V

C’est quinze jours environ après l’enterrement de sa mère que je vis pour la dernière fois Nathalie Haldin.

Pendant ces jours sombres et silencieux, les portes de l’appartement du boulevard des Philosophes étaient restées closes pour tout le monde, sauf pour moi : Je crois que je me montrai utile, peut-être d’abord pour avoir connu seul tout ce que la situation comportait d’incroyable. Mlle Haldin voulut jusqu’au dernier moment soigner sa mère sans aide. Si la visite de Razumov avait eu quelque chose à voir avec la fin de Mme Haldin (et je ne puis m’empêcher de croire qu’elle l’avait considérablement hâtée), c’est parce que l’homme à qui le malheureux Haldin s’était imprudemment confié, n’avait pas su conquérir la confiance de sa mère. Nous ne pouvions pas savoir l’histoire qu’il lui avait exactement racontée…, au moins moi, ne la connaissais-je point… mais elle me parut mourir de la secousse d’un ultime désappointement, supporté en silence. Elle n’avait pas cru Razumov. Peut-être ne pouvait-elle plus croire personne, et n’avait-elle, par suite, rien à dire à personne, pas même à sa fille. Je pense que Mlle Haldin vécut auprès de ce lit de silencieuse agonie les heures les plus lourdes de sa vie. J’avoue que je me sentais irrité contre cette vieille femme au cœur brisé, qui persistait, en mourant, à témoigner à l’égard de sa fille, une muette défiance.

Lorsque tout fut fini, je me tins à l’écart. Mlle Haldin était entourée de ses compatriotes qui assistèrent en grand nombre à la cérémonie funèbre. Je m’y trouvais aussi ; mais les jours suivants, je restai loin de Mlle Haldin ; jusqu’à la réception d’un mot bref qui fut la récompense de mon sacrifice : « Il en sera comme vous le désiriez. Je vais repartir tout de suite pour la Russie. J’y suis décidée. Venez me voir. »

C’était là vraiment le prix de ma discrétion, et je n’attendis pas pour courir le réclamer. L’appartement du boulevard des Philosophes présentait tous les signes attristants d’un départ prochain. Il avait un air de solitude, et à mes yeux, il parut déjà vide.

Debout, nous échangeâmes d’abord quelques paroles sur nos santés, quelques remarques sur certains membres de la colonie russe… puis Nathalie Haldin me fit asseoir sur le canapé pour me parler à cœur ouvert de son œuvre future et de ses plans. Il en serait entièrement comme je l’avais désiré ; et ce serait pour la vie. Nous ne nous reverrions plus jamais… ; jamais !

Je me réjouissais dans mon cœur de mon succès. Nathalie Haldin paraissait mûrie par les épreuves avouées et secrètes qu’elle venait de traverser. Les bras croisés, elle arpentait la pièce, parlait à voix lente, le front pur, le profil résolu. Elle se montrait à moi sous un nouvel aspect et je m’émerveillais de cette nuance de gravité et de pondération, qui apparaissait dans sa voix, dans ses gestes, dans son attitude tout entière. C’était un modèle de calme indépendance. Tout ce qu’il y avait de vigoureux dans sa nature était remonté à la surface, depuis qu’en avaient été agitées les profondeurs obscures.

« Nous pouvons bien en parler tous les deux maintenant », fit-elle après un silence, en s’arrêtant court devant moi : « Êtes-vous allé aux informations à l’hôpital, ces jours-ci ? »

« Oui, j’y suis allé. » Elle me regardait fixement : « Il vivra, au dire des médecins. Mais je croyais que Tekla… »

« Je n’ai pas vu Tekla depuis plusieurs jours. » interrompit vivement Mlle Haldin ; « comme je ne lui ai jamais proposé de l’accompagner à l’hôpital, elle croit que je n’ai pas de cœur. Elle éprouve une désillusion à mon égard. »

Mlle Haldin eut un léger sourire.

« Oui ; elle reste à ses côtés aussi souvent et aussi longtemps qu’on veut bien le tolérer », dis-je. « Elle affirme qu’elle ne l’abandonnera jamais tant qu’il vivra. Et il aura bien besoin de quelqu’un près de lui, pauvre infirme impuissant, et sourd comme une pierre… »

« Tout à fait sourd ? » Je ne savais pas murmura Nathalie Haldin.

« C’est un fait pourtant, et cela paraît étrange. On m’a dit qu’il n’avait aucune blessure apparente à la tête. On m’a dit aussi que sans doute il ne vivrait guère, et Tekla n’aura pas longtemps à le soigner. »

Mlle Haldin hocha la tête.

« Tant qu’il y aura des voyageurs prêts à tomber sur la route, notre Tekla saura s’occuper. Elle a une irrésistible vocation de bon Samaritain. Les révolutionnaires ne la comprenaient pas. Songez un peu ! Avoir employé une créature aussi dévouée à porter des documents cousus dans sa robe, ou à écrire sous la dictée ! »

« Il n’y a pas beaucoup de perspicacité dans le monde. »

À peine avais-je proféré ces paroles que je les regrettai. Nathalie Haldin me regarda en face et m’approuva d’un léger signe de tête. Elle n’était pas blessée, mais elle se détourna, et se remit à marcher dans la pièce. À mes yeux d’Occidental, elle paraissait se faire de plus en plus lointaine ; elle était déjà hors de ma portée, et cette distance croissante ne la faisait pourtant pas paraître moins grande. Je restai silencieux, comme si j’avais senti l’inutilité d’élever la voix. Le son de la sienne, toute proche de moi, me fit légèrement tressaillir.

« Tekla l’a vu relever après l’accident. La bonne âme n’a jamais pu m’expliquer comment elle s’était trouvée là. Elle affirme qu’il y avait entre eux une entente, une sorte de pacte, et qu’en cas de besoin urgent, de malheur, de difficulté ou de peine, il devait aller la trouver. »

« Vraiment ? » dis-je : « C’est une chance pour lui. Il aura besoin de tout le dévouement de cette âme de bon Samaritain. »

En fait, Tekla, qu’une raison quelconque avait amenée à sa fenêtre, à cinq heures du matin, avait aperçu, dans le parc du Château Borel, Razumov, immobile au pied de la terrasse, et tête nue sous la pluie. Elle avait crié et l’avait appelé par son nom, pour savoir ce qu’il voulait. Mais il n’avait pas même levé la tête : pendant qu’elle s’habillait pour pouvoir descendre l’escalier, il était parti. Elle s’était lancée à sa poursuite, et s’était précipitée sur la route, pour tomber presque aussitôt sur le tramway arrêté, et sur le petit groupe des gens qui relevaient Razumov. Voilà ce que m’avait raconté Tekla, sans aucune espèce de commentaires, un après-midi, comme nous nous étions rencontrés à la porte de l’hôpital. Et je ne me souciais guère d’attacher longuement mon esprit à ce que cet épisode particulier révélait sur l’intimité de l’âme de Razumov.

« Oui, Nathalia Victorovna, il aura besoin de quelqu’un, quand on le renverra de l’hôpital avec des béquilles, et sa surdité totale. Mais je ne crois pas qu’en se précipitant comme un fou échappé dans le parc du Château Borel, il songeât à demander l’aide de la bonne Tekla. »

« Non », dit Nathalie, qui s’arrêta court devant moi : « non, peut-être pas ! » Elle s’assit et appuya pensivement sa tête sur sa main.

Le silence se prolongea plusieurs minutes, et pendant ce temps, je songeais à la soirée de l’horrible confession, à la plainte que la jeune fille paraissait avoir à peine la force de proférer : « Il est impossible d’être plus malheureuse… » Ce souvenir m’aurait fait frissonner, si je n’avais été stupéfait de sa force et de sa tranquillité. Il n’y avait plus de Nathalie Haldin, parce qu’elle avait cessé complètement de penser à elle-même. C’était une grande victoire, un exploit caractéristique de l’âme russe que ce renoncement absolu.

Elle me rappela à la réalité en se levant brusquement, comme une personne qui vient de prendre une décision. Elle alla vers son secrétaire, maintenant dépouillé de tous les petits objets qui faisaient partie de sa vie quotidienne, simple pièce sans vie d’un mobilier banal ; il contenait pourtant encore quelque chose de vivant ; car elle prit dans un tiroir un paquet plat qu’elle m’apporta.

« C’est un cahier », me dit-elle un peu nerveusement. « Je l’ai reçu enveloppé dans mon voile. Je ne vous en ai rien dit sur le moment, mais maintenant je me suis décidée à le laisser entre vos mains. J’ai le droit de le faire. Il m’a été envoyé et m’appartient. Vous pourrez le garder ou le détruire, après l’avoir lu. Mais en le lisant, souvenez-vous que j’étais, en effet, sans défense… Et que lui… »

« Sans défense ? » répétai-je avec surprise, en la regardant fixement.

« Vous trouverez le mot dans ces pages, « murmura-t-elle. « Eh bien, c’est vrai ! J’étais sans défense. Mais peut-être avez-vous pu vous en rendre compte. » Ses joues se colorèrent, puis devinrent mortellement pâles. « Je veux, pour être juste à l’égard de cet homme, que vous vous rappeliez cela. Oh oui, c’était bien vrai ! »

Je me levai, un peu tremblant.

« Croyez bien que je ne suis pas près d’oublier aucune de vos paroles, en cette dernière rencontre. »

Sa main tomba dans la mienne.

« Il est difficile de croire que nous devions nous dire adieu. »

Elle me rendit mon étreinte, et nos mains se séparèrent.

« Oui, je dois partir demain. Mes yeux sont ouverts enfin… et mes mains libres… Quant au reste… est-il un des nôtres qui puisse n’entendre pas le cri étouffé de notre profonde détresse ? Le monde, lui, peut bien s’en désintéresser… »

« Le monde s’aperçoit plutôt de la discordance de vos voix », dis-je. « Voilà ce qui l’intéresse. »

« C’est vrai ». Elle baissa la tête, en manière d’assentiment ; puis, après un instant d’hésitation : « Je dois vous avouer que je ne renoncerai jamais à attendre le jour où toute discorde s’apaisera. Songez seulement à l’aube d’un pareil jour ! C’en est fini de la tempête, des coups et des haines ; tout est paisible ; le soleil nouveau se lève, et unis enfin, les hommes las prennent conscience de la fin de leurs luttes et connaissent la tristesse de leur victoire ! Tant d’êtres ont péri pour le triomphe d’une idée ; tant de croyances les ont laissés en route… Ils se sentent seuls sur la terre, et se serrent les uns contre les autres. Oui ! il y aura bien des heures amères ! Mais l’angoisse finira par être submergée au fond des cœurs, sous les flots d’amour. »

C’est sur ces dernières paroles de sagesse, paroles si douces, si amères, si cruelles parfois, que je dis adieu à Nathalie Haldin. Il est dur de penser que je ne regarderai plus dans les yeux loyaux de cette jeune fille, invinciblement attachée à sa foi dans la venue d’un règne de concorde et d’amour, qui sortira comme une fleur divine de la terre des hommes, de la terre trempée de leur sang, déchirée par leurs luttes, arrosée de leurs larmes.

* *

*

Il faut bien comprendre que je ne savais rien, à ce moment-là, de la confession de M. Razumov devant l’assemblée des révolutionnaires. Nathalie Haldin avait pu sentir peut-être ce qu’était « cette dernière démarche » qui lui restait à faire, mais mon esprit d’Occidental n’avait pu me le faire deviner.

Tekla, l’ex-dame de compagnie de Mme de S. restait constamment à l’hôpital, au chevet de Razumov. Je la rencontrai, une ou deux fois, à la porte de l’établissement, mais, dans ces occasions, elle se montra peu communicative. Elle me donnait, aussi brièvement que possible, des nouvelles du jeune homme. Il se rétablissait lentement, mais était destiné à rester, toute sa vie, invalide. Je n’allai jamais le voir moi-même ; je ne l’aperçus plus après la soirée terrible où j’avais été le témoin attentif mais insoupçonné de son entrevue avec Mlle Haldin. Au bout d’un certain temps, il sortit de l’hôpital, et sa « parente », me dit-on, l’emmena quelque part.

C’est environ deux ans plus tard que j’eus, à son sujet, des informations plus complètes. C’est un hasard et non mon désir qui me les valut, en me faisant accidentellement rencontrer une révolutionnaire très loyale chez un gentilhomme russe qui était venu abriter quelque temps à Genève ses convictions libérales.

Dans sa célébrité, cet homme était tout à fait différent de Pierre Ivanovitch ; brun, avec des yeux bienveillants, il était courtois, avait les épaules légèrement voûtées, et, dans son attitude, quelque chose d’effacé et de circonspect. Il choisit, pour m’aborder, le moment où je n’avais personne près de moi ; une femme alerte, sous la masse de ses cheveux gris et sa blouse écarlate l’accompagnait.

« Notre Sophia Antonovna désire vous être présentée », me dit-il de sa voix prudente. « Et je vais vous laisser causer ensemble… »

« Je ne me serais jamais imposée à votre attention », commença tout de suite la dame aux cheveux gris, « si je n’avais été chargée d’un message pour vous. »

Ce message consistait en quelques paroles amicales de Nathalie Haldin. Sophia Antonovna l’avait rencontrée au cours d’une expédition secrète qu’elle venait de faire en Russie. Elle vivait dans une ville « du Centre » et consacrait les efforts de son œuvre de pitié, aux horreurs de prisons trop pleines et à l’atroce misère de taudis sans espoir… Elle ne ménageait pas sa peine, et rendait d’immenses services, me dit Sophia Antonovna.

« C’est une âme fidèle au service d’un esprit indomptable et d’un corps infatigable », me dit, pour la définir, la révolutionnaire, avec une nuance d’enthousiasme.

Une conversation ainsi engagée ne pouvait pas s’interrompre, faute d’intérêt de ma part. Nous allâmes nous asseoir dans un coin écarté où personne ne vint nous déranger. Au cours de notre conversation, touchant Mlle Haldin, Sophia Antonovna s’écria tout à coup :

« Je pense que vous vous souvenez de m’avoir vue déjà ? Le soir où Nathalie est venue demander à Pierre Ivanovitch l’adresse d’un certain Razumov, du jeune homme qui… »

« Je m’en souviens très bien », dis-je. Lorsque Sophia Antonovna apprit que je possédais le journal de Razumov, donné par Mlle Haldin, elle fit montre d’un intérêt profond. Elle ne me cacha pas sa curiosité, à l’égard de ce document.

Je m’offris à le lui faire voir, et elle me proposa tout de suite, de venir chez moi le lendemain, dans ce but.

Elle tourna les pages du cahier avec passion, pendant plus d’une heure, puis me le rendit avec un léger soupir. Au cours de ses pérégrinations en Russie, elle avait aussi vu Razumov. Il n’habitait pas « le Centre », mais « le Midi ». Elle me décrivit sa pauvre maison de bois, composée de deux pièces, cachée dans les faubourgs d’une très petite ville, au fond d’une cour entourée de hautes planches et semée d’orties. Il était infirme, malade, et s’affaiblissait de jour en jour ; Tekla accomplissait près de lui, sans lassitude, sa besogne de bon Samaritain, avec la pure joie d’un dévouement total. Dans cette tâche-là, elle n’avait rencontré aucune désillusion !

Je ne cachai pas à Sophia Antonovna la surprise que me causait sa visite à Razumov ; je n’en concevais même pas le motif. Mais elle me dit n’être pas la seule à agir ainsi.

« Certains d’entre nous vont toujours le voir, au passage. Il est intelligent ; il a des idées… et il parle bien. »

C’est alors que j’entendis, pour la première fois, mentionner la confession publique de Razumov chez Lespara. Sophia Antonovna me fit un récit détaillé de tout ce qui s’était passé ce soir-là. C’est Razumov lui-même qui le lui avait conté, très minutieusement.

Alors fixant sur moi le regard de ses yeux brillants : « Toute vie comporte de mauvais moments. Une impression fausse entre dans l’esprit et fait naître la crainte, la crainte de soi-même, la crainte pour soi-même. Ou bien, c’est un faux courage… qui sait ? Peu importe ! appelez cela comme vous voudrez, mais dites-moi, combien connaissez-vous de gens capables de marcher délibérément à leur perte (comme il le dit lui-même dans ce cahier) plutôt que de continuer à vivre, secrètement avilis à leurs propres yeux. Combien ? Et veuillez bien remarquer ceci ; il était en sécurité quand il a pris sa décision. C’est au moment précis où il se sentait libéré de toute suspicion, bien plus encore, au moment où il voyait poindre l’espoir d’être aimé par cette admirable fille, c’est à ce moment même qu’il s’est avisé que ses sarcasmes les plus amers, que ses pires malices, que l’œuvre diabolique de sa haine et de son orgueil, seraient impuissants à lui cacher l’ignominie de l’existence ouverte devant lui… Il faut du caractère, pour faire une telle découverte ! »

J’écoutais ces paroles en silence. Qui voudrait discuter quand il s’agit de pardon ou de compassion ? Je m’aperçus d’ailleurs que la charité témoignée par les révolutionnaires au traître Razumov, était faite aussi pour une part, de remords. Sophia Antonovna continua, d’un ton un peu gêné :

« Il faut avouer qu’il avait été la victime d’une sorte d’attentat, d’une violence déloyale. On n’avait rien décidé, touchant son sort. Sa confession était volontaire. Et ce Nikita qui lui avait crevé les tympans sur le palier, de propos délibéré…, tout en jouant l’indignation…, eh bien, on l’a convaincu d’être un coquin de la pire espèce, un traître lui-même, un vendu, un espion ! Razumov m’a dit qu’une sorte d’inspiration l’avait poussé à l’accuser… »

« J’ai aperçu cette brute », interrompis-je. « Et je ne conçois pas comment il a pu tromper l’un des vôtres pendant plus d’une heure !… »

Elle m’arrêta.

« Là ! là ! Ne parlez pas de cela ! Moi aussi, il m’a épouvantée, lors de notre première rencontre. Mais on m’a fait taire. Nous nous disions toujours, entre nous : « Oh ! il ne faut pas se fier aux apparences ! » Et puis, il était toujours prêt à tuer ! Cela, c’était hors de doute. Il tuait… oui ! Dans les deux camps !… le démon ! »

Sophia Antonovna, après avoir maîtrisé le tremblement de colère de ses lèvres, me conta une histoire singulière. Peu après la disparition de Razumov, le conseiller Mikulin, au cours d’un voyage en Allemagne, s’était trouvé, dans un wagon de chemin de fer, en présence de Pierre Ivanovitch. Seuls dans leur compartiment, les deux hommes avaient causé pendant la moitié de la nuit, et c’est alors que Mikulin, le Chef de la Police, avait fait pour le Chef de la Révolution, une allusion au caractère véritable du grand tueur de gendarmes. On peut supposer que Mikulin voulait se débarrasser de cet agent compromettant. Peut-être s’en était-il lassé, ou s’épouvantait-il de ses actes. Il faut dire aussi que le sinistre Nikita faisait partie de l’héritage transmis à Mikulin par son prédécesseur…

Je me laissai conter cette histoire encore, sans aucun commentaire, jouant une fois de plus mon rôle de témoin muet, devant toutes ces choses de la Russie qui, déployaient pour mes yeux d’Occidental leur logique Orientale. Mais je me permis une question :

« Dites-moi, je vous en prie, Sophia Antonovna : est-ce que Mme de S. a laissé toute sa fortune à Pierre Ivanovitch ?… »

« Pas du tout ». La révolutionnaire haussa les épaules avec dégoût. Elle est morte sans faire de testament. Une bande de neveux et de nièces sont accourus de Pétersbourg, comme un troupeau de vautours, et se sont disputés son argent. Tous, odieux Gentilshommes de la Chambre, Demoiselles d’Honneur, abominables valets de cour ! Pouah !… »

« On n’entend plus guère parler de Pierre Ivanovitch », remarquai-je, après un silence.

« Pierre Ivanovitch », me dit gravement Sophia Antonovna, « a épousé une paysanne ! »

Je témoignai d’une véritable surprise.

« Quoi ? Sur la Riviera ? »

« Allons donc ! Bien sûr que non ! »

Le ton de Sophia Antonovna était un peu mordant.

« Vivrait-il donc réellement en Russie ? Mais c’est un danger terrible », m’écriai-je. « Et cela pour une paysanne ? » Ne croyez-vous pas qu’il ait tort d’agir ainsi ? »

Sophia Antonovna garda pendant un instant un silence énigmatique, puis elle me déclara :

« Il l’adore, tout simplement ! »

« Ah vraiment, il l’adore ! Eh bien alors, j’espère qu’elle n’hésitera pas à le battre ! »

Sophia Antonovna se leva et me dit adieu, comme si elle n’avait pas entendu l’expression de mon espoir impie, mais sur le seuil de la porte, où je l’avais reconduite, elle se retourna, pour déclarer d’un ton ferme :

« Pierre Ivanovitch est un homme inspiré !… »

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