III

Arrivé à ce point de l’histoire de M. Razumov, mon esprit correct de vieux professeur se rend de mieux en mieux compte de la difficulté de sa tâche.

Cette difficulté ne consiste pas dans la rédaction d’une sorte de précis d’un étrange document humain, mais, je le vois bien maintenant, dans la compréhension des conditions morales qui président à la vie d’une partie importante de notre globe. Ces conditions, on a besoin, pour les saisir, et plus encore pour les retrouver, dans les limites d’un récit comme celui-ci, d’une sorte de clef. Il faut un mot qui puisse s’appliquer à toutes les lignes, un mot qui, s’il n’est pas toute la vérité, en contienne assez pourtant pour faire ressortir la morale à tirer de toute l’histoire.

Je tourne, pour la centième fois, les pages du journal de M. Razumov je le mets de côté ; je prends ma plume… et ma plume, au moment d’écrire, hésite. Car le mot qui s’impose à elle, avec persistance, n’est autre que le mot « Cynisme ».

Et c’est bien en effet le terme caractéristique de l’autocratie comme de la rébellion russes. Dans son orgueil des nombres immenses, dans ses étranges, prétentions à la sainteté, dans son acceptation des souffrances et de l’abaissement, l’esprit russe est un esprit de cynisme. Il modèle les déclarations des hommes d’État, les théories des révolutionnaires, les vaticinations mystiques des prophètes, au point de faire de la liberté une sorte de débauche, et de donner un aspect d’indécence réelle aux vertus chrétiennes elles-mêmes… Mais je m’excuse de cette digression… Ces pensées me sont venues, en lisant le journal de M. Razumov, à partir du moment où ses opinions conservatrices, jusque-là atténuées par le vague libéralisme naturel à l’ardeur de son âge, se trouvèrent cristallisées par le choc violent de sa rencontre avec Haldin.

Razumov s’éveilla, pour la dixième fois peut-être, avec un grand frisson. En voyant la lumière du jour entrer par la fenêtre, il résista à la tentation de se recoucher. Il ne se souvenait plus de rien, mais n’éprouvait aucune surprise à se trouver sur le canapé, enveloppé dans son manteau, et transi jusqu’aux os. Le jour qui passait à travers les vitres lui paraissait singulièrement morne, sans aucune des promesses joyeuses que la lumière d’un matin nouveau devrait apporter à une vie jeune. Son réveil était celui d’un homme mortellement malade, d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Il regarda la lampe, qui s’était éteinte, faute d’huile. Elle était là, comme un objet glacé de cuivre et de porcelaine, phare éteint de ses travaux, parmi les feuillets semés de ses notes et les piles de ses livres, litière inutile de papier noirci… choses mortes… sans signification et sans intérêt.

Il se leva, retira son manteau, et l’accrocha au mur, accomplissant machinalement tous ces gestes. Il avait conscience d’une incroyable tristesse, d’une stagnation de mare croupissante, comme si la vie se fût retirée de toutes choses, et même de ses propres pensées. Il n’y avait pas un son dans la maison.

Il se détourna du mur et se dit, avec la même songerie morne, qu’il devait être très tôt ; mais en regardant sa montre sur la table, il vit les deux aiguilles arrêtées à midi… ou à minuit ? « Ah oui », grommela-t-il en lui-même, et, comme au sortir d’un rêve, il jeta un regard circulaire sur sa chambre. Le papier fixé au mur attira son attention. Il le contempla de loin, sans approbation comme sans perplexité, mais quand il entendit le bruit que faisait dans l’antichambre la servante en préparant le samovar, pour son thé du matin, il alla le décrocher, avec un air de profonde indifférence.

Ce geste fit tomber ses yeux sur le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente. Le creux, imprimé dans l’oreiller par la tête de Haldin, restait très apparent, mais ce signe même du passage de l’autre, n’éveilla en lui qu’une colère refroidie, qu’il ne tenta pas de ranimer.

Il ne fit rien de tout le jour, négligeant même de brosser ses cheveux. L’idée de sortir ne lui vint pas, et s’il n’eût pendant ces heures, aucune suite de pensées définies, ce ne fut pas par incapacité de pensée, mais par défaut total d’intérêt.

Il bâillait fréquemment. Il buvait de grandes rasades de thé, se levait pour marcher sans but, puis se rasseyait pour rester longtemps immobile. Il tambourina quelque temps sur les vitres, du bout des doigts, sans bruit. Au cours de sa promenade errante par la chambre, il aperçut sa propre figure, dans la glace, et cette vision l’arrêta. Les yeux qui répondirent à son regard, étaient les yeux les plus malheureux qu’il eut jamais vus. Et ce fut la première chose qui troubla dans la journée, la stagnation de son esprit.

Il ne se sentait pas atteint personnellement. Il se disait seulement qu’une vie sans bonheur est impossible. Et qu’est-ce donc que le bonheur ? Il bâilla et poursuivit sa course entre les murs de la chambre. Le bonheur, c’est de regarder devant soi, rien de plus. Regarder devant soi, attendre la réalisation d’un désir, d’une passion, de l’amour, de l’ambition, de la haine… de la haine, oui, certainement. L’amour et la haine ! Échapper aux périls, vivre sans crainte, c’était aussi du bonheur. Il n’y avait rien d’autre ! L’absence de crainte et l’attente ! « Oh, le misérable lot de l’humanité ! » s’écriait-il en lui-même, ajoutant aussitôt : « Et après tout, j’ai toutes raisons d’être heureux ! » Mais cette assurance ne le déridait pas. Il recommençait à bâiller, comme il avait bâillé tout le jour. Il fut surpris de voir la nuit venue… La chambre s’assombrissait rapidement, bien que le temps eût semblé suspendre sa marche. Comment ne s’était-il pas aperçu de la fuite des heures ? Cela tenait évidemment à l’arrêt de sa montre…

Il n’alluma pas sa lampe, mais alla, sans hésiter, se jeter sur le lit. Couché sur le dos, il mit les mains sous sa tête, les yeux levés vers le plafond. Après un instant, il se dit : « Je suis couché ici, comme lui !… Je me demande s’il a dormi pendant que je courais dans la neige ? Non, il n’a pas dormi. Mais pourquoi, moi, ne dormirais-je pas ? » Et il sentait le silence de la nuit peser sur ses membres… »

Dans l’air glacé du dehors, les coups nets de l’horloge sonnant minuit, interrompirent un instant sa rêverie.

Puis il se remit à penser. Il y avait vingt-quatre heures que l’homme était sorti de sa chambre. Razumov sentait que, dans la forteresse, Haldin devait dormir, cette nuit. Cette idée excitait sa colère, car il ne voulait pas penser à Haldin, mais il la justifiait par des raisons psychologiques et physiologiques. Le meurtrier, de son propre aveu, avait à peine dormi, pendant de longues nuits, et maintenant, c’en était fini pour lui des incertitudes. Il attendait, évidemment, la consommation de son sacrifice. L’homme qui se résigne à tuer, n’a pas à chercher bien loin pour se résigner à mourir. Haldin dormait peut-être plus profondément que le Général T… dont la tâche… lourde tâche aussi, n’était pas encore terminée, et sur la tête de qui, pendait la menace de l’épée révolutionnaire.

Au souvenir du gros homme, dont les joues lourdes tombaient sur le col d’uniforme, de ce champion de l’autocratie qui n’avait pas laissé échapper un geste de surprise, d’incrédulité ou de joie, mais dont les yeux louches exprimaient une haine mortelle de toute rébellion, Razumov s’agitait avec malaise sur son lit.

« Il me soupçonnait », pensait-il. « Je suppose qu’il doit soupçonner tout le monde. Il serait capable de soupçonner sa femme, si un Haldin allait la trouver dans son boudoir, pour lui raconter une histoire. »

Angoissé, Razumov s’assit sur le lit. Allait-il, toute sa vie, rester un suspect politique ? Serait-il, toujours, un objet de méfiance, un homme signalé à la police par une note secrète de son dossier ? Sur quel avenir pouvait-il donc tabler ?

« Me voici suspect », se dit-il de nouveau ; mais l’habitude de la réflexion, et le besoin, si bien ancré en lui, d’une vie rangée et d’une sécurité totale, vinrent à son secours, à mesure que s’avançait la nuit. Son existence paisible, sage et laborieuse, plaiderait en faveur de sa loyauté. Il y avait bien des moyens licites de servir le pays. On pouvait faire preuve d’une activité qui, sans être révolutionnaire, tendait pourtant au progrès. Le champ des influences était immense et infiniment varié, une fois que l’on avait conquis un nom…

Comme un oiseau qui tourne dans le ciel, sa pensée revint après vingt-quatre heures, au sujet de la médaille d’argent… et s’y cramponna…

Quand vint le jour, il n’avait pas dormi une seule minute ; il se leva pourtant sans trop de fatigue et se trouva suffisamment dispos pour les besoins de la vie pratique.

Il sortit et assista à trois cours dans la matinée. Mais, à la bibliothèque, son travail ne fut qu’un vain simulacre. Il restait assis, essayant de prendre des notes et des extraits dans de nombreux volumes ouverts devant lui. La paix qu’il venait de retrouver n’était qu’un vêtement trop mince et menaçait de s’envoler au moindre mot… Trahison ! Mais l’autre avait fait tout ce qu’il fallait pour se trahir lui-même. Il avait suffi de bien peu de chose pour le tromper.

« Je ne lui ai pas dit un seul mot qui ne fut strictement exact », songeait Razumov, « pas un seul… »

Une fois engagée dans cette voie, sa pensée ne pouvait évidemment lui permettre aucun travail. Les mêmes idées passaient et repassaient sans cesse dans sa tête, et il prononçait en lui-même, les mêmes paroles, cent fois redites. Animé d’une rage secrète contre Haldin, il saisit ses livres et bourra ses papiers dans sa poche, avec des mouvements convulsifs.

Comme il quittait la bibliothèque, il entendit courir après lui un grand étudiant maigre, vêtu d’un pardessus râpé, qui se mit à marcher à ses côtés d’un air morne. Razumov répondit, sans le regarder, à ses paroles confuses de salutation.

« Que me veut-il donc ? » pensait-il avec une étrange terreur de l’inattendu, terreur qu’il essayait de secouer, de peur de la voir entrer en lui pour le reste de ses jours. Et l’autre, les yeux baissés, lui dit à mots couverts qu’il avait dû avoir vent de l’arrestation, au cours de la nuit précédente, de l’exécuteur… c’est le mot dont il se servit… de M. de P…

« J’ai été malade ;… je suis resté enfermé dans ma chambre… », grogna Razumov entre ses dents.

Le grand étudiant haussa les épaules et enfonça les mains dans ses poches. Il avait un menton glabre, carré et graisseux qui tremblotait quand il parlait, et son nez, teint de rouge vif par la fraîcheur de l’air, prenait entre ses joues blêmes, l’aspect d’un nez de carton peint. On voyait, imprimé sur tout son être, le sceau du froid et de la faim. Il marchait à grands pas, aux côtés de Razumov, les yeux fixés sur le sol.

« C’est une note officielle… », poursuivait-il, en chuchottant avec précaution. « C’est peut-être un mensonge. Mais il y a certainement eu une arrestation, Mardi matin, entre minuit et une heure, certainement. »

Et d’un ton négligent, qui contrastait avec le flot rapide de ses paroles, il dit à Razumov que cette information avait été fournie par un petit fonctionnaire du Gouvernement, employé au Secrétariat central. L’homme faisait partie d’un des cercles révolutionnaires. « Le même que celui auquel je suis affilié », remarqua l’étudiant.

Ils traversaient une vaste cour. Une détresse immense pesa sur Razumov et brisa son énergie. Devant ses yeux, tout paraissait s’évanouir dans un brouillard confus. Il n’avait pas quitté son camarade. « Il fait peut-être partie de la police », pensait-il. « Comment le savoir ? » Mais un regard sur les traits de son compagnon, sur la figure mordue par le froid et creusée par la faim, lui monta l’absurdité de sa supposition.

« Mais… vous savez… Moi, je n’appartiens à aucun cercle… »

Il n’osait pas en dire davantage, pas plus qu’il n’osait hâter le pas. Et l’autre, posant et levant avec une régularité tranquille ses gros souliers ferrés, protestait à voix basse qu’il n’était pas nécessaire d’appartenir à une organisation. Les personnalités les plus remarquables restaient en dehors, et c’est en dehors d’elles encore qu’on faisait souvent la meilleure besogne. Puis, très vite, dans un murmure de ses lèvres fébriles :

« L’homme qu’on a arrêté dans la rue était Haldin. »

Et il ajouta, sans s’étonner du silence angoissé de Razumov, qu’il n’y avait pas d’erreur possible. L’employé en question avait son service de nuit au Secrétariat. Entendant un grand bruit de pas dans le vestibule, et sachant qu’on amenait parfois la nuit les prisonniers politiques de la forteresse, il avait ouvert brusquement la porte de la pièce où il travaillait. Avant que le planton n’eût eu le temps de le repousser et de lui claquer la porte à la figure, il avait pu voir un prisonnier, à demi porté, à demi traîné dans le vestibule, par une troupe de policiers. On le traitait avec brutalité… Et l’employé n’avait pas eu de peine à reconnaître Haldin. Moins d’une heure après, le général T. était arrivé en personne pour interroger le prisonnier. « Cela ne vous étonne pas ? » conclut l’étudiant famélique.

« Non », fit rudement Razumov avec un immédiat regret de ses paroles.

« Nous croyions tous Haldin en province, dans sa famille… Pas vous ? »

Et l’étudiant fixait de ses grands yeux le visage de Razumov qui dit imprudemment :

« Sa famille est à l’étranger ».

Il se serait mordu la langue de vexation. L’étudiant déclara, d’un ton profondément significatif :

« Alors ! Vous étiez seul à savoir… » Il s’arrêta.

« Ils ont juré ma ruine ! », pensa Razumov. « Avez-vous parlé de cela à quelqu’un d’autre ? » demanda-t-il avec une curiosité amère.

Le grand étudiant hocha la tête.

« Non, à vous seul. Nous avons pensé, au cercle, que, comme on avait entendu souvent Haldin exprimer une appréciation chaleureuse de votre caractère… »

Razumov ne put retenir un geste de désespoir rageur, que l’autre dut mal interpréter, car il cessa de parler, et détourna le regard sombre de ses yeux ternes.

Ils marchaient côte à côte, en silence. Puis le grand garçon blême se mit à murmurer, les yeux au loin :

« Comme nous n’avons en ce moment aucun allié à l’intérieur de la forteresse, pour lui faire passer un paquet de poison, nous avons projeté un nouvel attentat, qui viendrait bientôt, en manière de vengeance… »

Razumov l’interrompit :

« Vous connaissiez Haldin ? Savait-il où vous habitiez ? »

« J’ai eu le bonheur de l’entendre parler deux fois », répondit son compagnon sur le ton fébrile qui contrastait avec la sombre apathie de ses traits et de son allure. « Il ne savait pas où j’habite ;… je n’ai qu’un pauvre logis… dans une famille d’artisans ;… un coin dans une chambre. Il n’est pas très commode de venir me voir, mais si vous avez jamais besoin de moi, je suis prêt à… »

Razumov tremblait de dégoût et de crainte. Il était hors de lui, mais réussit à maîtriser sa voix.

« Il ne faut pas que vous veniez chez moi ! Il ne faut pas que vous me parliez ! Ne me dites jamais un mot ! Je vous le défends ! »

« Très bien ! » fit l’autre, avec soumission, et sans témoigner aucune surprise de cette interdiction brutale. « Vous ne désirez pas… pour des raisons secrètes… parfaitement… Je comprends ! »

Il s’éloigna aussitôt, sans un regard, et Razumov le vit traverser obliquement la rue, grande figure minable, usée par la faim, qui s’en allait la tête basse, avec un mouvement régulier des pieds lourds.

Il le regardait, comme on poursuit une vision au sortir d’un cauchemar, puis il suivit sa route, en s’efforçant de ne pas penser. Sur le palier de sa chambre, la logeuse semblait guetter sa venue. C’était une petite femme, massive et informe, dont la large figure jaune s’enveloppait éternellement d’un châle de laine noire. Quand elle le vit arriver, elle jeta les bras en l’air, nerveusement, puis se mit les mains sur la figure :

« Kirylo Sidorovitch, petit père, qu’avez-vous fait ? Vous, un jeune homme si tranquille ! La police vient de partir, après avoir perquisitionné dans votre chambre ! »

Razumov fixa sur elle un regard silencieux d’attention interrogative. La grosse figure bouffie tressaillait d’émotion. Elle leva sur lui des yeux suppliants.

« Un homme si raisonnable ! On le voit bien, que vous êtes raisonnable ! Et maintenant… comme cela… tout d’un coup ! À quoi bon vous mêler à ces Nihilistes ? Laissez-les, petit père… Ce sont des malheureux ! »

Razumov haussa les épaules, imperceptiblement.

« Ou bien, est-ce un ennemi secret qui vous a calomnié, Kirylo Sidorovitch ? Le monde est si plein, de nos jours, de cœurs faux et de vils dénonciateurs ! Il y a tant de terreur, partout ! »

« Vous a-t-on dit que j’aie été dénoncé par quelqu’un ? » demanda Razumov, sans quitter des yeux le visage tremblant.

Non ! elle n’avait rien appris. Elle avait pourtant demandé au chef des policiers pourquoi ses agents fouillaient dans la chambre de l’étudiant. Ce commissaire du district qui la connaissait depuis onze ans, était un brave homme. Mais il lui avait dit sur le palier, avec la mine d’un homme vexé :

« Ne me demandez rien, ma bonne femme ! Je ne sais rien moi-même ; ce sont des ordres venus de haut… »

Il y paraissait, en effet, car très vite après les policiers, était arrivé un Monsieur important, en manteau de fourrure et en chapeau de soie, qui s’était assis dans la chambre, et avait inspecté lui-même les papiers. Il était venu et s’en était allé seul, sans rien emporter. Elle avait essayé de remettre un peu d’ordre, après le départ de la police.

Razumov lui tourna brusquement le dos pour entrer dans sa chambre.

Tous ses livres avaient été ouverts et jetés sur le sol. La logeuse l’avait suivi, et se baissant avec peine, commençait à tout ramasser dans son tablier. Les papiers et les notes que Razumov tenait toujours en ordre parfait, (et qui avaient trait à ses seules études) se trouvaient mêlés et jetés en tas au milieu de la table.

Ce désordre l’affecta profondément et de façon déraisonnable. Il restait assis, le regard fixe, avec la conscience nette de sa vie brisée et de la disparition progressive de tous ses soutiens moraux. Il éprouvait même un véritable étourdissement, et étendit la main, comme pour trouver un point d’appui.

La vieille femme se releva avec un gémissement étouffé, et jeta sur le canapé tous les livres recueillis dans son tablier, puis elle quitta la chambre en marmottant et en soupirant.

C’est alors seulement que Razumov vit, en évidence sur la pile des notes, la feuille de papier qu’il avait, pour une nuit, fixée à la tête de son lit vide.

En la déclouant, la veille, il l’avait machinalement pliée en quatre, avant de la poser sur la table. Et maintenant, il la trouvait largement ouverte, dépliée au-dessus de la pile confuse de ces notes qui représentaient le résumé de sa vie intellectuelle au cours des trois dernières années. On ne l’avait pas jetée sur les papiers qu’elle recouvrait : on l’y avait étalée, aplatie même… Et il voyait dans ce geste une signification profonde… ou peut-être une inexplicable ironie.

Il restait immobile, fixant sur le papier un regard dont l’intensité devenait douloureuse. Il ne tenta de mettre aucun ordre dans ses notes, ni ce soir-là ni le lendemain ; il passa chez lui la journée dans un état d’irrésolution singulière. Cette irrésolution à poursuivre sa vie, tout simplement, n’avait rien pourtant de l’hésitation d’un homme qui songe au suicide. L’idée d’attenter à ses jours ne vint pas au jeune homme. L’être isolé, le porteur de l’étiquette Razumov qui marchait, qui respirait, qui portait ses vêtements n’intéressait personne, sauf la logeuse peut-être. Le vrai Razumov ne pouvait développer sa personnalité que dans un avenir réglé et sage, dans cet avenir menacé par l’anarchie autocratique (car l’autocratie ne connaît pas de lois) aussi bien que par l’anarchie révolutionnaire. L’impression de sentir son être moral à la merci de ces forces anarchiques retentissait de façon si aiguë en lui qu’il se demanda sérieusement s’il valait la peine de continuer à accomplir les fonctions mentales d’une existence qui semblait ne plus lui appartenir.

« À quoi bon », pensait-il, « user de mon intelligence et poursuivre le développement systématique de mes facultés et le plan de mes travaux ? Je veux diriger mes actions au nom de convictions raisonnables…, mais quelle sécurité me reste-t-il contre ce quelque chose, cette horreur destructrice, qui pénètre en moi, quand je reste assis à ma table ? »

Razumov jeta un regard inquiet sur la porte de l’escalier, comme s’il se fut attendu à en voir tourner le bouton devant un esprit malin, silencieusement entré.

« Le dernier des bandits », se disait-il, « trouve plus de garanties dans les lois qu’il transgresse, et une brute même, comme Ziemianitch, a ses consolations ! » Razumov enviait le matérialisme du criminel, et la passion de l’incorrigible amoureux. Les conséquences de leurs actes apparaissaient toujours clairement, et leur vie au moins leur appartenait.

Il dormit pourtant cette nuit-là aussi profondément, que s’il s’était consolé à la manière de Ziemianitch. Il tomba brusquement dans un sommeil de brute, d’où il s’éveilla sans souvenirs de rêves. Mais il semblait que son âme fut sortie de son corps, pendant la nuit, pour cueillir les fleurs d’une sagesse rageuse. Il se leva, avec un accès de résolution farouche, et une connaissance nouvelle de sa propre nature. Il eut un regard ironique pour le tas des papiers accumulés sur la table et quitta sa chambre pour aller à l’Université, en grommelant au-dedans de lui-même : « Nous verrons bien ! »

Il n’était pas d’humeur à parler à personne, ou à s’entendre questionner sur les raisons de son absence aux cours de la veille. Il lui fut pourtant difficile de repousser brutalement les avances d’un très bon camarade, à la fraîche figure rose et aux cheveux blonds, à qui les étudiants avaient donné le surnom de « Kostia l’écervelé ». Fils unique et adoré d’un fournisseur du Gouvernement, très riche et illettré, le jeune homme n’assistait aux cours que pendant des accès périodiques de contrition, dus aux larmes et aux remontrances paternelles. Agité et bruyant comme un petit chien en liberté, il remplissait des éclats de sa joie et de ses grands gestes les longs couloirs nus de l’Académie, y apportant l’ardeur d’une vie animale et insouciante qui provoquait chez ses camarades des sourires indulgents. Il parlait avec une candeur désarmante de courses de chevaux, de parties fines dans les restaurants élégants et des mérites de jeunes personnes à la vertu facile. Vers midi, il courut à Razumov, avec moins de véhémence que de coutume, et le tira à l’écart.

« Un instant, Kirylo Sidorovitch. Quelques mots dans ce coin tranquille. »

Et comme il sentait la répugnance de Razumov, il lui glissa familièrement la main sous le bras.

« Non, venez, je vous en prie. Je ne veux pas vous parler de mes frasques. Qu’est-ce que c’est d’ailleurs, que mes frasques ? Rien du tout. Purs enfantillages ! L’autre nuit, j’ai flanqué un type par la fenêtre d’une maison où l’on ne s’ennuyait pas ! Un sale petit gratte-papier tyrannique des bureaux du Trésor. Il voulait brutaliser les gens !… Ah je l’ai rembarré !… « Vous ne vous conduisez pas humainement avec des créatures de Dieu qui sont autrement estimables que vous ! » lui ai-je dit. Je ne puis pas supporter la tyrannie, Kirylo Sidorovitch. Ma parole, je ne le puis pas ! Mais il n’a pas pris la chose du bon côté ! « Qu’est-ce que c’est que ce roquet impudent ? » criait-il. Je me trouvais en excellente forme et il a passé assez vivement par la fenêtre. Il a roulé au loin dans la cour. Je rageais comme un… comme un Minotaure. Les femmes criaient et s’accrochaient à moi ; les musiciens s’étaient cachés sous la table. Ah, c’était drôle ! Mais il a fallu que la main de mon père s’enfonce bien avant dans sa poche… vous pouvez le croire ! »

Il riait convulsivement.

« Mon père est un homme précieux… Et si gentil pour moi ! Je me mets dans de tels draps !… »

Sa joie tomba. C’était bien cela ! Qu’était-ce que sa vie ? Une chose insignifiante et inutile, une noce perpétuelle ! Il finirait un jour dans une rixe d’ivrognes, le crâne fendu par une bouteille de champagne ! Et pendant ce temps-là, il y avait des hommes qui se sacrifiaient pour des idées. Mais les idées, il ne pouvait pas les garder dans la tête. Sa tête ne valait qu’un coup de bouteille de champagne qui la briserait un jour.

Razumov protesta qu’il n’avait pas de temps à perdre, et tenta de se libérer. Mais son compagnon prit un ton nouveau de mystère :

« Je vous en prie, Kirylo, ma chère âme, donnez-moi l’occasion de faire un sacrifice. Ce ne serait pas un sacrifice, d’ailleurs. J’ai mon père derrière moi. Et l’on ne peut pas voir le fond de son sac… »

Et repoussant avec véhémence l’insinuation de Razumov, qui l’accusait de faire un rêve d’ivrogne, il lui offrit de l’argent pour fuir à l’étranger. Il lui était facile d’en demander à son père ; il lui suffisait de dire qu’il l’avait perdu au jeu ou dans quelque aventure, et de promettre solennellement de ne pas manquer un seul cours de trois mois. Avec cela il était sûr d’attendrir le vieillard, et lui, Kostia, se sentait capable du sacrifice demandé. Bien qu’à vrai dire, il ne vit pas bien l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour lui à suivre les cours… Peine bien inutile.

« Ne voulez-vous pas me permettre de vous aider ? » suppliait-il. Razumov, silencieux, gardait les yeux sur le sol ; incapable de pénétrer les intentions de son camarade, il se sentait une répugnance étrange à en éclaircir le mystère.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que je veuille partir pour l’étranger ? » demanda-t-il enfin, d’un ton calme.

Kostia baissa la voix.

« La police est venue chez vous hier. Trois ou quatre de nos camarades l’ont su. Peu importe comment. Il suffit que nous le sachions. Et nous nous sommes consultés… »

« Ah vous avez appris cela tout de suite ? » murmura Razumov, d’un ton négligent.

« Oui, tout de suite. Et nous avons pensé qu’un homme tel que vous… »

« Un homme tel que moi ! Quelle espèce d’homme voyez-vous donc en moi ? » interrompit Razumov.

« Un homme d’idées, et un homme d’action aussi. Vous êtes un homme profond, Kirylo. On ne peut connaître le fond de votre esprit ; au moins n’est-ce pas donné à des gens comme moi. Mais nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de vous conserver au pays. Cela, c’est notre désir à tous, à tous ceux d’entre nous, au moins, qui avons, en certaines occasions, entendu Haldin parler de vous. La police ne vient pas fouiller dans la chambre d’un individu, sans qu’il y ait quelque menace diabolique suspendue sur sa tête. Aussi, si vous jugez bon de vous enfuir, sans tarder… »

Razumov se détourna brusquement, et partit à grands pas dans le couloir, laissant l’autre immobile et bouche bée. Mais presque aussitôt, il revint en arrière, et s’approcha de Kostia qui restait muet de stupeur, et dont les lèvres se refermaient lentement. Razumov le regarda dans les yeux, et prononça avec décision, ces mots qu’il espaçait :

« Je – vous – remercie – de – tout – cœur – ».

Et il repartit en hâte, cependant que Kostia, remis de son étonnement, courait derrière lui, avec un accent suppliant :

« Non ! arrêtez,… écoutez… C’est bien sincère. Ce serait de votre part un geste de pitié pour un homme qui meurt de faim ! Entendez-vous Kirylo ? Et nous pourrions nous procurer, chez un Juif de ma connaissance, le déguisement que vous choisiriez. Laissez un fou se rendre utile selon sa folie ! Vous pourriez avoir besoin d’une fausse barbe ou de quelque article de ce genre… »

Razumov se retourna vers lui.

« Il n’est pas question de fausses barbes dans cette affaire, Kostia, pauvre fou ! Que savez-vous de mes idées ? Mes idées seraient peut-être un poison pour vous ! »

L’autre secoua la tête en manière de protestation énergique.

« Pourquoi vous occuper d’idées ? Il y en a qui suffiraient vite à vider le sac de votre père. Ne vous occupez donc pas de ce que vous ne pouvez pas comprendre. Retournez à vos chevaux et à vos filles : vous serez sûr, comme cela, au moins, de ne faire de mal à personne, et à peine à vous-même… »

Le jeune enthousiaste parut accablé par ce dédain.

« Vous me renvoyez à mon auge ; Kirylo. C’est entendu. Je suis une triste brute, et comme une brute je finirai. Mais écoutez : c’est votre mépris qui m’aura achevé ! »

Razumov s’éloignait à grands pas. Que cette âme simple, éprise de joies grossières, fût, elle aussi, touchée par l’esprit maudit de la Révolution, cela lui paraissait un signe fatidique des temps. Il s’en voulait de se sentir troublé. Personnellement, il avait lieu d’être rassuré. Cette conspiration de l’erreur, cette obstination à le prendre pour ce qu’il n’était pas, étaient manifestement à son avantage. Mais quel étrange aveuglement !

Il eut à nouveau l’impression que la conduite de sa vie lui était soustraite par la tyrannie révolutionnaire de Haldin. C’en était fait de son existence solitaire et laborieuse, seule chose qui dépendit réellement de lui sur cette terre. « De quel droit ? » se demandait-il furieusement. « En quel nom ? »

Ce qui l’enrageait le plus, c’était de sentir que les « penseurs » de l’Université l’associaient à Haldin, faisant de lui, sans doute, une sorte de confident d’arrière-plan… Ah le mystère de leurs relations ! Ha ! ha !… On avait fait de lui un personnage, à son insu. Comme ce misérable Haldin avait dû parler de lui ! Pourtant il est probable qu’il avait dit peu de choses. Mais ses pensées les plus banales avaient sans doute été ramassées, caressées, couvées par tous ces imbéciles. Toute l’action révolutionnaire secrète n’était-elle pas ainsi fondée sur la folie, la suggestion et le mensonge ?

« Impossible de penser à autre chose », se disait Razumov. « Je deviendrai idiot si cela continue. Ces coquins et ces imbéciles vont détruire mon intelligence ! »

Et il voyait sombrer tout espoir d’un avenir qui reposait justement sur le libre jeu de son intelligence.

Il atteignit la porte de sa maison dans un tel état de découragement qu’il se vit, avec une apparente indifférence, remettre une enveloppe d’aspect officiel, confiée aux mains sales du dvornik.

« C’est un gendarme qui l’a apportée », dit l’homme. « Il m’a demandé si vous étiez à la maison. Je lui ai dit : « Non ; il n’y est pas ! Alors il l’a laissée. Vous lui remettrez ce pli en mains propres » qu’il m’a dit. Maintenant je vous l’ai donné, hein ? »

L’homme retourna à son balai, et Razumov grimpa l’escalier, l’enveloppe à la main. Arrivé dans sa chambre, il ne se hâta pas de l’ouvrir. Naturellement, cette missive officielle émanait de la Direction supérieure de la Police. Suspect ! il était suspect !

Il envisageait avec stupeur l’absurdité de sa situation. Il rêvait, en proie à une mélancolie sèche, dépourvue d’émotion. C’en était fini de ses trois années de bon travail ; son avenir, quarante années de vie peut-être, se trouveraient compromis ; tout espoir se muait en terreur, parce que des événements dus à la folie des hommes s’enchaînaient en une série de faits qu’aucune sagesse ne pouvait prévoir qu’aucun courage ne pouvait briser ! La fatalité se glisse dans votre chambre derrière le dos tourné de la logeuse ; on entre, pour l’y trouver installée, sous un nom d’homme, et un aspect humain ; elle porte un habit de drap brun et de longues bottes, et s’appuie contre le poêle… Elle vous demande : « La porte est-elle bien fermée ?… » et l’on n’a pas la sagesse de la prendre à la gorge pour la jeter dehors. On ne sait pas. On fait bon accueil au monstrueux destin. « Asseyez-vous… », dit-on. Et tout est fini ; impossible de desserrer son étreinte ; la fatalité s’agrippe pour toujours ! Ni la corde, ni la potence d’exécution ne vous rendront la liberté de la vie ou la rectitude de la pensée… Il y a de quoi se briser la tête contre le mur…

Razumov regardait autour de lui comme pour chercher un endroit où se précipiter, la tête en avant. Puis il ouvrit la lettre. Elle intimait l’ordre à l’étudiant Kirylo Sidorovitch Razumov de se présenter sans délai au Secrétariat général.

Razumov eut une vision des yeux louches du général T…, de cette personnification grotesque et terrible, de la puissance autocratique. Il représentait cette puissance parce qu’il en était le protecteur. Il était l’incarnation du soupçon, de la colère, de l’impitoyable rigueur d’un régime politique et social toujours aux aguets. Il avait une horreur instinctive de la rébellion. Et Razumov se disait qu’un tel homme était parfaitement incapable de comprendre une adhésion raisonnée à la cause de l’absolutisme.

« Que me veut-il au juste ; je me le demande ? »

Comme si cette muette interrogation avait évoqué le fantôme familier, il vit soudain Haldin debout devant lui, dans la chambre, avec une netteté singulière de détails. Bien que le jour d’hiver eut fait place déjà au crépuscule sinistre d’un ciel de neige, Razumov distingua nettement l’étroite ceinture de cuir qui serrait le manteau tcherkesse. L’illusion de la présence exécrée était si parfaite qu’il attendait à demi la question : « La porte est-elle bien fermée ? » Il eut pour l’apparition un regard de haine et de mépris. Les âmes ne réapparaissent pas avec des vêtements. Haldin n’était donc pas mort encore. Razumov fit un pas, avec un geste de menace : la vision s’évanouit… Pivotant sur les talons, il sortit de la chambre avec dédain… Mais, après avoir descendu un étage, il s’avisa que les autorités voulaient peut-être le confronter avec Haldin, en chair et en os. Cette idée le frappa comme une balle, et s’il ne s’était accroché des deux mains à la rampe, il aurait sans doute roulé jusqu’au palier suivant. Ses jambes ne voulaient plus le porter… Mais pourquoi ?… Pour quelle raison plausible ?… Dans quel but ?…

Il ne pouvait trouver de réponse raisonnable à ces questions. Razumov se souvint pourtant de la promesse faite au prince K… par le général T… Son nom devait rester dans l’ombre.

Il descendit l’escalier, degré par degré, en se soutenant de toute sa force à la rampe. Sous la porte, il retrouva une certaine vigueur de pensée et d’allure. Il sortit dans la rue sans trébucher. Et son esprit s’affermissait de minute en minute. Il se disait pourtant que le général T… était parfaitement capable de le faire enfermer dans la forteresse pour un laps de temps indéfini. Son tempérament était fait pour l’impitoyable tâche, et sa toute-puissance le rendait inaccessible aux arguments de la raison.

Mais, en arrivant au Secrétariat, Razumov s’aperçut qu’il n’allait pas avoir affaire au général T… Il apparaît clairement, d’après le journal de l’étudiant, que ce terrible personnage voulait rester dans l’ombre. C’est un fonctionnaire civil de rang très élevé qui reçut Razumov dans son bureau particulier, après l’avoir fait attendre dans un service, où de nombreux scribes écrivaient sur des tables, au milieu d’une atmosphère chaude et étouffante.

L’employé en uniforme qui conduisait l’étudiant lui dit dans le couloir :

« Vous allez être reçu par Gregory Matvieitch Mikulin ».

Il n’y avait rien de redoutable dans la mine de l’homme qui portait ce nom. Son regard doux et attentif était à l’avance tourné vers la porte par où pénétra Razumov. Il lui désigna tout de suite, de la plume qu’il tenait à la main, un canapé profond situé entre deux fenêtres, et suivit du regard le jeune homme qui traversait la pièce pour aller s’asseoir. C’était un regard paisible où ne se lisait ni curiosité, ni soupçon, ni hostilité…, un regard presque dépourvu d’expression. Il y avait dans son insistance douce une espèce de sympathie.

Razumov qui avait tendu sa volonté et préparé son esprit pour une rencontre avec le général T… lui-même, fut profondément troublé. La vigueur morale dont il avait fait provision à l’avance, pour lutter contre les abus possibles de la puissance et de la passion, n’avait plus de raison d’être en face de cet homme pâle, à la longue barbe déployée. Elle était blonde, clairsemée, et très fine. Le jour tombait en reflets de cuivre sur les saillies d’un front haut et sévère. Et les traits larges et doux donnaient au visage un aspect si paisible et si familier que l’on s’étonnait, comme d’une affectation prétentieuse, de la raie très soignée qui séparait les cheveux sur le milieu de la tête.

Le journal de M. Razumov témoigne d’une certaine irritation de sa part. Je dirai, en passant, que le journal proprement dit, consistant en notes plus ou moins quotidiennes, semble commencer ce soir-là, au moment où l’étudiant revint à sa chambre.

M. Razumov était donc irrité ; sa volonté tendue se brisait tout à coup.

« Il faut être très prudent », se disait-il en échangeant avec le fonctionnaire un regard muet… Le silence se prolongea pendant quelques minutes et fut caractérisé (car un silence peut avoir une physionomie spéciale) par une sorte de tristesse, due peut-être à la douceur pensive dont paraissait faire montre l’homme barbu. Razumov sut plus tard qu’il était chef de direction au Secrétariat général et qu’il avait, dans la hiérarchie civile, un rang équivalent à celui de colonel dans l’armée.

La méfiance de Razumov s’accentuait. Il fallait se garder surtout de trop parler. On ne l’avait pas appelé là sans une raison valable. Quelle était cette raison ? On voulait lui laisser entendre qu’il était suspect. Et le faire parler aussi, sans doute. Mais parler de quoi ? Il n’y avait rien à dire… À moins que Haldin n’eut raconté des histoires… Toutes ces incertitudes dangereuses obsédaient Razumov. Et le silence lui pesait tant, qu’il prit le premier la parole, en se maudissant de sa faiblesse, après s’être promis de n’en rien faire.

« Je n’ai pas perdu un instant », fit-il d’un ton rude et provocant ; et l’on eut dit qu’il perdait toute faculté de langage pour en faire part à son interlocuteur ; le conseiller Mikulin murmura, d’un ton d’approbation :

« Parfait ! parfait !… Bien, qu’à vrai dire… »

Mais le charme était rompu, et Razumov interrompit hardiment le fonctionnaire, avec la conviction soudaine que c’était là, pour lui, la plus sûre attitude. Il se plaignit avec un flot impétueux de paroles, d’être absolument incompris. Et tout en sentant son audace, il se disait que le mot « incompris » était plus juste que le mot « soupçonné » et le répétait avec insistance. Tout à coup, il s’arrêta, saisi de terreur devant l’immobilité attentive du bureaucrate.

« Qu’est-ce que je lui raconte ? » se dit-il, en jetant sur l’homme un regard trouble. Avec de telles gens, on était soupçonné et non pas incompris… C’était là l’expression juste ! Être incompris c’était encore une autre espèce d’horreur ! Et tout cela, il le devait au misérable Haldin ! Oh que la tête lui faisait mal ! Il passa la main sur son front, en un geste involontaire de souffrance, qu’il n’avait plus la force de réprimer. À ce moment précis, il se vit lui-même à la torture… grand corps pâle, allongé sur un chevalet, sous une voûte sombre, écartelé avec une force terrible… corps dont il ne pouvait distinguer le visage. C’était un sombre tableau d’Inquisition, aperçu en rêve, pendant une seconde.

Nous ne pouvons croire sérieusement pourtant que Razumov se fut assoupi auprès de M. Mikulin, pour voir en rêve une scène de l’Inquisition. En fait, il était absolument épuisé, et il mentionne comme une circonstance singulière, propre à intensifier l’angoisse de son rêve, qu’il n’y avait personne près du corps pâle et allongé. Cette solitude de la victime était particulièrement horrible. De même, note-t-il aussi, la mystérieuse impossibilité de distinguer ses traits, lui inspirait une sorte d’épouvante. Il éprouvait toutes les terreurs d’un cauchemar atroce. Et pourtant, il reste persuadé de n’avoir pas un seul instant perdu la notion de sa présence sur le canapé où il restait assis, le buste penché en avant, les mains entre les genoux, la casquette tournée machinalement dans les doigts. Mais tout s’évanouit à la voix du conseiller Mikulin, et Razumov lui fut profondément reconnaissant de la simplicité de son accent :

« Oui ;… je vous ai écouté avec intérêt… Je comprends, jusqu’à un certain point votre… Mais réellement vous vous trompez… » Le conseiller Mikulin proféra une série de phrases inachevées. Au lieu de les terminer, il baissait les yeux sur sa barbe. Et c’était une abréviation volontaire qui semblait donner plus de poids à ses paroles. Mais il savait aussi parler d’abondance, comme il le montra en changeant d’attitude, et en prenant un ton persuasif : « En vous écoutant comme je l’ai fait, je pense vous avoir prouvé que je ne veux pas donner à notre entrevue un caractère strictement officiel. En fait, je ne voudrais pas qu’elle eût rien d’officiel. Oh oui ! j’admets que votre convocation pouvait effaroucher… Mais je vous demande si on l’aurait rédigée ainsi pour s’assurer de la présence d’un… »

« Suspect… », s’écria Razumov en plongeant son regard dans les yeux du fonctionnaire. C’étaient de grands yeux aux lourdes paupières, dont la hardiesse de l’étudiant ne fit pas détourner le regard terne et assuré. « Un suspect » : la répétition à voix haute du mot qui avait troublé ses heures d’insomnie causait à Razumov une satisfaction étrange. Le conseiller Mikulin hocha légèrement la tête. « Vous ne savez certainement pas que la police a perquisitionné dans ma chambre ?

« J’allais dire d’un incompris, quand vous m’avez interrompu », insinua doucement le conseiller Mikulin.

Razumov sourit sans amertume. La conscience retrouvée de sa supériorité intellectuelle le soutenait à l’heure du danger. Il dit, avec une nuance de dédain :

« Je sais que je ne suis qu’un roseau. Mais vous voudrez bien convenir de la supériorité du « roseau pensant » sur les forces brutes qui vont l’écraser. Sa pensée ne peut alors s’exprimer que dans un sens critique. Vous me permettrez peut-être de vous dire ma surprise du retard apporté par la police à cette visite domiciliaire, de ces deux jours pendant lesquels j’aurais pu anéantir tout objet compromettant en le brûlant par exemple, et en me débarrassant de ses cendres mêmes. »

« Vous êtes irrité ! » remarqua le Conseiller, avec une inexprimable simplicité de ton et de manière. « Est-ce bien raisonnable ? »

Razumov se sentit rougir de vexation.

« Oui, je suis raisonnable. Je suis même, permettez-moi de le dire, un penseur, bien que ce terme semble être de nos jours l’apanage exclusif des colporteurs de denrées révolutionnaires, esclaves de la pensée française ou allemande, et le diable sait de quelles notions étrangères encore… Mais je ne suis pas un métis intellectuel ; je pense en Russe, je pense avec fidélité et je me permets de m’appliquer ce terme de « penseur ». Ce n’est pas une expression interdite, que je sache ».

« Non certes. Pourquoi serait-elle interdite ? » Le conseiller Mikulin se tourna sur son siège, les jambes croisées, et posa son coude sur la table, en appuyant sa tête sur le dos de sa main à demi-fermée. Razumov vit à son index un large anneau d’or serti d’une pierre rouge-sang, bague à cachet qui paraissait peser une demi-livre et semblait le bijou le plus seyant pour l’homme imposant dont luisaient les cheveux divisés par une raie impeccable, au-dessus d’un front sévère de Socrate.

« Serait-ce une perruque ? » se demanda Razumov, surpris du détachement inattendu avec lequel il se posait la question. Sa confiance en lui-même était fort ébranlée. Il décida de ne plus bavarder. De la réserve ! de la réserve ! Tout ce qu’il avait à faire, c’était de tenir résolument secrète l’histoire de Ziemianitch, quand on l’interrogerait. Il ne ferait en aucun cas mention de Ziemianitch dans ses réponses.

Le conseiller Mikulin fixait sur lui un regard brumeux. La confiance de Razumov l’abandonnait complètement. Il paraissait impossible de ne pas parler de Ziemianitch : toutes les questions l’amèneraient fatalement à cette histoire… puisqu’il n’y avait rien d’autre à dire ! il fit un effort pour retrouver son courage…, mais en vain. D’ailleurs le conseiller Mikulin paraissait faire montre, de son côté, d’un détachement singulier.

« Pourquoi serait-elle interdite ? », reprit-il. « Moi aussi, je me considère comme un homme de pensée, je vous l’affirme. Le tout est de penser correctement. J’admets que c’est souvent chose difficile, au début, pour un jeune homme abandonné à lui-même, livré à ses impulsions généreuses et indisciplinées… à la merci, si je puis dire, de tous les vents qui soufflent d’aventure. Bien entendu les convictions religieuses peuvent… »

Le conseiller Mikulin regarda sa barbe, et Razumov, dont la tension nerveuse se trouvait relâchée par ce ton inattendu de conversation familière, grogna d’une voix sourde :

« Cet homme, cet… Haldin… croyait en Dieu. »

« Ah ! vous saviez cela ? » murmura le conseiller Mikulin en marquant doucement le point, avec une sorte de discrétion, mais avec intention, cependant, comme s’il avait été, lui aussi, pris au dépourvu par la remarque de Razumov. Le jeune homme conserva une attitude impassible et morne, bien qu’il se reprochât comme une inepte stupidité des paroles qui avaient pu donner une impression si fausse d’intimité. Il gardait les yeux baissés sur le sol. « Il faut absolument que je tienne ma langue, tant qu’on ne m’obligera pas à parler », se dit-il. Et au même moment une question involontaire se faisait jour, dans son esprit : « Ne vaudrait-il pas mieux tout lui dire ? » avec une telle force qu’il dut se mordre les lèvres. Mais le conseiller Mikulin ne devait avoir nourri aucun espoir de confession ; il poursuivit :

« Vous m’en dites plus que les juges n’en ont pu savoir. Haldin a été jugé par une commission de trois membres. Et il n’a absolument rien voulu dire. J’ai ici le compte rendu de l’interrogatoire. Après chacune des questions se trouve la note : « Refuse de répondre, refuse de répondre. » Il en est ainsi page après page. Vous voyez, on m’a chargé d’investigations sur cette affaire. Et il ne m’a rien laissé pour diriger mes premières recherches. C’est un misérable endurci. Et ainsi, me dites-vous… il croyait… »

Le conseiller Mikulin eut pour sa barbe un nouveau regard, accompagné d’une légère moue, mais son silence fut bref. Il fit observer avec une nuance de mépris, que les blasphémateurs eux-mêmes témoignaient d’une telle croyance, et conclut que Razumov avait dû s’entretenir souvent avec Haldin sur ce sujet.

« Non », fit Razumov, d’une voix forte, sans lever les yeux ; « Il parlait et j’écoutais ; ce n’est pas là une conversation. »

« Savoir écouter est un grand art », observa Mikulin, en manière de parenthèse.

« Et savoir faire parler les gens en est un autre », murmura Razumov.

« Oh non, cela n’est pas bien difficile ! » fit Mikulin, avec simplicité, « en dehors de certains cas, bien entendu, tels que celui de cet Haldin… Rien n’a pu le décider à parler. Quatre fois il a été amené devant ses juges ; quatre interrogatoires secrets ; et même pendant le dernier, lorsqu’il a été question de vous… »

« Question de moi ? » répéta Razumov en levant brusquement la tête. « Je ne comprends pas. »

Le conseiller Mikulin se tourna vers la table et saisit quelques feuilles de papier gris qu’il laissa retomber l’une après l’autre, pour ne garder à la main que la dernière ; il la tenait devant ses yeux tout en parlant :

« Nous avons considéré la chose comme nécessaire, vous pouvez le comprendre. Dans un cas de cette gravité, on n’a le droit de négliger aucun moyen d’action sur le coupable. Vous vous en rendez compte, j’en suis certain… »

Razumov fixait des yeux dilatés sur le profil du conseiller Mikulin, qui ne le regardait plus.

« Aussi a-t-on décidé (j’ai été consulté par le général T…) de poser à l’accusé une certaine question. Mais, pour répondre au désir exprimé par le prince K…, votre nom n’a pas paru dans les documents, restant ainsi ignoré des juges eux-mêmes. Le prince K… a reconnu la logique, la nécessité de nos intentions, mais il s’inquiétait à votre sujet. Tout peut se savoir, il faut bien l’avouer. On ne peut pas répondre toujours de la discrétion des subalternes. Il y avait, naturellement, dans la pièce, le secrétaire du tribunal spécial, ainsi qu’un ou deux gendarmes. Aussi, comme je vous l’ai dit, les juges eux-mêmes devaient-ils rester dans l’ignorance. La question à poser leur fut envoyée par le général T… (je l’avais rédigée de ma propre main) avec ordre de la poser au prisonnier en tout dernier lieu. La voici » :

Le conseiller Mikulin rejeta la tête en arrière, pour trouver une position commode, et se mit à lire d’une voix monotone :

« Question : L’homme que vous connaissez bien, dans la chambre de qui vous avez passé plusieurs heures lundi, et sur la dénonciation duquel vous avez été arrêté… avait-il eu connaissance de votre intention de commettre un meurtre politique ? – Le prisonnier refuse de répondre… La question est réitérée. – Le prisonnier garde le même silence obstiné. »

« Le vénérable chapelain de la Forteresse est alors introduit, et exhorte le prisonnier au repentir ; il le supplie de racheter son crime par une confession totale et sans réticence, qui pourrait aider à libérer notre pays, si attaché au Christ, du péché de rébellion contre les lois divines et la Majesté sacrée de son Chef ; – le prisonnier, pour la première fois, au cours de l’audience, ouvre la bouche, et repousse d’une voix haute et claire, les exhortations du vénérable chapelain. »

« À onze heures, la Cour rend une sentence de mort. L’exécution est fixée pour quatre heures de l’après-midi, sauf instructions ultérieures des autorités suprêmes. »

Le conseiller Mikulin laissa tomber la feuille de papier, regarda sa barbe, et se tournant vers Razumov, ajouta d’un ton calme, en manière d’explication :

« Nous n’avons pas vu de raison de différer l’exécution. Ordre a été envoyé par le télégraphe, à midi, de donner suite à la sentence. J’ai rédigé la dépêche moi-même. Le condamné a été pendu à quatre heures, cet après-midi. »

L’annonce certaine de la mort de Haldin valut à Razumov la sensation de lassitude profonde qui accompagne un violent effort ou une grosse émotion. Il resta immobile sur le canapé, mais un murmure lui échappa :

« Il croyait à une existence future. »

Le conseiller Mikulin haussa légèrement les épaules ; et Razumov se leva avec un effort. Il n’avait plus maintenant aucune raison de rester dans cette chambre : Haldin avait été pendu à quatre heures, le fait était certain. Il était entré tout entier, dans son existence future, avec ses longues bottes, sa toque d’Astrakhan et toute sa défroque, avec la ceinture même de cuir qui lui serrait la taille. Dans une existence confuse et vacillante. Ce n’était pas son âme, c’était son fantôme seul qu’il avait laissé sur la terre, pensait Razumov avec un sourire ironique en traversant la pièce, dans un oubli total de l’endroit où il se trouvait et de la présence du conseiller Mikulin. Celui-ci aurait pu sans quitter sa chaise, mettre en branles un jeu de sonnettes dans tout l’édifice. Mais il laissa Razumov aller jusqu’à la porte, avant d’élever la voix :

« Eh bien, Kirylo Sidorovitch ! Que faites-vous donc ? »

Razumov tourna la tête et le regarda en silence. Il n’était nullement décontenancé. Le conseiller Mikulin tenait les bras allongés devant lui sur la table, et penchait légèrement le corps en avant, en forçant le regard de ses yeux troubles.

« Allais-je réellement partir ainsi ? » se demandait Razumov avec une contenance impassible. Mais il sentait, sous ce calme affecté, un étonnement se faire jour :

« Évidemment, je serais sorti, s’il n’avait pas parlé », pensait-il. « Qu’aurait-il fait alors ? Il faut en finir, d’une façon ou de l’autre, avec cette affaire ! Il faut que je l’oblige à me montrer son jeu. »

Il réfléchit encore un instant, derrière le masque de sa physionomie impénétrable, puis lâcha le bouton de la porte pour revenir au milieu de la pièce.

« Je vais vous dire ce que vous pensez », fit-il brusquement, mais sans élever la voix. « Vous croyez avoir affaire à un complice de ce malheureux homme. Non, je ne sais pas s’il était malheureux ; il ne m’en a rien dit. À mon sens, c’était un misérable ! parce que c’est un crime plus grand de perpétuer une idée fausse que de supprimer un homme. Je pense que vous ne nierez pas cela ! Je l’ai haï ! Les visionnaires propagent dans le monde une éternité de misère. Leurs utopies sèment, dans la masse des esprits médiocres, le dégoût de la réalité et le mépris de la logique séculaire du développement humain ! »

Razumov eut un mouvement d’épaules et un regard inquiet. « Quelle tirade », pensait-il, impressionné par le silence et l’immobilité de Mikulin. Le bureaucrate barbu restait assis à son poste, maître de lui comme une idole mystérieuse aux yeux vagues et impénétrables.

Le ton de Razumov se modifia involontairement.

« Si vous me demandez la raison de ma haine pour Haldin, je vous répondrai qu’elle n’a rien à voir avec le sentiment. Je ne l’ai pas haï d’avoir commis un crime, un meurtre ; l’horreur n’est pas la haine. Je l’ai haï simplement parce que j’ai l’esprit sain. C’est par là qu’il m’a fait souffrir… Sa mort… »

Razumov sentit sa voix s’enrouer dans sa gorge. La brume semblait descendre des yeux du conseiller Mikulin sur tout son visage, et le rendre indistinct à la vue du jeune homme. Mais il s’efforçait de ne pas s’arrêter à de tels phénomènes.

« Oui, vraiment », poursuivit-il, en scandant chacune de ses paroles, « que m’importe sa mort ? S’il gisait ici sur le sol, je marcherais sur sa poitrine. Cet homme n’est plus qu’un fantôme… »

La voix de Razumov s’éteignit, malgré lui. Mikulin, derrière sa table, ne faisait pas le plus petit mouvement. Le silence pesa quelque temps, avant que Razumov pût continuer.

« Il parlait de moi, à droite et à gauche ; les intellectuels tiennent dans leurs logis des séances où ils se grisent d’idées venues du dehors, au même titre que les officiers des Gardes se grisent avec des vins étrangers. Simple débauche !… Ma parole », et Razumov, enragé par le souvenir de Ziemianitch, brusquement surgi dans son esprit, baissa la voix, pour poursuivre avec emphase : « Ma parole, nous autres Russes sommes une nation d’ivrognes ! Il nous faut toujours une ivresse quelconque, pour devenir fous de douleur ou abrutis de résignation, pour tomber inertes comme une souche, ou mettre le feu à la maison… Je voudrais savoir ce que doit faire un homme sobre. On ne peut pas se tenir absolument à l’écart de ses concitoyens. Il faut être un saint pour vivre dans un désert ! Et si un ivrogne, au sortir d’un café, se pend à votre cou et vous embrasse sur les deux joues, parce qu’il y a dans votre aspect quelque chose qui lui a plu, que pouvez-vous faire, je vous le demande ? Vous lui briserez peut-être un gourdin sur le dos, sans réussir pour cela à le chasser… »

Le conseiller Mikulin leva la main, et la passa sur son visage, avec un geste délibéré.

« Oui… en effet… », fit-il, à mi-voix.

Razumov eut un sursaut devant la gravité tranquille de ce geste si inattendu, et qui masquait une indifférence alarmante. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et l’étudiant se souvint qu’il voulait obliger son interlocuteur à montrer son jeu.

« J’ai dit tout cela au prince K… », reprit-il avec une tranquillité feinte ; mais il se troubla à nouveau, en voyant le conseiller Mikulin faire un geste léger d’assentiment… « Vous le saviez ?… Vous avez appris ?… Pourquoi alors m’avoir appelé… pour me dire l’exécution de Haldin ? Vouliez-vous donc me confronter avec son silence, maintenant qu’il est mort ? Que m’importe son silence ? Tout ceci est incompréhensible ! Vous voulez ébranler mon équilibre moral ! »

« Non. Pas du tout », murmura le conseiller Mikulin, d’une voix à peine perceptible. « Nous savons apprécier le service que vous avez rendu… »

« Ah vraiment ?… » interrompit Razumov avec ironie.

« … Et la difficulté de votre position… » Mikulin n’élevait toujours pas la voix. « Mais songez un peu ! Vous tombez du ciel, dans le bureau du prince K…, avec votre histoire stupéfiante… Vous étudiez encore, M. Razumov, mais nous, nous savons déjà ; n’oubliez pas cela… Et c’était une curiosité bien légitime… »

Le Conseiller regarda sa barbe ; les lèvres de Razumov tremblèrent.

« Un événement semblable impose sa marque à un homme », continuait la voix douce. « J’avoue que j’étais curieux de vous connaître. Le général T… a jugé lui aussi, que ce serait chose utile… Ne me croyez pas inapte à comprendre vos sentiments. À votre âge j’étais étudiant aussi… »

« Oui, vous désiriez me voir », interrompit Razumov avec un accent de répugnance profonde. « Naturellement, vous en aviez le droit, c’est-à-dire le pouvoir, ce qui revient au même ! Mais vous ne gagneriez rien à me regarder et à m’écouter pendant un an… Je commence à croire qu’il y a quelque chose en moi, que les gens ne peuvent pas comprendre. C’est regrettable. Il me semble pourtant que le prince K… ait compris… Au moins en avait-il l’air… »

Le conseiller Mikulin fit un léger mouvement.

« Le prince K… est au courant de tout ce que nous faisons, et je préfère vous dire qu’il a acquiescé à mon désir de faire votre connaissance. »

Razumov dissimula son immense désappointement sous un accent de surprise ironique.

« Alors… c’est un curieux, lui aussi. Eh bien ! après tout, le prince K… me connaît fort peu. C’est vraiment très malheureux pour moi ;… mais… ce n’est pas tout à fait ma faute ! »

Le conseiller eut un geste rapide de la main, levée en manière de protestation, et pencha légèrement sa tête sur l’épaule…

« Voyons, M. Razumov ! Pourquoi prendre les choses ainsi ? Je suis certain que tout le monde… »

Il jeta rapidement les yeux sur sa barbe, et lorsqu’il les releva, il y eut, pendant un instant, une expression d’intérêt dans son regard brumeux. Mais Razumov n’y répondit que par un sourire froid et hostile.

« Non. Tout cela est évidemment sans importance ; seul importe au moins l’éveil de toute cette curiosité pour un fait si simple. Et maintenant que faire ? Comment apaiser cette curiosité ; avec quoi, veux-je dire, l’apaiser ? Je me trouve être né Russe, et animé d’instincts patriotiques… dont je ne saurais dire s’ils sont ou non héréditaires… »

Razumov parlait nettement, avec une assurance affectée.

« Oui, j’ai des instincts patriotiques, développés par des habitudes de pensée indépendante, de pensée libre. À cet égard, je jouis d’une liberté plus grande que ne pourrait m’en valoir aucune révolution sociale. Il est infiniment probable que je ne pense pas exactement comme vous. Comment serait-ce possible ? Il vous appartient de croire, à cette minute, que je mens de propos délibéré, pour cacher mon repentir ! »

Razumov s’arrêta. Son cœur était devenu trop gros pour sa poitrine. Le conseiller Mikulin ne bronchait pas.

« Pourquoi cela ? » fit-il simplement. J’ai assisté, en personne, à la perquisition faite dans votre chambre. J’ai parcouru moi-même tous vos papiers, et j’ai été fort impressionné par une sorte de profession de foi politique. C’était un document bien remarquable. Et puis-je vous demander la raison ?… »

« C’était le désir de tromper la police, naturellement ! » fit Razumov, d’un ton furieux… « Pourquoi tant d’histoires ? Bien entendu vous pouvez m’envoyer tout droit en Sibérie : cela serait compréhensible, au moins, et je me soumets à ce que je puis comprendre. Mais je proteste contre cette comédie de persécution. Toute cette affaire devient trop comique à mon goût… Comédie de quiproquos, de fantômes et de soupçons… C’est positivement indécent… »

Le conseiller Mikulin eut un mouvement d’attention :

« Vous avez parlé de fantômes ? » murmura-t-il.

« J’en écraserais des douzaines sur ma route », poursuivit résolument Razumov, avec un geste impatient de la main. « Mais vraiment je puis bien demander d’en avoir fini, une fois pour toutes, avec cet homme… Et dans cette idée… je prendrai la liberté… »

Razumov s’inclina légèrement devant le bureaucrate, assis de l’autre côté de la table.

« … De me retirer… de me retirer purement et simplement »… conclut-il d’un ton résolu.

Il se dirigea vers la porte, en pensant : « Maintenant, il va abattre son jeu. Il faut qu’il sonne et me fasse arrêter avant ma sortie du Secrétariat, ou qu’il me laisse aller… Et de toutes façons… »

Une voix calme s’éleva :

« Kirylo Sidorovitch… »

Razumov arrivé à la porte, tourna la tête.

« De me retirer… », répéta-t-il.

« Où cela ? » demanda le conseiller Mikulin, très doucement.

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