu’une telle réserve constituait, à mon sens, un trait favorable de caractère, et disait la sincérité.

« D’ailleurs », poursuivit la jeune fille, « d’ailleurs nous n’avons pas eu beaucoup de temps à nous. »

« Non, je le crois volontiers ». Je gardais, à l’endroit du féministe et de son Égérie une méfiance et une crainte si indéracinables que je ne pus m’empêcher de demander avec une anxiété réelle, dissimulée sous un sourire :

« Mais vous avez pu vous sauver tout de même ? »

Elle me comprit et sourit aussi de mon inquiétude.

« Oh oui ! j’ai pu me sauver, pour me servir de votre expression ; je me suis éloignée d’un pas rapide, car il n’y avait pas besoin de courir. Je ne suis ni épouvantée, ni même encore fascinée comme la pauvre femme qui m’a fait une si singulière réception. »

« Et M… M. Razumov… ? »

« Il resta dans le jardin. Je suppose qu’après mon départ il est entré dans la maison. Vous vous souvenez qu’il est venu ici avec une chaude recommandation pour Pierre Ivanovitch, chargé peut-être de quelque message important à son adresse… »

« Ah oui ! De ce prêtre qui… »

« Du Père Zozime, oui… Ou d’autres, peut-être… »

Alors vous l’avez quitté ainsi ? Mais puis-je vous demander si vous l’avez revu depuis ? »

Mlle Haldin laissa un instant sans réponse ma question très directe, puis, tranquillement :

« J’espérais le rencontrer ici même aujourd’hui », dit-elle.

« Vraiment. C’est donc dans ce jardin que vous vous retrouvez ? Mais alors mieux vaut que je vous quitte tout de suite… »

« Non ; pourquoi me quitter ? Ne croyez pas que nous ayons l’habitude de nous retrouver ici ; je n’ai pas revu M. Razumov depuis cette première rencontre ; pas une seule fois. Mais je l’ai attendu… »

Elle s’arrêta, et je me demandai en moi-même pourquoi le jeune révolutionnaire montrait si peu d’empressement.

« Avant de le quitter, je dis à M. Razumov que je venais tous les jours faire à cette heure une promenade dans ce jardin. Je ne pouvais pas lui dire les raisons qui m’empêchaient de le prier de venir nous voir tout de suite. Il faut préparer ma mère à une telle visite. Et puis, voyez-vous, je ne sais pas moi-même ce que M. Razumov peut avoir à nous dire. À lui aussi, il faut parler d’abord de l’état de ma pauvre mère. Toutes ces pensées affluèrent à la fois à mon esprit et m’amenèrent à lui dire en hâte que j’avais une raison pour ne pas le voir encore à la maison, mais que je passais régulièrement ici tous les jours. C’est un lieu public, mais peu fréquenté d’ordinaire à cette heure, et j’ai pensé qu’il nous serait un très précieux asile… Ce jardin est aussi tout près de notre maison… et je n’aime pas m’éloigner trop de ma mère. Notre servante saurait où me trouver, au cas où l’on aurait tout à coup besoin de ma présence. »

« Oui, c’est très commode, à ce point de vue », opinai-je.

Et, en fait, je trouvais que ces Bastions constituaient un endroit bien choisi pour ces entrevues, tant que la jeune fille trouverait imprudent d’amener le jeune homme à sa mère. C’était donc ici, pensais-je, avec un regard circulaire sur la banalité déplorable de cette promenade, que leur connaissance se nouerait et se poursuivrait dans l’échange des indignations généreuses et des sentiments extrêmes, trop poignants peut-être pour la conception d’un esprit non russe. Je les voyais ces deux jeunes gens, qui avaient échappé au sort de quatre-vingt millions de leurs concitoyens broyés entre deux meules de moulin, je les voyais marcher sous ces arbres, leurs jeunes têtes toutes proches. Oui, c’était un endroit parfait pour se promener et pour bavarder. Je m’avisai même, tandis que nous tournions une fois encore le dos aux larges portes de fer, que s’ils étaient fatigués ils trouveraient beaucoup de commodités pour se reposer. Il y avait une quantité de tables et de chaises, entre le chalet restaurant et la plateforme de la musique, qui formaient sous les arbres un véritable radeau de bois peint. J’aperçus un couple solitaire de Suisses dont la vie était protégée depuis le berceau jusqu’à la tombe, par le mécanisme parfait des institutions démocratiques de cette république qui aurait presque tenu dans la paume de la main. L’homme, rude et sans caractère, buvait de la bière dans un verre étincelant ; la femme, rustique et placide, le dos appuyé à une chaise grossière, regardait autour d’elle avec des yeux vagues.

Il ne faut pas s’attendre à trouver ici-bas beaucoup de logique dans le domaine de la pensée ou dans celui du sentiment. Je fus surpris de me sentir mécontent de la conduite de ce jeune homme. Une semaine s’était écoulée depuis leur rencontre. Était-il insensible, timide ou très stupide ? Je ne comprenais pas.

« Pensez-vous », demandai-je à Mlle Haldin, après que nous eûmes parcouru une certaine distance dans la grande allée, « que M. Razumov ait saisi vos intentions ? »

« S’il m’a comprise ? » dit-elle. « Au moins était-il très ému, j’en suis sûre ; j’ai pu m’en apercevoir malgré ma propre agitation. Mais j’ai parlé distinctement ; il m’a entendue et paraissait même boire mes paroles. »

Elle avait inconsciemment hâté le pas, et ses paroles aussi se faisaient plus rapides…

J’attendis un instant avant de dire, d’un ton pensif :

« Et pourtant il a laissé passer tous ces jours ! »

« Nous ne pouvons présumer de la tâche qu’il doit accomplir ici. Ce n’est pas un oisif voyageant pour son plaisir. Son temps… comme ses pensées… peuvent ne pas lui appartenir. »

Elle ralentit tout à coup le pas, et ajouta d’une voix plus basse :

« Ni sa vie même, peut-être !… » puis elle se tut et resta immobile. Qui sait s’il ne devait pas quitter Genève le jour même de notre entrevue ? »

« Sans vous le dire ? » m’écriai-je avec incrédulité.

« Je ne lui en ai pas laissé le temps. J’ai agi jusqu’au bout sans réflexion, et je suis partie brusquement. J’en suis fâchée ; si même je lui avais fourni l’occasion de me témoigner sa confiance, il aurait été excusable de m’en croire indigne. On ne se fie pas à une petite fille nerveuse et larmoyante. Mais je suis certaine que son absence temporaire de Genève ne nous empêchera pas de nous rencontrer à nouveau. »

« Ah ! vous en êtes certaine ;… cela se comprend… Mais qu’est-ce qui vous fait croire ?… »

« Je lui ai dit mon besoin d’un être, d’un compatriote, d’un compagnon de foi, vers qui je puisse aller en toute confiance, pour parler de certains sujets. »

« Je comprends ; je ne vous demande pas ce qu’il a répondu ; mais j’avoue que vous avez des raisons sérieuses de croire au retour prochain de M. Razumov. Il n’est pas venu aujourd’hui ; pourtant ? »

« Non », dit-elle, tranquillement, « pas aujourd’hui ; » et nous restâmes un instant silencieux comme des gens qui n’ont plus rien à se dire, et laissent leurs pensées s’envoler bien loin l’un de l’autre, avant de s’éloigner eux-mêmes par des chemins différents. Mlle Haldin consulta la montre qu’elle portait au poignet et fit un brusque mouvement. Elle devait avoir dépassé déjà le temps qu’elle s’accordait.

« Je n’aime pas laisser ma mère seule », murmura-t-elle en hochant là tête. « Non qu’elle soit très malade maintenant, mais je me sens toujours plus inquiète, lorsque je suis loin d’elle. »

Mme Haldin n’avait, depuis plus d’une semaine, pas fait la moindre allusion à son fils. Elle restait toujours assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, et regardait silencieusement la triste perspective du boulevard des Philosophes. Quand elle parlait, en paroles brèves et mornes, c’était pour dire des choses indifférentes et banales.

« Pour nous qui connaissons les pensées de la pauvre âme, de telles paroles sont plus douloureuses que son silence. Mais ce silence est pénible aussi ; je puis à peine le supporter, et je n’ose pas le rompre. »

Mlle Haldin soupira et fixa un bouton de son gant qui s’était défait. Je concevais durement la rigueur de l’épreuve qu’elle subissait, épreuve dont sa cause, sa nature auraient pesé d’un poids trop lourd sur les épaules d’une jeune fille d’Occident ; mais les âmes Russes ont un singulier pouvoir de résistance à l’endroit de l’injustice et des coups de la vie ! Droite et souple dans la jaquette courte, ouverte sur la robe noire qui faisait paraître plus svelte sa silhouette et plus pâle sa figure fraîche et mate, Mlle Haldin forçait mon admiration et mon respect.

« Je ne puis rester davantage, pas un instant. Vous devriez venir voir bientôt ma mère. Vous savez qu’elle vous appelle l’ami. C’est un nom excellent qui traduit parfaitement sa pensée. Et maintenant au revoir ; il faut que je me sauve. »

Elle jeta un regard vague sur la large promenade et me tendit la main ; mais, comme j’allais la serrer, elle l’éleva, en un geste inattendu, et la posa sur mon épaule. Ses lèvres rouges s’écartaient légèrement, non pas en un sourire précis, mais avec une expression de surprise heureuse. Elle regardait vers la porte et me dit très vite, dans un soupir :

« Là ! je le savais bien ! le voici qui vient. »

Je compris qu’elle désignait M. Razumov. Un jeune homme s’avançait dans l’allée, d’un pas nonchalant. Il portait un vêtement d’un brun terne, et s’appuyait sur une canne. Quand je l’aperçus, il avait la tête penchée sur la poitrine, dans une attitude de méditation profonde. Mon regard lui fit lever les yeux et il s’arrêta court. Je suis sûr de l’avoir vu s’arrêter, mais cette pause fut à peine perceptible ; ce fut dans son allure une simple hésitation, instantanément réprimée. Il poursuivit sa marche en fixant sur nous un regard assuré. D’un geste, Mlle Haldin me pria de rester à ma place, tandis qu’elle faisait un ou deux pas à sa rencontre.

Je détournai la tête et ne la relevai qu’en entendant Mlle Haldin prononcer, en manière de présentation le nom du jeune homme. À M. Razumov elle dit, d’une voix chaude et basse, que j’étais, outre un merveilleux professeur, un grand soutien moral « dans leur chagrin et leur détresse. »

Elle dit aussi, bien entendu, ma qualité d’Anglais. Elle parlait rapidement, plus vite que jamais, et cette volubilité contrastait, de façon expressive, avec le calme de ses yeux.

« Je lui ai accordé ma confiance », poursuivit-elle, sans cesser de regarder M. Razumov. Le jeune homme, lui aussi, tenait son regard posé sur Mlle Haldin, mais ses yeux ne plongeaient certainement pas dans ceux qui s’offraient si volontiers aux siens. Puis il nous dévisagea tour à tour, avec un pauvre essai de sourire suivi d’un léger froncement de sourcils. Je surpris ces deux expressions vite évanouies, qui eussent pu passer inaperçues d’une personne moins appliquée que je ne l’étais, à lire dans cet esprit. Je ne sais ce qu’avait pu observer Nathalie Haldin, mais mon attention saisit ces nuances fugitives. Le sourire forcé se détendit, les sourcils reprirent leur position naturelle, et il n’y eut plus aucune expression sur le visage, où je pouvais déceler cependant l’exclamation intérieure du jeune homme :

« Sa confiance ! à ce vieil individu ! à cet étranger ! »

Je comprenais ces termes, parce qu’à moi aussi il paraissait si singulièrement étranger. Cependant, au total, il m’impressionnait de façon plutôt favorable. Il y avait, chez ce jeune homme, un air d’intelligence et même de distinction très supérieur à celui de la moyenne des étudiants et des autres habitants de la Petite Russie. Ses traits étaient plus nets que ceux de la plupart des Russes ; il avait une mâchoire bien dessinée, des joues pâles et rasées de près ; son nez formait une crête et non pas une simple protubérance. Il portait son chapeau baissé sur les yeux ; ses cheveux noirs bouclés tombaient sur sa nuque ; on devinait des membres vigoureux sous le vêtement brun mal ajusté ; la voussure légère des épaules leur donnait un air de largeur avantageuse. En somme, je ne fus pas désappointé. Studieux… robuste… timide…

Je sentis, à peine éteinte la voix de Mlle Haldin, la main du jeune homme serrer la mienne ; c’était une main musclée et ferme, mais singulièrement chaude et sèche aussi. Brève et dénuée de cordialité, cette poignée de mains ne s’accompagna pas du moindre mot ou du plus léger murmure.

Je me préparais à laisser les jeunes gens, mais Mlle Haldin me toucha légèrement le bras, avec un geste significatif qui impliquait un désir manifeste. Sourie qui voudra, mais je n’étais que trop disposé à rester près de Nathalie Haldin, et je n’ai pas honte d’avouer qu’il n’y avait pas là, pour moi, matière à sourire. Je ne restais pas comme serait resté un jeune homme, soulevé au-dessus de la terre, et en équilibre, pour ainsi dire, dans l’air, mais avec calme, les pieds sur le sol et l’esprit appliqué à pénétrer les intentions de la jeune fille.

Elle s’était tournée vers Razumov :

« Oui, c’est bien ici l’endroit,… l’endroit même où j’espérais vous rencontrer ; je suis venue m’y promener tous les jours. Ne vous excusez pas ; je comprends. Je vous remercie d’être venu aujourd’hui, mais je ne puis rester davantage. C’est impossible : il faut que je rentre bien vite à la maison. Oui, malgré votre présence, il faut que je me sauve. Je suis restée déjà trop longtemps dehors… Vous comprenez ?… »

Ces dernières paroles s’adressaient à moi. Je remarquai que M. Razumov passait le bout de sa langue sur ses lèvres, comme aurait pu le faire un homme altéré et fiévreux. Il prit la main gantée de noir, tendue vers lui, et cette main se referma sur la sienne, la saisit et la retint en s’opposant à un geste de recul très manifeste.

« Merci une fois encore, de… de m’avoir comprise ! » reprit la jeune fille avec chaleur. Il l’interrompit de façon presque brutale, et je lui en voulus de parler à cette créature de loyauté comme s’il s’était caché derrière le bord de son chapeau : on entendit une voix faible et râpeuse, la voix d’un homme qui aurait la gorge sèche.

« Pourquoi vous remercier ?… Vous comprendre ?… En quoi vous ai-je comprise ?… Sachez donc… et cela vaudra mieux… que je ne comprends rien du tout ! Je savais que vous désiriez me voir dans ce jardin. Je n’ai pas pu venir avant ; j’en ai été empêché,… et même aujourd’hui, vous le voyez… je suis en retard. »

Elle tenait toujours la main du jeune homme.

« Au moins puis-je vous remercier de ne pas m’avoir chassée de votre esprit comme une enfant faible et nerveuse. Certes, j’ai besoin d’un appui moral. Je suis très ignorante. Mais on peut se fier à moi. Oh oui, on le peut ! »

« Ignorante ? » reprit-il, d’un ton pensif. Il avait levé la tête et regardait maintenant tout droit dans le regard de la jeune fille, qui tenait toujours sa main. Ils restèrent un long moment ainsi, puis elle desserra enfin son étreinte.

« Oui, vous êtes venu tard. C’est aimable à vous d’avoir compté que je pourrais m’être attardée… Je causais avec cet excellent ami. Je lui parlais de vous. Oui, Kirylo Sidorovitch… de vous. Il était près de moi lorsque j’ai appris votre présence à Genève, et pourra vous dire le soulagement que cette nouvelle apporta dans le désarroi de mon esprit. Il savait mon désir de me mettre à votre recherche. C’est la seule raison qui m’avait amenée à accepter l’invitation de Pierre Ivanovitch… »

« Pierre Ivanovitch vous a donc parlé de moi ? » interrompit le jeune homme de cette voix incertaine et rauque qui semblait accuser une atroce sécheresse de sa gorge.

« Oh très brièvement. Il a seulement mentionné votre nom et votre arrivée à Genève. Pourquoi lui en aurais-je demandé davantage ? Qu’aurait-il pu me dire que je n’aie appris déjà par la lettre de mon frère ? Il n’y avait que trois lignes dans cette lettre,… mais quelle signification ces lignes prenaient pour moi ! Je vous les montrerai un jour, Kirylo Sidorovitch. Seulement, aujourd’hui, il faut que je parte. La première de nos conversations ne peut pas tenir en cinq minutes, aussi vaut-il mieux ne pas la commencer… »

J’étais resté légèrement à l’écart, et les voyais tous deux de profil. Je me dis à ce moment que la figure de M. Razumov accusait plus que son âge.

« Si ma mère… » la jeune fille s’était tournée brusquement vers moi… « Si ma mère s’éveillait en mon absence, (prolongée beaucoup plus que de coutume), elle pourrait me poser des questions embarrassantes. On dirait qu’elle a plus besoin de moi depuis quelque temps. Elle voudrait connaître la cause de mon retard, et vous comprenez qu’il me serait pénible de dissimuler devant elle… »

Je comprenais très bien ses raisons, les mêmes qui la poussèrent à s’opposer au mouvement que M. Razumov semblait faire pour l’accompagner.

« Non ! non ! je m’en vais seule ; mais venez me retrouver ici dès que vous le pourrez. » Puis, s’adressant à moi, sur un ton bas et significatif :

« Ma mère est peut-être en ce moment assise à sa fenêtre, et regarde dans la rue. Il ne faut pas qu’elle se doute de la présence à Genève de M. Razumov avant que… nous n’ayons arrangé quelque chose. » Elle fit une pause, puis ajouta plus haut, en s’adressant encore à moi : « M. Razumov ne comprend pas tout à fait nos difficultés, mais vous savez ce qu’il en est… »

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