Razumov regagnait tout droit son logis, marchant sur le trottoir brillant et humide. Une lourde averse tomba sur lui dans la rue de Carouge ; des éclairs lointains mettaient de faibles lueurs sur les façades des maisons et des boutiques aux vitrines closes ; et de temps en temps, l’éclat fugitif était suivi d’un roulement faible et assourdi ; mais la lourde masse des nuages orageux restait groupée au-dessus de la vallée du Rhône, comme si elle avait hésité à venir assombrir la patrie respectable et impassible des libertés démocratiques, la ville sérieuse des hôtels mornes, la cité qui accordait la même hospitalité indifférente aux touristes de tous les pays, et aux conspirateurs internationaux de toutes les nuances.
Le propriétaire se préparait à fermer sa boutique lorsque Razumov en franchit la porte, tendant la main sans un mot pour demander la clef de sa chambre. L’homme la décrochait et préparait une innocente plaisanterie sur le plaisir que l’on peut trouver à sortir pour prendre l’air sous un orage, mais un regard jeté sur le visage du jeune homme le réduisit au silence, et il se contenta de faire observer, pour dire quelque chose :
« Vous êtes très mouillé ».
« Oui, je suis trempé », murmura Razumov, qui ruisselait de la tête aux pieds, en franchissant la porte qui conduisait à l’escalier de sa chambre.
Il ne changea pas de vêtements, mais après avoir allumé sa bougie, sortit sa montre et sa chaîne, les posa sur la table et s’assit pour écrire. Il gardait son journal compromettant dans un tiroir fermé à clef qu’il tira violemment, et ne prit même pas la peine de refermer.
Dans ces pages, œuvre d’un pédant qui a toujours lu, vécu, pensé, la plume à la main, on sent l’effort sincère d’un homme qui veut user du même procédé pour s’attaquer à une science plus profonde. Après quelques passages dont j’ai fait usage déjà dans la rédaction de ce récit, ou d’autres qui ne donnent aucun aperçu nouveau sur la psychologie du jeune homme (il y a même dans sa dernière note une allusion suprême à la médaille d’argent), vient une page et demie de phrases incohérentes où l’on sent l’écrivain dérouté par le mystère et la nouveauté d’une partie de notre vie psychique, que son existence solitaire ne l’avait pas préparé à connaître. C’est alors seulement, et pour la première fois, qu’il s’adresse directement à la lectrice, toujours proche de sa pensée, et qu’il s’efforce d’exprimer, en phrases hachées, pleines de stupeur et d’effroi, l’empire souverain (c’est l’expression même dont il use) qu’elle exerçait sur son imagination, au fond de laquelle avaient germé, comme une semence, les paroles de Victor Haldin…
« … Les yeux les plus loyaux du monde, m’a dit de vous votre frère, lorsqu’il n’était déjà presque plus qu’un cadavre. Et en vous voyant devant moi, la main tendue, j’ai retrouvé dans ma tête le son même de ses paroles ; j’ai regardé dans vos yeux… et cela a suffi… Je savais qu’il était arrivé quelque chose, mais je ne savais pas encore quoi… Ne vous y trompez pas, cependant, Nathalia Victorovna ; je croyais n’avoir dans le cœur qu’un fond inépuisable de colère et de haine contre vous deux. Je me souvenais que c’est à vous qu’il pensait pour continuer son œuvre de visionnaire. Lui ! cet homme qui avait brisé mon existence laborieuse et utile. Moi aussi j’avais un idéal, et vous savez qu’il est plus difficile chez nous de mener une vie de travail et de renoncement que de sortir dans la rue et de tuer par conviction… Mais en voilà assez !… Haine ou non, j’ai senti dès le premier jour que tous mes efforts pour vous fuir ne sauraient pas chasser votre image de mon cœur… Je pouvais bien crier au mort : « Vas-tu donc persister à me hanter ainsi ? » Mais c’est plus tard, aujourd’hui seulement, voici quelques heures… que j’ai compris. Comment aurais-je pu deviner ce qui me déchirait, ce qui, toujours, attirait invinciblement mon secret sur mes lèvres ? Le destin vous avait désignée pour conjurer le mal, pour m’amener à une pleine confession, pour m’arracher la vérité et me rendre la paix ! Vous ! Et vous vous y êtes prise de la même façon que lui ; vous m’avez imposé votre confiance, comme il l’avait fait pour briser ma vie. Seulement, ce qui me faisait le détester, finissait par m’apparaître, en vous, comme généreux et sublime. Ne vous y trompez pas, cependant, je vous le répète. L’esprit du mal était en moi. J’exultais d’avoir amené ce pauvre innocent, ce pauvre imbécile, à voler l’argent de son père ! C’était un imbécile, mais pas un voleur. Je l’avais poussé au vol, sans nécessité, pour me confirmer dans le mépris et la haine de ceux que j’avais trahis. J’avais senti mon cœur mordu par autant de vipères qu’aucun de leurs démocrates, par les vanités, les ambitions, les jalousies, les désirs honteux, les viles passions d’envie et de vengeance. On m’avait volé ma sécurité, des années de bon travail, le meilleur de mes espoirs… Écoutez maintenant ma véritable confession ! L’autre ne compte pas… Pour me sauver, il fallait que vos yeux confiants attirassent ma pensée au bord de l’abîme, à la veille de la trahison la plus noire. Je les voyais me regarder constamment, avec la foi de votre cœur pur, que le mal n’avait pas touché. Victor Haldin m’avait volé la droiture de ma vie, à moi qui ne possédais rien d’autre au monde, et il se vantait de revivre en vous sur cette terre, où je n’avais aucun lieu pour poser ma tête. « Elle se mariera un jour », m’avait-il dit ! et vos yeux étaient confiants ! Savez-vous ce que je me disais ? À sa sœur, je volerai son âme. Le premier matin où nous nous sommes rencontrés, dans le parc, lorsque vous me parliez avec confiance, dans la générosité de votre âme, je pensais : « Oui, c’est lui-même qui me l’a livrée, en me parlant de ses yeux confiants ! » Si vous aviez pu voir à ce moment là dans mon cœur, vous auriez crié d’horreur et de dégoût ! »
« Personne ne voudra croire peut-être à la possibilité d’une intention aussi basse. Et pourtant je la contemplais, en vous quittant, ce matin-là. Je rêvais au meilleur moyen d’arriver à mes fins. Le vieillard que vous m’avez présenté insista pour rester avec moi. Je ne sais pas qui il était. Il me parla de vous, de votre solitude, de votre abandon, et toutes ses paroles me poussaient à ce crime impardonnable qu’est le vol d’une âme. Était-ce donc le Diable lui-même, déguisé en Anglais ? Nathalia Victorovna…, j’étais possédé ! Je suis venu tous les jours vous revoir et boire en votre présence le poison de mes désirs infâmes. Mais, je prévoyais des difficultés. C’est alors que Sophie Antonovna, à qui je ne pensais pas, – j’avais oublié son existence – est arrivée brusquement avec cette histoire de Pétersbourg… C’est tout ce qui manquait à ma sécurité complète, pour faire de moi un révolutionnaire bon teint !… »
« On aurait dit que Ziemianitch s’était pendu pour me faciliter de nouveaux crimes. La puissance du mensonge semblait irrésistible. Tous ces gens étaient aveuglés par la folie, et l’illusion, était en eux, tous ces gens, esclaves eux-mêmes du mensonge ! Nathalia Victorovna, je me livrais à cette puissance du mensonge ; j’en exultais ; je m’y abandonnai tout entier pendant un certain temps. Comment y résister ? C’est vous-même qui en étiez le prix ! Je restais assis dans ma chambre, édifiant les plans d’une vie dont la seule pensée me fait aujourd’hui frissonner, comme un croyant qui a senti la tentation de commettre un sacrilège atroce. Mais je n’en rêvais pas moins ardemment aux visions de cette vie. La seule chose qui m’y parût manquer, c’était l’air… Et j’avais peur aussi de votre mère. Je n’ai jamais connu la mienne, jamais connu aucune sorte d’amour. Et il y a quelque chose dans ce seul mot… De vous, je n’avais pas peur, pardonnez-moi de vous le dire. Non, pas de vous. Vous étiez la vérité même ; vous ne pouviez pas me soupçonner. Quant à votre mère, vous aviez déjà la crainte que son esprit n’eût sombré sous le flot de la douleur. Qui pouvait m’accuser de quelque chose ? N’est-ce pas le remords qui avait poussé Ziemianitch à se pendre ? Je me suis dit : « Il faut en faire l’expérience, et en finir, une fois pour toutes. » Je tremblais en entrant, mais votre mère écoutait à peine ce que je lui disais, et parut après quelques instants, avoir oublié mon existence même. Je la regardais : Il n’y avait plus rien entre vous et moi. Vous étiez sans défense, et bientôt, très tôt sans doute, vous seriez seule… Je pensais à vous. Sans défense !… Pendant des jours, vous m’avez parlé, vous m’avez ouvert votre cœur. Je revoyais l’ombre de vos cils sur vos yeux gris, sur vos yeux de loyauté ! Et votre front pur ! Il est bas comme le front des statues, calme et sans tache. On aurait dit que de votre pur visage, émanait une lumière qui tombait sur moi, et pénétrait dans mon cœur, pour me sauver de l’ignominie, du méfait suprême. Et pour vous sauver aussi ! Excusez ma présomption. Il y avait quelque chose dans vos yeux, qui semblait me dire, que vous aussi… La lumière sortie de vous !… Je sentais que je finirais par vous dire mon amour. Et pour vous le dire, il me faudrait d’abord tout avouer !… Avouer, partir… et périr ! »
« Tout à coup, je vous ai vue devant moi ! Vous seule, vous la seule personne au monde à qui je devais faire ma confession ! Vous m’avez fasciné, vous m’avez arraché à la nuit de la colère et de la haine ; la vérité qui paraissait en vous a forcé la vérité sur mes lèvres… Et maintenant, tout est fini ; c’est du fond de l’angoisse que je vous écris, mais je retrouve enfin de l’air à respirer, de l’air ! Et à propos… le vieil Anglais a surgi de quelque part, tandis que je vous parlais, et s’est jeté sur moi, comme un démon désappointé… Je souffre terriblement, mais je ne suis pas désespéré. Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire… Après quoi… s’ils me le permettent, je m’en irai, pour m’enfouir dans une misère obscure. En dénonçant Victor Haldin, c’est moi-même en somme que j’ai trahi le plus lâchement. Croyez bien maintenant ce que je vous dis ; vous ne pouvez pas vous refuser à le croire ; le plus lâchement ! C’est vous qui m’avez fait sentir cela si profondément. Après tout, c’est eux qui ont le droit de leur côté, et non pas moi… C’est pour eux que travaille la force des puissances invisibles. Soit !… Pourtant, ne vous y trompez pas, Nathalia Victorovna ; je ne suis pas un convaincu. Ai-je donc une âme d’esclave ? Non ! je suis un indépendant, et comme tel, je suis voué à la perdition !… »
Là-dessus il cessa d’écrire, ferma le cahier et l’enveloppa dans le voile noir qu’il avait emporté. Il fouilla ses tiroirs pour y trouver du papier et de la ficelle, fit un paquet qu’il adressa à Mlle Haldin, boulevard des Philosophes, et jeta sa plume loin de lui, dans un coin de la chambre.
Ceci fait, il resta assis, la montre devant les yeux. Il aurait pu sortir tout de suite, mais l’heure n’était pas encore venue : c’est à minuit qu’il voulait partir. Il n’avait d’autre raison pour se fixer cette heure précise que le souvenir des faits et des paroles d’un certain soir de son passé, qui guidaient aujourd’hui sa conduite. C’est à la même cause qu’il attribuait la puissance soudaine prise sur lui par Nathalie Haldin. « On ne marche pas impunément sur la poitrine d’un fantôme ! » murmura-t-il. « C’est donc ainsi qu’il me sauve ! » se dit-il tout à coup, « lui, l’homme que j’ai trahi ! » Très nette, l’image de Mlle Haldin restait à ses côtés pour le surveiller inexorablement. Elle n’était pas gênante cependant. Il en avait fini avec la vie, et même en présence de cette image, sa pensée s’efforçait à un examen impartial de la situation. Son mépris, maintenant retombait sur lui-même. « Je n’avais ni la simplicité ni le courage nécessaires pour être un coquin ou un homme exceptionnel. Qui donc peut, chez nous, en Russie, distinguer un coquin d’un homme exceptionnel ? »
Il était bien le jouet du passé, car au coup de minuit, il bondit et descendit rapidement l’escalier, comme s’il avait pensé que la porte dût s’ouvrir d’elle-même devant la puissance du destin et la nécessité absolue de sa démarche. Et en fait, elle lui fut ouverte, au moment où il atteignait le bas de l’escalier, par des habitants de la maison, deux hommes et une femme qui rentraient dans la nuit. Il se glissa entre eux et fut emporté dans la rue par une rafale de vent. Les locataires attardés, très saisis de son apparition soudaine, purent, à la lueur d’un éclair, le voir s’éloigner rapidement. L’un des hommes le héla et se lançait à sa poursuite, mais la femme avait reconnu Razumov : « Il n’y a rien à craindre ; c’est le jeune Russe du troisième. » L’obscurité retomba, après un coup de tonnerre bref, comme un coup de feu tiré pour célébrer la fuite du jeune homme, hors de la prison du mensonge.
Il se souvenait confusément maintenant, d’avoir, un jour ou l’autre, entendu parler d’une assemblée de révolutionnaires qui devait se tenir ce soir-là, dans la maison de Julius Lespara.
En tout cas se dirigeait-il vers cette maison et se vit-il, sans surprise, sonner à la porte du publiciste. Elle était, bien entendu, hermétiquement close. À ce moment l’orage avait éclaté avec violence. La forte pente de la rue laissait ruisseler l’eau, et la pluie torrentielle formait autour du jeune homme, sous le jeu des éclairs, un voile lumineux. Il était parfaitement calme et prêtait une oreille attentive, entre les éclats du tonnerre, au faible tintement de la sonnette, qui résonnait quelque part dans la maison.
On ne le laissa pas entrer sans difficultés. Celui des hôtes qui s’était dévoué pour descendre et s’enquérir de ce que voulait le visiteur attardé, ne connaissait pas Razumov. Le jeune homme discuta patiemment avec lui. Il ne pouvait y avoir d’inconvénient à le laisser entrer. Il avait une communication à faire aux camarades réunis là-haut.
« Une communication importante ? »
« Ce sera aux auditeurs d’en juger. »
« Urgente ? »
« Je ne puis attendre un instant. »
Cependant, une des filles de Lespara descendait l’escalier, une petite lampe à la main, vêtue d’une robe noirâtre et fripée qui ne semblait tenir à elle que par miracle ; elle avait plus que jamais l’air d’une vieille poupée à la perruque brune et poussiéreuse, qu’on aurait trouvée derrière un canapé. Elle reconnut tout de suite Razumov.
« Comment allez-vous ? Vous pouvez entrer, naturellement ».
Guidé par la lueur de la lampe, Razumov monta derrière elle deux étages, dans l’ombre profonde. Arrivée sur le palier, elle posa la lumière sur une console et ouvrit une porte. Elle la franchit, suivie par l’hôte sceptique et par Razumov, qui entra le dernier, ferma la porte derrière lui, et fit un pas de côté, pour s’adosser au mur.
Les trois petites pièces en suite, avec leur plafond bas et fumeux et leurs lampes à pétrole, étaient bourrées de gens. On parlait haut dans les trois chambres, et partout on voyait des verres à thé, des verres pleins, demi-pleins ou vides, partout, jusque sur le plancher. La seconde fille de Lespara, échevelée et languissante, se tenait assise derrière un énorme samovar. Par l’embrasure d’une porte, Razumov vit saillir un ventre colossal dont il reconnut la protubérance. À quelques pas de lui, Lespara descendait à la hâte de son haut tabouret.
L’arrivée du visiteur tardif produisit une grosse sensation. Lespara passe très rapidement, dans son récit, sur les événements de la soirée. Après quelques mots de bienvenue auxquels Razumov ne fit pas attention, Lespara (qui affectait de ne pas s’apercevoir de l’état de son hôte et de son extraordinaire façon de se présenter) lui glissa quelques mots sur la nécessité d’écrire un article. Il semblait inquiet, et Razumov gardait un air absent. « J’ai écrit déjà tout ce que je pourrai écrire », dit-il enfin, avec un rire bref.
L’assemblée tout entière tenait les yeux rivés sur le nouveau venu, tout raide contre le mur, les vêtements ruisselants et le visage mortellement pâle.
Razumov poussa doucement Lespara de côté, comme pour permettre à chacun des assistants de le voir, de la tête aux pieds. À ce moment, le brouhaha des conversations s’était complètement apaisé, même dans la plus éloignée des trois pièces. Dans le jour de la porte que regardait Razumov, des hommes et des femmes se pressaient, le cou tendu, dans l’attente manifeste d’un événement extraordinaire.
Une voix s’éleva de ce groupe, insolente et criarde :
« Je connais cet individu et sa ridicule vanité. »
« Quel individu ? » demanda Razumov en relevant la tête et en interrogeant du regard tous les yeux fixés sur lui. Un silence de stupeur plana un instant :
« Si c’est moi… »
Il s’arrêta, cherchant le moyen de la confession nécessaire ; il en trouva tout à coup la voie, inévitablement suggérée par les souvenirs de la soirée fatale.
« Je suis venu ici », commença-t-il, d’une voix claire, « pour parler d’un individu appelé Ziemianitch. Sophia Antonovna m’a dit son intention de faire connaître partout une lettre qu’elle a reçue de Petersbourg… »
« Sophie Antonovna nous a quittés ce matin, de bonne heure », interrompit Lespara. « Tout est parfaitement correct. Nos camarades ont tout appris… »
« Très bien », interrompit Razumov, avec une certaine impatience, car son cœur battait très fort. Puis, maîtrisant sa voix au point de mettre une nuance d’ironie dans ses paroles claires et nettes :
« Un désir de justice envers cet individu, envers le pauvre paysan trop calomnié, Ziemianitch, me pousse à déclarer ici que les conclusions de cette lettre accusent faussement un homme du peuple…, une brillante âme russe. Ziemianitch n’a rien eu à voir avec l’arrestation de Victor Haldin. »
Razumov appuya lourdement sur le nom, puis attendit que s’apaisât le murmure léger et douloureux qui avait accueilli ses paroles.
« Victor Victorovitch Haldin », reprit-il, « guidé sans aucun doute par l’imprudence d’un noble esprit, s’est réfugié chez un étudiant dont il ne connaissait des opinions, que ce que suggéraient ses propres illusions à son cœur généreux. C’était une marque de confiance assez déraisonnable. Mais je ne suis pas ici pour apprécier les actes de Victor Haldin. Faut-il vous dire les sentiments de cet étudiant que l’on venait chercher dans sa solitude obscure et que mettait en péril une complicité imposée ? Faut-il vous dire ce qu’il fit ? C’est une histoire peu compliquée. Il finit par aller chez le Général T… en personne, et lui dit : « j’ai chez moi, enfermé dans ma chambre, l’homme qui a tué M. de P…, Victor Haldin, un étudiant comme moi. »
Un murmure violent s’éleva ; Razumov haussa la voix pour le dominer.
« Remarquez que cet homme était mû par un certain idéal. Mais je ne suis pas venu ici pour expliquer les raisons de son geste. »
« Non ; mais il faut que vous nous expliquiez comment vous avez pu savoir tout cela ? » fit une voix grave, sortie de la foule.
« L’ignoble lâche ! » Ce cri était empreint d’une indignation vibrante. « Le nom ? » appelèrent d’autres voix.
« Pourquoi crier ainsi ? » fit dédaigneusement Razumov, au milieu du profond silence tombé devant le geste de sa main levée. « N’avez-vous pas compris que cet homme-là, c’est moi ? »
Lespara s’écarta brusquement et grimpa sur son siège.
En voyant le premier élan de tous ces gens qui se ruaient sur lui, Razumov s’attendait à être mis en pièces, mais ils reculèrent sans le toucher, s’agitant seulement à grand bruit. Razumov était étourdi ; la tête le faisait horriblement souffrir. Parmi le brouhaha confus, il distingua plusieurs fois le nom de Pierre Ivanovitch, le mot de « jugement », et cette phrase : « Mais c’est une confession ! », lancée par un des assistants du haut de sa voix. Au milieu du tumulte, un jeune homme, plus jeune que lui-même, s’approcha, les yeux étincelants :
« Je vous prierai », fit-il avec une politesse fielleuse, « d’avoir la bonté de ne point bouger d’ici, avant que l’on ne vous ait dit ce que vous deviez faire. »
Razumov haussa les épaules.
« Je suis venu de mon plein gré ! »
« C’est possible. Mais vous ne partirez pas, sans qu’on vous le permette », répliqua l’autre.
Il fit un signe de la main, appelant « Louisa, Louisa ! venez ici, s’il vous plaît ! » et l’une des filles de Lespara (celle qui était assise derrière le samovar, et de là regardait Razumov), s’avança entraînant derrière elle les volants tachés de sa robe en loques ; elle apportait une chaise qu’elle appliqua contre la porte, et s’y assit, les jambes croisées. Le jeune homme la remercia avec effusion et alla rejoindre un groupe d’individus qui poursuivaient à voix basse une discussion animée. Razumov eut un instant d’absence.
Une voix aiguë s’écria : « Confession ou non, vous n’en êtes pas moins un espion de la police ! »
Le révolutionnaire Nikita s’était frayé un chemin jusqu’à Razumov et se tenait devant lui, avec ses grosses joues blêmes, son ventre lourd, son cou de taureau et ses mains énormes. Razumov eut pour le fameux tueur de gendarmes un regard de dégoût silencieux.
« Et vous, qu’êtes-vous donc ? » fit-il très bas, puis il ferma les yeux et appuya contre le mur le dos de sa tête.
« Vous feriez mieux de vous en aller maintenant », fit près de lui une voix douce et triste ; Razumov ouvrit les yeux : son bienveillant interlocuteur était un homme âgé dont les cheveux dressés en longue brosse formaient autour de là figure fine et intelligente, un halo d’argent. « Pierre Ivanovitch sera informé de votre conduite, et l’on vous dira… »
Puis se tournant vers Nikita, surnommé Nécator, qui se tenait à ses côtés, il en appela à lui, en murmurant :
« Qu’est-ce que nous pourrions faire d’autre ? Après un tel aveu, il ne peut plus être dangereux. »
L’autre grommela : « Il vaudrait mieux s’en assurer, avant de le laisser partir. Laissez-moi arranger la chose. Je sais ce qu’il faut faire avec des Messieurs de ce genre. »
Il échangea des regards significatifs avec deux ou trois hommes, qui répondirent par un signe de tête, puis, se tournant vers Razumov, il lui dit rudement : « Vous avez entendu ? On n’a plus besoin de vous ici. Pourquoi ne partez-vous pas ? »
La fille de Lespara, qui montait la garde devant la porte, se leva en emportant sa chaise, d’un air indifférent. Elle posa un regard endormi sur Razumov qui tressaillit, explora la pièce des yeux, et passa lentement près de la jeune fille, comme s’il avait été frappé par une pensée soudaine.
« Je vous prie de remarquer », fit-il, déjà sorti sur le palier, « qu’il m’aurait suffi de tenir ma langue. C’est aujourd’hui même que j’ai vu, mieux que jamais depuis ma venue parmi vous, ma sécurité assurée, et c’est aujourd’hui aussi, que je me suis, en dehors de toute intervention humaine, déchargé du poids du mensonge et du remords ».
Il tourna le dos à la pièce et se dirigea vers l’escalier, mais le battement violent de la porte lui fit regarder par-dessus son épaule et voir Nikita qui l’avait suivi avec trois autres hommes : « Ils vont donc me tuer, après tout ! » se dit-il.
Sans lui donner le temps de se retourner et de leur faire face, ils se ruèrent sur lui. Il fut précipité contre le mur, la tête en avant. « Comment vont-ils s’y prendre ? » se demandait-il. Nikita lui cria, en pleine figure, avec un rire aigu : « On va vous rendre inoffensif. Attendez un instant ! »
Razumov ne luttait pas. Les trois hommes l’appliquaient et le maintinrent contre le mur, tandis que Nikita se plaçait légèrement de côté et levait délibérément son énorme bras. Razumov qui croyait sa main armée d’un couteau la vit descendre large ouverte et sans arme ; il reçut un coup formidable, au côté de la tête, un peu au-dessus de l’oreille. Il percevait en même temps le bruit léger et étouffé d’une détonation, semblable au bruit d’un coup de pistolet tiré de l’autre côté du mur. Cet outrage éveilla en lui une rage furieuse. Les assistants, réunis dans l’appartement de Lespara, retenaient leur souffle, écoutant la lutte désespérée des quatre hommes sur le palier ; on entendit des coups contre les murs ; un choc terrible ébranla la porte elle-même, puis les combattants s’effondrèrent tous ensemble avec une violence qui parut faire trembler la maison tout entière. Razumov, vaincu, hors d’haleine, écrasé sous le poids de ses assaillants, vit le monstrueux Nikita s’accroupir près de sa tête, sur les talons, tandis que les autres le tenaient allongé, agenouillés sur sa poitrine, lui serrant la gorge, couchés sur ses jambes.
« Tournez-lui la figure de l’autre côté », ordonna le terroriste ventru, avec un ricanement de joie satisfaite.
Razumov ne pouvait plus lutter ; il était épuisé et dut voir retomber la lourde main ouverte de la brute, sentir à nouveau un coup dégradant au-dessus de sa seconde oreille. Il eut l’impression que sa tête éclatait, et brusquement, les hommes qui le tenaient devinrent parfaitement silencieux comme des ombres. C’est en silence qu’ils le remirent brutalement sur ses pieds, sans bruit qu’ils descendirent en trombe l’escalier avec lui, qu’ils ouvrirent la porte et le jetèrent dans la rue.
Il tomba la tête la première et roula comme une loque sur la courte pente avec le torrent des eaux de pluie. Il finit par s’arrêter au bas de la chaussée ; il était couché sur le dos, et vit au-dessus de lui le ciel zébré d’un grand éclair, un éclair livide et silencieux qui l’aveugla complètement. Il se releva et porta la main à ses yeux pour retrouver la vue. Aucun son ne lui parvenait, et il se mit en marche, tout chancelant, descendant une longue rue vide. La foudre dardait autour de lui ses flammes silencieuses ; l’eau du déluge tombait, courait, sautait, ruisselait, sans plus de bruit qu’un nuage de brume. Au milieu de ce calme inouï, ses pas tombaient en silence sur le trottoir et un vent muet le poussait toujours plus loin, comme un mortel perdu dans un monde de fantômes qu’aurait ravagé un silencieux orage. Dieu seul peut savoir où le menèrent cette nuit-là ses pas silencieux, de côté et d’autre, en avant et en arrière, sans trêve ni repos. Au moins sûmes-nous plus tard l’endroit particulier où ils avaient fini par le conduire ; au matin le conducteur de la première voiture des tramways de la rive Sud, sonna désespérément sa cloche d’alarme en voyant un homme en loques, trempé et sans chapeau, qui marchait sur la route, la tête basse et d’un pas mal assuré, et qui vint se placer juste devant la voiture. Il roula dessous.
Lorsqu’on le releva, avec deux membres brisés, et les côtes enfoncées, Razumov n’avait pas perdu connaissance. Il lui semblait être tombé, pour s’y briser, dans un monde de muets. Des hommes silencieux qui s’agitaient sans qu’il les entendît, le relevèrent et le déposèrent sur le trottoir, en exprimant, autour de lui, par des gestes et des grimaces, leur alarme, leur horreur et leur compassion. Une figure rouge et moustachue se pencha sur lui, en remuant les lèvres et en roulant les yeux. Razumov s’efforçait de comprendre la raison de cette pantomime. Pour les assistants, les traits de cet étranger, si grièvement blessé, paraissaient figés dans la méditation. Puis il y eut, à leur adresse un regard de terreur dans les yeux qu’il ferma lentement. Ils le contemplaient. Razumov fit un effort pour retrouver quelques mots de français :
« Je suis sourd », eut-il le temps de murmurer, d’une voix faible, avant de s’évanouir.
« Sourd ! » s’écrièrent-ils. « Voilà pourquoi il n’entendait pas venir le tramway. »
On l’emporta dans la voiture même, mais, avant qu’elle ne fût repartie, une femme vêtue d’une robe noire râpée était accourue de la porte d’un parc privé situé un peu plus haut sur la route, et avait grimpé sur la plate-forme d’arrière, sans en vouloir bouger.
« Je suis une parente de ce jeune homme », insistait-elle en mauvais français ; « c’est un Russe et je suis sa parente ».
Devant cette affirmation on la laissa en paix. Elle s’assit silencieusement et prit sur ses genoux la tête du jeune homme ; ses yeux lavés et pleins de terreur se détournaient du visage à l’aspect de mort. Au coin d’une rue, à l’autre bout de la ville, une civière attendait le tramway. La jeune femme suivit le convoi jusqu’à la porte de l’hôpital où on la laissa pénétrer pour accompagner le blessé à son lit. La soi-disant parente de Razumov ne versait pas une larme, mais les employés de l’hôpital eurent quelque peine à la faire partir. Le concierge la vit s’attarder longuement sur le trottoir opposé. Brusquement, comme si elle s’était souvenue d’un détail oublié, elle s’enfuit.
L’ardente exécratrice de tous les Ministres des Finances, l’esclave de Mme de S. s’était décidée à résilier ses fonctions de dame de compagnie, près de l’Égérie de Pierre Ivanovitch. Elle avait trouvé une tâche qui convenait à son cœur.
Quelques heures auparavant, tandis que l’orage se déchaînait encore dans la nuit, il y avait eu une grosse émotion dans la maison de Julius Lespara. Le terrible Nikita, qui avait achevé sa besogne sur le palier, éleva sa voix criarde pour lancer à l’assemblée avec un accent de joie atroce :
« Razumov ! M. Razumov ! Le prodigieux Razumov ! Il ne pourra plus servir d’espion. Il ne parlera plus, parce que, de sa vie, il n’entendra plus rien !… plus rien ! Je lui ai crevé les tympans. Oh, vous pouvez me croire ! Je sais m’y prendre ! Ha ! ha ! ha !… Je sais m’y prendre ! »