Sous le pont, l’eau coulait, rapide et profonde. Son courant légèrement moutonneux semblait, au regard, de force à se creuser un lit à travers une montagne de granit. Mais il aurait pu couler à travers la poitrine de Razumov, sans en balayer l’amas d’amertumes accumulées par le naufrage de sa vie.
« Que signifie tout cela ? » se demandait-il, en contemplant le courant impétueux, si uni et si clair que seuls le passage d’une légère bulle d’air ou la fuite d’une raie d’écume, fine comme un cheveu blanc, en révélaient la vertigineuse vitesse et la force terrifiante. « Pourquoi cet intrigant d’Anglais est-il venu me harceler avec son histoire stupide de vieille toquée ? »
Il se forçait à dessein à cette brutalité de pensée, mais il évitait tout allusion mentale à la jeune fille.
« Une vieille toquée ! », se répétait-il. « C’est une fatalité ! Mais ne vaudrait-il pas mieux mépriser toutes ces absurdités ? Non, pourtant ! J’ai tort. Je ne puis me permettre aucune négligence. Une absurdité peut amener les complications les plus dangereuses. Et comment s’en défendre ? C’est un défi porté à l’intelligence. Plus on est intelligent, et moins l’on se méfie d’une absurdité. » Une vague de colère submergea pendant un instant ses pensées, et l’ébranla au point de faire trembler son corps, penché au-dessus du parapet. Puis il reprit, sous forme de dialogue intérieur, le cours de ses rêveries silencieuses. Mais, dans le secret de son cœur, sa pensée comportait des restrictions, dont il avait vaguement conscience.
« Non, tout cela n’est pas absurde, en somme ; c’est insignifiant, absolument insignifiant ! La folie d’une vieille femme, l’importunité et les histoires d’un lourdaud d’Anglais ! Qu’est-ce qui, diable, a pu le mettre sur mon chemin, celui-là ? Je l’ai pourtant traité assez cavalièrement ! Ah oui ! Voilà comment il faut parler à ces touche-à-tout ! Mais serait-il encore derrière moi, à m’attendre ? »
Razumov sentit, à cette pensée, un léger frisson courir le long de son dos. Ce n’était pas de la crainte, non certes, pas de la crainte pour lui-même, mais une sorte d’appréhension à l’endroit d’une autre personne, d’une personne qu’il aurait connue sans pouvoir la désigner par son nom. Il se souvint pourtant du train attendu par le trop complaisant Anglais, et cette pensée le rassura un instant. Comment le croire capable de perdre ainsi son temps ? C’était absurde, et il était inutile de se retourner pour constater son départ.
Mais que pouvait vouloir dire cet homme avec ses racontars fantastiques de journal et de vieille folle, se demanda-t-il tout à coup. Il avait fait preuve, en tout cas, d’une odieuse indiscrétion, dont seul un Anglais pouvait se montrer capable. Tout cela, c’était une manière d’amusement pour lui ; c’était un jeu, le jeu de la révolution, qu’il contemplait du haut de sa supériorité. Et que pouvait-il bien insinuer avec son exclamation : « La vérité est-elle donc impossible à dire ? »
Razumov pressa ses bras croisés contre la balustrade de pierre, et se pencha très loin : « La vérité ! Dire la vérité à cette vieille folle, « à cette mère de… »
Le jeune homme frissonna de nouveau. Oui, il pourrait avouer la vérité ! Évidemment c’était possible. La vérité toute nue ! On l’en remercierait même, pensait-il, en formulant cyniquement les paroles indicibles. « On se pendrait, sans doute, de gratitude, à mon cou », ricanait-il. Mais il ne persista pas dans cette attitude ; il éprouva tout à coup une tristesse profonde, comme si, brusquement, son cœur s’était vidé. « Eh bien, soyons prudent », conclut-il, revenu à lui-même comme au sortir d’un rêve. « Il n’y a chose ni personne trop insignifiante ou trop absurde pour être méprisée », songeait-il avec lassitude. « Il faut être prudent ».
Razumov repoussa des mains la balustrade ; il revint sur ses pas et traversa à nouveau le pont pour gagner tout droit son logis où, pendant quelques jours, il mena une existence solitaire et recluse. Il n’alla voir ni Pierre Ivanovitch, près duquel l’avait accrédité le groupe de Stuttgart, ni les réfugiés révolutionnaires auxquels il avait été présenté dès son arrivée. Il restait entièrement à l’écart du monde, tout en se rendant compte de ce qu’une telle conduite pouvait causer de surprise, éveiller de soupçons et constituer pour lui de danger.
Cela ne veut pas dire pourtant que pendant ces quelques jours il ne sortit jamais ; je le rencontrai plusieurs fois dans les rues, mais il ne fit pas mine de me reconnaître. Un soir, en rentrant chez moi, à la suite d’une visite tardive aux dames Haldin, je le vis traverser la chaussée obscure du boulevard des Philosophes. Il portait un chapeau mou, à larges bords, et le col de son manteau était relevé. Il se dirigeait résolument vers la maison, mais au lieu d’entrer, il se posta en face des fenêtres, encore éclairées, resta quelques instants immobile, puis s’éloigna par une rue latérale.
Je savais qu’il n’avait pas encore été voir Mme Haldin. Il paraissait répugner à cette visite, me disait Mlle Haldin. D’ailleurs l’état mental de la pauvre femme s’était modifié ; elle semblait croire maintenant à la survivance de son fils, et espérait peut-être le voir arriver un jour. Dans le grand fauteuil de la fenêtre, son immobilité prenait un air d’attente, même avec les rideaux tirés et la lampe allumée.
Pour ma part, j’étais convaincu qu’elle avait reçu un coup mortel. Mlle Haldin à qui, naturellement je me gardais bien de dire mes pressentiments, jugeait qu’il n’y avait aucun intérêt à présenter encore M. Razumov, opinion que je partageais pleinement. Je savais qu’elle rencontrait le jeune homme aux Bastions. Je les vis une ou deux fois se promener lentement ensemble, dans la grande allée. Pendant des semaines, ils se virent tous les jours. J’évitais de passer de ce côté à l’heure où Mlle Haldin y faisait sa promenade. Un jour pourtant, une crise de distraction me fit franchir les grilles et rencontrer la jeune fille qui se trouvait seule. Je m’arrêtai, pour échanger quelques mots avec elle. M. Razumov ne se montrait pas et, tout naturellement, nous nous mîmes à parler de lui.
« Vous a-t-il dit rien de précis sur les faits et gestes de votre frère ou sur sa fin ? » hasardai-je.
« Non », avoua Mlle Haldin, avec une certaine hésitation. « Rien de précis. »
Je comprenais facilement que toutes leurs conversations dussent avoir trait au mort qui les avait rapprochés ; c’était inévitable. Mais c’était au vivant que la jeune fille s’intéressait, et cela aussi, sans doute, était inévitable. En poursuivant mon enquête, j’appris que Razumov s’était révélé sous les traits d’un révolutionnaire fort éloigné du type convenu ; il méprisait la réclame, les théories, les hommes aussi. Cette idée me plaisait, tout en m’intrigant.
« Son esprit, toujours en alerte, devance de beaucoup les nécessités « de la lutte », m’expliquait Mlle Haldin. « Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de faire œuvre effective. »
« Mais, en définitive, le comprenez-vous bien ? » demandai-je brusquement.
Elle eut une nouvelle hésitation. « Pas tout à fait », murmura-t-elle.
Je m’aperçus que M. Razumov l’avait séduite par l’affectation d’une réticence pleine de mystère.
« Savez-vous ce que je crois ? » poursuivit-elle, en se départant d’une attitude réservée et presque méfiante. « Je crois qu’il m’observe et m’étudie pour savoir si je suis digne de sa confiance… »
« Et cela vous fait plaisir ? »
Elle garda, pendant un instant, un silence énigmatique, puis, avec énergie, mais sur un ton de confidence :
« Je suis convaincue », déclara-t-elle, « que cet homme extraordinaire médite quelque vaste projet, quelque grande entreprise. C’est une idée qui le possède et dont il souffre, comme il souffre aussi de se sentir seul au monde. »
« Alors il cherche de l’aide ? » commentai-je, en détournant la tête.
Il y eut un nouveau silence.
« Pourquoi pas ? » fit-elle à la fin.
Le frère mort, la mère mourante, l’ami étranger se trouvaient dorénavant relégués bien loin à l’arrière plan. Mais, du même coup, il n’y avait plus du tout de Pierre Ivanovitch, et cette pensée me consolait. Pourtant je voyais s’épaissir autour de la jeune fille, comme l’obscurité de la nuit qui tombe, l’ombre immense de la vie russe, qui allait l’engloutir bientôt. Je m’enquis de Mme Haldin, cette autre victime de l’ombre mortelle.
Un malaise, nuancé de remords, parut dans les yeux francs de la jeune fille. Sa mère n’allait pas plus mal, mais quelles étranges idées lui venaient quelquefois ! Sur quoi, elle consulta sa montre, m’affirma ne pas pouvoir rester un instant de plus et, après une poignée de mains rapides, s’enfuit légèrement.
Décidément M. Razumov ne viendrait pas ce jour-là. Incompréhensible jeune homme !
Pourtant, moins d’une heure après, je le vis, en traversant la place Molard, monter dans un tramway de la rive Sud.
« Il va au Château Borel », pensai-je.
* *
*
Après avoir déposé Razumov à la porte du château Borel, à un demi-mille environ de Genève, la voiture se remit en marche, entre une double rangée d’arbres touffus. Au bord de la route, dans le soleil, une petite jetée de bois s’avançait sur le lac ; peu profonde et pâle en cet endroit, l’eau prenait plus avant une teinte intense, dont le bleu cru tranchait brutalement sur les berges vertes et peignées de la rive opposée. Le paysage tout entier, avec les quais de pierre blanche du port, qui soulignaient à gauche d’un trait livide la masse sombre de la ville, et avec la banalité de ses promontoires lancés à droite sur la vaste étendue d’eau, donnait une impression froide et luisante de chromolithographie toute neuve. Razumov tourna le dos avec mépris. Il trouvait ce paysage odieux et accablant dans sa perfection glaciale, perfection définitive de la médiocrité, gagnée par des siècles sans fin de labeur et de culture. Il lui tourna le dos et se trouva devant l’entrée du parc du Château Borel.
Les barreaux de la grille centrale et l’arc de fer forgé jeté sur les piliers de pierre sombre, salis par le temps, étaient rongés de rouille et, malgré des traces de roues récemment imprimées sur le sol, la porte semblait n’avoir pas été ouverte depuis très longtemps. Mais près d’une loge de concierge, aux fenêtres closes de planches, et bâtie des mêmes pierres grises que les piliers, il y avait une petite entrée latérale. Elle possédait aussi des barreaux rouillés, restait entr’ouverte et semblait n’avoir pas été fermée depuis des années. Razumov s’aperçut même, en voulant la pousser plus avant, qu’elle ne bougeait plus.
« Vertu des démocraties », grommela-t-il rageusement entre ses dents. « Il n’y a pas de voleurs ici, faut-il croire ? » Et avant d’entrer dans le parc, il jeta un regard de mépris vers un ouvrier, paresseusement allongé sur l’un des bancs de l’avenue large et nette. Les pieds en l’air, l’homme laissait pendre un de ses bras par-dessus le dossier bas. Il consacrait paisiblement l’une des ses journées au repos, comme s’il avait été maître et seigneur de tout ce qui l’entourait.
« Voilà un électeur ! un éligible ! un citoyen éclairé ! Ce qui ne l’empêche pas d’être une brute », murmura Razumov.
Il pénétra dans le parc et marcha d’un pas décidé sur la large route qui montait en tournant. Il essayait de ne penser à rien, de laisser reposer sa tête, de laisser s’apaiser ses émotions. Mais devant la maison, au pied de la terrasse, il hésita, comme s’il eût été physiquement arrêté par une présence invisible. La sensation mystérieuse des battements accélérés de son cœur le fit tressaillir. Il s’arrêta court et contempla la terrasse, avec son mur de briques aux cintres surbaissés, sa parure pauvre de maigres plantes grimpantes, et son étroite bordure de fleurs négligées.
« C’est ici ! » pensait-il, avec une sorte de terreur ; « c’est ici ! en cet endroit même !… »
Il fut tenté de fuir, au seul souvenir de sa première rencontre avec Nathalie Haldin. Il s’avoua ce désir, mais n’y céda point, moins pour résister à une faiblesse indigne que faute de savoir où chercher un refuge. Il ne pouvait pas quitter Genève. Point n’était besoin de réflexion pour comprendre l’impossibilité de la chose : c’eût été un aveu fatal, un véritable suicide moral ; c’eût été aussi un danger physique. Et, d’un pas lent, il gravit les degrés de la terrasse, entre deux urnes de pierre souillée et verdâtre, à l’aspect funéraire.
Au bout de la large plateforme, dont le gravier décoloré laissait percer quelques brins d’herbe, s’ouvrait toute grande la porte de la maison, flanquée des fenêtres aux volets clos du rez-de-chaussée. Razumov jugea que son arrivée avait dû être signalée, en voyant tête nue, dans l’embrasure, Pierre Ivanovitch qui semblait l’attendre.
L’aspect cérémonieux de la redingote noire et l’absence de chapeau étaient faits pour jeter un doute nouveau sur le rôle joué dans cette maison, louée à Mme de S., son Égérie, par le plus grand féministe de l’Europe. Son attitude disait le formalisme du visiteur et la liberté du propriétaire. Barbu, le teint fleuri et les yeux masqués de verres sombres, il vint à la rencontre de Razumov et passa familièrement son bras sous celui du jeune homme.
Razumov fit, pour réprimer tout signe de répugnance, un effort rendu presque instinctif chez lui par la nécessité d’une constante prudence. Cette nécessité même avait figé son expression en un masque d’orgueil austère et quasi fanatique. Le détachement sévère de ce nouvel émissaire de la Russie révoltée, impressionna une fois de plus le « fugitif héroïque ». Il adopta un ton conciliant et confidentiel pour lui dire que Mme de S. reposait, après une mauvaise nuit ; elle avait souvent de mauvaises nuits. Mais il avait laissé son chapeau là-haut sur le palier pour descendre sur la terrasse ; il voulait mener son jeune ami dans une des allées ombreuses qui couraient derrière la maison et avoir avec lui une bonne conversation, à cœur ouvert.
En faisant cette proposition, le grand féministe scrutait les traits immobiles de son interlocuteur et ne put s’empêcher de s’écrier :
« Ma parole, mon jeune ami, vous êtes un homme extraordinaire ! »
« Je crois que vous faites erreur, Pierre Ivanovitch. Si j’étais vraiment un homme extraordinaire, je ne serais pas ici ; je ne me promènerais pas avec vous dans un jardin suisse du canton de Genève, de la commune de… Comment s’appelle donc la commune dont dépend cette propriété ?… Peu importe ! elle est située au cœur de la démocratie en tout cas, cœur bien digne de la démocratie, gros comme un pois chiche et sans plus de valeur. Je n’ai rien de plus extraordinaire que les autres Russes, exilés comme moi sur une terre étrangère.
Mais Pierre Ivanovitch protesta avec véhémence :
« Non, non ! vous n’êtes pas un homme ordinaire ! J’ai quelque expérience des Russes qui… disons… qui vivent à l’étranger. Eh bien, vous nous faites, à moi et à d’autres aussi, l’impression d’une personnalité remarquable. »
« Qu’entend-il par là ? » se demandait Razumov, en regardant en face de son compagnon, dont le visage exprimait une méditation profonde.
« Vous pensez bien, Kirylo Sidorovitch, que les différents cercles traversés par vous avant de venir ici m’ont fourni des renseignements sur votre compte. On m’a écrit. »
« Oh, nous sommes forts pour parler les uns des autres », lança Razumov qui écoutait son compagnon avec une attention soutenue. « Bavardages, racontars, soupçons, tout cela, nous savons en user à la perfection. La calomnie même… ! »
En se permettant cette sortie, Razumov réussit à masquer le sentiment d’angoisse qui l’étreignait. Il se disait bien qu’il n’y avait pas pour lui de motif plausible d’anxiété, mais il n’en fut pas moins soulagé par l’évidente sincérité de Pierre Ivanovitch.
« Ciel ! » protesta le gros homme. « Que dites-vous là ? Et quelle raison pouvez-vous avoir, vous ?… »
L’illustre exilé leva les bras, comme si les paroles lui avaient fait défaut pour exprimer sa pensée. Rassuré, le jeune homme ne s’en sentit que plus porté à poursuivre sur le même ton :
« Oui ! Je parle de ces plantes empoisonnées qui prospèrent dans le monde des conspirateurs, comme des champignons vénéneux dans une cave obscure. »
« Voilà des accusations », protesta Pierre Ivanovitch, « qui du moins en ce qui vous concerne… »
« Non ! » interrompit froidement Razumov, « je ne lance point d’accusations, mais mieux vaut ne nourrir aucune illusion. »
Pierre Ivanovitch lui jeta, à travers ses lunettes sombres, un regard énigmatique, qu’éclairait un léger sourire.
« L’homme qui se vante de n’avoir pas d’illusions a du moins celle-là », fit-il d’un ton amical. « Mais je vois ce qu’il en est, Kirylo Sidorovitch. Vous visez au stoïcisme. »
« Le stoïcisme ! C’est une pose des Grecs et des Romains ! Laissons-leur cela. Nous sommes des Russes, c’est-à-dire des enfants, des naïfs, des cyniques, si vous préférez. Au moins tout cela n’est pas de la pose. »
Un long silence suivit. Les deux hommes marchaient lentement sous les tilleuls. Pierre Ivanovitch avait passé les mains derrière son dos ; Razumov se sentait glisser sur le sol humide et sans gravier de l’allée trop ombragée. Il se demandait avec inquiétude s’il disait bien les paroles voulues. Il aurait dû, se disait-il, mener plus à son gré la conversation. Le grand homme, de son côté, paraissait réfléchir. Il s’éclaircit la gorge, et Razumov sentit un réveil douloureux de mépris et de crainte.
« Je suis surpris… », commença doucement Pierre Ivanovitch. « À supposer fondées vos accusations, il paraît déraisonnable, dans votre cas, de parler de calomnies ou de bavardages. Oui, c’est déraisonnable. Le fait est, Kirylo Sidorovitch, que rien de ce que l’on sait sur votre compte ne pourrait prêter à bavardages ou même à calomnie. Jusqu’ici, vous êtes pour nous l’homme associé à un acte remarquable, l’acte que l’on avait attendu, que l’on avait tenté aussi, mais sans succès. Des gens ont péri, pour avoir essayé ce que Haldin et vous avez fini par faire. C’est avec ce prestige que vous nous arrivez de Russie. Mais vous n’avez pas été très communicatif, Kirylo Sidorovitch, avouez-le. Les gens que vous avez rencontrés m’ont fait part de leurs impressions ; l’un m’écrit ceci, l’autre cela ; mais je veux me faire une opinion personnelle, et j’ai attendu pour cela de vous voir. Vous n’êtes pas un homme ordinaire, voilà ce qui est absolument certain. Vous êtes renfermé, très renfermé. Cette taciturnité, ce front sévère, ce quelque chose d’inflexible et de mystérieux que l’on décèle en vous, légitiment tous les espoirs, tout en provoquant une certaine curiosité sur le fond de votre pensée. Il y a quelque chose d’un Brutus… »
« Épargnez-moi ces allusions classiques, je vous en supplie, s’écria nerveusement Razumov. « Junius Brutus n’a rien à faire ici. C’est ridicule ! Voulez-vous inférer… », poursuivit-il d’un ton sarcastique mais plus modéré, « voulez-vous inférer que les révolutionnaires russes soient tous des patriciens, et que je sois, moi, un aristocrate ? »
Pierre Ivanovitch, qui avait ponctué ses paroles de quelques gestes, remit les mains derrière son dos et marcha, un instant, l’air pensif.
« Non, ce ne sont pas tous des patriciens ! » murmura-t-il enfin. « Mais vous, en tout cas, vous êtes l’un des nôtres. »
Razumov sourit amèrement.
« Évidemment, je ne m’appelle pas Guggenheim », fit-il d’un ton railleur. Je ne suis pas un Juif démocratique. Est-ce ma faute ? Ce n’est pas une chance accordée à tout le monde. Je n’ai pas de nom, pas de… »
Le grand révolutionnaire parut très affecté de ces paroles. Il recula de quelques pas, pour étendre les bras devant lui, en un geste de prière et presque de supplication. Sa voix de basse taille était pleine d’une émotion douloureuse.
« Mais mon cher jeune ami… », s’écria-t-il. « Mon cher Kirylo Sidorovitch… »
Razumov hocha la tête.
« Ce nom même, dont vous avez l’amabilité de me gratifier, je n’y ai aucun droit légal. Peu importe d’ailleurs. Je n’y veux pas prétendre. Je n’ai pas de père ; tant mieux. Mais écoutez ceci ; le grand-père de ma mère était un paysan, un serf. Voyez donc si je suis l’un des vôtres. Je ne demande à personne de me réclamer. Mais au moins la Russie, elle, ne peut pas me désavouer. Elle ne le peut pas ! »
Et Razumov se frappa la poitrine du poing.
« La Russie ; voilà ce que je suis ! »
Pierre Ivanovitch marchait lentement, la tête basse, et Razumov le suivait, mécontent de lui-même. Ce n’était pas la conversation qu’il avait souhaitée ; toute explosion de sincérité était une imprudence de sa part. Pourtant, songeait-il avec désespoir, on ne pouvait renoncer à jamais rien dire de la vérité. Il se sentit soudain une telle haine pour Pierre Ivanovitch, méditatif derrière ses verres sombres, que s’il avait eu un couteau, il l’aurait poignardé, non seulement sans remords, mais avec une satisfaction atroce et triomphante. Comme celle d’un dément, son imagination s’attardait malgré lui à cette pensée frénétique. « Ce n’est pas ce que l’on me demande », se répétait-il. « Ce n’est pas… Je pourrais forcer pour m’enfuir cette petite porte du mur de clôture. La serrure est peu solide. Personne dans la maison ne se doute que cet homme soit ici, avec moi. Ah si ! le chapeau ! Les femmes trouveraient bien vite le chapeau qu’il a laissé sur le palier ; elles tomberaient sur le cadavre couché dans cette ombre humide et triste. Mais je serais parti, et personne ne pourrait jamais… Seigneur ! Est-ce que je deviens fou ? » se demanda-t-il avec terreur.
Il entendit tout à coup la voix du grand homme, rêveuse et assourdie.
« Hum ! Oui. Sans doute ; sous certains rapports… » Puis, plus haut : « Il y a beaucoup d’orgueil en vous. »
Le ton de Pierre Ivanovitch se fit simple et familier, comme s’il avait voulu l’adapter à l’origine paysanne proclamée par Razumov.
« Beaucoup d’orgueil, frère Kirylo. Je ne prétends pas d’ailleurs que ce soit un orgueil injustifié ; je vous ai déjà dit le contraire. Si j’ai hasardé cette allusion à votre naissance, c’est que je n’y attache pas la moindre importance. Vous êtes un des nôtres, et c’est à cela seulement que je songe avec satisfaction. »
« Pour moi aussi c’est chose importante », rétorqua tranquillement Razumov, qui poursuivit, après un court silence : « et je reconnais qu’il en peut être de même pour vous. » Il sentait passer dans sa voix une nuance d’irritation qui le gênait, mais qu’il espérait devoir échapper à Pierre Ivanovitch. « Si nous ne parlions plus de cela… »
« Soit ! C’est entendu ; nous n’en parlerons plus dorénavant, Kirylo Sidorovitch », concéda noblement le grand prêtre de la révolution. « Ce sera ma dernière allusion à ce sujet. Mais vous ne croyez pas un instant que j’aie eu la moindre intention de vous froisser. Vous êtes manifestement une nature d’élite ; voilà comment je vous juge, et vos… capacités sont évidemment fort au-dessus de la moyenne. Pourtant ces capacités, Kirylo Sidorovitch, je ne les connais guère. En dehors de la Russie, personne n’a su grand’chose de vous, jusqu’ici. »
« Vous m’avez surveillé ? » interrogea Razumov.
« Certes. ».
Le grand homme avait parlé sur un ton de parfaite franchise, mais, comme leurs yeux se cherchaient, Razumov se sentit dérouté par les lunettes sombres. Pierre Ivanovitch hasarda, sous leur protection, qu’il avait, depuis quelque temps, besoin, pour certain projet, d’un homme d’énergie et de caractère. Il n’ajouta, d’ailleurs, rien de plus précis et, après quelques remarques critiques sur les personnages qui composaient le comité révolutionnaire de Stuttgart, il laissa tomber la conversation pendant un temps très long. Ils arpentaient l’allée d’un bout à l’autre. Silencieux aussi, Razumov levait de temps en temps les yeux sur le dos de la maison. Rien ne semblait indiquer qu’elle fût habitée. Ses murs lépreux, souillés par les intempéries, et ses fenêtres aux volets clos du haut en bas, lui donnaient un aspect d’humidité, de tristesse et d’abandon. On la voyait très bien livrée à quelque fantôme traditionnel et banal, qui l’aurait troublée de ses plaintes et de ses gémissements. Mais les ombres qu’à en croire la rumeur publique, Mme de S. évoquait avec des hommes État, des diplomates et des députés de divers Parlements européens, devaient être d’une autre nature. Razumov n’avait jamais vu la dame que dans son landau.
Pierre Ivanovitch sortit de sa rêverie.
« Il y a deux choses que je puis vous dire tout de suite. D’abord, je ne crois pas que l’on voie jamais sortir de la lie d’un peuple ni un chef, ni aucune action décisive. Maintenant, si vous me demandez ce que j’entends par la lie d’un peuple, hum !… ; ce serait trop long à expliquer. Vous seriez surpris de la variété des éléments qui, à mon sens, constituent cette lie, des éléments qui devraient, et doivent rester au fond du vase. D’ailleurs une telle affirmation pourrait prêter matière à discussion. Au moins puis-je vous dire ce qui ne fait pas partie de la lie et, sur ce point, il est impossible que nous ne soyons pas d’accord. Les paysans, dans un peuple, n’appartiennent pas à la lie, pas plus que les classes élevées, la noblesse, si vous voulez. Songez à cela, Kirylo Sidorovitch, vous que je crois porté à la réflexion. Tout ce qui, dans un peuple, n’est pas naturel, tout ce qu’il n’a pas acquis de naissance ou au cours de son développement, n’est que boue. L’intelligence mal placée, de la boue ! Les doctrines étrangères : de la boue, de la lie ! Et voici la seconde pensée que je veux proposer à votre méditation : il y a pour nous, en ce moment, un abîme creusé entre le présent et l’avenir, un abîme que ne peut nous faire franchir aucun libéralisme étranger. Toute tentative dans ce sens n’est que folie ou tromperie. On ne peut franchir un tel abîme ! Il faut le combler ! »
Une sorte de jovialité sinistre perçait sous les accents du gros féministe. Il saisit le bras de Razumov au-dessus du coude, pour le secouer légèrement.
« Comprenez-vous, énigmatique jeune homme ? Il faut le combler ! »
Razumov gardait une contenance impassible.
« Ne croyez-vous pas que j’aie fait mieux que de méditer sur ce sujet ? » fit-il en libérant doucement son bras et en s’écartant légèrement de Pierre Ivanovitch pour poursuivre la lente promenade. Ce n’était pas, ajouta-t-il, avec des charretées de mots et de théories que l’on comblerait cet abîme. Point n’était besoin de méditations. Seul, le sacrifice de vies nombreuses pourrait… Il se tut sans achever sa phrase.
Pierre Ivanovitch inclina lentement sa grosse tête velue. Puis, au bout d’un instant, il proposa au jeune homme de rentrer, pour voir si Mme de S. pouvait les recevoir.
« Nous prendrons le thé », dit-il, en hâtant le pas, pour sortir de la triste allée d’ombre.
La dame de compagnie guettait la venue des deux hommes, qui virent, en tournant l’angle de la maison, sa jupe sombre s’envoler sous la porte d’entrée ; elle s’était sauvée quelque part et avait disparu lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule. Dans la lumière crue, qui tombait à travers la poussière d’un plafond vitré sur la mosaïque blanche et noire d’un sol maculé de boue, leurs pas résonnaient faiblement. Le grand féministe passa devant son compagnon pour monter l’escalier. Sur la balustrade du premier étage était posé, le bord en l’air, un grand chapeau brillant ; au milieu du palier s’ouvrait la double porte du salon, hanté, disait-on, par les esprits évoqués, et fréquenté sans doute par des révolutionnaires en exil. La peinture craquelée des panneaux blancs, l’or terni des moulures ne laissaient imaginer à l’intérieur que poussière et vide. Avant de tourner le bouton de cuivre massif, Pierre Ivanovitch lança à son jeune compagnon un regard significatif, à demi-critique et à demi-implorant.
« Personne n’est parfait », murmura-t-il discrètement, comme le possesseur d’un bijou de prix avertit le profane, avant d’ouvrir l’écrin, qu’il n’y a peut-être pas de gemme sans défaut.
Il garda si longtemps la main sur le bouton de la porte, que Razumov finit par approuver sa réflexion d’un « Non » morose.
« La perfection même n’aurait pas une telle valeur », poursuivit Pierre Ivanovitch, « dans un monde auquel elle n’est pas destinée. Mais vous allez vous trouver en présence d’un esprit… je dis mal : de la quintessence de l’esprit féminin, dont l’irrésistible et lumineuse sympathie saura comprendre toutes les perplexités qui peuvent vous tourmenter. Rien ne pourrait rester obscur pour cette intuition inspirée, oui, c’est bien le mot, inspirée pour cette véritable lumière de la nature féminine. »
La fixité luisante du regard aux lunettes sombres donnait aux traits de Pierre Ivanovitch un air de si parfaite conviction que Razumov eut, devant la porte fermée, un brusque mouvement de recul.
« Intuition ; lumière ? » balbutia-t-il. « Est-ce d’une sorte de lecture de pensée que vous voulez parler ? »
Pierre Ivanovitch parut scandalisé de cette idée.
« Oh non ! c’est quelque chose d’absolument différent », répliqua-t-il, avec un léger sourire apitoyé.
Razumov commençait à sentir monter en lui une irritation bien involontaire.
« Voilà qui est bien mystérieux ! » grommela-t-il, entre ses dents.
« Vous ne voyez pourtant pas d’objection à ce que l’on vous comprenne et à ce que l’on vous dirige ? » interrogea le grand féministe.
Razumov eut une explosion de colère.
« Dans quel sens ? » fit-il d’une voix sourde. « Comprenez donc que je suis un homme sérieux. Pour qui me prenez-vous ? »
Les deux hommes se regardaient en face. La colère de Razumov fut calmée par l’impénétrable fixité des verres bleus qui défiaient son regard, et Pierre Ivanovitch finit par se décider à tourner le bouton.
« Vous allez le savoir tout de suite », fit-il en ouvrant la porte, tandis que, dans la pièce s’élevait une voix rude et basse :
« Enfin ! Vous voilà ! »
« Oui, me voici », lança Pierre Ivanovitch d’un ton cordial, où perçait une nuance de satisfaction ; il était resté sur le seuil de la porte, dont sa masse noire masquait la lumière.
Puis, jetant par-dessus l’épaule, un coup d’œil sur Razumov, qui attendait de le voir avancer :
« Et je vous amène un conspirateur éprouvé. Un vrai, celui-là ! »
Cette halte devant la porte donna au « conspirateur éprouvé » le temps d’effacer de ses traits la curiosité rageuse et le dégoût intime qu’ils auraient pu trahir. Les expressions même que j’emploie ici se trouvent consignées en des lignes dont on ne saurait guère suspecter la sincérité. Le journal de M. Razumov ne pouvait être destiné à personne qu’à son auteur. Sa rédaction ne répondait pas, à mon sens, à l’étrange besoin d’épanchement propre aux hommes qui mènent une vie secrète, et par où s’explique, dans tous les complots et conspirations de l’histoire, l’existence de « documents compromettants ». M. Razumov s’adressait, me semble-t-il, à son journal, comme un homme s’adresse à son miroir, avec étonnement, et parfois avec angoisse, avec colère ou désespoir. C’était bien l’homme menacé qui jette sur ses traits un regard de crainte dans une glace, en cherchant des excuses rassurantes pour les marques parues sur son visage, touches insidieuses d’un mal héréditaire et sournois.