II

On croirait les paroles et les événements de cette soirée gravés à l’aide d’un instrument d’acier dans le cerveau de M. Razumov, pour qu’il ait pu, plusieurs mois après, en écrire le récit avec tant de détails et tant de précision.

Il note avec plus de minutie et d’abondance encore, les pensées qui l’assaillirent une fois dans la rue. Elles affluèrent sans doute avec une force nouvelle, pour n’être plus contenues par la présence d’Haldin, la conscience terrifiante d’un grand crime et la puissance stupéfiante d’un fanatisme exalté. En parcourant les pages du journal de M. Razumov, je dois avouer cependant que l’expression « afflux de pensées » n’est pas une image heureuse.

La description exacte, la réplique fidèle de l’état de ses sentiments seraient rendues par ces mots : « Un tumulte de pensées ». Non que ces pensées fussent nombreuses ; elles étaient, comme celles de la plupart des êtres humains, simples et en petit nombre,… mais il serait impossible de donner ici une idée de leurs répétitions, de leurs exclamations, qui se poursuivaient en un tourbillon lassant et sans fin… – car la course était longue.

Si le lecteur d’Occident les trouve choquantes ou mal appropriées, voire nettement impropres à la situation, il devra peut-être s’en prendre d’abord à la maladresse de mon récit. Mais je lui ferai observer aussi qu’il ne s’agit pas, dans cette histoire, de notre Europe Occidentale.

Il est possible que les nations aient imposé une forme à leurs gouvernements, mais les gouvernements les ont, en retour, payées de la même monnaie. Il est absurde de supposer un jeune Anglais dans la situation de M. Razumov. Ce serait donc une entreprise vaine que d’imaginer ses pensées en semblable occurrence. La seule conjecture plausible que l’on puisse hasarder, c’est, qu’en face d’une telle crise, il ne penserait pas comme M. Razumov. Il n’aurait pas comme lui, l’expérience héréditaire et personnelle des moyens employés par une autocratie historique, pour la répression des idées, la sauvegarde de son pouvoir et la protection de sa propre existence. Seule une imagination fantaisiste pourrait lui faire concevoir la possibilité d’une arrestation et d’un emprisonnement arbitraires, mais il lui faudrait des idées délirantes (et serait-ce encore suffisant) pour envisager le knout comme moyen pratique d’interrogatoire ou de punition.

Ce n’est là qu’un exemple brutal et palpable des conditions si différentes de notre pensée d’Occidentaux. Je ne saurais dire si l’idée vint à Razumov de cette menace précise, mais sans doute faisait-elle inconsciemment partie de l’ensemble de terreurs et d’épouvantes, suscitées par la crise. Razumov, nous l’avons vu, connaissait des moyens plus subtils dont sait user un gouvernement despotique pour détruire la vie d’un individu. La moindre des calamités qui le menaçaient, la simple expulsion de l’Université et l’impossibilité de poursuivre nulle part ses études, brisaient net l’existence d’un jeune homme qui attendait du seul développement de ses dons naturels une place dans le monde. En sa qualité de Russe, être impliqué dans une conspiration, c’était, pour lui, sombrer dans les bas-fonds de la société, parmi les désespérés et les miséreux, oiseaux de nuit de la ville.

Ajoutez à cela, pour concevoir les pensées de Razumov, ses conditions spéciales de famille, ou plutôt l’absence totale de famille dont il souffrait, souvenir cuisant rappelé de façon particulièrement brutale par les paroles de ce fatal Haldin.

« Est-ce parce que je n’ai pas de parents qu’on doit encore m’enlever tout le reste ? » pensait-il.

Il se raidit, en un effort nouveau pour continuer sa route. Des traîneaux glissaient sur la chaussée au son de leurs grelots, apparitions fantastiques qui se détachaient dans la nuit noire, au milieu d’un halo de blancheur frémissante.

« Car c’est un crime », se disait-il. « Un meurtre est un meurtre. Bien qu’à vrai dire, des institutions libérales… »

Une sensation de nausée l’arrêta. « Il faut que je sois courageux », s’exhorta-t-il. Toute sa force avait disparu, comme si on la lui avait prise, d’un geste. Mais un puissant effort de volonté lui fit surmonter cette défaillance ; il avait peur de s’évanouir dans la rue et d’être ramassé par la police avec la clef de sa chambre dans la poche. Chez lui, on trouverait Haldin, et alors vraiment, tout serait fini.

C’est, chose assez singulière, cette crainte même qui paraît l’avoir soutenu jusqu’au bout. Les rares passants surgissaient brusquement devant lui, tout noirs parmi les flocons de neige, et s’évanouissaient aussitôt, sans bruit de pas.

Razumov se trouvait dans un quartier misérable ; il aperçut sous la lumière d’un réverbère une vieille femme à laquelle des châles en loques donnaient un aspect de mendiante en fin de journée. Elle marchait paresseusement dans le brouillard, comme si nul foyer ne l’avait attendue, et serrait sous le bras à la façon d’un trésor inestimable, une miche ronde de pain noir. Razumov détourna les yeux, jaloux de la paix de cet esprit et de la sérénité de cette destinée.

On s’étonne, à lire le journal de M. Razumov, qu’il ait pu continuer sa marche au long des rues interminables, sur des trottoirs que la neige bloquait peu à peu. C’est la pensée de Haldin enfermé dans sa chambre, et le désir éperdu d’en finir avec lui, qui le poussaient. Il n’y avait, dans ses efforts, aucun motif de raison. Aussi, lorsqu’en arrivant au misérable restaurant, il apprit l’absence de Ziemianitch, l’homme aux chevaux, resta-t-il muet de stupeur.

Le garçon, jeune homme aux cheveux en désordre, vêtu d’une blouse rose et de bottes goudronnées cria, avec un ricanement stupide qui découvrait ses gencives pâles, qu’au début de l’après-midi, Ziemianitch après s’être rempli la panse, était parti avec une bouteille sous chaque bras « sans doute pour se donner du cœur en compagnie de ses chevaux », ajouta-t-il.

Le tenancier du taudis, petit homme osseux dont le caftan de drap sale tombait sur les talons, se tenait tout près, les mains passées dans la ceinture, et hochait la tête en signe d’affirmation.

Les vapeurs d’alcool, le relent graisseux des mets rances saisirent Razumov à la gorge. Il frappa la table de son poing fermé, et cria violemment :

« Vous mentez ».

Des faces sordides se tournaient vers lui. Un vagabond loqueteux, aux yeux doux, qui buvait son thé à la table voisine, s’en alla plus loin. Un murmure d’étonnement monta, souligné d’inquiétude. Un rire s’éleva aussi, en même temps qu’une exclamation railleuse : « Voyons ! Voyons ! » Le garçon regardait autour de lui, prenant les assistants à témoins.

« Ce Monsieur ne veut pas croire que Ziemianitch est saoul ! »

D’un coin éloigné, un être innommable, horrible et hirsute, dont la face noire ressemblait à un museau d’ours, grogna rageusement, d’une voix rauque :

« Sacré conducteur de voleurs ! Est-ce que nous avons besoin de ses clients ? Nous sommes tous d’honnêtes gens ici ! »

Razumov se mordait les lèvres jusqu’au sang, et se contenait pour ne pas éclater en imprécations, mais en entendant à son oreille le murmure du gargotier : « Venez, petit père », il le suivit dans un trou minuscule situé derrière le comptoir de bois, et d’où sortait un bruit d’éclaboussures. Une créature mouillée, crottée et frissonnante, sorte d’épouvantail sans sexe, se penchait au-dessus d’un cuveau de bois, où elle lavait des verres à la lueur d’une chandelle.

« Oui, petit père », fit d’un ton larmoyant l’homme au long caftan. Il avait une petite figure bonne et rusée, semée d’une maigre barbe grisâtre. Tout en essayant d’allumer une lanterne de fer-blanc qu’il serrait contre sa poitrine, il bavardait sans trêve.

Il montrerait Ziemianitch au Monsieur, pour lui prouver qu’il ne disait pas de mensonges. Et il le lui montrerait ivre. La femme du cocher s’était enfuie, paraît-il, la veille au soir. « Et la vieille sorcière que c’était ! Maigre ! Pfui ! » Il cracha. Elles filaient toutes de chez ce cocher du diable !… Il avait soixante ans pourtant… Mais il ne pouvait jamais s’y faire. « À chacun, n’est-ce pas, ses peines selon son cœur… et Ziemianitch a toujours été un vieux fou. Alors, il se jetait sur la boisson. Qu’est-ce qui pourrait vivre dans notre pays sans la boisson ? Ah, c’est un vrai Russe, le petit cochon !… Veuillez me suivre. »

Sur un épais tapis de neige, Razumov traversa une cour entourée de hauts murs aux fenêtres innombrables. Çà et là brillait confusément, dans la masse d’ombre carrée, un lumignon jaunâtre. La maison ne formait qu’un immense taudis, une ruche de vermine humaine, formidable repaire de miséreux sur lesquels planaient la famine et le désespoir.

Dans un coin de la cour, le terrain s’inclinait en pente rude, et guidé par la lanterne, Razumov s’engagea par une petite porte, dans un sous-sol allongé, sorte de boyau souterrain et sordide. Vers le fond du caveau, trois petits chevaux au poil broussailleux, attachés à des anneaux, groupaient leurs têtes. Immobiles et sombres sous la lueur confuse de la lanterne, ils devaient constituer le fameux attelage convoité par Haldin. Razumov scrutait anxieusement l’ombre, tandis que son guide fouillait la paille du bout du pied.

« Le voici. Ah le petit pigeon. Un vrai Russe ! » « Pas de peines de cœur pour moi », qu’il dit : « Apportez-moi la bouteille et enlevez-moi ce sale gobelet ! Ah ! Ah ! Ah ! voilà l’homme ! »

Il élevait sa lanterne au-dessus du corps allongé d’un individu manifestement habillé pour une sortie. La tête se perdait dans un capuchon de drap, et d’un tas de paille émergeait une paire de pieds chaussés d’énormes bottes.

« Toujours prêt à conduire tout le monde », poursuivait l’homme au caftan. « Un vrai cocher russe ! Saint ou diable, nuit ou jour, c’est tout un pour Ziemianitch quand son cœur est libre de chagrins. Je ne vous demande pas qui vous êtes, mais où vous voulez aller ! qu’il dit. Il conduirait Satan à son domicile, et reviendrait en chantant pour ses chevaux. Il en a conduit plus d’un qui fait aujourd’hui sonner ses chaînes dans les mines de Nertchinsk. »

Razumov frissonna.

« Appelez-le ; réveillez-le », fit-il d’une voix trouble.

L’autre posa sa lanterne sur le sol, et recula d’un pas pour lancer un coup de pied dans le corps inanimé. Le dormeur frémit, mais ne bougea pas. Au troisième coup de pied, il grogna, mais resta toujours inerte.

Le gargotier n’insista pas,… et avec un profond soupir :

« Vous voyez vous-même ce qu’il en est. Nous avons fait notre possible pour vous. »

Il reprit sa lanterne. Des ombres noires dansaient dans le cercle de lumière. Une fureur terrible, l’aveugle et instinctive rage de la conservation, saisit Razumov.

« Ah la sale bête », gronda-t-il d’une voix furieuse qui faisait sauter et trembler la flamme de la lanterne. « Je te réveillerai ! Donnez-moi… Donnez-moi… »

Il chercha autour de lui, les yeux égarés, et saisissant le manche d’une fourche d’écurie, il se mit, avec des cris inarticulés, à frapper le corps inerte. Puis ces cris cessèrent, tandis que les coups continuaient à pleuvoir, dans l’ombre silencieuse de l’écurie souterraine. Razumov rossait Ziemianitch avec une fureur inlassable, à grandes volées de coups retentissants.

Mais seul il s’agitait, en mouvements violents ; ni l’homme ni les ombres du mur ne bougeaient. Et l’on n’entendait que le bruit des coups ; c’était une scène lugubre.

Tout à coup, il y eut un craquement sec ; le manche se brisa, et son extrémité vola dans l’ombre, au delà du cercle de lumière. En même temps, Ziemianitch se redressa. Razumov resta immobile, rigide comme l’homme à la lanterne, mais sa poitrine se soulevait, comme si elle allait éclater.

Une sensation obscure de douleur avait dû finir par pénétrer les ténèbres de l’ivresse consolante appesanties sur « la brillante âme russe », objet de l’admiration enthousiaste de Haldin. Mais Ziemianitch ne voyait évidemment rien. Ses yeux clignèrent, tout blancs dans l’ombre, une fois…, deux fois…, puis toute lueur s’en effaça. Pendant un instant, les paupières closes, il resta assis sur la paille, avec un air étrange de méditation lasse, puis il se laissa couler sur le côté… sans un bruit. Seule la paille eut un petit craquement. Razumov regardait, les yeux fous, la respiration haletante ; après une seconde ou deux, il entendit un léger ronflement.

Alors, jetant au loin le fragment du manche resté dans sa main, il partit à grandes enjambées, sans regarder derrière lui.

À peine avait-il fait cinquante pas dans la rue, la tête vide, qu’il s’enfonça dans un monceau de neige où il se trouva bientôt engagé jusqu’aux genoux.

Cet incident lui fit retrouver ses sens, et il vit, en regardant autour de lui qu’il s’était trompé de côté. Il revint sur ses pas, mais cette fois à une allure plus modérée. En repassant devant la maison qu’il venait de quitter, il tendit le poing vers ce sombre refuge de la misère et de l’abjection, dont la masse sinistre se détachait sur la blancheur du sol et paraissait couver le crime. Il laissa retomber son bras avec découragement.

Le total abandon de Ziemianitch au chagrin et à l’ivresse, source de toutes consolations, l’avait confondu. C’était bien là le peuple ! Un vrai Russe ! Razumov se sentait heureux d’avoir battu la brute, « l’âme brillante » louée par Haldin ! Le voilà bien le peuple ; les voilà bien les enthousiastes ! Entre ces deux folies, tout était fini pour Razumov, victime de l’ivresse du paysan incapable d’agir et de l’ivresse d’un idéaliste rêveur, incapable de voir la raison des choses et le vrai caractère des hommes ! C’était une sorte d’enfantillage terrible ! Mais aux enfants on donnait des maîtres ! « Ah le bâton, le bâton… la main rude », pensait Razumov avec un désir ardent de coups distribués et de destruction.

Il était satisfait d’avoir rossé l’ivrogne. L’effort physique avait fait courir dans son corps une chaleur vivifiante. Le tumulte de son esprit s’était apaisé, comme si son accès de violence en avait éteint la fièvre. Il ne sentait plus en lui, à côté du sentiment persistant d’un danger terrible, qu’une haine froide et irrésistible.

Il ralentissait le pas de minute en minute, et si l’on songe à l’hôte qui l’attendait dans sa chambre, on conçoit les raisons de son peu d’empressement. Cet homme chez lui c’était une maladie subtile, une infection pestilentielle qui, si elle ne lui coûtait pas la vie, en retrancherait tout ce qui la rend digne d’être vécue, et changerait pour lui la terre en un véritable enfer.

Que faisait-il, l’autre, maintenant ? Restait-il toujours allongé comme un cadavre, le dos des mains sur les yeux ? Razumov eut une vision morbide du corps couché sur le lit, la tête creusant l’oreiller,… les jambes dans les hautes bottes, les pieds en l’air… Et, emporté par un élan de haine, il se dit : « Je le tuerai en rentrant ». Mais il savait bien que ce serait là un geste inutile ; le cadavre pendu à son cou serait presque aussi compromettant que l’homme vivant. Il aurait fallu pouvoir l’anéantir totalement… et c’était chose impossible. Alors, n’avait-il plus qu’à se tuer pour sortir de cette impasse ?

Mais il y avait trop de haine dans le désespoir de Razumov pour lui permettre d’accepter une telle solution.

Et pourtant, c’était du désespoir qu’il sentait en lui, à l’idée de devoir vivre, à côté de Haldin, des jours sans nombre, de ressentir des alarmes mortelles, au moindre bruit. Peut-être, en apprenant que « l’âme brillante » de Ziemianitch avait sombré dans les fumées de l’ivresse, l’homme emporterait-il autre part son infernale résignation ! Mais ce n’était guère probable.

« On m’écrase », se disait Razumov, « et je n’ai même pas la ressource de la fuite ! » D’autres possédaient quelque part un coin de terre, une petite maison de province, où ils pouvaient porter leurs chagrins. Un refuge matériel ! Lui, n’avait rien, pas même un refuge moral, le refuge des confidences. À qui pourrait-il aller conter son histoire, dans l’immense pays ?

Razumov frappa du pied, et sous le tapis doux de la neige, il sentit le sol dur de la Russie, le sol froid, inanimé, inerte, comme le visage morose et tragique d’un cadavre de mère caché sous un linceul ;… sa patrie… sa patrie à lui, sans un foyer, sans un cœur !…

Il leva les yeux et resta stupéfait. La neige avait cessé de tomber, et le ciel noir des hivers du Nord, éclairci comme par miracle, étincelait au-dessus de sa tête de la splendeur des étoiles allumées. C’était un dais adapté à la pureté resplendissante de la neige.

Razumov ressentit une impression presque physique des espaces sans limite et des millions sans fin…

Et il y répondit avec l’aptitude d’un Russe, à qui vient en naissant la notion des nombres et de l’espace. Sous l’immensité somptueuse du ciel, la neige couvrait les forêts sans fin, les rivières gelées, les plaines immenses, effaçait les traces des chemins et les accidents du sol, nivelait tout sous sa blancheur uniforme et faisait de la terre une formidable page blanche, offerte au récit d’une inconcevable histoire. Elle recouvrait le sol mort, la vie d’êtres sans nombre comme Ziemianitch, et la poignée d’agitateurs, meurtriers imbéciles du genre de cet Haldin.

Il y avait, dans cette terre, une sorte d’inertie sacrée, pour laquelle Razumov se sentait pénétré de respect : « N’y touchez pas », semblait crier en lui une voix ; « N’attentez pas à cette garantie de durée, de sécurité… » C’était le lent travail poursuivi par la destinée, l’œuvre de paix qui n’avait rien à voir avec la légèreté passionnée des révolutions et leurs impulsions changeantes. Ce qu’il fallait, ce n’étaient pas les aspirations contradictoires d’un peuple, mais une volonté forte et unique, ce n’était pas le tumulte confus de voix innombrables, mais un homme, un homme fort et seul !…

Razumov était mûr pour la vraie conversion ; il en sentait l’approche et restait fasciné devant sa logique toute puissante. Car une suite de pensées n’est jamais illogique. L’illogisme tient aux nécessités profondes de l’existence, à nos terreurs secrètes et à nos ambitions mal avouées, à notre foi en nous, à laquelle se mêle une secrète méfiance de nous-mêmes, à l’espoir que nous caressons et à l’appréhension des jours incertains.

En Russie, dans la patrie des idées sans corps et des aspirations vaines, bien des esprits solides ont fini par renoncer aux conflits stériles et sans fin, pour se tourner vers la seule grande tradition historique du pays. Ils ont demandé à l’autocratie la paix de leur conscience de patriotes, comme un incrédule, touché un jour par la grâce, demande à la foi de ses pères, la douceur du repos moral. Ainsi que d’autres Russes avant lui, Razumov sentait, à l’issue de sa lutte avec lui-même, la grâce le toucher au front.

« Un Haldin », pensait-il en reprenant sa marche, « rêve de destruction. Où le mènent ses indignations, ses discours sur la servitude et la justice divine ? Tout cela ne tend qu’à la ruine. Plutôt voir souffrir des millions d’individus qu’un peuple tout entier, transformé en une masse confuse, impuissante comme un flot de poussière dans le vent. Plutôt l’obscurantisme que la lueur des torches incendiaires. La graine germe dans la nuit et c’est de l’obscurité du sol que sort la plante tout entière. Mais une éruption volcanique est stérile, et détruit le sol le plus riche. Et moi qui aime mon pays, moi qui n’ai rien d’autre à aimer, rien d’autre en quoi mettre ma foi, dois-je voir mon avenir, mon utilité peut-être, réduits à néant par un fanatique sanguinaire ? »

La grâce envahissait Razumov. Il croyait maintenant à l’homme qui viendrait au jour désigné. Qu’est-ce que c’est qu’un trône ? Quelques morceaux de bois recouverts de velours. Mais c’est aussi le siège du pouvoir. La forme d’un gouvernement ne représente qu’un instrument, un outil de travail. Mais vingt mille vessies gonflées des plus nobles sentiments et agitées dans l’air, ne produisent qu’un encombrement misérable, sans procurer puissance, volonté ou faveurs.

Il marchait, insoucieux du chemin, écoutant en lui-même un flot de paroles extraordinairement abondantes et faciles. En général pourtant, les phrases lui venaient lentement, avec un effort conscient et laborieux. Mais une puissance supérieure semblait lui dicter une série d’arguments magistraux, et lui donner l’éloquence écrasante de certains pécheurs convertis.

Il se sentait plein d’un orgueil austère.

« Que sont, auprès de la claire puissance de mon intelligence, les élucubrations sombres et brumeuses de cet individu ? Ne suis-je pas ici dans mon pays ? N’ai-je pas quarante millions de frères ? » se disait-il, dans le silence de son âme, en manière d’argument sans réplique. Et la terrible raclée qu’il avait donnée à Ziemianitch, lui semblait le symbole d’une union intime, la triste et rude nécessité de l’amour fraternel. « Non ! si je dois souffrir, que je souffre au moins pour mes convictions et non pas pour un crime que ma raison,… ma raison froide et supérieure, se refuse à admettre ! »

Il cessa un instant de penser ; le silence se fit complet en lui. Puis il sentit monter une inquiétude suspecte, semblable à celle que nous éprouvons en pénétrant dans l’obscurité d’un lieu inconnu, crainte irraisonnée de l’invisible, appréhension absurde d’une chose qui va sauter sur nous.

Il restait, bien entendu, très loin des réactionnaires moisis, et ne voulait pas prétendre que tout fût pour le mieux. Bureaucratie despotique…, abus…, corruption…, tout cela… Il fallait des hommes capables, des intelligences éveillées, des cœurs dévoués. Mais il fallait aussi sauver le pouvoir absolu, l’instrument tout prêt pour le grand autocrate de l’avenir. Razumov croyait à sa venue, que rendait inévitable la logique de l’histoire, et que l’état du peuple réclamait. « Quelle autre puissance », se demandait-il ardemment « pourrait faire mouvoir toute cette masse dans une même direction ? Aucune, aucune autre qu’une volonté unique ! »

Il était persuadé de faire le sacrifice de ses propres aspirations au libéralisme en rejetant des erreurs séduisantes, pour adopter l’austère vérité russe. « C’est du patriotisme », se disait-il ; puis il ajoutait : « Il n’y a pas à s’arrêter à mi-chemin ; je ne suis pas un lâche ! »

Il y eut à nouveau, dans son esprit, un silence de mort ; il marchait la tête basse, sans s’écarter devant personne. Il allait lentement, et ses pensées, revenues, se faisaient entendre en lui avec une gravité solennelle.

« Qu’est-ce donc que cet Haldin ? et qui suis-je moi-même ? Deux grains de sable. Mais la plus haute des montagnes est faite de ces grains insignifiants. Et la mort d’un homme, ou de nombreux hommes est chose sérieuse. Nous combattons une épidémie pestilentielle. Je ne désire pas sa mort, certes ! je le sauverais, si je le pouvais, mais c’est chose impossible ; il est le membre gangrené qu’il faut amputer ! Si je dois périr par lui, que je ne périsse pas au moins avec lui, associé contre mon gré à sa sombre folie, qui ne comprend rien aux hommes ni aux choses. Pourquoi laisserais-je de moi un souvenir trompeur ? »

L’idée passa dans son esprit que personne au monde ne pourrait se soucier du souvenir qu’il laisserait derrière lui. Et il s’écria soudain : « Périr vainement pour un mensonge !… Quel destin misérable ! »

Il se trouvait maintenant dans un quartier plus animé de la ville. Il ne vit pas la collision bruyante de deux traîneaux au ras du trottoir. L’un des cochers cria en larmoyant, à son camarade :

« Sale coquin ! »

Le cri rauque, lancé presque dans son oreille, troubla Razumov. Il secoua la tête avec impatience, et poursuivit son chemin, en regardant droit devant lui. Tout à coup, il aperçut en travers de la route, Haldin allongé sur le dos, massif, distinct, réel, les mains retournées sur les yeux, avec son vêtement de drap brun ajusté et ses longues bottes. Il était couché à l’écart du point le plus fréquenté comme s’il avait choisi sa place… et la neige, autour de lui, restait immaculée.

Cette hallucination avait un tel caractère de réalité, que le premier mouvement de Razumov fut de fouiller dans sa poche, pour s’assurer que la clef de sa chambre s’y trouvait encore. Mais il résista à cette impulsion avec un sourire dédaigneux. Il comprenait. L’intense concentration de sa pensée sur l’homme couché là-bas dans son logis, avait fini par évoquer cette apparition extraordinaire. Razumov considérait le phénomène avec calme. La figure sévère, le regard fixé plus loin que la vision, il continua sa marche sans une hésitation et n’éprouva rien d’autre qu’un léger et court serrement de cœur. Après avoir passé, il retourna la tête en un coup d’œil rapide, mais ne vit que la trace continue de ses pas, à l’endroit où reposait, un instant avant, le corps du fantôme.

L’étudiant poursuivit son chemin, grommelant avec stupeur, après quelques instants :

« On l’aurait cru vivant ! Il semblait respirer ! Et en plein sur mon chemin ! Singulière sensation !… »

Il fit quelques pas, puis murmura, entre ses dents serrées :

« Je vais le dénoncer ! »

Alors pendant vingt mètres ou plus, ce fut le vide ! Il s’enveloppa de plus près dans son manteau et tira sa casquette sur ses yeux.

« Trahison ! C’est un grand mot ! Qu’est-ce qu’une trahison ? On dit d’un homme qu’il trahit ses amis, sa patrie, sa fiancée. Mais on ne saurait parler de trahison sans qu’il y ait à l’origine, un lien moral. Tout ce qu’un homme peut trahir, c’est sa conscience. Et comment ma conscience interviendrait-elle ici ? Quel est le lien de foi, de convictions communes qui m’attache à cet idiot fanatique, et m’oblige à me laisser entraîner par lui ? C’est de l’autre côté que sont toutes les indications du vrai courage ».

Il eut sous sa casquette un regard circulaire.

« Qu’est-ce que le monde pourra me reprocher ? Ai-je légitimé la confiance de ce fou ? Non ! Lui ai-je, par un seul mot, un seul regard, un seul geste, donné lieu de supposer que j’adoptais la foi qu’il m’attribuait ? Non ! J’ai consenti, c’est vrai, à aller voir Ziemianitch. Et bien j’ai été le voir ! Et je lui ai brisé un bâton sur le dos, par-dessus le marché, à cette brute ! »

Il y eut dans sa tête une sorte de mouvement inconscient qui lui fit voir un aspect singulièrement net et clair de son cerveau.

« Mieux vaudrait tout de même », réfléchit-il avec un accent intérieur tout différent, « mieux vaudrait garder pour moi cet incident. »

Il avait franchi le dernier tournant qui précédait sa rue, et marchait maintenant dans une avenue large et luxueuse où tous les restaurants et quelques boutiques restaient ouverts. Des lumières tombaient sur le trottoir où marchaient paresseusement des hommes vêtus de riches manteaux de fourrures, et de temps en temps une femme élégante. Razumov regardait ces gens avec le mépris d’un croyant austère pour la foule frivole. C’était cela le monde,… ces officiers, ces dignitaires, ces esclaves de la mode, ces fonctionnaires, ces membres du Yacht-Club. L’événement de la matinée les menaçait tous. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient connu les intentions de cet étudiant, enveloppé dans son manteau ?

« Il n’y en a pas un qui sache sentir et penser aussi profondément que moi. Combien d’entre eux seraient-ils capables d’accomplir un acte de conscience ? »

Razumov s’attardait dans la rue lumineuse. Il avait pris une décision ferme. Ce n’était même pas une décision : il venait simplement de comprendre ce qu’il avait toujours voulu faire. Et pourtant, il éprouvait un besoin d’approbation.

Il se dit, avec une sorte d’angoisse :

« Je veux être compris ! » Cet éternel désir, avec sa signification profonde et mélancolique pesait lourdement sur Razumov qui, parmi quatre-vingt millions de ses proches, n’avait pas un seul cœur à qui se confier !

Il n’avait pas à songer à l’avoué ; il méprisait trop le petit agent de chicanes ! Impossible aussi d’aller étaler sa conscience devant l’agent de police du coin. Il n’avait aucun désir non plus de s’adresser au commissaire de son district, personnage à l’aspect commun qu’il rencontrait parfois sur le trottoir, dans son uniforme râpé, une cigarette éteinte pendue à la lèvre. « Il commencerait par me boucler, probablement ; en tous cas, il se mettrait en fureur, et ferait un affreux vacarme », se disait Razumov.

« Un acte de conscience ne pouvait s’accomplir sans une certaine dignité !… »

Razumov ressentait le besoin désespéré d’un conseil, d’un appui moral. Qui sait en quoi consiste la vraie solitude, non pas ce que l’on désigne banalement par ce mot, mais la solitude avec toutes ses terreurs ? Pour le déshérité même, la solitude porte un masque ; le plus misérable des réprouvés chérit quelque souvenir ou quelque illusion. Mais de temps en temps, une rencontre fatale d’événements lève un coin du voile pendant une seconde. Une seconde seulement ! Aucun être humain ne pourrait supporter, sans devenir fou, la claire perspective d’une solitude morale absolue…

Et Razumov en était là. Pour fuir cette obsession, il envisagea pendant une longue minute l’idée délirante de se précipiter dans son logis et de tomber à genoux au pied du lit sur lequel gisait la figure sombre ; il ferait une confession totale, avec des paroles passionnées qui remueraient l’homme jusqu’au plus profond de son être, et tout finirait par des larmes et des embrassements ; ce serait une incroyable fusion d’âmes, telle que le monde n’en avait jamais contemplée. Ce serait sublime !

Il pleurait et tremblait déjà dans son cœur. Mais il se rendait compte qu’aux yeux des passants il avait la mine d’un étudiant paisible, sorti avec son manteau pour une vague promenade. Il sentit l’éclat du regard oblique d’une jolie femme ; elle avait des traits délicats, et, comme une frêle et belle sauvagesse, des peaux de bêtes l’enveloppaient jusqu’aux pieds ; ses yeux se posèrent un instant avec une sorte de tendresse ironique sur la rêverie profonde du bel étudiant.

Tout à coup Razumov s’immobilisa. La vision de favoris gris, aperçus et disparus en une seconde, avait évoqué en son esprit l’image du prince K…, de l’homme qui avait un jour serré sa main comme nul autre ne l’avait jamais serrée,… paraissant mettre dans sa pression faible mais insistante un sens secret, une caresse à demi-involontaire.

Et Razumov restait stupéfait ! Comment n’avait-il pas encore songé à cet homme ?

« Un sénateur, un dignitaire, un grand personnage, l’homme même qu’il me faut ! Lui ! »

Une émotion étrange, une sorte d’attendrissement envahit Razumov et fit trembler ses genoux. Il lutta contre elle avec une austérité nouvelle. Toute cette sentimentalité était une absurdité pernicieuse. Il fallait faire vite !… Il monta dans un traîneau, en criant au cocher :

« Au palais K…, et rapidement ! Allons, vole !… »

Étonné, le moujik, barbu jusqu’au blanc des yeux, répondit avec obséquiosité :

« J’entends, j’entends, Votre Haute Noblesse ».

Il était heureux pour Razumov que le prince K… ne fut pas un homme timoré. Au jour du meurtre de M. de P…, la terreur et l’abattement régnaient dans les hautes sphères officielles.

Le prince K…, tristement assis dans son bureau solitaire, fut avisé par des domestiques alarmés qu’un jeune homme mystérieux entré de force dans le vestibule, refusait de dire son nom et le motif de sa visite, et affirmait qu’il ne bougerait pas avant d’avoir vu Son Excellence en particulier. Au lieu de s’enfermer et de téléphoner à la police, comme l’auraient fait, ce soir-là, neuf sur dix de ses collègues, le Prince, cédant à sa curiosité, s’avança sans bruit jusqu’à la porte de son bureau.

Dans le vestibule, dont la porte d’entrée restait grande ouverte, il reconnut tout de suite Razumov qui se tenait, pâle comme un mort, et les yeux étincelants, au milieu de la foule des laquais anxieux.

Le Prince fut démesurément vexé et même indigné. Mais ses instincts d’humanité, en même temps qu’un sens de subtil amour-propre lui interdisaient de faire jeter ce jeune homme à la porte par de vils domestiques. Aussi rentra-t-il doucement dans la chambre pour frapper sur un timbre après un instant d’attente. Razumov entendit, du vestibule, une voix qui sonnait froide et menaçante, dire dans le lointain :

« Faites entrer ce jeune homme. »

Razumov s’avança sans trembler ; il se sentait invulnérable, emporté bien au-dessus de la futilité des jugements humains. Malgré le mécontentement visible et le regard sombre du Prince, la lucidité de son esprit, dont il se rendait parfaitement compte, lui donnait une extraordinaire assurance. Le Prince ne lui offrit pas de siège.

Une demi-heure plus tard, ils sortaient ensemble dans le vestibule. Les laquais se levèrent pour aider le Prince qui marchait péniblement sur son pied goutteux, à endosser ses fourrures. La voiture avait été commandée à l’avance. Lorsque s’ouvrit la grande porte, dans le fracas de ses deux battants, Razumov qui restait silencieux et le regard perdu, mais avec toutes ses facultés tendues, entendit la voix du Prince :

« Votre bras, jeune homme. »

L’esprit mobile et superficiel de l’ex-officier des Gardes du Corps, de l’homme qui n’avait connu que l’art des missions brillantes et des succès mondains, avait été frappé, autant que par l’évidente difficulté de la situation, par la dignité tranquille avec laquelle l’exposait Razumov.

« Non, après tout », lui avait-il dit, « je ne puis condamner votre démarche ; vous avez eu raison de venir me raconter votre histoire ; ce n’est pas une affaire de policiers subalternes. On attache la plus grande importance… Mais tranquillisez-vous ; je resterai près de vous jusqu’au bout dans cette situation extraordinaire et si difficile. »

Il s’était levé pour sonner, tandis que Razumov, avec un salut bref, disait d’un ton déférent :

« Je me suis fié à mon instinct ; un jeune homme qui n’a personne au monde à qui s’adresser, est venu, à l’heure d’une épreuve qui touchait à ses convictions politiques les plus profondes, vers un Russe illustre,… voilà tout ! »

Et le Prince s’était écrié :

« Vous avez bien fait. »

Dans la voiture, petit coupé monté sur patins de traîneau, Razumov rompit le silence, d’une voix qui tremblait légèrement :

« Ma gratitude est plus grande que ma présomption ! »

Il tressaillit en sentant, tout à coup, une main presser son bras, dans l’ombre.

« Vous avez bien fait », répéta le Prince.

Comme la voiture s’arrêtait, le Prince murmura pour Razumov, qui n’avait pas hasardé la moindre question :

« La maison du Général T… ».

Sur la chaussée couverte de neige brillait un grand feu autour duquel se chauffaient des Cosaques, la bride de leurs chevaux passée sur le bras. Deux sentinelles veillaient devant la maison ; de nombreux gendarmes se tenaient sous la vaste porte cochère et sur le palier du premier étage, deux officiers de service se levèrent, en une attitude respectueuse. Razumov marchait à côté du Prince.

Une quantité prodigieuse de plantes de serre chaude encombraient le sol de l’antichambre. Des domestiques s’avancèrent. Un jeune homme en vêtements civils se précipita, écouta avec un salut profond le murmure du Prince, et s’écriant d’un ton obséquieux : « Mais certainement,… tout de suite », disparut quelque part. Le Prince fit signe à Razumov.

Ils traversèrent une suite de salons d’apparat, à demi éclairés. Dans l’un de ces salons, on voyait des préparatifs de bal, réception que la femme du Général avait décommandée. Une atmosphère de consternation pesait sur toutes ces pièces. Mais dans le bureau du Général, toutes les lumières brillaient, sur les tentures sombres et lourdes, sur les deux tables massives, et sur les fauteuils profonds. Le laquais ferma la porte derrière eux, et ils attendirent.

Un feu de charbon brûlait dans une grille anglaise ; Razumov n’avait encore jamais vu pareil feu ; le silence de la pièce était un silence de tombe, silence absolu et sans mesure, car la pendule même de la cheminée ne faisait aucun bruit. Dans un coin, sur un piédestal noir, une statue de bronze poli, représentait au quart de la grandeur naturelle, un adolescent courant.

Le Prince la désigna, à mi-voix :

« C’est de Spontini : La Course de la Jeunesse. Adorable. »

« Admirable », approuva Razumov, sans chaleur.

Ils ne dirent plus rien, le Prince silencieux et fier, Razumov les yeux fixés sur la statue. Il éprouvait une sensation gênante qui le tourmentait comme un rongement de faim.

Il ne se retourna pas, en entendant s’ouvrir une porte intérieure, tandis que s’avançait un pas rapide, étouffé par le tapis.

La voix du Prince s’éleva tout de suite, tremblante d’excitation.

– Nous le tenons, ce misérable . « Voici un digne jeune homme qui est venu me trouver. Non ! c’est incroyable ! »

Razumov restait tourné vers le bronze et retenait son souffle, comme s’il se fut attendu à une explosion. Derrière lui, une voix inconnue prononça avec politesse :

« Asseyez-vous donc. »

Le Prince eut un cri : « Mais comprenez-vous, mon cher ! L’assassin ; le meurtrier ; nous le tenons ! »

Razumov se retourna. Les larges joues glabres du Général reposaient sur le col raide de son uniforme. Sans doute avait-il déjà regardé l’étudiant, car celui-ci vit les yeux bleu-pâles qui le dévisageaient froidement.

Le Prince eut, de son siège, un geste aimable de la main :

« Monsieur Razumov…, un jeune homme très honorable, que la Providence elle-même… »

Le Général accueillit la présentation avec un froncement de sourcils ; il regardait toujours Razumov qui ne faisait pas le plus léger mouvement.

Assis devant son bureau, le Général écoutait le Prince, les lèvres serrées ; il était impossible de déceler sur son visage le moindre signe d’émotion.

Razumov contemplait l’immobilité du profil charnu. Mais quand le Prince eut achevé son récit, cette impassibilité disparut, et lorsque le Général se tourna vers le jeune homme providentiel, son teint fleuri, ses yeux bleus sans foi, et l’éclair pâle d’un sourire automatique, disaient la cruauté insouciante et joviale. Il ne manifesta devant l’étrange histoire aucun étonnement, aucun plaisir, aucune fièvre, aucune incrédulité non plus. Il ne laissa paraître aucun sentiment. Seulement il suggéra avec une politesse presque déférente que « l’oiseau avait pu s’envoler pendant que M… M. Razumov courait dans les rues ».

Razumov s’avança au milieu de la pièce : « La porte est fermée, et j’ai la clef dans ma poche », dit-il.

Il ressentait pour cet homme une horreur profonde ; poussée si brutalement en lui que l’expression en passa dans le son de sa voix. Le Général le regardait avec des yeux pensifs, et Razumov souriait.

Tout ceci se passait au-dessus de la tête du Prince K…, très las, très impatient dans son profond fauteuil.

« Un étudiant nommé Haldin… », fit le Général, rêveur.

Razumov cessa de sourire.

« C’est bien le nom », fit-il d’une voix inutilement forte, « Victor Victorovitch Haldin, étudiant. »

Le Général changea légèrement de position.

« Comment est-il vêtu ? Voulez-vous avoir la bonté de me le dire ? »

Razumov décrivit le costume de Haldin, en quelques mots saccadés et rageurs. Le Général le regardait toujours ; puis, s’adressant au Prince :

« Nous n’étions pas sans indications », dit-il en français. « Une bonne femme qui était dans la rue nous a décrit un homme porteur d’un costume de ce genre, qui aurait lancé la seconde bombe. Nous l’avons gardée au Secrétariat, et nous avons amené devant elle tous les individus en manteau de Tcherkesse. Mais devant chacun de ceux qui lui ont été présentés, elle s’est signée en secouant la tête. C’était exaspérant ! »

Il se tourna vers Razumov et lui dit en russe, sur un ton de reproche aimable :

« Prenez une chaise, M. Razumov, je vous en prie. Pourquoi restez-vous debout ? »

Razumov s’assit négligemment, les yeux fixés sur le Général.

« Cet imbécile aux yeux louches ne comprend rien », pensait-il.

Le Prince éleva la voix :

« M. Razumov est un jeune homme de hautes capacités ; je tiens à cœur de voir son avenir… »

« Bien entendu », interrompit le Général, avec un mouvement de la main. « Croyez-vous qu’il ait une arme sur lui, M. Razumov ? »

Le Général parlait d’une voix douce et musicale ; Razumov répondit avec une irritation contenue :

« Non ; mais il y a mes rasoirs qui traînent dans la chambre ; vous comprenez ? »

Le Général baissa la tête en signe d’approbation.

« Oui, je comprends. »

Puis, s’adressant au Prince, sur un ton déférent :

« Nous voulons prendre l’oiseau vivant. Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à le faire chanter un peu, avant d’en finir avec lui ! »

Le silence sépulcral de la pièce à la pendule muette retomba sur les modulations polies de cette phrase atroce.

Le Prince, enfoui dans son fauteuil, n’eut pas un geste.

Soudain le Général reprit, développant une pensée nouvelle :

« La fidélité aux institutions menacées dont dépend le salut d’un trône et d’un peuple, n’est pas un jeu d’enfants ! Nous savons cela n’est-ce pas, mon Prince, et tenez » poursuivit-il avec une sorte de flatterie brutale, « M. Razumov que voici commence à s’en apercevoir aussi. »

Les yeux qu’il tournait vers le jeune homme semblaient lui sortir de la tête. Mais le grotesque de sa personne ne choquait plus Razumov, qui dit, avec une sombre conviction :

« Haldin ne parlera jamais ! »

« C’est ce qu’il nous reste à voir ! » murmura le Général.

« J’en suis certain », insista Razumov. « Un homme de cette trempe ne parle jamais… Croyez-vous que ce soit la crainte qui m’ait amené ici ?… » ajouta-t-il avec violence. Il se sentait prêt à défendre jusqu’au bout son opinion sur Haldin.

« Oh non, certes », protesta le Général, avec une grande simplicité. « Je n’hésite même pas à vous avouer, M. Razumov, que si le meurtrier n’était pas venu raconter son histoire à un Russe ferme et loyal comme vous, il aurait disparu comme une pierre dans l’eau… ce qui aurait produit un effet détestable », ajouta-t-il, avec un sourire clair et cruel sous le regard figé. « Nous sommes donc bien loin, vous le voyez, de vous soupçonner d’avoir obéi à la crainte. »

Le Prince intervint dans la conversation, en regardant Razumov par-dessus le dossier de son fauteuil.

« Personne ne met en doute la valeur morale de votre action. Ne vous tourmentez pas à ce sujet, je vous en prie. »

Il se tourna vers le Général, et sur un ton où perçait l’inquiétude :

« C’est cette raison même qui m’a amené ; vous pouvez vous étonner de me voir… »

Le Général l’interrompit vivement :

« Pas du tout ! Rien de plus naturel… Vous avez compris l’importance… »

« Oui », répondit le Prince. « Et je demande avec insistance que mon intervention, ni celle de M. Razumov ne soient rendues publiques. C’est un jeune homme d’avenir, d’aptitudes remarquables… »

« Je n’en doute pas », murmura le Général, « il inspire confiance ».

« Il y a, de nos jours, tant d’opinions pernicieuses, répandues dans les milieux les plus inattendus, que l’on peut craindre, malgré la monstruosité d’une telle idée, de le voir pâtir… Ses études… Ses… »

Les coudes sur le bureau, le Général se prit la tête dans les mains.

« Oui, oui ! laissez-moi penser !… Combien y a-t-il de temps que vous l’avez laissé dans votre chambre, M. Razumov ? »

Razumov indiqua l’heure qui correspondait à peu près au moment de sa fuite éperdue de l’immense maison populaire. Il avait décidé de laisser entièrement dans l’ombre l’affaire Ziemianitch. Parler de l’ivrogne, c’était condamner cette « brillante âme russe » à l’emprisonnement, au knout peut-être, et pour finir, à un voyage en Sibérie, dans les chaînes. Razumov, qui avait battu Ziemianitch, se sentait maintenant pour lui une tendresse confuse, faite de remords.

Le Général laissa, pour la première fois, percer ses sentiments intimes, en s’écriant avec mépris :

« Et vous dites qu’il est venu vous faire ses confidences, comme cela, sans raison, à propos de bottes ? »

Razumov sentit le danger dans l’air. Le despotisme soupçonneux et sans merci s’était enfin démasqué. Une crainte soudaine scella les lèvres du jeune homme. Le silence de la chambre pesait maintenant comme celui d’un donjon profond, où le temps ne compte plus, et où peut-être, pour toujours, oublié un suspect. Mais le Prince vint à la rescousse :

« C’est la Providence même qui a conduit, dans un moment d’aberration, ce misérable chez M. Razumov ; il s’en rapportait à de vagues spéculations, à des conversations anciennes de plusieurs mois et totalement oubliées par notre jeune ami, au cours desquelles ils avaient échangé des pensées que l’autre a mal interprétées ».

« M. Razumov », interrogea le Général, d’un ton méditatif, après un instant de silence, « vous laissez-vous souvent entraîner à des conversations philosophiques ? »

« Non, Excellence », répondit froidement Razumov, avec un besoin soudain d’expansion. « Je suis un homme aux convictions solides. Il y a dans l’air des opinions brutales qui ne valent pas toujours la peine d’être combattues. Mais le mépris silencieux d’un esprit pondéré peut être mal interprété par des utopistes exaltés. »

Le Général le regardait entre ses mains écartées ; le Prince K… murmura : « Voilà bien un jeune homme sérieux. Un esprit supérieur ».

« D’accord, mon cher Prince », fit le Général. « M. Razumov peut être tranquille à mon égard ; je m’intéresse à lui et il paraît doué de cette qualité précieuse de savoir inspirer confiance. Ce qui m’étonne, c’est que l’autre soit venu raconter son histoire, soit venu avouer quoi que ce soit, le meurtre même, s’il ne cherchait qu’un asile de quelques heures. Car après tout rien n’était plus simple pour lui que de ne rien dire du tout… à moins qu’il n’ait tenté, poussé par une incompréhension absurde de vos vrais sentiments, de s’assurer de votre aide, hein, M. Razumov ? »

Razumov eut la sensation que le sol remuait ; cet homme grotesque à l’uniforme collant était terrible ; c’était son devoir d’être terrible.

« Je devine la pensée de Votre Excellence. Mais je ne puis que vous dire mon ignorance à ce sujet. »

« Je n’ai aucune idée particulière », murmura le Général avec une surprise bien jouée.

« Je suis dans ses mains, livré sans défense à cet homme », songeait Razumov. Les fatigues et les dégoûts de cet après-midi, le besoin d’oubli, la terreur qu’il ne pouvait chasser tout à fait, réveillèrent sa haine pour Haldin.

« Alors je ne puis aider Votre Excellence. Je ne sais pas ce qu’il voulait. Je sais seulement que l’envie m’est venue d’abord de le tuer. Puis, un instant après, j’aurais voulu mourir moi-même. Je n’ai rien dit ; j’étais accablé ; je n’ai provoqué aucune confidence, exigé aucune explication. »

Razumov paraissait hors de lui, mais son esprit restait lucide ; en réalité cette explosion était volontaire.

« Il est regrettable », dit le Général, « que vous n’ayez rien su de plus. Mais n’avez-vous aucune idée de ses intentions ? »

Razumov s’apaisa, voyant là une porte de sortie.

« Il m’a dit son espoir de trouver vers minuit et demi un traîneau, qui l’attendrait à la hauteur du septième réverbère en partant de l’extrémité supérieure de la rue Karabelnaya. En tout cas il voulait se trouver là au temps fixé ; il ne m’a même pas demandé à changer de vêtements. »

« Ah voilà », dit le Général en se tournant vers le Prince K… avec un air de satisfaction. « Voici le moyen de mettre votre protégé à l’abri de tout soupçon à propos de cette arrestation. Nous attendrons le Monsieur dans la rue Karabelnaya ».

Le Prince exprima sa gratitude ; il y avait une vraie émotion dans sa voix. Razumov restait assis, immobile et silencieux, les yeux fixés sur le tapis. Le Général se tourna vers lui :

« À minuit et demi. Jusque-là, il faut que nous nous reposions sur vous, M. Razumov. Vous ne pensez pas qu’il ait l’intention de modifier ses projets ? »

« Comment puis-je le savoir ? » fit Razumov. « Pourtant des hommes de cette trempe n’ont pas l’habitude d’oublier leurs projets. »

« De quels hommes voulez-vous parler ? »

« Des amoureux fanatiques de la liberté en général, de la Liberté avec un grand L, Excellence, de la Liberté qui n’a aucun sens précis, de la Liberté au nom de laquelle on commet tant de crimes ! »

Le Général murmura :

« Je déteste tous les rebelles ; je n’y puis rien ; c’est dans ma nature. »

Il ferma le poing et l’agita, le bras ramené en arrière :

« On les détruira ».

« Ils ont, à l’avance, fait le sacrifice de leur existence », fit Razumov avec un âpre plaisir, en regardant en face le Général. « Si Haldin changeait d’idée ce soir, soyez sûr que ce ne serait pas pour fuir et pour chercher un autre moyen de sauver sa vie. C’est qu’il aurait songé à quelque nouvelle entreprise. Mais c’est peu probable. »

Le Général répéta, comme pour lui-même : « On les détruira ».

Razumov resta impassible, tandis que le Prince s’écriait :

« Quelle terrible nécessité ! »

Le Général laissa lentement retomber son bras.

« Il y a une consolation : ces gens-là ne laissent rien derrière eux… Je l’ai toujours dit : un effort impitoyable, persistant, vigoureux, et nous en aurons fini pour toujours avec eux ! »

Razumov pensa qu’il fallait, à l’homme investi d’un pouvoir arbitraire aussi redoutable, une véritable conviction, en effet, pour pouvoir supporter le poids de ses responsabilités.

Le Général répéta, avec fureur :

« Je déteste les rebelles… ces esprits subversifs… ces débauchés intellectuels. Mon existence est toute faite de fidélité. C’est aussi une conviction, et pour la défendre, je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie, de mon honneur même, au besoin. Mais faut-il, je vous le demande, parler d’honneur quand on a affaire à des gens qui nient Dieu lui-même, à des athées, à des brutes ? On a la nausée, rien que d’y penser ! »

Pendant cette tirade, Razumov qui regardait le Général, avait approuvé de la tête, une ou deux fois ; le prince K…, majestueux dans son fauteuil, leva les yeux au ciel avec un murmure :

« Hélas ! »

Puis, le regard baissé, et d’un ton décidé :

« Ce jeune homme, Général, est parfaitement fait pour comprendre la portée de vos paroles mémorables. »

La colère sombre du Général fit place à une expression d’urbanité parfaite :

« Je vais prier maintenant M. Razumov de retourner chez lui. Notez que je ne lui demande pas s’il a expliqué son absence à son hôte. Il est probable qu’il n’a pas oublié de le faire. Mais je ne lui demande rien. M. Razumov possède le don précieux d’inspirer la confiance. Je ferai seulement remarquer qu’une absence plus prolongée risquerait d’éveiller les soupçons du criminel et de l’amener à modifier ses projets. »

Il se leva pour reconduire, avec une scrupuleuse courtoisie, ses visiteurs jusqu’au vestibule encombré de fleurs.

Razumov quitta le Prince au coin d’une rue. Dans la voiture, il avait écouté des paroles où le sentiment naturel entrait en lutte avec la prudence nécessaire. Le Prince craignait évidemment d’entretenir chez le jeune homme un espoir de commerce ultérieur. Mais la voix qui proférait dans l’ombre de sages paroles, des paroles de bonne volonté banale, avait une note de tendresse, et le Prince avait dit, à son tour :

« J’ai en vous une confiance parfaite, M. Razumov ».

« Ils ont donc tous confiance en moi », se disait sourdement Razumov. Il éprouvait un mépris indulgent pour l’homme serré contre lui dans la voiture étroite. Le vieillard devait craindre des scènes de ménage ; on disait sa femme orgueilleuse et violente.

Il lui semblait bizarre de faire au mystère une si large part dans le bonheur et la sécurité de la vie. Mais il voulait tranquilliser le Prince, et lui dit avec l’émotion nécessaire, que conscient de ses moyens modestes, et sûr de sa puissance de travail, il saurait se créer un avenir. Il exprima sa gratitude pour l’aide qu’il avait rencontrée. On ne se trouvait pas deux fois en présence de situations aussi exceptionnelles, ajouta-t-il.

« Et vous vous êtes comporté cette fois avec une fermeté et une correction qui me donnent une haute idée de votre valeur », fit le Prince, gravement. « Il ne vous reste plus qu’à persévérer,… à persévérer. »

En descendant sur le trottoir, Razumov se vit tendre par la portière du coupé, une main dégantée dont l’étreinte se prolongea un instant. La lumière d’un réverbère tombait sur la figure longue et les favoris gris à l’ancienne mode du Prince :

« J’espère que vous êtes tout à fait rassuré maintenant sur les conséquences… »

« Après ce que Votre Excellence a bien voulu faire pour moi, je ne puis que m’en rapporter à ma conscience. »

« Adieu », fit l’homme aux favoris, avec sentiment.

Razumov s’inclina ; le traîneau glissa sur la neige avec un petit crissement ; l’étudiant restait seul sur le bord du trottoir.

Il se dit qu’il n’avait plus à s’occuper de rien, et se mit en route vers son domicile.

Il marchait lentement. Il lui était arrivé souvent de rentrer ainsi, à une heure tardive, après une soirée passée chez des camarades, ou dans un théâtre aux places modestes. Après quelques pas, il retrouva une impression d’habitudes familières. Il n’y avait rien de changé : il apercevait, en tournant le coin bien connu, la lumière confuse du magasin de comestibles tenu par une Allemande. Il voyait, derrière la petite vitrine, les miches de pain rassis, les bottes d’oignons et les chapelets de saucisses. On fermait justement la boutique. Le petit boiteux chétif, qu’il connaissait si bien de vue, trébuchait dans la neige, un large volet aux bras.

Il n’y avait rien de changé. Il retrouvait la porte familière, au vide de laquelle brillaient de faibles lueurs, indiquant l’entrée des divers escaliers.

Le sentiment de la continuité de la vie se basait sur de futiles impressions physiques. Les trivialités de l’existence quotidienne étaient la meilleure protection de l’âme. Cette pensée ajoutait au calme moral de Razumov, tandis qu’il commençait à grimper, dans la nuit, la main sur la crasse trop connue de la rampe, les marches si familières à ses pieds. L’exceptionnel ne pouvait rien contre les mille faits matériels, qui font de chaque jour la répétition des jours précédents. Demain serait comme hier.

C’est seulement sur le palier de sa chambre qu’il se sentit rentré dans le domaine de l’anormal.

« Je suppose », pensait-il, « que si j’étais décidé à me faire sauter la cervelle devant ma porte, j’aurais la même tranquillité pour monter l’escalier. Mais pourquoi en serait-il autrement ? Ce qui est écrit doit arriver ! Des événements extraordinaires surviennent, puis ils passent comme les autres. De même, quand on a pris une résolution, il n’y a plus qu’à laisser les choses suivre leur cours. Les soucis quotidiens, les pensées banales viennent tout submerger,… et la vie se poursuit comme auparavant, en laissant dans l’ombre, comme il convient, tous ses côtés mystérieux et secrets. L’existence est une chose qui doit être vue de tous. »

Razumov ouvrit sa porte et en retira la clef ; il entra tout doucement et verrouilla soigneusement la porte derrière lui.

« Il m’entend », se disait-il, et il restait l’haleine coupée devant la porte refermée. Il ne perçut aucun bruit et s’avança délibérément dans l’ombre de l’antichambre nue. Dans sa chambre, il tâtonna sur la table, à la recherche de la boîte d’allumettes. Le bruit de sa main troublait seul le silence. L’homme dormait-il donc si profondément ?

Il frotta une allumette et regarda le lit. Haldin s’y trouvait toujours, allongé encore sur le dos, mais avec les deux mains sous la tête ; il avait les yeux ouverts et regardait le plafond.

Razumov leva sa lumière : les traits nets, le menton ferme, le front blanc et la masse des cheveux blonds se détachaient sur la blancheur de l’oreiller. Oui, c’était bien lui, couché sur le dos ; et Razumov pensa tout à coup : « J’ai pourtant marché sur sa poitrine, tout à l’heure !

Il regarda le lit jusqu’à ce que s’éteignît la flamme ; alors, il détourna les yeux et alluma sa lampe.

Il pendait son manteau au mur, le dos vers le lit, lorsqu’il entendit Haldin soupirer profondément, et demander, d’une voix lasse :

« Eh bien ; qu’avez-vous arrangé ? »

L’émotion fut si forte que Razumov fut heureux de pouvoir appuyer ses mains contre le mur. Une impulsion diabolique l’épouvanta, le besoin presque irrésistible de dire : « Je viens de vous dénoncer à la police ». Mais il retint ses paroles, et sans se retourner, d’une voix sourde :

« C’est fait », dit-il.

Il entendit un nouveau soupir de Haldin, s’assit à sa table, la lampe devant lui, et seulement alors leva les yeux vers le lit.

Dans le coin éloigné de la vaste chambre, sous la faible lueur de la petite lampe tamisée par un abat-jour très épais de porcelaine, Haldin apparaissait comme une forme sombre et longue, rigide d’une rigidité de cadavre. Son corps semblait moins matériel que le fantôme couché dans la neige, sur lequel Razumov avait marché. L’immobilité de cette silhouette obscure était plus alarmante que la vision distincte et vite évanouie.

La voix s’éleva à nouveau, presque suppliante :

« Quelle course vous avez dû faire !… Par ce temps… »

Razumov l’interrompit violemment :

« Atroce ! Un cauchemar ! »

Il eut un frisson perceptible. Haldin soupira encore, puis :

« Alors, frère ; vous avez vu Ziemianitch ? »

« Oui, je l’ai vu ».

Razumov, au souvenir du temps passé avec le Prince, crut prudent d’ajouter : « J’ai dû l’attendre assez longtemps. »

« C’est un caractère, n’est-ce pas ? Cet homme a un sens extraordinairement net de notre besoin de liberté ! Et il a des mots aussi, des mots simples, appropriés, tels qu’en peut seule trouver la sagesse fruste du peuple. Ah oui, c’est un caractère !

« Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion…, vous comprenez ? » grommela Razumov entre ses dents.

Haldin regardait toujours le plafond.

« Voyez-vous, frère, j’ai beaucoup fréquenté dans cette maison, depuis quelque temps ; j’y portais des livres, des brochures. Il y a pas mal de ces pauvres gens qui savent lire. Et pour trouver des hôtes au banquet de la liberté, il faut battre les buissons et les chemins obscurs. Au fait j’ai presque uniquement vécu là pendant les dernières semaines ; je couchais dans l’écurie ; il y a une écurie… »

« C’est là que j’ai trouvé Ziemianitch », interrompit doucement Razumov. Un esprit d’ironie l’inspirait, et il ajouta :

« Entrevue satisfaisante, et qui m’a laissé l’esprit très apaisé. »

« Ah, c’est un homme », reprit Haldin d’une voix lente, les yeux toujours fixés sur le plafond. « Voici comment j’ai fait sa connaissance Depuis quelques semaines, résigné à ce que je devais faire, j’essayais de m’isoler. Je n’allais plus dans ma chambre. Pourquoi risquer d’exposer une pauvre veuve aux tracasseries de la police ? J’ai cessé de voir tous nos camarades… »

Razumov tira vers lui une feuille de papier et se mit à y faire des dessins, au crayon.

« Ma parole », pensait-il avec colère, « il a pensé à mettre tout le monde à l’abri… sauf moi ! »

« Ce matin… poursuivait Haldin, « ah ! ce matin, c’était différent ! Comment vous expliquer ? Avant que la chose fut faite, je me promenais la nuit et me cachais le jour, en y songeant sans cesse. Mais je me sentais très calme…, oui, très calme, malgré l’absence de sommeil. De quoi aurais-je pu me tourmenter ? Mais ce matin… après… ! C’est alors que l’agitation m’a pris. Je n’aurais pas pu rester dans cette grande bâtisse, pleine de misère. On ne trouve pas la paix, en ce monde, auprès des malheureux. Alors, dans le chantier, en entendant crier cet imbécile de gardien, je me suis dit : « Il y a dans cette ville, un jeune homme qui domine, de la tête et des épaules, la mesquinerie des préjugés vulgaires… »

« Se moquerait-il de moi ? » se demanda Razumov, qui continuait automatiquement ses dessins de carrés et de triangles. Et soudain, il pensa : « Ma conduite doit lui paraître étrange. S’il allait s’effrayer maintenant et s’enfuir quelque part !… Tout serait fini pour moi. Ce maudit Général !… »

Il laissa tomber son crayon et se tourna brusquement vers le corps étendu dans l’ombre du lit, ce corps tellement plus indistinct que celui dont il avait, sans hésitation, écrasé la poitrine. Était-ce un fantôme encore ?… »

Le silence avait pesé longuement. « Il n’est plus ici… » Cette pensée se faisait jour dans l’esprit de Razumov, qui la repoussait désespérément, effrayé de son absurdité. « Il est parti…, et ceci n’est plus… »

Cette angoisse était intolérable. Il sauta sur ses pieds en disant à voix haute : « J’ai affreusement peur. » Et en quelques pas résolus, il se trouva au pied du lit. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Haldin, et le sentiment de la vie réelle de l’homme lui mit au cœur une tentation folle de saisir la gorge qui s’offrait ; il aurait arraché le souffle à ce corps, pour l’empêcher de s’évanouir entre ses mains et de ne laisser derrière lui qu’un fantôme.

Haldin ne fit pas un mouvement, mais ses yeux, un instant détournés, se portèrent vers Razumov, avec une gratitude pensive pour sa manifestation de sympathie.

Razumov s’éloigna du lit et se mit à arpenter la chambre à grands pas. « C’eût peut-être été le meilleur service à lui rendre », se disait-il, effrayé de trouver semblable excuse à la frénésie de meurtre qu’il avait sentie monter en lui, et que malgré tout il ne pouvait pas repousser. Et raisonnant son impulsion : « Qu’est-ce qui l’attend ? » Songeait-il. La potence, en définitive… et moi… »

Ses pensées furent interrompues par la voix de Haldin :

« Pourquoi vous tourmenter à mon sujet ? On pourra me tuer, mais on ne pourra pas chasser mon âme de ce monde. Écoutez ! j’ai une telle foi dans le monde, que je ne puis concevoir l’éternité que comme une très longue vie ! Peut-être est-ce la raison qui me rend la mort si facile ! »

« Hum ! » murmura Razumov, qui se mordit la lèvre et continua sa promenade, tout en ruminant ses étranges pensées.

« … Oui, pour un homme dans une telle situation… ce serait une charité. » Pourtant il ne s’agissait pas ici de charité, mais de justice… Et l’homme était tellement insaisissable !

« Moi aussi, Victor Victorovitch, j’ai foi dans notre monde », dit-il d’un ton ferme. « Moi aussi… tant que je vis… Mais vous paraissez résolu à revenir le visiter… après… Vous ne croyez pas sérieusement… ? »

Toujours immobile, Haldin l’interrompit :

« Si ! bien sûr… Je reviendrai… Il faut que nos esprits viennent hanter les oppresseurs de la pensée qui anime le monde des bourreaux des âmes qui aspirent à la perfection de la dignité humaine. Quant aux bourreaux de mon pauvre corps, je leur ai pardonné à l’avance !… »

Razumov s’était arrêté comme pour écouter, mais il analysait, cependant, ses propres sensations. Il s’en voulait d’attacher autant d’importance aux paroles de Haldin.

« Il est fou », se dit-il avec décision, sans que cette pensée apaisât sa colère. C’était une forme de folie particulièrement dangereuse…, et quand de tels fous s’attaquent à la vie publique d’un pays, c’est évidemment le devoir de tout bon citoyen…

Le cours de ses pensées subit un temps d’arrêt, mais fit place à un nouvel accès de haine silencieuse contre Haldin, de haine si violente qu’il se mit à parler à tort et à travers…

« Oui… en effet… l’Éternité… Moi non plus je ne me la représente pas très bien ;… mais je me l’imagine comme une chose morne et grise… Il n’y aurait plus rien d’inattendu, n’est-ce pas ?… La notion du temps ferait défaut… »

Il tira sa montre et regarda l’heure tandis que Haldin se tournait sur le côté, pour fixer sur lui un regard d’attention passionnée…

Ce mouvement effraya Razumov. L’homme insaisissable !… le fantôme !… Il n’était pas minuit encore…

Il poursuivit avec fièvre :

« C’est un mystère insondable ! Pouvez-vous concevoir l’idée de coins secrets dans l’Éternité ? Impossible ! Tandis que la vie en est pleine. Il y a des secrets qu’on apporte en naissant… et qu’on emporte dans la tombe. Et il y a quelque chose de comique… mais peu importe… Nous avons des mobiles secrets qui dictent notre conduite et nos actes les plus transparents. Tout cela est intéressant et si parfaitement insondable ! Voici un homme qui sort pour faire un tour : rien de plus banal. Et l’importance, pourtant que cette sortie prendra peut-être dans sa vie ! Il revient ; il a pu rencontrer un ignoble ivrogne,… observer un effet singulier de neige sur le sol… et c’en est assez ; il n’est plus le même homme. Les choses les plus improbables exercent leur action mystérieuse sur les pensées : les favoris gris d’un personnage, les yeux louches d’un autre… »

Razumov avait le front humide ; il fit un tour ou deux dans la chambre, la tête basse, un sourire amer sur les lèvres…

« Avez-vous jamais pensé à l’influence d’un regard torve ou de favoris gris… Pardonnez-moi : vous devez me croire fou de bavarder ainsi en un tel moment. Mais ce n’est pas à la légère que je parle : Je connais des exemples… J’ai causé avec un individu dont la vie fut bouleversée par des faits matériels de ce genre. Et cela sans qu’il s’en doutât ! Il s’agissait, bien entendu, d’un cas de conscience, mais ce sont des petits faits de cet ordre qui décidèrent de sa solution… Et vous me dites, Victor Victorovitch, de ne pas me tourmenter ! Songer donc que je réponds de vous !… » Razumov criait à demi…

Il réfréna avec peine un éclat de rire diabolique… Haldin, très pâle, se souleva sur le coude.

« Et les surprises de la vie », poursuivit l’étudiant avec un regard d’inquiétude. « Considérez leur nature singulière. Une impulsion mystérieuse vous amène ici : je ne dis pas que vous ayez eu tort ; au contraire, je crois qu’à un certain point de vue, vous ne pouviez faire mieux. Vous auriez pu chercher asile chez un homme pourvu d’affections et d’attaches familiales, comme celles que vous possédez vous-même… Pour moi, vous le savez, j’ai été élevé dans un établissement où l’on ne nous donnait pas assez à manger. Parler d’affection dans de telles conditions !… Jugez vous-même… Quant aux attaches, les seules que je possède au monde sont d’ordre social. Il faut que je me fasse agréer de façon quelconque, avant de pouvoir agir… Et je reste assis à ma table de travail… Ne croyez-vous pas que je collabore aussi au progrès ? Il faut que je cherche moi-même mon idéal et la voie droite… » Razumov eut une longue inspiration, puis, avec un rire bref et rauque : « Pardonnez-moi », fit-il, « mais je n’ai pas eu d’oncle pour me transmettre le souffle révolutionnaire, en même temps que ses traits ! »

Il regarda une fois de plus sa montre, et vit avec une insurmontable terreur qu’il s’en fallait de nombreuses minutes encore que ne sonnât l’heure fatale. Il arracha chaîne et montre de son gilet et les posa sur la table, en évidence dans le cercle de lumière de la lampe. Haldin, penché sur le coude, ne faisait pas le moindre mouvement. Cette attitude inquiéta Razumov. « Quel coup médite-t-il donc si tranquillement ? » pensa-t-il. « Il faut m’y opposer… Il faut que je continue à lui parler… »

Et élevant la voix :

« Vous êtes, pour une foule de gens, un fils, un frère, un neveu, un cousin, que sais-je ? Moi je suis un homme seul, seul comme je suis là, devant vous… seul en face de mon esprit ! Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les pensées d’un homme, qui n’a jamais connu un mot de chaude affection ou de louange, sur des sujets qui vous tiennent à cœur, du fait de vos traditions de caste ou de famille… de vos préjugés domestiques ? Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les sentiments de cet homme ?… Je n’ai pas de traditions de famille, rien à aimer ou à haïr… Ma seule tradition, c’est celle de l’histoire. C’est vers le passé national seul que je puis me tourner, ce passé auquel, vous, Messieurs, vous voulez soustraire votre avenir… Vais-je laisser frustrer, au gré d’enthousiastes violents, de la seule chose sur quoi elles puissent s’étayer, mon intelligence et mes aspirations vers un sort meilleur ? Vous sortez de votre province, mais moi, je possède tout ce pays, ou rien du tout. Sans doute vous considèrera-t-on, un jour, comme un martyr… une sorte de héros… un saint politique. Mais ne m’en demandez pas autant. Il me suffit de me préparer au travail. Et qu’obtiendrez-vous d’ailleurs, avec quelques gouttes de sang jetées sur la neige ? Sur cette Immensité ! sur cette Immensité malheureuse ! Je vous le dis », cria-t-il d’une voix contenue et vibrante, en faisant un pas vers le lit, « ce dont elle a besoin, ce n’est pas de vains fantômes sur lesquels je pourrais marcher… mais d’un homme ! »

Haldin leva les bras, en un geste d’horreur, comme pour écarter l’autre :… « Je vois », fit-il d’un ton désemparé, « je comprends… enfin ! »

Razumov chancela et dut se cramponner à la table ; la sueur perlait sur son front et un frisson courut le long de son dos.

« Qu’ai-je dit ? » se demanda-t-il. « Vais-je donc le laisser filer entre mes doigts ? »

Il se sentait les lèvres sèches comme du parchemin, et le sourire rassurant qu’il tentait d’esquisser s’acheva en une grimace incertaine… « Que voulez-vous » ? fit-il sur un ton de conciliation et d’une voix qui s’affermit après deux ou trois mots. « Que voulez-vous ? Voyez… un homme de travail, d’habitudes paisibles… et sur lequel… tout d’un coup… Je ne suis pas rompu à l’élégance des paroles. Mais… »

Il sentit la colère, une colère sournoise, pénétrer en lui à nouveau.

« Qu’aurions-nous pu faire ensemble jusqu’à minuit ? Rester assis en face l’un de l’autre et penser à vos… à vos… exploits ? »

Haldin gardait une attitude résignée et douloureuse, la tête baissée, les mains entre les genoux. Sa voix, quand il parla, était basse et attristée, mais calme.

« Je vois maintenant ce qu’il en est, Razumov, mon frère. Vous êtes une âme généreuse mais vous avez horreur de mon geste !… Hélas ! »

Razumov le regardait fixement. La terreur avait serré ses dents avec une telle force que toute sa face en était douloureuse. Il se sentait incapable de proférer un son.

« Et moi-même, je vous suis odieux aussi, peut-être ? » fit Haldin, avec accablement, après un silence. Il leva un instant les yeux, puis les reporta sur le sol. « Bien entendu, si l’on ne… »

Il s’arrêta, attendant évidemment une parole. Razumov resta silencieux. Haldin eut un mouvement de tête découragé.

« Oui…, oui… », murmura-t-il. « Ah !… l’exténuante besogne ! »

Il resta un instant immobile, puis fit bondir le cœur lourd de Razumov en sautant avec vivacité sur ses pieds :

« Soit !… », fit-il tristement d’une voix basse et distincte. « Adieu alors… »

Razumov fit un pas, mais Haldin l’arrêta, d’un geste.

Razumov resta près de la table, sur laquelle il s’appuyait lourdement, écoutant le son étouffé d’une horloge qui sonnait l’heure. Déjà sur le seuil de la porte, grand et droit comme une flèche, Haldin aurait pu, avec sa figure pâle et sa main levée en un geste d’adieu, servir de modèle pour la statue de la jeunesse audacieuse, attentive à une voix intérieure. Razumov regarda machinalement sa montre ; quand il leva les yeux vers la porte, Haldin avait disparu. Il y eut un frôlement furtif dans l’antichambre, le bruit léger d’un verrou doucement tiré. Il était parti… silencieux comme un fantôme…

Razumov, chancelant, les lèvres écartées et la voix éteinte, courut à la porte du palier. Elle était restée ouverte. Il sortit et se pencha au-dessus de la rampe. Incliné sur le haut puits noir dont une petite lueur tremblotante éclairait le fond, il entendait le bruit des pas pressés d’un être qui descendait la spirale de l’escalier sur la pointe des pieds.

C’était un son léger, rapide et net, qui s’évanouit dans les profondeurs ; une ombre furtive passa dans le cercle de lumière ; la petite flamme tremblota… Il n’y eut plus que du silence…

Razumov restait penché, aspirant l’air froid chargé des relents de l’escalier crasseux… Tout était tranquille…

Il revint lentement, à sa chambre, fermant les portes derrière lui. La lueur paisible de la lampe brillait sur sa montre. Razumov tenait les yeux fixés sur le petit cadran blanc où les aiguilles marquaient minuit moins trois minutes… Il prit la montre dans sa main, maladroitement.

« Elle retarde », murmura-t-il, et une crise étrange de dépression l’accabla. Ses genoux tremblaient ; la montre et la chaîne glissèrent entre ses doigts et tombèrent sur le sol. Sa stupeur fut telle qu’il faillit tomber lui-même. Quand il eut retrouvé assez de force pour se pencher et la ramasser, il la porta à son oreille.

« Elle est arrêtée », grogna-t-il ; et après un long silence, il murmura sourdement :

« C’est fini… Et maintenant à l’ouvrage ! »

Il s’assit, prit le premier livre venu, l’ouvrit au hasard, et se mit à lire ; mais après avoir lu attentivement deux lignes, il vit les caractères danser devant ses yeux, et n’insista plus… Il pensait :

« Il y avait certainement un agent de police, de l’autre côté de la rue, pour surveiller la maison. »

Il imaginait, sous l’ombre d’une porte, un homme aux aguets, les yeux louches, enveloppé jusqu’au nez dans son manteau, un bicorne emplumé de général sur la tête. Cette idée absurde le fit convulsivement tressaillir. Il dut, pour la chasser, secouer violemment la tête. L’homme était déguisé peut-être en paysan…, en mendiant. Ou bien c’était un affreux individu aux yeux fuyants, boutonné jusqu’au cou dans un pardessus sombre, nanti d’une canne plombée, puant l’oignon et l’eau-de-vie.

Cette évocation causa une nausée à Razumov. « Pourquoi m’occuper de cela ? » se dit-il avec dégoût. « Je ne suis pas un gendarme ! D’ailleurs, tout est fini maintenant ! »

Il se leva avec agitation. Non, tout n’était pas fini ! Pas encore… pas avant minuit et demie… Et sa montre était arrêtée. Impossible de savoir l’heure ! Cette idée le désespérait. La logeuse et tous les voisins étaient endormis. Il ne pouvait pas aller… Dieu sait ce qu’ils imagineraient ou ce qu’ils devineraient. Il n’osait pas non plus sortir dans la rue. « Je suis suspect maintenant ; inutile de me le dissimuler », se dit-il, amèrement. Si, pour une raison ou l’autre, Haldin avait dépisté les policiers et n’arrivait pas rue Karabelnaya à l’heure dite, on viendrait perquisitionner dans le logis de Razumov. Et si l’on ne trouvait pas le meurtrier, il ne pourrait jamais se disculper. Jamais ! Razumov jetait autour de lui des regards égarés, comme pour trouver un indice de l’heure. Le temps ne marchait plus, et il ne se souvenait pas d’avoir, avant ce soir, jamais entendu de sa chambre, cette horloge sonner… Et maintenant, il se demandait même s’il l’avait entendue, réellement.

Il alla vers la fenêtre, l’oreille tendue, pour déceler le moindre son. « Je resterai jusqu’à ce que j’entende quelque chose », se dit-il. Il se tenait immobile, le visage près des vitres. Un engourdissement douloureux, coupé d’élancements dans le dos et les jambes, le torturait. Mais il ne bougeait pas. Son esprit était à moitié délirant. Il entendit soudain sa propre voix : – « J’avoue », disait-il, comme un condamné sur la roue. « Je suis à la torture ». Il se sentait prêt à s’évanouir. Le battement sourd et lointain de l’horloge lui parut éclater dans sa tête, tant il l’entendit violemment… Une heure !…

Si Haldin avait pu s’échapper, la police serait arrivée déjà pour explorer la maison. Aucun bruit ne se faisait entendre… Cette fois, c’était fini…

Il se traîna péniblement jusqu’à la table, et s’affala sur sa chaise. Il jeta au loin le livre ouvert, et prit une grande feuille de papier. C’était une page semblable à celle des piles de notes couvertes de sa petite écriture nette, mais une page blanche encore. Il saisit brusquement sa plume, avec le désir de poursuivre la rédaction de son essai, mais elle resta immobile sur le papier. Après quelques instants, il se mit à tracer de grandes lettres irrégulières.

Les traits figés et les lèvres fermées, Razumov écrivait. La grandeur de ses lettres ôtait tout caractère à son écriture si nette, qui prenait un aspect tremblé et presque enfantin. Il écrivit cinq lignes, les unes sous les autres :

Histoire, et non Théorie.

Patriotisme, et non Internationalisme.

Évolution, et non Révolution.

Direction, et non Destruction.

Unité, et non Désordre.

Il les contempla, d’un œil confus. Puis son regard se porta sur le lit, et y resta rivé pendant plusieurs minutes, tandis que sa main droite cherchait à tâtons son canif sur la table.

Il se leva alors, et, à pas comptés, alla clouer avec la lame la feuille de papier dans le mur de bois et de plâtre, à la tête du lit. Puis, reculant d’un pas, il embrassa la chambre d’un regard, avec un geste de la main.

Ceci fait, il ne regarda plus le lit. Prenant au mur son grand manteau, pour s’en envelopper frileusement, il alla s’allonger, à l’autre bout de la chambre, sur le canapé de crin. Un sommeil de plomb ferma immédiatement ses paupières. Plusieurs fois dans la nuit, il sortit, en frissonnant, d’un rêve, qui le faisait marcher à travers les champs de neige d’une Russie, où il se trouvait aussi seul qu’un autocrate trahi… une Russie immense et morne dont son regard pouvait cependant embrasser l’énormité, comme une carte… Mais après chacun de ces sursauts, ses paupières lourdes retombaient sur ses yeux ternes… et il se rendormait.

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