« La vie, après tout, ce n’est peut-être que cela », se disait Razumov, en marchant de long en large sous les arbres de la petite ville, seul en face de la statue de bronze de Rousseau. « Un rêve et une crainte constante. » La nuit s’épaississait. Les pages qu’il avait écrites et arrachées à son cahier étaient les premiers fruits de sa « mission ». Cela au moins, ce n’était pas un rêve. Il y disait sa certitude de prochaines révélations importantes. « Je crois que rien ne m’empêchera plus d’être tout à fait accepté dans les milieux révolutionnaires. »
Il avait, dans ces pages, résumé ses impressions et quelques-unes des conversations entendues. Il avait même écrit : « Je vous signale en passant que j’ai découvert le personnage sous lequel se dissimule le terrible N. N. C’est une brute massive et ignoble. Si j’entends parler de ses intentions prochaines, je vous avertirai. »
La futilité de toutes ces choses l’accablait comme une malédiction. Il ne pouvait croire encore à la réalité de sa mission. Il cherchait autour de lui, sans espoir, un moyen d’en finir avec ce sentiment écrasant, d’en débarrasser sa vie. Il froissa dans sa main, d’un geste rageur, les pages du cahier. « Il faut mettre cela à la poste, » pensait-il.
Il revint au pont et gagna la rive Nord, où il se souvenait d’avoir vu, dans une rue étroite, une pauvre boutique obscure, revêtue de bois découpé ; les livres au cartonnage très crasseux, d’une bibliothèque circulante s’y alignaient contre les murs, et l’on y vendait aussi des articles de papeterie. Derrière le comptoir somnolait un vieillard morose et sale ; une femme maigre et vêtue de noir, au visage maladif, tendit à Razumov, sans même le regarder, l’enveloppe qu’il avait demandée. Le jeune homme songea que l’on pouvait en toute sécurité s’adresser à ces gens qui ne s’intéressaient plus à rien au monde. Il s’appuya sur le comptoir pour écrire l’adresse d’une personne au nom allemand qui habitait Vienne. Mais il savait que ce premier rapport adressé au Conseiller Mikulin serait porté à l’Ambassade, copié en chiffre par un secrétaire de confiance et envoyé à destination, en toute sécurité, avec la correspondance diplomatique. Telles étaient les décisions prises pour soustraire les lettres du jeune homme à tous les yeux curieux, pour éviter toute indiscrétion, tout incident malheureux et toute trahison. Grâce à de tels arrangements, il pouvait être tranquille, absolument tranquille.
Il sortit de la misérable boutique et se dirigea vers le bureau de poste. C’est alors que je l’aperçus pour la seconde fois ce jour-là. Il traversait la rue du Mont-Blanc avec l’allure d’un promeneur désœuvré. Il ne me reconnut pas, mais moi je l’avais vu d’assez loin. Il avait très bon air, me disais-je, ce remarquable ami du frère de Mlle Haldin. Je le vis se diriger vers la boîte aux lettres, puis revenir sur ses pas. Il passa de nouveau tout près de moi, mais je suis certain que cette fois encore, il ne remarqua pas ma présence. Il portait la tête droite, mais il avait l’expression d’un somnambule, en lutte avec le rêve même qui le pousse à errer dans des endroits périlleux. Ma pensée revint à Mlle Haldin, à sa mère. Ce jeune homme représentait tout ce qu’il leur restait d’un fils, d’un frère…
Je me sentais troublé dans mon âme d’Occidental. Il y avait quelque chose d’anormal dans l’expression de ce visage. Si j’avais été moi-même un conspirateur, un réfugié politique Russe, j’aurais peut-être pu, de cette vision fortuite, tirer quelque déduction pratique. Mais je n’en fus que fortement ému, au point de sentir s’éveiller en moi une confuse appréhension touchant Nathalie Haldin. Tout ceci peut paraître inexplicable, et ce sont pourtant ces sentiments qui me décidèrent, sur-le-champ, à faire le soir même une visite à ces dames, après mon dîner solitaire. J’avais bien rencontré Mlle Haldin quelques heures auparavant, mais je n’avais pas vu sa mère depuis un certain temps. À vrai dire, j’avais reculé, récemment, devant l’idée d’une visite. Pauvre Mme Haldin ! J’avoue qu’elle m’effrayait un peu. C’était une de ces natures, heureusement rares, que l’on ne peut s’empêcher de regarder avec intérêt, parce qu’elles provoquent à la fois de la terreur et de la pitié. On redoute leur contact pour soi-même, et plus encore pour les êtres que l’on chérit, tant on sent clairement qu’elles sont faites pour souffrir et pour faire souffrir les autres. Il paraît étrange qu’un simple désir de liberté, ou pour mieux dire de libéralisme, affaire chez nous de bavardage, d’ambition ou de vote, et qui n’a guère à voir avec nos sentiments intimes, ou n’atteint jamais en tous cas nos affections profondes, puisse, pour d’autres êtres, très proches de nous et vivant sous le même ciel, être une rude épreuve de courage, en même temps qu’une source d’angoisses, de larmes et de sang. Mme Haldin avait connu les tourments de sa génération. Elle avait vu, sous le règne de Nicolas, fusiller son frère, cet enthousiaste de frère ! Une résignation teintée d’ironie ne constitue pas une cuirasse suffisante pour un cœur vulnérable. Frappée dans la personne de ses enfants, Mme Haldin devait à nouveau souffrir du passé et connaître l’angoisse de l’avenir. Elle était de ces êtres qui ne peuvent pas guérir, qui sentent trop fortement leur cœur, qui, sans égoïsme ni lâcheté, en contemplent douloureusement les blessures, et en subissent les tortures.
Telles sont les pensées que je ruminais au cours de mon repas modeste et solitaire. À ceux qui me diront que c’était là une façon détournée de penser à Nathalie Haldin, je répondrai qu’elle était bien digne de quelque affectueux intérêt… Elle avait toute la vie devant elle. Je veux bien admettre qu’en scrutant le caractère de Mme Haldin, je songeais surtout à l’existence de sa Natalka. C’est une façon de penser à une jeune fille, bien permise à un vieillard dont le cœur n’est pas trop vieux encore pour être fermé à toute pitié. Elle avait sa jeunesse presque entière devant elle, une jeunesse arbitrairement dépouillée de toute légèreté et de toute joie naturelle, assombrie par un despotisme qui n’avait rien d’Européen, une jeunesse obscure, livrée aux hasards d’une lutte furieuse, entre des antagonismes également féroces.
Je m’attardais, plus que je n’aurais dû le faire, à ces pensées. Je me sentais impuissant, et plus encore, éloigné de ces dames. Au dernier moment j’hésitai à me rendre chez elles. À quoi bon ?
La soirée était avancée déjà, lorsqu’en débouchant sur le Boulevard des Philosophes, je vis de la lumière à la fenêtre familière. Les rideaux étaient baissés, mais je me figurais, derrière leur abri, Mme Haldin assise dans son fauteuil ; je la voyais le regard tendu vers la fenêtre, dans cette attitude habituelle d’attente, qu’elle avait prise depuis quelque temps, un aspect de manie.
Je me dis que cette lumière m’autorisait à frapper à la porte. Ces dames n’avaient donc pas encore quitté le salon, où j’espérais ne rencontrer aucun de leurs compatriotes. Elles recevaient parfois, le soir, la visite d’un vieux fonctionnaire Russe retraité, dont le seul aspect lugubre et découragé, engendrait une impression profonde d’ennui et de lassitude. Je crois que ces dames toléraient ses nombreuses visites en souvenir d’une amitié ancienne avec M. Haldin le père, ou pour quelque raison de ce genre. Je décidai, si j’entendais le débit monotone de sa voix faible, de ne rester que quelques minutes. Je fus surpris de voir la porte s’ouvrir devant moi, avant d’avoir tiré la sonnette. Mlle Haldin parut sur le seuil avec son chapeau et sa jaquette, évidemment prête à sortir. À cette heure ! Allait-elle chercher un médecin ?
Son exclamation de surprise heureuse me rassura. On aurait dit que j’étais l’homme même dont elle avait besoin. Ma curiosité s’éveilla. Elle me fit entrer, et la fidèle Anna, la vieille bonne allemande, ferma la porte sans s’éloigner, comme si elle s’était attendue à me voir presque aussitôt ressortir. Mlle Haldin me déclara qu’elle se préparait à venir me chercher.
Elle parlait de façon précipitée, fait anormal chez elle. Elle avait eu l’intention d’aller sonner tout droit à la porte de Mme Ziegler, malgré l’heure tardive et les habitudes de cette dame…
Mme Ziegler, veuve d’un professeur distingué, ami intime à moi, me loue trois pièces dans le vaste et bel appartement qu’elle n’a pas voulu quitter à la mort de son mari ; mais j’ai une entrée particulière sur le palier. C’est un arrangement qui date de dix ans. Je dis à Mlle Haldin combien j’étais heureux d’avoir eu l’idée…
Elle gardait son manteau. Je remarquai la rougeur de ses joues et l’accent de ferme résolution de sa voix. Savais-je où habitait M. Razumov ?
Où habitait M. Razumov ? On avait besoin de M. Razumov ? À cette heure ? de façon aussi urgente ? Je levai les bras en signe d’ignorance totale. Je n’avais pas la moindre idée de son adresse. Si j’avais prévu cette question, trois heures avant, j’aurais pu me risquer à la poser au jeune homme lui-même sur le trottoir de la nouvelle poste ; il m’aurait répondu peut-être, ou bien aurait pu me prier rudement de me mêler de mes affaires. À moins, pensais-je en me souvenant de mon extraordinaire expression hallucinée, angoissée et absente, à moins qu’il ne fût tombé à la renverse, en proie à une attaque, pour s’être entendu adresser la parole… Je ne dis rien de tout cela à Mlle Haldin, et n’avouai même pas ma rencontre récente ; j’en avais retiré une impression si profondément déplaisante, que j’aurais préféré l’oublier entièrement.
« Je ne vois pas où je pourrais m’informer », murmurai-je d’un ton d’impuissance. J’aurais été heureux de me rendre utile, et serais avec joie parti à la recherche de n’importe quel homme, jeune ou vieux, car j’avais foi entière dans le bon sens de la jeune fille. « Qu’est-ce qui vous a fait penser à venir me demander ce renseignement ? » lui dis-je.
« Ce n’était pas exactement cela qui me conduisait chez vous », répondit-elle à voix basse, avec l’air d’une personne condamnée à une tâche pénible.
« Dois-je comprendre que vous avez besoin de voir M. Razumov ce soir-même ? »
Nathalie Haldin hocha la tête affirmativement, puis avec un regard sur la porte du salon, me dit en français : « C’est Maman », avec un air de perplexité.
La sachant toujours sérieuse et mal portée à se laisser démonter par des difficultés imaginaires, je demeurais suspendu à ses lèvres, plein de curiosité. Mais elle resta un instant silencieuse… Que venait faire le nom de M. Razumov, dans cette allusion à Mme Haldin ? On n’avait pas dit encore à la pauvre femme l’arrivée à Genève de l’ami de son fils…
« Pourrai-je voir votre mère, ce soir ? » m’informai-je. Mlle Haldin étendit le bras, comme pour me barrer le chemin.
Elle est dans un état d’agitation terrible. Oh ! vous ne vous en apercevriez pas… ; tout se passe en dedans… mais moi qui connais ma mère, je suis épouvantée… Je n’ai plus le courage de résister. C’est ma faute ! Je ne sais pas jouer mon rôle sans doute ; je n’avais jamais rien eu de caché pour elle, je n’en avais jamais eu l’occasion. Mais vous savez, vous-même, les raisons qui m’ont empêché de lui dire l’arrivée de M. Razumov. Vous comprenez n’est-ce pas ? C’est à cause de son malheureux état de santé… Et puis… je ne suis pas une comédienne… Mes sentiments sont trop engagés pour me permettre… Elle a remarqué quelque chose d’anormal dans mon attitude ; elle a cru que je voulais me cacher d’elle. Elle s’est aperçue de la longueur de mes absences, et je dois avouer, en effet, que mes rencontres quotidiennes avec M. Razumov, m’ont tenue dehors plus longtemps que de coutume. Dieu sait quels soupçons ont pu naître dans son esprit !… Vous savez que ma pauvre mère n’est plus la même, depuis… Alors ce soir, sortant de ce silence terrible qui s’est prolongé pendant des semaines, elle s’est mise tout à coup à parler !… Elle me disait qu’elle ne voulait pas me faire de reproches ; j’avais mon caractère, comme elle avait le sien ; elle ne voulait pas se mêler de mes affaires, ni même de mes pensées ; mais au moins n’avait-elle jamais rien eu de caché pour ses enfants !… Elle disait des choses cruelles,… de sa voix monotone, avec sa pauvre figure usée, immobile comme de la pierre… C’était intolérable… »
Mlle Haldin parlait à mi-voix plus vite que je ne le lui avais jamais entendu faire, et cela même était troublant. Dans l’antichambre très claire, je pouvais, sous la voilette, voir l’animation de son teint. Elle se tenait très droite, la main gauche légèrement appuyée sur une petite table ; l’autre main pendait immobile à son côté. De temps en temps elle avait une inspiration brève…
« C’était affreux… Songez donc ! Elle s’imaginait que je faisais des préparatifs pour la quitter sans rien dire. Je me suis agenouillée près de sa chaise, en la suppliant de penser à ce qu’elle disait. Elle a posé sa main sur ma tête, mais n’en a pas moins persévéré dans son erreur. Elle s’était toujours crue digne de la confiance de ses enfants, mais il n’en était pas ainsi, apparemment. Son fils n’avait voulu se fier ni à son amour, ni même à son intelligence. Et voilà que, moi aussi, je méditais de l’abandonner, de la même façon cruelle et injuste… Et ainsi de suite… Toutes mes protestations… C’est une obstination morbide. Elle m’a dit sentir quelque chose en moi… un changement… Si mes convictions m’appelaient au loin… pourquoi ce mystère ? était-elle donc un être débile et lâche à qui l’on ne pût se fier ?… Comme si mon cœur pouvait trahir mes enfants », disait-elle… Je n’avais plus la force de l’écouter… Et elle me caressait toujours la tête… À quoi bon protester ?… Elle est malade. Son âme même… »
Je ne me risquai pas à rompre le silence tombé entre nous. Je regardais les yeux de la jeune fille, qui brillaient à travers le voile.
« Moi ! changée ! » s’écria-t-elle, toujours à voix basse. « Mes convictions m’appeler au loin !… Oh la cruauté de paroles semblables !… Car je suis faible… – et je ne sais pas de quel côté se trouve mon devoir. Vous vous en êtes bien aperçu. Pour en finir, j’ai fait une chose égoïste ; dans mon désir d’écarter ses soupçons, je lui ai parlé de M. Razumov… Oui, c’était de l’égoïsme. Nous avions eu raison, vous le savez, de ne pas lui en vouloir parler encore… Tout à fait raison !… et je m’en suis bien aperçue dès que je lui ai dit que l’ami de notre pauvre Victor était ici. Il aurait fallu la préparer à cette idée, mais dans ma détresse, j’ai laissé échapper la vérité… Cette révélation a tout de suite horriblement secoué ma pauvre mère ! Depuis quand M. Razumov était-il ici ? Que savait-il ? Pourquoi n’était-il pas venu nous voir tout de suite, cet ami de son Victor ? Que signifiait tout cela ? Ne pouvait-on pas lui dire seulement ce que l’on savait de son fils, et les derniers souvenirs qu’il avait laissés !… Songez à mon émotion, en face de ma mère, blanche comme un linge, parfaitement immobile, mais agrippée de ses mains maigres aux bras de son fauteuil. Je me suis déclarée seule coupable… »
Je m’imaginais, dans son fauteuil, derrière la porte près de laquelle me parlait la jeune fille, la silhouette immobile et muette de cette mère. Le silence même de la pièce semblait crier vengeance contre un fait historique et ses conséquences logiques. Cette idée traversa mon esprit, mais ne m’empêcha pas de sentir l’horreur des moments que venait de traverser Mlle Haldin. Je concevais bien qu’elle ne pût songer à passer la nuit sur une impression semblable. Mme Haldin s’était laissée entraîner à des imaginations atroces, à des soupçons fantastiques et cruels. Il fallait l’apaiser à tout prix et sans perdre de temps. Je ne fus pas surpris d’apprendre que Mlle Haldin lui avait déclaré : « Je vais le chercher, pour l’amener ici. » Il n’y avait dans ces paroles aucune absurdité, aucune exagération de sentiment. Et je ne mis pas l’ombre d’ironie dans ma réponse : « C’est très bien ;… mais maintenant ? »
C’était très bien, en effet, de songer à moi, mais que pouvais-je faire dans mon ignorance de l’adresse de M. Razumov ?
« Penser qu’il habite peut-être près de nous… à quelques pas d’ici ! » s’écria-t-elle.
J’en doutais, mais c’est avec joie que j’aurais été chercher le jeune homme à l’autre bout de Genève. Et Mlle Haldin était évidemment certaine à l’avance de mon empressement, puisque sa première pensée avait été de s’adresser à moi. En fait, elle venait me trouver pour me prier de l’accompagner au château Borel.
Je me figurai de façon déplaisante la route sombre, le parc obscur, l’aspect morne et suspect de cette maison de nécromancie, d’intrigues et d’adoration féministe. J’objectai que Mme de S. ne pourrait sans doute rien nous dire de ce qui nous intéressait… et je ne croyais guère probable non plus que nous y trouvions le jeune homme. Je me souvenais de son visage, aperçu au passage, et j’étais persuadé qu’un homme dont les traits avaient l’air de terreur de ceux qui ont vu les morts devait chercher à s’enfermer quelque part et à y rester seul. J’étais convaincu qu’au moment où je l’avais vu, M. Razumov rentrait chez lui.
« C’est à Pierre Ivanovitch que je pensais, en réalité », dit tranquillement Mlle Haldin.
« Ah ! » Celui-là, en effet, devait savoir ! Je consultai ma montre. Il n’était que neuf heures vingt… Pourtant !…
« Ne vaudrait-il pas mieux aller à son hôtel ? », conseillai-je. « Il a une chambre au Cosmopolitain, à l’un des étages supérieurs. »
Je ne proposai pas d’y aller moi-même, peu confiant dans l’accueil que l’on pourrait me réserver. Mais ne pourrait-on pas envoyer la fidèle Anna, avec un mot demandant l’adresse requise ?
Anna se tenait toujours près de la porte, à l’autre bout de la pièce, et nous avions baissé la voix pour discuter la question. Mlle Haldin protesta qu’elle devait aller elle-même à l’hôtel. Anna, qui était timide et lente, perdrait du temps pour rapporter la réponse ; il se faisait tard, et nous n’étions pas du tout certains que M. Razumov habitât dans les environs.
« En y allant moi-même », insistait Mlle Haldin, « je pourrai courir tout droit de l’hôtel à l’adresse indiquée. En tout cas, il faut que je sorte pour expliquer la situation à M. Razumov, pour le préparer, en somme… Vous n’avez pas idée de l’état d’esprit de ma mère !… »
Elle rougissait et pâlissait tour à tour. Elle croyait préférable, d’ailleurs, pour elles deux, de ne pas rester près de sa mère, pendant quelque temps. Anna, que Mme Haldin aimait, la remplacerait.
« Elle pourra aller coudre dans la chambre », poursuivit Mlle Haldin, en se préparant à sortir. Puis elle s’adressa en allemand à la bonne qui nous ouvrait la porte : « Vous direz à ma mère que ce Monsieur est venu, et est reparti avec moi, pour chercher M. Razumov. Qu’elle ne s’inquiète pas, si je reste un peu longtemps dehors. »
Nous sortîmes dans la rue, marchant d’un pas rapide ; elle aspirait profondément l’air frais de la nuit. « Je ne vous ai même pas demandé si cela vous convenait », murmura-t-elle.
« Je l’espère bien », fis-je en riant. Je ne m’inquiétais plus de la réception que me ferait le grand féministe. Qu’il dût être agacé de me voir et me traiter avec une certaine insolence hautaine, je n’en doutais pas, mais je supposais qu’il n’oserait tout de même pas me fermer la porte au visage, et c’est tout ce que je demandais. « Voulez-vous prendre mon bras ? » proposai-je.
Elle s’appuya en silence, et nous n’échangeâmes que de rares paroles banales jusqu’à notre arrivée à l’hôtel. Je la fis entrer la première dans le grand vestibule, brillamment éclairé, où s’attardaient de nombreuses personnes.
« Je puis très bien monter sans vous », lui dis-je.
« Non ; je ne veux pas vous attendre ici », me répondit-elle, à voix basse, « je préfère aller avec vous. »
Je la menai vers l’ascenseur ; au dernier étage, un domestique nous indiqua le chemin : « Au bout du couloir, à droite. »
Sur l’éclat des murs blancs et des tapis rouges, d’innombrables lampes électriques répandaient leur lumière ; le vide, le silence, l’uniformité de toutes ces portes closes et numérotées, me faisaient penser à l’ordre parfait et sévère d’une luxueuse prison modèle, construite selon les données du système cellulaire. Tout en haut, sous le toit de ce bâtiment énorme, destiné à loger les voyageurs, aucun son ne montait ; l’épaisseur du feutre rouge éteignait complètement le bruit de nos pas. Nous nous hâtions sans nous regarder. Nous nous trouvâmes enfin devant la dernière porte du long corridor. Nos yeux se rencontrèrent, et nous restâmes un moment immobiles, prêtant l’oreille à un murmure assourdi de voix, venues de l’intérieur.
« Cela doit être ici », chuchotai-je machinalement. Je vis remuer les lèvres de Mlle Haldin sans entendre sa réponse, et je frappai vigoureusement. Le murmure des voix se tut ; le profond silence se prolongea quelques secondes, puis la porte s’ouvrit brusquement devant une petite femme aux yeux noirs, vêtue d’une blouse rouge, et la tête casquée d’une masse de cheveux presque blancs, noués sans soin et sans grâce. Elle fronçait ses sourcils minces et très noirs. J’appris plus tard avec intérêt que c’était la révolutionnaire bien connue, la fameuse Sophia Antonovna, mais sur le moment je fus surtout frappé du singulier caractère méphistophélique de son regard interrogateur ; singulier, car ses yeux n’avaient rien de méchant, non plus que de diabolique, si je puis dire. Et ce regard s’adoucit encore en se posant sur Mlle Haldin, qui lui faisait, de sa voix pleine de calme, part de son désir de voir un instant Pierre Ivanovitch.
« Je suis Mlle Haldin », ajouta-t-elle.
À ces mots, le front de la femme à la blouse rouge se dérida complètement ; sans mot dire, elle alla s’asseoir sur le canapé, les mains posées sur les genoux, laissant la porte largement ouverte devant nous et nous regardant pénétrer dans la chambre, de ses yeux noirs et brillants.
Mlle Haldin s’avança au milieu de la pièce ; moi, fidèle à mon rôle d’humble acolyte, je restai près de la porte, après l’avoir refermée derrière moi. La chambre, très vaste sous le plafond bas, était peu meublée ; une lampe électrique, nantie d’un abat-jour en porcelaine, était abaissée au-dessus d’une grande table où s’étalait une large carte, et laissait dans un demi-jour confus les coins éloignés de la pièce. Ni Pierre Ivanovitch ni Razumov ne se trouvaient là. Mais sur le canapé, un homme à la face osseuse et au menton orné d’un bouc, se penchait en avant, les mains aux genoux, avec une expression de sympathie dans les yeux. Dans mon coin éloigné, je distinguai un visage pâle et large, qui surmontait un corps massif et lourd, mal équilibré, semblait-il, sur un siège bas. Je ne reconnus, dans l’assistance, que le petit Julius Lespara, qui se penchait, avant notre entrée, sur la carte, et gardait encore les jambes enroulées autour des pieds de son siège. Il se leva vivement et s’inclina devant Mlle Haldin, avec la grâce ridicule d’un petit garçon qui aurait un nez aquilin et une belle barbe poivre et sel. Il s’avança pour offrir sa chaise, que Mlle Haldin refusa. Elle n’était entrée que pour rester un instant et dire quelques mots à Pierre Ivanovitch.
La voix aiguë du petit homme résonna dans la chambre de façon déplaisante.
« C’est assez singulier ; je pensais à vous cet après-midi même,… Nathalia Victorovna. J’ai rencontré M. Razumov, et je l’ai prié de me donner un article sur un sujet qui pût l’intéresser. Il vous serait facile de le traduire en anglais… – avec un tel professeur. »
Il eut un geste aimable à mon adresse. Au nom de Razumov, un bruit singulier se fit entendre, sorte de grincement faible, comme le cri d’un petit animal rageur ; cela venait du coin où se tenait le gros homme qui paraissait trop lourd pour son siège. Je n’entendis pas la réponse de Mlle Haldin, et Lespara reprit :
« Il est temps de vous mettre à l’œuvre, Natalia Victorovna. Vous devez, d’ailleurs, avoir vos idées. Pourquoi ne pas écrire un article aussi ? Venez donc nous voir un ce ces jours ; nous pourrions causer de tout cela… Tout avis… »
Je ne saisis pas, cette fois encore, la réponse de Mlle Haldin, mais la voix de Lespara s’élevait à nouveau :
« Pierre Ivanovitch ? Il s’est retiré un instant dans la pièce voisine. Nous l’attendons tous. »
Le grand homme qui entrait à ce moment même, me parut plus grand et plus gros encore qu’à l’ordinaire ; il était tout à fait imposant dans la longue robe de chambre d’étoffe sombre, qui tombait en plis droits sur ses pieds, et lui donnait un aspect de moine ou de prophète, de robuste habitant du désert ; il y avait en lui quelque chose d’asiatique et sous la lumière tamisée, le costume particulier et les verres sombres le faisaient paraître plus que jamais mystérieux.
Le petit Lespara revint à sa chaise pour regarder la carte, seul objet lumineux de la pièce. L’éloignement de la porte ne m’empêchait pas de voir, à la forme de la partie bleue qui représentait la mer, que c’était une carte des provinces Baltiques. Pierre Ivanovitch s’avançait vers Mlle Haldin avec une légère exclamation, mais il s’arrêta en m’apercevant confusément dans la demi-obscurité et fixa sur moi le regard sombre de ses lunettes. Sans doute me reconnut-il à mes cheveux gris, car il eut un haussement d’épaules manifeste, et se tourna vers la jeune fille avec un air d’indulgence bienveillante. Il saisit sa main dans sa grosse paume grasse et posa dessus, comme un couvercle, son autre énorme patte.
Ils restaient tous les deux au milieu de la chambre, échangeant à voix basse des paroles que nous n’entendions pas et personne ne bougeait dans la pièce. Lespara nous tournait le dos, à genoux sur sa chaise et les coudes appuyés sur la grande carte ; l’individu énorme et sombre, exilé dans son coin, l’homme au bouc dont le regard loyal m’avait frappé, la femme à la blouse rouge, assise près de lui sur le canapé, aucun d’eux ne faisait le moindre mouvement. Ils n’en auraient guère eu le loisir d’ailleurs, car très vite Mlle Haldin dégageait sa main, s’éloignait de Pierre Ivanovitch, et se dirigeait vers la porte sans que j’eusse eu le temps de la prévenir. Je me précipitai cependant pour l’ouvrir et personne ne fit attention à l’Occidental que j’étais. Je sortis derrière la jeune fille, en jetant dans la chambre un dernier regard qui me fit voir tous ces personnages immobilisés dans leurs poses diverses ; Pierre Ivanovitch était seul debout, semblable avec ses lunettes sombres à un énorme professeur aveugle, et derrière lui, sur la nappe de lumière vive de la carte en couleurs, se penchait le minuscule Lespara.
Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque courut dans les journaux le bruit, d’ailleurs vague et bientôt étouffé, d’une conspiration militaire avortée en Russie, je me souvins de cette vision du groupe immobile et de son personnage central. On ne connut jamais les détails du complot, mais on sut que les partis révolutionnaires de l’étranger y avaient apporté leur concours ; ils avaient à l’avance envoyé des émissaires, avaient même trouvé de l’argent pour fréter un navire chargé d’armes et de conspirateurs, qui devaient envahir les provinces Baltiques… Et tout en parcourant les révélations incomplètes (auxquelles le monde d’ailleurs ne s’intéressait guère), je me disais que l’humble compagnon d’une jeune fille Russe, avait, en cette occasion représenté la vieille et sage Europe, et pu jeter pour elle un rapide coup d’œil sur l’envers d’un complot. Vision brève et singulière, inattendue dans cet appartement d’hôtel ; le grand homme lui-même, la masse immobile dans un coin, du tueur d’espions et de gendarmes ; Yakovlicht, le vétéran des anciennes campagnes terroristes ; la femme aux cheveux blancs comme les miens, et aux yeux noirs si vivants… ; tous ces gens dans un demi-jour de mystère, devant la carte de Russie, toute claire sur la table. La femme, j’eus l’occasion de la revoir. Comme nous attendions l’ascenseur, elle courut après nous, dans le couloir, les yeux fixés sur le visage de Mlle Haldin, et la tira à l’écart, comme pour lui faire une communication confidentielle. Ce ne fut pas long d’ailleurs : le temps seulement de quelques paroles.
Dans l’ascenseur, Nathalie Haldin resta muette. Nous gagnâmes la rue, pour suivre le quai dont les lumières trouaient la nuit, et se reflétaient à notre gauche dans l’eau noire du petit port, tandis qu’à notre droite, les hautes masses des hôtels s’élevaient vers le ciel ; c’est seulement alors qu’elle rompit le silence :
« Cette femme était Sophia Antonovna ; vous la connaissez ? »
« Oui, j’ai entendu parler d’elle ; c’est la fameuse… ? »
« Elle-même. Il paraît qu’après notre sortie Pierre Ivanovitch leur a conté le motif de ma visite. C’est pour cela qu’elle a couru après moi. Elle m’a dit son nom, en ajoutant : « Vous êtes la sœur d’un brave, dont le souvenir restera vivant. Vous pourrez voir des temps meilleurs. » Je lui ai répondu que j’espérais voir un temps où tout ceci serait oublié, dût l’être aussi le nom de mon frère ! Quelque chose me poussait, semble-t-il, à parler ainsi, et vous devez me comprendre ? »
« Certes », dis-je, « vous pensez à l’ère de concorde et de justice ? »
« Oui ! Il y a trop de haine et trop de vengeance dans notre tâche. Il faut l’accomplir pourtant ! C’est un sacrifice ; faisons-le le plus grand possible. La destruction est œuvre de colère. Que les tyrans et les exécuteurs tombent dans le même oubli,… et sachons ne nous souvenir que des constructeurs. »
« Sophia Antonovna est-elle d’accord avec vous sur ce point ? » demandai-je avec un certain scepticisme.
« Elle ne m’a dit que ces mots : « Il est bon pour vous de croire à l’amour ! Mais il me semble qu’elle m’a comprise. Puis elle m’a demandé si j’allais voir M. Razumov ce soir-même. J’ai répondu que j’espérais pouvoir l’amener tout de suite à la maison, pour répondre à l’impatience morbide de ma mère, si désireuse depuis qu’elle a connu sa présence à Genève, de savoir s’il pourrait lui dire quelque chose de Victor. C’était le seul ami de mon frère dont nous ayions jamais entendu parler… un ami très intime. Elle m’a dit : « Oh ! votre frère… oui !… Voulez-vous dire à M. Razumov que j’ai fait connaître en public l’histoire dont m’a avisée mon correspondant de Pétersbourg. Elle a trait à l’arrestation de votre frère », ajouta-t-elle. « Il a été trahi par un homme du peuple qui s’est pendu depuis. M. Razumov vous expliquera tout cela ; je lui ai conté la chose tout au long cet après-midi. Voulez-vous dire aussi à M. Razumov que Sophia Antonovna lui envoie son meilleur souvenir. Je dois partir demain matin, à la première heure… très loin ! »
Mlle Haldin ajouta, après un instant de silence :
« J’ai été si émue de cette nouvelle inattendue, que je n’ai pas pu vous parler avant… Un homme du peuple ! Oh notre pauvre peuple… »
Elle marchait lentement, la tête basse, comme si elle s’était sentie brusquement épuisée. Des fenêtres d’un bâtiment à terrasses et à balcons sortaient les échos d’une musique banale d’hôtel ; devant les portes basses et pauvres du Casino, deux affiches rouges brillaient sous les lumières électriques, d’un éclat mesquin et provincial, et l’abandon des quais, l’aspect désert des rues avaient un air d’honorabilité hypocrite et d’inexprimable tristesse.
Je supposais que Mlle Haldin avait trouvé l’adresse cherchée et je me laissais guider par elle. Sur le pont du Mont Blanc, où semblaient perdues quelques silhouettes sombres, dans la vaste et longue perspective délimitée par les réverbères, elle me dit :
« Ce n’est pas très loin de chez nous ; je ne sais pas pourquoi j’en avais l’intuition. M. Razumov habite rue de Carouge, sans doute dans une de ces grandes maisons ouvrières récemment construites. »
Familière et confiante, elle prit mon bras, et accéléra le pas. Il y avait dans notre façon d’agir quelque chose de primitif et nous ne songions pas aux ressources de la civilisation ; un tramway nous dépassa ; une rangée de fiacres stationnaient près des grilles du jardin ; nous n’eûmes même pas l’idée d’user d’un de ces véhicules. La jeune fille était trop pressée peut-être et moi… je la sentais s’appuyer à mon bras avec confiance ! Comme nous montions la pente douce de la Corraterie, avec ses boutiques closes et ses fenêtres obscures (comme si toute la population commerçante l’avait désertée à la fin du jour), elle me dit, d’un ton interrogateur :
« Si je courais un instant, jeter un coup d’œil sur ma mère ?… cela ne serait pas un grand détour. »
Je l’en dissuadai ; si Mme Haldin espérait réellement voir Razumov ce soir, il aurait été peu sage à la jeune fille de revenir sans lui. Plus tôt nous pourrions mettre la main sur le jeune homme et l’amener à la mère pour calmer son agitation, mieux cela vaudrait. Mlle Haldin se rendit à mes raisons, et nous traversâmes en diagonale la place du Théâtre, dont le sol dallé prenait, sous la lumière électrique, un éclat gris bleu. Au centre, une statue équestre se dressait, solitaire et toute noire. En pénétrant dans la rue de Carouge, nous arrivions aux limites de la ville pour en aborder les faubourgs populaires. Des terrains vagues alternaient avec de hautes bâtisses neuves. Au coin d’une rue s’étalait dans la nuit un éventail de lumière crue, sortie par la large porte d’une boutique badigeonnée en blanc. On voyait de loin, contre les murs intérieurs, des rayons peu garnis, et dans un coin s’élevait un comptoir de bois peint en brun. C’était la maison que nous cherchions et que précédait la masse sombre d’une palissade en planches goudronnées. La bâtisse présentait un pan coupé très haut et grisâtre, fait d’une seule rangée de fenêtres où n’apparaissait aucune lumière ; elle était couronnée par l’ombre lourde d’un toit en pente, débordant.
« Il faut nous renseigner dans la boutique », me dit Mlle Haldin. Un homme au teint blafard et aux maigres favoris, le cou entouré d’un col sale et d’une cravate élimée, posa son journal sur le comptoir nu et s’y appuya familièrement des deux coudes ; il nous répondit que le jeune homme en question était en effet son locataire du troisième, mais qu’il était sorti pour l’instant.
« Pour l’instant », répétai-je, après un regard vers Mlle Haldin. « Cela veut-il dire que vous pensiez le voir rentrer bientôt ? »
Très aimable, les yeux doux et les lèvres bienveillantes, il eut un léger sourire, comme pour dire qu’il était au courant de tout. M. Razumov, absent toute la journée, était rentré ce soir de bonne heure. Aussi le boutiquier avait-il été très surpris de le voir redescendre une demi-heure plus tard. M. Razumov avait dit, en accrochant sa clef au mur, qu’il sortait parce qu’il avait besoin d’air.
La tête entre les mains, l’homme continuait à nous sourire ; par-dessus le comptoir vide. De l’air ! de l’air !… Mais cela voulait-il dire que le jeune homme dût rester peu ou longtemps dehors, il était difficile de le savoir. Il faisait très lourd, ce soir, en effet.
Après un silence, il reprit, les yeux tournés vers la porte :
« L’orage va le ramener. »
« Vous croyez qu’il va y avoir de l’orage ? » demandai-je.
« Oh oui ! bien sûr ! »
Comme pour confirmer ces paroles, nous entendîmes un grondement sourd, très lointain.
Je consultai du regard Mlle Haldin et je vis dans ses yeux une telle répugnance à l’idée de renoncer à notre recherche, que je demandai au boutiquier, s’il voyait M. Razumov avant une demi-heure, de le prier de nous attendre dans le magasin. Nous y reviendrions nous-mêmes bientôt.
Il eût pour toute réponse un hochement de tête imperceptible, et Mlle Haldin exprima son approbation par son silence même. Nous descendîmes lentement la rue, en tournant le dos à la ville. Par-dessus les murs des jardins de modestes villas vouées à la destruction, passaient des branches d’arbres et des masses de feuillage, éclairées en-dessous par les réverbères. Le bruit violent et monotone d’une chute de l’Arve, dont les eaux glacées franchissaient une digue basse, montait vers nous dans un courant d’air froid, à travers un grand espace morne où une double rangée de becs de gaz délimitait une rue vide encore de maisons. Mais sur l’autre rive, au-dessous de la masse noire et menaçante d’un ciel d’orage, une lumière solitaire et confuse semblait nous guetter d’un regard las. Nous marchâmes jusqu’au pont, et je dis alors :
« Il vaut mieux retourner maintenant… »
Dans la boutique, l’homme au teint blafard lisait toujours son journal crasseux, maintenant étalé largement sur le comptoir. Il leva la tête lorsque j’entrai dans la boutique, et se contenta de la secouer avec une moue significative. Je rejoignis aussitôt Mlle Haldin et nous nous éloignâmes d’un pas rapide. Elle me dit qu’elle enverrait Anna, le lendemain matin, à la première heure, avec une lettre. Je respectai sa taciturnité, ne sachant mieux lui prouver que par mon silence la part que je prenais à sa peine.
La rue à demi-villageoise que nous suivîmes au retour se transformait peu à peu, pour prendre un aspect d’avenue large et déserte. Nous ne rencontrâmes pas quatre personnes en tout, et le chemin me parut interminable, car l’anxiété naturelle de ma compagne m’avait gagné par sympathie. Enfin nous débouchâmes sur le boulevard des Philosophes, plus vide, plus large, plus mort que jamais, image désolante de l’honorabilité assoupie. En apercevant les deux fenêtres éclairées, visibles de très loin, je me représentai Mme Haldin dans son fauteuil et l’attente horrible et torturante de cette malheureuse femme, livrée au pouvoir néfaste de l’arbitraire, victime de la tyrannie et de la révolution !… Vision cruelle et absurde à la fois…