Si je reviens, au début de ce chapitre rétrospectif, sur l’affirmation qu’au cours de son adolescence M. Razumov n’avait eu personne au monde vers qui se tourner, et s’était trouvé aussi complètement dénué de relations qu’on puisse honnêtement l’affirmer d’aucun être humain, ce n’est que l’énoncé d’un fait par un homme qui croit à la valeur psychologique des faits. Peut-être est-ce aussi désir scrupuleux de justice. Sans rapports avec aucun des personnages de ce récit, où les idées d’honneur et de honte sont si éloignées de nos conceptions occidentales, je me place sur le terrain de l’humanité en général, et c’est cette raison même qui me fait éprouver une singulière répugnance à dire tout crûment ici ce que chacun de mes lecteurs a très probablement deviné déjà. Une telle répugnance peut paraître absurde si l’on ne songe pas que l’imperfection du langage vaut quelque chose de déplaisant et même de douloureux, au seul exposé de la vérité toute nue. Mais à ce moment de notre récit, nous ne pouvons plus laisser dans l’ombre le Conseiller Mikulin. La question si simple : « Où cela ? » sur laquelle nous avons laissé M. Razumov à Pétersbourg, éclaire d’un jour singulier son cas particulier, et en dégage le sens général.
« Où cela ? » c’était sous la forme d’une question aimable, la réponse à ce que nous pourrions appeler la déclaration d’indépendance de M. Razumov. Question qui n’avait en soi rien de menaçant et affectait même un ton d’intérêt amical. Mais à la prendre simplement au sens topographique, la réponse qu’elle exigeait pouvait déjà paraître assez redoutable à M. Razumov. Où cela ? Dans son logis où la Révolution était venue le chercher pour mettre brusquement à l’épreuve ses instincts assoupis, sa pensée à demi-ignorée et ses ambitions presque inconscientes ; la Révolution qui s’était imposée à lui comme une religion furieuse et dogmatique avec son appel aux sacrifices monstrueux, avec ses résignations tendres, ses rêves et ses aspirations qui soulèvent les âmes, en même temps qu’avec les plus sombres manifestations du désespoir ? Et M. Razumov avait lâché le bouton de la porte pour revenir au milieu de la chambre, en demandant d’un ton de colère au Conseiller Mikulin : « Qu’entendez-vous par là ? »
Le Conseiller Mikulin, à ma connaissance, ne répondit pas à cette question. Il entraîna M. Razumov dans une conversation familière. C’est un trait particulier aux natures russes que leur propension, même au plus fort de l’action, à prêter l’oreille au moindre murmure d’idées abstraites. Il est inutile de rapporter ici cette conversation ou d’autres ultérieures du même genre. Il suffira de dire qu’elles amenèrent M. Razumov, à s’abandonner à une foi nouvelle. Il n’y avait chez lui rien d’officiel dans l’expression de cette foi, et il persistait à protester de son désir d’indépendance. Mais le Conseiller Mikulin réfutait tous ses arguments. « Pour un homme comme vous… », ce furent les dernières paroles dont il jeta le poids dans la discussion… « une telle attitude est impossible. N’oubliez pas que j’ai eu sous les yeux votre si intéressante profession de foi. Je comprends votre libéralisme, et mon intelligence est en cela proche de la vôtre. Les réformes, pour moi, ne sont qu’une question de méthode. Mais le principe de la révolte est une intoxication physique, une sorte de folie hystérique dont il faut préserver les masses. Nous sommes bien d’accord là-dessus ? Sans réserves, n’est-ce pas ? Parce que dans certaines situations la réserve et l’abstention sont singulièrement proches, voyez-vous, du crime politique. C’est ce que comprenaient très bien les anciens Grecs. »
M. Razumov, qui écoutait avec un léger sourire, demanda brusquement au Conseiller Mikulin s’il devait conclure de ces paroles qu’on allait le faire surveiller.
Le haut fonctionnaire ne parut nullement formalisé de la brutalité de cette question.
« Non, Kirylo Sidorovitch », répondit-il gravement, « non, je ne veux pas vous faire surveiller ».
Razumov soupçonnait un mensonge, mais n’en affecta pas moins la plus parfaite liberté d’esprit pendant les quelques instants consacrés encore à cette conversation. Le Conseiller s’exprima jusqu’au bout en termes familiers, avec une sorte de simplicité pénétrante. Razumov comprit qu’il fallait renoncer à lire au fond de cet esprit. Une grande inquiétude accélérait les battements de son cœur. Le fonctionnaire finit par quitter l’asile de son bureau et vint vers l’étudiant, la main tendue.
« Au revoir M. Razumov. On éprouve toujours une satisfaction à se comprendre entre hommes intelligents. Ne trouvez-vous pas ? Et vous m’accorderez bien que ces Messieurs les rebelles n’ont pas le monopole de l’intelligence. »
« Je suppose que l’on n’aura plus besoin de moi ? » demanda brusquement Razumov, la main prise encore dans celle du Conseiller, qui la laissa retomber doucement.
« Cela dépend des circonstances, M. Razumov », fit le bureaucrate d’un ton très sérieux. « Dieu seul connaît l’avenir ! Mais dites-vous bien que je n’ai jamais songé à vous faire surveiller. Vous êtes un jeune homme très indépendant. Oui. Vous partez d’ici libre comme l’air, mais vous finirez par nous revenir. »
« Moi ! Moi ! » fit Razumov avec un murmure de protestation effrayée. « Et dans quel but ? » ajouta-t-il, d’une voix faible.
« Oui vous ! Vous-même, Kirylo Sidorovitch », insista le haut fonctionnaire sur un ton pénétré de conviction sévère. « Vous nous reviendrez, comme ont dû finir par le faire certains de nos plus grands esprits. »
« De nos plus grands esprits ? » répéta Razumov, d’une voix tremblante.
« Oui, je dis bien : de nos plus grands esprits !… Au revoir. » Mikulin reconduisit à la porte Razumov, qui s’éloigna lentement ; mais à peine était-il au bout du couloir qu’il entendit retentir un pas lourd, tandis qu’une voix lui criait de s’arrêter. Il tourna la tête et fut surpris de voir le Conseiller lui-même qui le hélait. Très simple, le fonctionnaire hâtait sa marche et soufflait légèrement.
« Une minute ! Il en sera comme Dieu voudra de ce que nous disions à l’instant. Mais je puis trouver l’occasion de vous convoquer à nouveau… Vous paraissez surpris Kirylo Sidorovitch ? Oui, à nouveau… pour éclaircir certains faits qui pourraient survenir. »
« Mais je ne sais rien » balbutia Razumov. « Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit ? »
« Peut-on le dire ? Les choses s’arrangent de si extraordinaire façon. Qui sait ce que vous pourriez découvrir avant la fin du jour ? Vous avez été déjà l’instrument de la Providence. Vous souriez, Kirylo Sidorovitch ; vous êtes un esprit fort » (Razumov n’avait nullement conscience d’avoir souri). « Mais moi je crois fermement à la Providence. Un tel aveu peut vous paraître étrange dans la bouche d’un vieux fonctionnaire endurci comme moi. Mais vous reconnaîtrez vous-même quelque jour… Comment expliquer autrement ce qui vous est arrivé ? Oui, décidément, j’aurai l’occasion de vous revoir, mais pas ici. Ce ne serait pas tout à fait… hum !… On vous indiquera un endroit commode. Et même il vaudrait mieux que toute communication écrite entre nous, sur ce sujet ou sur tout autre, fut transmise par les soins de notre ami commun… si j’ose ainsi parler… le Prince K… Non, je vous en prie, Kirylo Sidorovitch ! Je suis sûr qu’il y consentira… et je sais ce que je dis… vous pouvez le croire. Vous n’avez pas de meilleur ami que le Prince K… et, en ce qui me concerne, il y a longtemps qu’il m’honore de son… »
Il regarda sa barbe.
« Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Nous vivons dans des temps difficiles, dans des temps de chimères monstrueuses, de rêves néfastes, et de folies criminelles. Nous nous rencontrerons certainement à nouveau, mais peut-être pas avant un certain temps. Puisse, d’ici là, le ciel vous envoyer des réflexions fécondes. »
Une fois dans la rue, Razumov s’éloigna rapidement, sans se préoccuper de sa direction. Il marcha d’abord sans penser à rien, mais bientôt la conscience de sa position envahit son esprit avec un tel sentiment d’horreur, de péril et d’absurdité, il conçut si bien l’impossibilité définitive d’échapper jamais à l’étreinte du filet serré autour de lui, que l’idée passa dans sa tête de retourner sur ses pas, et, comme il se le disait, de faire sa confession au Conseiller Mikulin.
Retourner ? Pourquoi ? Se confesser ? De quoi ? « Je lui ai parlé avec la plus grande franchise », se disait-il avec un accent de conviction profonde. « Que lui dirais-je de plus ? Que je m’étais chargé d’un mensonge pour cette brute de Ziemianitch ? J’irais lui donner pour rien une fausse impression de complicité ? Je détruirais toutes les chances de salut dont j’ai pu m’assurer. Quelle folie ! »
Il ne pouvait se défendre pourtant de songer que le Conseiller Mikulin était peut-être le seul homme au monde capable de comprendre sa conduite. Et c’était une grosse tentation que celle de se sentir compris !
En regagnant son logis, il dut s’arrêter plusieurs fois ; toute sa force semblait abandonner ses membres ; isolé comme dans un désert au milieu de l’animation d’une rue bruyante, il restait tout à coup immobile pendant une ou deux minutes, avant de pouvoir poursuivre son chemin. Il finit pourtant par atteindre son domicile.
Alors survint une maladie, une sorte de fièvre lente qui l’arracha tout à coup aux inquiétudes de l’heure et au cadre de sa chambre même. Il ne perdit jamais conscience ; il lui semblait seulement mener une vie ralentie quelque part, très loin de tout ce qu’il avait connu jusque-là. Il sortit de cet état lentement, ou, pour mieux dire avec une impression de lenteur extrême, car, au fait, sa maladie ne fut pas très longue. – Et quand il se retrouva au milieu des choses, elles lui parurent changées, de façon subtile et irritante : changés les objets inanimés et les visages humains, changés la logeuse, la servante rustique, l’escalier, les rues, l’air même. Il jugeait ces conditions de vie nouvelle avec un esprit sévère. Il allait à l’Université et en revenait, montait des escaliers, arpentait des couloirs, écoutait des conférences, prenait des notes, traversait des cours avec une expression d’irritation hautaine, les dents serrées et les mâchoires douloureuses.
Il avait parfaitement conscience du regard repentant que fixait de loin sur lui Kostia l’écervelé, du soin scrupuleux avec lequel s’écartaient de son chemin, comme il en avait exprimé le désir, l’étudiant famélique au nez rouge et flétri, et vingt autres camarades qu’il connaissait assez pour leur parler. Et chez tous, il remarquait l’air de curiosité et d’intérêt des gens qui attendent un événement particulier. « Cela ne peut pas durer plus longtemps », se disait souvent Razumov. Il avait peur parfois de se laisser aller, devant une personne qui lui adresserait tout à coup la parole, à des injures ignobles, à des cris forcenés. Souvent, en rentrant chez lui, il s’affalait sur une chaise, sans ôter sa casquette ou son manteau, et il y restait immobile pendant des heures en gardant à la main le livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque ; ou bien, il sortait son petit canif et se grattait les ongles, indéfiniment, avec une impression continuelle de rage, de rage froide et simple. « C’est impossible » murmurait-il, tout à coup, dans la chambre vide.
Fait à noter : on aurait pu concevoir que sa chambre lui causât une répulsion physique, une émotion intolérable, et lui devint moralement inhabitable. Mais il n’en était rien, et à l’inverse de ce qu’il avait d’abord redouté lui-même, il n’éprouvait aucun sentiment de ce genre. Au contraire, il préférait ce logis à tous les abris de fortune qu’avait connus jusque-là sa jeunesse sans foyer. Il l’aimait si bien, ce logis, qu’il éprouvait souvent de la peine à le quitter, et ne s’y décidait qu’avec répugnance, retenu par une sorte d’attraction physique, analogue à celle qui nous fait hésiter à quitter le voisinage d’un feu par un jour très froid.
Il ne bougeait guère à cette époque, que pour aller à l’Université (qu’aurait-il pu faire d’autre ?) et chacune de ses sorties le mettait face à face avec les conséquences morales de son acte. C’est à l’Université que s’appesantissait sur lui, que s’attachait inéluctablement à lui comme une robe empoisonnée, le sombre prestige du mystère Haldin. Cette impression le faisait atrocement souffrir aussi bien que les conversations banales, inévitables dans les rapports quotidiens, qu’il fallait entretenir avec d’autres étudiants. « Ils doivent s’étonner du changement survenu en moi », se disait-il avec anxiété. Il se souvenait avec inquiétude d’avoir envoyé au diable, sur un ton de fureur, un ou deux braves garçons, bien inoffensifs. Un jour, un professeur marié chez qui il avait jusque-là fréquenté, lui avait dit en passant : « Comment se fait-il qu’on ne vous voie plus à nos mercredis, Kirylo Sidorovitch ? » Et Razumov avait conscience d’avoir répondu à cette amabilité par un marmonnement d’odieuse grossièreté. Le professeur avait été évidemment trop surpris pour se sentir blessé… mais tout cela n’était pas moins fâcheux.
Et la cause de tout c’était Haldin, toujours Haldin, rien que Haldin, partout Haldin, spectre moral infiniment plus terrifiant qu’une apparition visible du mort. C’est seulement dans la chambre où l’homme s’était étourdiment arrêté, sur le chemin qui le menait du crime à l’échafaud, que son spectre paraissait ne pouvoir plus s’affirmer. Non pas, à vrai dire, qu’il en fût jamais complètement absent, mais il semblait y perdre toute puissance. Là, Razumov pouvait lui commander, avec un sens précis de sa propre supériorité. Là, ce n’était plus qu’un fantôme vaincu…, rien de plus. Souvent, au soir, avec le faible tic-tac de sa montre réparée, posée à côté de lui sous la clarté de la lampe,… Razumov levait les yeux par-dessus son livre, et fixait sur le lit un regard de froide attention. Mais il n’y voyait rien : il n’avait jamais pensé d’ailleurs y rien voir réellement. Après un instant, il haussait légèrement les épaules, et se penchait à nouveau sur son ouvrage. Car il s’était remis au travail, et même avec un certain succès de prime abord. Sa répugnance à quitter le seul endroit où il ne craignit rien de Haldin était devenue si forte, qu’il finit par renoncer à toute sortie. Depuis l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit, il écrivait ; il écrivit ainsi pendant près d’une semaine, sans jamais s’occuper de l’heure, ne se jetant sur son lit que lorsqu’il ne pouvait plus garder les yeux ouverts. Puis un soir, ses yeux tombèrent par hasard sur sa montre, et il posa doucement sa plume.
« Voici l’heure même », pensait-il, « ou l’autre s’est glissé sans être vu, dans ma chambre, en profitant de mon absence. Et c’est ici qu’il s’est assis, tranquille comme une souris… sur cette chaise même peut-être… »
Razumov se leva et se mit à arpenter la pièce d’un pas régulier, jetant de temps à autre un coup d’œil sur sa montre. « Voici l’heure où je suis rentré pour le trouver adossé au poêle », se dit-il. Quand la nuit tomba, il alluma sa lampe. Un peu plus tard, il suspendit encore une fois sa marche pour chasser d’un geste rageur la servante qui voulait entrer dans la chambre, avec un plateau chargé de thé et de victuailles. Et bientôt il vit sa montre marquer l’heure précise de son départ pour la mission terrible, sous les rafales de neige.
« Complicité », murmurait-il faiblement, en reprenant sa promenade, les yeux fixés sur la montre où, lentement, les aiguilles s’avançaient vers l’heure de son retour.
« Et après tout », pensa-t-il tout à coup. « Je n’ai peut-être été que l’instrument choisi par la Providence. Ce n’est là qu’une façon de parler, mais il y a une part de vérité dans l’expression la plus banale. Et si ces paroles absurdes étaient exactes, au fond ? »
Il médita quelque temps, puis s’assit, les jambes étendues, les yeux morts, les bras pendants de chaque côté de sa chaise, comme un homme totalement abandonné de la Providence… – comme un désespéré…
Il vit arriver l’heure du départ de Haldin, et resta immobile encore pendant un long moment ; puis il murmura : « Et maintenant à l’ouvrage ! » et s’approcha de la table pour saisir sa plume ; mais il la reposa aussitôt sur la table, l’esprit envahi brusquement par une réflexion inquiétante : « Voici plus de trois semaines écoulées, et je n’ai rien reçu de Mikulin… » Qu’est-ce que cela signifiait ? L’avait-on oublié ? Peut-être. Pourquoi ne pas rester alors dans cet oubli et disparaître quelque part ? Se cacher… Mais où ? Comment ? Avec qui ? Dans quel trou ? Et faudrait-il alors se cacher pour toujours… ou pour combien de temps ?… D’ailleurs une disparition était grosse de dangers obscurs. L’œil de la Révolution sociale était sur lui, et Razumov éprouva, pendant un instant, une crainte confuse et désespérante à laquelle se mêlait un sentiment odieux d’humiliation. Était-il donc possible qu’il ne s’appartint plus ? C’était une pensée atroce ! Mais pourquoi ne pas poursuivre son effort antérieur ? Étudier ; avancer ; travailler ferme, comme si rien n’était arrivé ; gagner d’abord la médaille d’argent… – puis conquérir des honneurs, devenir, dans le plus grand des États, un grand serviteur, dispensateur de réformes. Le serviteur aussi du groupe le plus puissamment homogène de l’humanité, d’un groupe qui saurait se laisser guider dans la voie d’un développement logique et y atteindrait, grâce à la solidarité fraternelle de forces et d’aspirations telles que le monde n’en avait jamais rêvées… de la nation russe !…
Calme, résolu, affermi dans ce vaste dessein, il étendait la main vers sa plume, lorsque son regard tomba sur le lit. Il s’y rua, plein de rage, avec un cri intérieur : « C’est toi, fanatique furieux, qui encombres ma route. » Il jeta violemment l’oreiller à terre, arracha les couvertures… Rien ! En se retournant, il vit très nettement en l’air, pendant une seconde, dans la brume indistincte de deux visages, les yeux du Général T… et ceux du Conseiller intime Mikulin ; ces yeux étaient fixés sur lui, et malgré leur aspect différent, ils avaient la même expression inflexible, lasse et résolue… Serviteurs de la nation !…
Tout chancelant, épouvanté de son état, Razumov atteignit la table de toilette pour y boire un verre d’eau et baigner son front, « Tout cela passera sans laisser de traces », se disait-il avec confiance. « Ce n’est rien du tout ». Mais croire qu’on avait pu l’oublier, c’était une absurdité ! Pour ces gens-là, il était un homme marqué, et cela n’avait en somme aucune importance. Ce dont il fallait se débarrasser, c’est de la pensée que ramenait toujours ce misérable fantôme… « Si l’on pouvait seulement aller leur cracher toute la vérité… et en subir les conséquences ! »
Il se voyait accostant l’étudiant au nez rouge, le poing brusquement brandi dans sa figure. « Pourtant », se disait-il, « de celui-là, il n’y a rien à tirer ; il n’a pas l’esprit à lui ; il vit dans un rêve sanglant de démocratie. Ah tu veux te frayer un chemin vers le bonheur universel, mon garçon ! Je t’en donnerai du bonheur universel, espèce de songe-creux imbécile ! Et mon bonheur à moi, hein ? N’y ai-je plus aucun droit, pour vouloir penser par moi-même ? »
Et une fois encore, mais avec un accent différent, Razumov se dit : « Je suis jeune ; je puis vivre et oublier tout cela. » À ce moment, il traversait lentement sa chambre pour s’asseoir sur le canapé, et remettre de l’ordre dans ses pensées. Mais avant d’y arriver, il sentit tout s’effondrer en lui, espoir, courage, foi en lui-même, confiance dans les hommes. Son cœur semblait s’être vidé brusquement ; il était inutile de lutter davantage ! Repos, travail, solitude, commerce loyal avec les autres êtres, tout cela lui était interdit ; tout était fini ! Son existence n’était plus qu’un vide énorme et glacial, quelque chose comme l’immense plaine de la Russie tout entière, nivelée par la neige, et noyée peu à peu dans l’ombre et dans la brume…
Il s’assit, la tête perdue, les yeux clos, et il resta ainsi, le reste de la nuit, tout droit sur son canapé, parfaitement éveillé… Au matin, la servante qui avait préparé le samovar dans l’antichambre, frappa du poing à la porte, en criant : « Kirylo Sidorovitch, il est temps de vous lever, s’il vous plaît !… »
Alors, pâle comme un mort qui répond à l’appel redoutable du jugement dernier, Razumov ouvrit les yeux et se leva…
* *
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Personne ne s’étonnera, je le suppose, d’apprendre que, lorsqu’il y fût convié, il alla voir le Conseiller Mikulin. La convocation lui arriva ce matin même, alors que, pâle et tremblant, comme un convalescent au sortir du lit, il essayait de se raser. La suscription de l’enveloppe avait été rédigée par le petit avoué. Cette enveloppe en contenait une seconde, à l’adresse de Razumov, avec cette note dans un coin, de la main du Prince K… « Prière de faire suivre au plus tôt, sous pli fermé. » Il y avait à l’intérieur un billet autographe du Conseiller Mikulin, qui avouait ingénument n’avoir aucun point nouveau à élucider, mais n’en fixait pas moins à Razumov un rendez-vous en ville, dans une maison qui semblait être celle d’un oculiste.
Razumov lut le billet, acheva de se raser, s’habilla, lut à nouveau les lignes brèves, et murmura d’un ton morne : « Un oculiste. » Il rêva quelque temps et brûla soigneusement avec une allumette les deux enveloppes et leur contenu. Puis il s’assit, attendant sans rien faire, et sans même regarder autour de lui, que s’approchât l’heure du rendez-vous. Alors il sortit. Il est difficile de savoir s’il aurait pu s’autoriser du caractère privé d’une telle convocation pour s’abstenir d’y répondre. C’est peu probable. En tout cas, il y répondit, et bien mieux il y répondit avec un certain empressement, auquel on aurait peine à croire, si l’on ne se souvenait que le Conseiller Mikulin était le seul être au monde sachant à quoi s’en tenir sur l’affaire Haldin, avec qui Razumov pût causer. Et regarder en face l’affaire Haldin, c’était bannir un fantôme indiscret et menteur. Malgré la puissance troublante dont son fantôme pouvait être doué dans tous les autres lieux du monde, Razumov savait bien que, chez l’oculiste, Haldin ne serait plus que l’assassin de M. de P., l’assassin pendu – et rien de plus… Car c’est seulement la qualité et l’intensité de vie que leur prêtent les vivants qui font vivre les morts. C’est pourquoi M. Razumov, confiant dans le soulagement attendu, apportait à son entrevue avec le Conseiller Mikulin, l’empressement d’une personne traquée qui se précipite dans le premier asile rencontré.
Ceci dit, il n’y a pas lieu de nous étendre davantage sur cette première entrevue et sur celles qui suivirent. Le récit d’une de ces visites pourrait évoquer dans l’esprit d’un lecteur occidental, le caractère sinistre d’une des anciennes légendes où l’on voit l’ennemi du genre humain aux prises avec une âme tentée, qu’il entretient de discours mensongers et subtils. Ce n’est pas mon rôle de protester mais je voudrais seulement faire remarquer ici que, poussé par la seule passion de son orgueil satanique, le Malin n’apparaît plus sous des traits aussi noirs, à nos esprits modernes et plus tolérants. Ne nous convient-il donc pas d’apprécier avec plus d’indulgence encore le caractère d’un simple mortel, pauvre être livré à ses passions multiples, à l’ingénuité misérable de ses erreurs, toujours ébloui par l’éclat faux de motifs divers, éternellement trahi par sa sagesse trop courte.
Le Conseiller Mikulin était un de ces fonctionnaires puissants, dont la situation n’est ni mystérieuse ni occulte, mais simplement peu en vue, et dont la grande influence s’exerce sur les méthodes de travail plutôt que sur la conduite même des affaires. Le dévouement au trône et à l’autel n’est pas en soi un sentiment criminel et la préférence marquée pour la volonté d’un seul, plutôt que pour la volonté de tous, n’implique pas forcément la noirceur du cœur et la stupidité native de l’esprit. Le Conseiller Mikulin n’était pas seulement un habile fonctionnaire ; c’était aussi un homme fidèle. Dans la vie privée, c’était un célibataire, épris de ses aises, qui habitait seul un appartement de cinq pièces luxueusement meublées ; ses intimes connaissaient son goût éclairé pour la danse féminine. Le monde entier entendit parler de lui plus tard, à l’heure même de sa chute, à l’occasion d’un de ces procès d’État qui font la stupeur des lecteurs de journaux, en leur dévoilant brusquement des intrigues insoupçonnées. C’est dans l’agitation de monstruosités confusément aperçues, dans le trouble mystérieux et momentané d’eaux boueuses, que sombra le conseiller Mikulin ; il fit preuve d’une dignité parfaite et ne se permit qu’une calme et énergique protestation d’innocence ; rien de plus. Il n’y eut pas de révélations compromettantes pour une autocratie aux abois ; il garda fidèlement les secrets des misérables arcana imperii confiées à son patriotisme, et fit montre, dans son indéracinable et presque sublime mépris de fonctionnaire russe pour la vérité, d’un véritable stoïcisme bureaucratique, stoïcisme du silence qui ne fut compris que de très rares initiés et qui, chez un sybarite, ne manquait pas de la grandeur cynique du sacrifice. Car une sentence terrible équivalut pour le Conseiller Mikulin à une véritable condamnation à mort, au point de vue civil, et le fit traiter presque en forçat de droit commun.
Il semble que l’autocratie sauvage, pas plus que la divine démocratie ne sachent borner leur appétit au corps de leurs ennemis ; elles dévorent aussi bien amis et serviteurs. La chute de son Excellence Gregory Gregorievitch Mikulin (qui survint seulement quelques années plus tard) termina l’histoire officielle de ce personnage. Mais, au moment du meurtre, ou de l’exécution, de M. de P. le Conseiller Mikulin, sous le titre modeste de chef dé service au Secrétariat Général, exerçait une influence profonde, et agissait comme confident et comme bras droit du Général T., son camarade d’école, et son ami de tout temps… On peut s’imaginer la conversation, au sujet de M. Razumov, de ces deux hommes conscients de leur puissance illimitée sur la vie de tous les Russes, et leur dédain pour ce petit individu, égal au mépris, pour un ver de terre, de deux habitants de l’Olympe. Ses rapports avec le Prince K. suffisaient pourtant pour mettre Razumov à l’abri de mesures froidement arbitraires, et sans doute aurait-on pu le laisser tranquille après sa visite au Secrétariat. Le Conseiller Mikulin ne l’aurait pas oublié, (il n’oubliait jamais aucun des hommes sur qui s’était un jour posé son regard), mais il ne se serait plus occupé de lui. C’était un homme bienveillant qui ne voulait de mal à personne. D’ailleurs sa propension même aux idées de réforme lui faisait regarder avec quelque faveur ce jeune étudiant, fils du Prince K. qui semblait loin d’être un imbécile.
Mais le hasard voulut qu’au moment même où M. Razumov sentait tous les chemins fermés devant lui, le Conseiller Mikulin vit récompenser ses talents discrets par l’attribution d’un poste de haute importance, la Direction générale même de la surveillance policière sur toute l’Europe. C’est alors, et alors seulement, qu’en cherchant à perfectionner les services commis à l’étranger à l’espionnage des révolutionnaires actifs, il songea à nouveau à M. Razumov. Il entrevit le parti remarquable qu’il pouvait tirer de ce jeune homme intéressant, sur lequel il avait déjà prise, et dont le tempérament particulier, l’esprit indécis et la conscience ébranlée se débattaient dans les filets d’une situation fausse. On aurait dit que les révolutionnaires eux-mêmes lui avaient mis dans la main un outil infiniment plus perfectionné que les instruments grossiers dont on usait jusqu’alors ; le jeune homme, serait merveilleusement adapté, une fois nanti d’un crédit suffisant pour s’introduire dans des cercles inaccessibles aux espions ordinaires. C’était providentiel ! Providentiel ! Et le Prince K. mis au courant de cette idée, était tout prêt à adopter ce point de vue mystique. « Il faudra lui assurer une carrière plus tard », avait-il cependant stipulé avec sollicitude. « Oh, bien entendu !… nous en ferons notre affaire », avait répondu M. Mikulin. Le mysticisme du Prince K. était ingénu, mais le Conseiller Mikulin avait assez de finesse pour deux.
Choses et hommes ont toujours un côté particulier, un certain sens par lequel il faut les saisir pour les perdre solidement ou acquérir sur eux une autorité parfaite. La puissance du Conseiller Mikulin consistait dans son adresse à trouver le sens, le côté des hommes qu’il utilisait. Peu lui importait la nature de ce côté particulier : vanité, désespoir, haine, avarice, orgueil intelligent ou suffisance puérile, tout lui était bon pourvu qu’il pût arriver à se servir d’un homme. À ce jeune Razumov, à l’étudiant obscur et sans appuis, on laissa entendre en un moment de grande solitude morale, qu’il était un objet d’intérêt pour un petit groupe de personnages haut situés. On décida le Prince K. à intervenir en personne, et il donna, en une certaine occasion, libre cours à une émotion virile, dont la manifestation inattendue troubla profondément M. Razumov. L’étreinte soudaine de cet homme, que poussaient sa loyauté au trône et son affection paternelle longtemps contenue, fit sentir au jeune homme quelque chose d’inconnu dans sa poitrine.
« C’était donc cela ! » s’écria-t-il en lui-même. Une sorte de tendresse méprisante lui paraissait adoucir l’horreur de sa situation, lorsqu’il réfléchissait à cette entrevue émouvante avec le Prince K. Cet ex-Garde Noble, ce mondain candide, ce sénateur qui avait frotté contre les joues de l’étudiant ses favoris gris et soyeux à la coupe officielle, ce père aristocratique et convaincu, avait-il rien de moins estimable ou de plus absurde que le révolutionnaire famélique et fanatique, l’étudiant au nez rouge ?…
On usa de pression d’ailleurs autant que de persuasion. On faisait toujours sentir à M. Razumov qu’il était compromis. Il n’aurait pu échapper à cette impression, non plus que répondre à la question si simple du Conseiller Mikulin : « Où cela ? » Mais on sut respecter sa susceptibilité : Il s’agissait d’une mission dangereuse à Genève, mission d’où l’on attendait, en un moment critique des renseignements absolument sûrs touchant un coin très fermé du cercle révolutionnaire central. On avait des raisons de croire à l’organisation d’un complot très sérieux… Le calme indispensable à l’existence d’une grande nation était en jeu, et cette agitation risquait de compromettre un projet remarquable de sages réformes. Les personnages les plus influents du pays ressentaient une émotion patriotique… Et ainsi de suite… En somme le Conseiller Mikulin savait ce qu’il fallait dire. Et nous retrouvons les marques de son adresse dans le journal de M. Razumov, auto-analyse, auto-confession mentale et psychologique, ressource pitoyable d’un jeune homme qui ne pouvait se fier à aucune amitié, s’adresser à aucune affection de famille.
Il est inutile de raconter ici la façon dont on s’y prit pour dissimuler tout ce travail préliminaire. Nous en voyons un exemple suffisant dans l’expédient de l’oculiste. Le Conseiller Mikulin était homme de ressource, et la tâche, au surplus, n’était pas difficile. Il n’y avait aucun inconvénient à ce que les camarades d’études de M. Razumov, à ce que l’étudiant au nez rouge lui-même, le vissent entrer dans une maison particulière pour consulter un oculiste. Le succès final de l’entreprise était lié à l’erreur même des révolutionnaires, qui attribuaient à Razumov une complicité mystérieuse dans l’affaire Haldin. C’en était assez pour la gloire d’un homme que de se trouver compromis dans une telle affaire… – et c’est eux qui lui conféraient cette gloire. Leur aveuglement faisait de M. Razumov un homme providentiel, et le plaçait aux antipodes du type ordinaire de l’agent préposé à la « Surveillance Européenne ». C’est cette illusion même que le Secrétariat s’attachait à cultiver par une série d’indiscrétions trompeuses et calculées, avec un tel succès qu’un soir Razumov reçut à l’improviste la visite d’un des « penseurs »… d’un des étudiants qu’avant l’affaire Haldin, il avait eu l’occasion de rencontrer à diverses reprises dans des réunions privées ; c’était un grand garçon aux façons tranquilles et simples et à la voix douce.
En reconnaissant dans l’antichambre le son de la voix qui demandait : « Puis-je entrer ? » Razumov bondit de son lit où il restait paresseusement allongé : « S’il venait me poignarder ? » se dit-il avec un rire sardonique ; il dissimula son œil gauche sous un écran vert, et cria d’un ton sévère : « Entrez. »
L’autre paraissait embarrassé ; il espérait n’être pas indiscret.
« On ne vous a pas vu depuis quelques jours ; et je me suis demandé… » Il toussota. « Votre œil va mieux ? »
« Oui, il est presque guéri. »
« Bon ! Je ne reste qu’une minute ; mais… – voyez-vous… – j’ai… c’est-à-dire nous… Voici ! je me suis chargé de vous prévenir, Kirylo Sidorovitch, que vous vivez peut-être dans une sécurité trompeuse… »
Razumov restait immobile, la tête appuyée sur sa main, et cachait presque entièrement son œil libre.
« Je sais, moi aussi, que c’est une sécurité précaire. »
« Allons tout va bien. Le calme paraît régner pour l’instant, mais ces gens-là préparent un projet de répression générale ; c’est dans l’ordre des choses. Pourtant ce n’est pas là ce que je suis venu vous dire. » Il approcha sa chaise et baissa la voix : « Nous craignons de vous voir arrêter bientôt,… » Un scribe obscur du Secrétariat avait saisi quelques mots d’une conversation et pu jeter, sur un certain rapport, un coup d’œil furtif. Il ne fallait pas négliger cet avis.
Razumov eut un rire bref, et son camarade parut fort troublé.
« Ah, Kirylo Sidorovitch, il n’y a pas de quoi rire ! On vous a laissé tranquille jusqu’ici, mais !… Oui, vraiment, vous devriez essayer de quitter le pays, Kirylo Sidorovitch, pendant qu’il en est temps encore. »
Razumov se leva et remercia l’étudiant de ses avis avec tant d’effusion ironique, que l’autre rougit et emporta l’impression que le mystérieux Razumov n’était pas homme à se laisser conseiller ou diriger par de simples mortels.
Informé de l’incident le lendemain, le Conseiller Mikulin en exprima sa satisfaction : « Hum ! Ha ! c’est bien ce que nous cherchions… » et il regarda sa barbe.
« J’en conclus », dit Razumov, « que le moment est venu pour moi d’entreprendre ma mission. »
« Oui, c’est le moment psychologique », insista doucement le Conseiller Mikulin, d’un ton très grave, comme s’il avait été effrayé…
On avait pris toutes les dispositions nécessaires pour donner au départ de Razumov l’allure d’une fuite difficile. Le Conseiller Mikulin ne comptait pas revoir l’étudiant avant son départ : de telles entrevues n’allaient pas sans péril, et il n’y avait plus d’ailleurs aucun détail à régler.
« Nous nous sommes tout dit, maintenant, Kirylo Sidorovitch », fit d’un ton pénétré le haut fonctionnaire, en serrant la main de Razumov avec la cordialité expansive qu’un Russe sait mettre dans ses gestes.
« Il n’y a plus rien d’obscur entre nous. Et je puis bien vous l’avouer : je m’estime fort heureux d’avoir fait… hum… »
Il regarda sa barbe et, après un moment de silence méditatif, tendit à Razumov une demi-feuille de papier ; c’était un résumé de sujets déjà discutés, quelques points à élucider, la ligne de conduite dont ils étaient convenus, des renseignements sommaires sur certaines personnalités, seul document peut-être compromettant, mais facile à détruire, comme le fit remarquer le Conseiller Mikulin. Il valait mieux que M. Razumov ne vit plus personne avant d’avoir franchi la frontière ; mais alors, bien entendu, il faudrait… Ouvrir les yeux et les oreilles… et…
Il regarda sa barbe, mais ne put cacher une inquiétude soudaine, lorsque Razumov lui dit son intention de voir une personne encore avant de quitter Pétersbourg. Il connaissait bien la vie solitaire, studieuse et austère du jeune homme. C’était la meilleure garantie de sa valeur. Le Conseiller se fit suppliant : son cher Kirylo Sidorovitch ne croyait-il pas qu’il vaudrait mieux peut-être, en présence d’une aventure si hasardeuse… – sacrifier tout sentiment ?… »
Razumov l’interrompit d’un ton dédaigneux. Ce n’était pas une jeune femme, c’était un jeune imbécile qu’il voulait voir ; et il avait un but en faisant cela. Mikulin fut rassuré, mais témoigna quelque surprise.
« Vraiment ? Et quel est votre but, exactement ?… »
« Je veux ajouter encore à la vraisemblance des faits », fit sèchement Razumov, désireux d’affirmer son indépendance. « Il faut avoir confiance en moi. »
Avec beaucoup de tact, le Conseiller Mikulin battit en retraite :
« Oh certainement, certainement, » murmura-t-il « Votre jugement… »
Et ils se quittèrent sur une nouvelle poignée de mains.
L’imbécile auquel avait fait allusion M. Razumov était le riche et joyeux étudiant connu sous le nom de Kostia l’écervelé. Tête de linotte, bavard et excitable, on pouvait se fier à son absolue et totale indiscrétion. Mais l’exubérance ordinaire à ce jeune débauché fit place à une dépression sans bornes lorsque Razumov lui rappela ses offres de service récentes.
« Oh, Kirylo Sidorovitch, mon très cher ami, mon sauveur, comment faire ? J’ai jeté la nuit dernière jusqu’au dernier des roubles que mon père m’avait donnés l’autre jour. Ne pouvez-vous pas m’accorder jusqu’à jeudi ? Je courrai chez tous les usuriers de ma connaissance !… Mais non !… bien sûr c’est impossible ! Ne me regardez pas comme cela !… Qu’est-ce que je vais faire ? Inutile de demander au vieux : je vous dis qu’il m’a donné une poignée de gros billets il y a trois jours… Misérable que je suis ! »
Il se tordait les mains de désespoir. Impossible de dire la vérité au vieillard. « Ils » lui avaient donné une décoration l’an dernier, lui avaient pendu une croix au cou, et depuis ce temps-là, il maudissait toutes les tendances modernes. Il aurait vu pendre, en rang, tous les intellectuels de la Russie, plutôt que de lâcher un seul rouble.
« Kirylo Sidorovitch, attendez un instant ! ne me méprisez pas… J’ai trouvé ! Oui, voilà ce que je ferai. Je forcerai sa caisse ; il n’y a pas d’autre moyen. Je connais le tiroir où il garde son trésor, et j’achèterai un ciseau en chemin. Il sera bouleversé, mais vous savez, au fond, le vieux brave homme m’adore. Il faudra bien qu’il s’en remette, et moi aussi… Kirylo, ma chère âme, si vous pouvez me donner quelques heures… – jusqu’à ce soir… – je volerai tout le magot sur lequel je pourrai mettre la main. Vous en doutez ? Eh bien, vous n’avez qu’un mot à dire… »
« Il faut voler, bien entendu », fit Razumov, en fixant sur lui un regard glacial.
« Au diable les dix commandements ! » cria l’autre avec une grande animation. « C’est la loi de l’avenir ! »
Mais lorsque, le soir même, très tard, il entra dans la chambre de Razumov, son attitude était anormalement sérieuse, et presque solennelle.
« C’est fait ! » dit-il.
Razumov, assis les mains entre les jambes et le buste penché en avant, frémit au son familier de ces paroles. Kostia déposa lentement dans le cercle de lumière répandu par la lampe un petit paquet, enveloppé de papier brun et noué avec un bout de ficelle.
« Comme je vous l’avais promis, j’ai pris tout ce que j’ai pu trouver. Le pauvre vieux croira que la fin du monde est arrivée ! »
Razumov hocha la tête sans se lever, contemplant avec un sentiment de plaisir malicieux la gravité du jeune écervelé…
« J’ai fait mon petit sacrifice », soupira le pauvre fou, « et je vous dois des remerciements, Kirylo Sidorovitch, pour m’en avoir fourni l’occasion. »
« Cela vous a coûté quelque chose ? »
« Oui certes. Vous savez, le pauvre vieux m’aime vraiment ; il en souffrira ! »
« Et vous croyez tout ce que l’on vous raconte sur un avenir nouveau, et sur la volonté sacrée du peuple ? »
« Implicitement. Je donnerais ma vie… Seulement voyez-vous, je suis comme un cochon devant son auge. Je ne suis bon à rien ! C’est ma nature… »
Razumov, perdu dans ses pensées, avait oublié l’existence de son compagnon ; il fut tiré brutalement de son rêve par la voix du jeune homme, qui le suppliait de fuir, sans perdre de temps.
« Oui… très bien… Allons, adieu ! »
« Je ne vous quitterai pas avant de vous avoir vu sortir de Pétersbourg », déclara tout à coup Kostia, d’un ton calme et résolu. « Vous ne pouvez pas me refuser cela maintenant ! Pour l’amour de Dieu !… Kirylo, mon âme ! La police peut entrer ici d’un moment à l’autre et vous jeter pour des années dans une prison où vos cheveux blanchiront. J’ai en bas le meilleur trotteur de l’écurie paternelle et un traîneau léger. Nous aurons fait trente milles avant le coucher de la lune, et nous aurons trouvé quelque station de chemin de fer, au bord de la route… »
Razumov leva les yeux avec stupeur. Son voyage était décidé, inévitable. Il avait fixé son départ au lendemain, et brusquement il s’apercevait qu’il n’y avait pas cru ! Il avait écouté, parlé, pensé, préparé sa fuite simulée, avec la conviction croissante que tout cela était absurde. Est-ce qu’on faisait des choses pareilles ? C’était une comédie de mensonges ! Et tout à coup, il se sentait éperdu ! Il avait devant lui quelqu’un qui croyait désespérément à tout cela ! « Si je ne pars pas maintenant… – à l’instant même… – pensa Razumov avec un sursaut de terreur, « je ne partirai jamais ! » Il se leva sans un mot, et si Kostia ne lui avait, avec sollicitude, tendu sa casquette et passé son manteau, il serait sorti de la chambre, tête nue. Il quittait la pièce sans mot dire, lorsqu’un cri brusque l’arrêta :
« Kirylo ! »
« Qu’y a-t-il ? » Il se retourna avec répugnance sur le seuil de la porte.
Tout droit, le bras raidi, le visage immobile et pâle, Kostia tendait un doigt éloquent vers le petit paquet brun, oublié sur la table, dans le cercle de lumière. Razumov hésita, puis revint le chercher avec un sourire forcé sous l’œil sévère de son compagnon. Mais le jeune fou gardait les sourcils froncés. « C’est un rêve », pensait Razumov, en mettant le paquet dans sa poche, et en descendant l’escalier. « On ne fait pas de telles choses. » Son compagnon glissa son bras sous le sien, en lui signalant les dangers possibles, et en lui faisant part de ses intentions en cas d’incidents imprévus. « Absurde », murmurait Razumov, tandis que son compagnon le bordait dans le traîneau. Il se mit à contempler, avec une attention extrême, le développement de son rêve, qui se poursuivait de façon imprévue, mais avec une logique inexorable : c’était la longue course en traîneau, l’attente dans une petite gare, près du poêle. Il n’échangea pas dix paroles en tout avec son compagnon, qui, morne autant que lui, ne cherchait pas à rompre le silence. En se quittant, ils s’embrassèrent deux fois… ; il le fallait !… Et il n’y eut plus de Kostia dans le rêve !
… Au petit jour, dans le wagon chaud et étouffant, où, sous la lueur confuse des veilleuses, des dormeurs s’allongeaient d’un bout à l’autre sur leurs couchettes, Razumov, qui s’était tenu très tranquille jusque-là, se leva doucement, abaissa légèrement une glace et jeta sur l’immense plaine neigeuse, un petit paquet enveloppé de papier brun. « Pour le peuple », pensait-il, en regardant par la fenêtre. Devant ses yeux le grand désert blanc, la terre dure et glacée filait, sans trace d’habitation humaine.
Il était un instant sorti de son rêve, puis il s’y trouva replongé : la Prusse, la Saxe, le Wurtemberg, des visages, des spectacles nouveaux, des paroles… tout un rêve, contemplé avec une attention obstinée et rageuse. Zurich, Genève, un rêve encore, soigneusement poursuivi, un rêve risible et brutal, un rêve qui le poussait à la folie et à la mort… un rêve dont il redoutait le définitif réveil…