Au premier abord, l’Égérie du « Mazzini russe » produisait un gros effet, par l’immobilité cadavérique d’un visage manifestement fardé. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Sa silhouette, dans une robe moulée et admirablement faite, mais très fanée, avait une raideur élégante. L’âpreté de la voix qui l’invitait à s’asseoir, la rigidité du buste redressé, l’immobilité du bras allongé sur le dos du sofa, l’éclat blanc des yeux qui accentuaient le regard sombre et insondable de pupilles dilatées, firent sur Razumov une impression plus profonde que tout ce qu’il avait vu depuis son départ précipité et furtif de Pétersbourg. « C’est une sorcière habillée à Paris », se dit-il ; « mauvais présage ! » Il resta un instant hésitant, sans comprendre, tout d’abord, ce que lui disait la voix rude :
« Asseyez-vous ! Tirez votre chaise à côté de moi. Là !… »
Il s’assit. Vues de près, les pommettes rougies, les rides, les petites lignes qui creusaient, de chaque côté, des lèvres trop colorées, le remplirent de stupeur. On lui faisait bon accueil, et il se vit adresser un sourire qui le fit songer à un rictus de squelette.
« Nous avons entendu parler de vous, depuis quelque temps. »
Ne sachant que répondre, il balbutia des paroles décousues. Le rictus de squelette s’effaçait.
« Et savez-vous que l’on se plaint en général de vous avoir trouvé bien réservé ? »
Razumov resta un instant silencieux, méditant sa réponse.
« Je suis un homme d’action, voyez-vous ! » fit-il d’une voix sourde, les yeux dans le vide.
Énorme, Pierre Ivanovitch se tenait debout, près de la chaise de Razumov, dans un silence d’attente.
Le jeune homme eut un léger sentiment de nausée. Quelles pouvaient être les relations de ces deux êtres, de ce cadavre galvanisé, sorti d’un conte d’Hoffmann et de ce mondial prédicateur de l’évangile féministe, maître en révolutions aussi ? Cette vieille momie peinte aux yeux impénétrables,… et ce gros homme déférent, au cou de taureau ? Qu’y avait-il entre eux ? Sorcellerie ? Fascination ? « C’est pour son argent », conclut-il. « Elle possède des millions… »
Les murs et le sol de la pièce étaient nus comme ceux d’une grange. On avait descendu et mis en service, sans même les épousseter convenablement, les quelques meubles dénichés sous les combles, rebut du mobilier abandonné par la femme du banquier. Les fenêtres sans rideaux avaient un air indigent et las. Sur d’eux d’entre elles tombaient des stores malpropres, d’un blanc jaunâtre. Le tout ne disait pas la pauvreté, mais l’avarice sordide.
La voix rauque s’éleva au-dessus du canapé, d’un ton rageur :
« Vous regardez autour de vous, Kirylo Sidorovitch ! J’ai été honteusement volée ; positivement ruinée ! »
Un rire croassant qu’elle ne semblait pas pouvoir réprimer, interrompit un instant ses paroles.
« Une âme servile se consolerait, à la pensée que le principal voleur était un grand personnage, un être quasi sacro-saint, un Grand Duc, enfin ! Non, vous ne pouvez pas vous faire une idée des voleurs que sont ces gens-là. Des voleurs fieffés ! »
Sa poitrine se soulevait, mais son bras gauche restait immuablement étendu sur le dos du fauteuil.
« Vous allez vous faire mal ! » soupira une voix profonde, qui parut, au regard surpris de Razumov, sortir des lunettes insondables de Pierre Ivanovitch, plutôt que des lèvres qui avaient à peine bougé.
« Que m’importe ? Je dis que ce sont des voleurs ! Des voleurs, des voleurs ! »
Razumov restait confondu de cette clameur soudaine, qui tenait de la plainte et du croassement, et plus encore d’une crise hystérique.
« Voleurs ! voleurs ! Vol… »
« Il n’y a pas de puissance sur terre, capable de vous voler votre génie ! » cria Pierre Ivanovitch d’une voix dominatrice, mais sans un mouvement, sans le moindre geste. Un profond silence tomba.
Razumov gardait une contenance impassible. « Que signifie cette comédie ? » se demandait-il.
Au même instant, il entendit un coup frappé contre une porte située derrière son dos, et il vit entrer rapidement la dame de compagnie ; vêtue d’une jupe noire râpée et d’une blouse élimée, elle marchait sur les talons et portait à deux mains un gros samovar russe, manifestement trop lourd pour elle. Razumov fit, pour l’aider, un mouvement instinctif et la stupéfia si fort, qu’elle faillit en lâcher son fardeau trépidant. Elle réussit pourtant à le poser sur la table, mais avec un air d’effroi tel, que Razumov se rassit hâtivement. Elle apporta ensuite, d’une pièce voisine, quatre verres, une théière et un sucrier sur un plateau de fer noir.
La voix rude s’éleva brusquement, pour demander :
« Les gâteaux ? Avez-vous pensé aux gâteaux ? »
Sans un mot, Pierre Ivanovitch sortit sur le palier, pour en revenir immédiatement, avec un paquet enveloppé de papier blanc glacé, qu’il avait dû extraire de l’intérieur de son chapeau. Avec une gravité imperturbable, il dénoua la ficelle, ouvrit le papier et l’aplatit sur la table, à portée de la main de Mme de S. La dame de compagnie versa le thé, puis se retira dans un coin éloigné, à l’abri des regards. De temps en temps, Mme de S. étendait comme une griffe, vers le paquet de gâteaux, une main étincelante de bagues précieuses, en prenait un et le dévorait goulûment, en exhibant une rangée de grandes dents fausses. Elle parlait, en même temps, à voix rauque, de la situation politique des Balkans, disant son ferme espoir de voir une complication quelconque, dans la Péninsule, soulever en Russie un grand mouvement d’indignation nationale contre « ces voleurs, voleurs, voleurs. »
« Vous allez vous faire mal », intervint Pierre Ivanovitch, avec un regard des verres sombres. Il ne disait rien, mais fumait des cigarettes et buvait du thé sans interruption. Quand il avait vidé son verre, il faisait un geste de la main, par-dessus son épaule. Au signal, la dame de compagnie bondissait du coin où elle se cachait, avec des yeux ronds d’animal aux aguets, et se précipitait vers la table, pour lui verser un nouveau verre.
Razumov la regarda une ou deux fois : elle paraissait anxieuse et tremblante, bien que ni Mme de S. ni Pierre Ivanovitch ne fissent la moindre attention à elle. « Qu’ont-ils pu, entre eux deux, faire à cette misérable créature ? » se demandait Razumov. « Lui ont-ils fait perdre l’esprit, à force de terreur, avec tous leurs fantômes, ou l’ont-ils battue, tout simplement ? » Quand elle lui versa son second verre de thé, il vit trembler ses lèvres, comme celles d’une personne chez qui l’épouvante va déterminer une explosion de paroles. Mais elle ne dit rien, et retourna dans son coin, comme pour caresser dans son cœur le sourire qu’il lui avait adressé en guise de remerciement.
« Peut-être vaudrait-il la peine de cultiver cette connaissance », se dit tout à coup Razumov.
Il se calmait peu à peu et pour la première fois peut-être, depuis que Victor Haldin avait pénétré dans sa chambre… et en était sorti, se pliait aux nécessités que la vie lui imposait. Il se rendait bien compte qu’il était l’objet des amabilités redoutables de la fameuse, ou trop connue… Mme de S.
Celle-ci était heureuse de découvrir en Razumov un type différent de celui des autres révolutionnaires ; elle en avait tant vu de ces membres de comités, de ces émissaires secrets, de ces professeurs vulgaires, réfugiés sans éducation, étudiants mal dégrossis, anciens savetiers aux faces d’apôtres, enthousiastes phtisiques et loqueteux, jeunes Hébreux, êtres communs de toute sorte, qui gravitaient autour de Pierre Ivanovitch. Il lui plaisait de causer avec un jeune homme de bonne mine, car elle n’était pas toujours dans une disposition mystique. La réserve de Razumov ne faisait que l’exciter à plus de volubilité. Sa conversation rapide portait toujours sur les Balkans. Elle connaissait tous les hommes d’État de cette région : Turcs, Bulgares, Monténégrins, Roumains, Grecs, Arméniens, et d’autres encore, de nationalité mal définie, jeunes et vieux, vivants et morts. On pourrait, avec quelque argent, fomenter une intrigue qui mettrait la Péninsule en feu et constituerait un outrage pour le sentiment national russe. On pousserait le cri d’alarme en faveur des frères abandonnés et, la nation une fois frémissante d’indignation, il suffirait de deux ou trois régiments pour déchaîner à Pétersbourg une révolution militaire et venir à bout de ces voleurs…
« Je n’ai évidemment qu’à me tenir tranquille et à écouter », se disait Razumov. « Quant à cette ignoble brute velue… » (c’est en ces termes que M. Razumov faisait mentalement allusion à l’apôtre de l’état social féministe), quant à lui, toute sa malice ne l’empêchera pas de se livrer aussi, un jour. » Razumov cessa un instant de penser. Puis, dans son esprit, se formula tristement une réflexion amère et ironique : « J’ai le don d’inspirer confiance ! » Il s’entendit pousser un rire bruyant, qui parut agir comme un coup de fouet sur la bête fardée aux yeux luisants.
« Libre à vous de rire ! » cria-t-elle de sa voix rauque. « Que voulez-vous faire d’autre ? Ces gens-là sont de vrais escrocs, et de vils escrocs, encore ! Des petits Allemands… des Holstein Gottorps ! Évidemment, on aurait de la peine à dire ce qu’ils sont et d’où ils viennent ! Une famille qui compte parmi ses ancêtres, une créature comme la Grande Catherine ! Concevez-vous cela ? »
« Vous vous faites mal », fit Pierre Ivanovitch, d’un ton patient, mais ferme. Ce rappel à l’ordre eut son effet ordinaire sur l’Égérie. Elle laissa tomber ses lourdes paupières décolorées, et changea de position sur le canapé. Anguleux et sans vie, tous ses mouvements paraissaient absolument automatiques, dès qu’elle fermait les yeux. Après un instant elle les rouvrit tout grands. Pierre Ivanovitch buvait paisiblement son thé, sans hâte.
« Eh bien, on peut le dire ! » fit-elle, en s’adressant directement à Razumov. « Ceux qui vous ont vu au cours de votre voyage, n’ont pas tort. Vous êtes fort réservé. Vous n’avez pas proféré vingt paroles en tout, depuis que vous êtes ici. Et vous ne laissez rien lire non plus de vos pensées sur votre visage. »
« J’ai écouté, Madame », dit Razumov, en français, pour la première fois, avec une hésitation due à l’incertitude de son accent. Mais l’effet produit n’en parut pas moins excellent. Mme de S. lança vers les lunettes de Pierre Ivanovitch un coup d’œil significatif, comme pour lui faire partager sa conviction, touchant les mérites du jeune homme. Elle eut même, à l’adresse de Razumov, un petit geste de tête, et il l’entendit murmurer à mi-voix ces paroles : « À employer plus tard dans le service diplomatique », qui résumaient l’impression favorable produite par lui. La fantastique absurdité d’une telle idée le révolta : cette vision dérisoire d’une carrière impossible lui faisait l’effet d’un outrage à ses espoirs brisés. Pierre Ivanovitch continuait cependant à boire son thé, impassible comme un sourd. Razumov sentit qu’il fallait dire quelque chose.
« Oui », commença-t-il, d’un ton délibéré, comme s’il avait formulé une opinion très mûrie ; « c’est évident ! Même dans la préparation d’une révolution purement militaire, il faut tenir compte du sentiment populaire. »
« Vous m’avez parfaitement comprise. Il faut spiritualiser le mécontentement. C’est ce que ne veulent pas comprendre les chefs ordinaires des comités révolutionnaires. Ils en sont incapables. Prenez, par exemple, Mordatiev, qui était à Genève, le mois dernier, et que Pierre Ivanovitch m’a amené. Vous connaissez Mordatiev ? Oui, vous en avez entendu parler. On en fait un aigle, un héros ! Et pourtant il n’a jamais fait la moitié de ce que vous avez fait ; pas la moitié… Il n’a même jamais essayé… »
Mme de S. s’agita sur le canapé avec des mouvements anguleux.
« Bien entendu, nous avons causé. Et savez-vous ce qu’il m’a dit ? Pourquoi nous mêler de ces intrigues balkaniques ? Nous n’avons qu’à détruire les scélérats, tout simplement ! » Détruire, c’est très bien mais après ? L’imbécile ! Je lui ai crié : « Mais il faut spiritualiser, ne comprenez-vous pas, spiritualiser le mécontentement… »
Elle fouilla nerveusement dans sa poche, pour y chercher un mouchoir, et le pressa contre ses lèvres.
« Spiritualiser ? » fit, d’un ton interrogateur, Razumov, les yeux fixés sur la poitrine haletante. Les deux bouts d’une vieille écharpe de dentelle noire que Mme de S. portait sur la tête tombèrent de ses épaules pour pendre de chaque côté des joues roses et mortes.
« L’odieux individu ! » s’écria-t-elle avec une nouvelle explosion. « Imaginez un homme qui prend cinq morceaux de sucre dans son thé ! Oui, j’ai dit, « spiritualiser » ; comment voulez-vous rendre, autrement, les rancœurs effectives et universelles ? »
« Écoutez ceci, jeune homme », fit entendre solennellement Pierre Ivanovitch : « Effectives et universelles ! »
« D’aucuns pensent que la faim y suffirait ! », remarqua Razumov en le regardant d’un œil soupçonneux.
« Oui, je sais. Chez nous on meurt de faim en masses. Mais on ne peut rendre la famine universelle, et ce n’est pas du désespoir que nous voulons faire naître. Il n’y a pas de soutien moral à chercher dans le désespoir. C’est de l’indignation… »
Mme de S. laissa tomber sur ses genoux, le bras décharné qu’elle avait étendu.
« Je ne suis pas un Mordatiev… », commença Razumov.
« Bien sûr… », murmura Mme de S.
« Et je suis pourtant prêt à crier comme lui : « Détruisons, détruisons ! » Mais permettez une question à mon ignorance des choses politiques… Une intrigue balkanique, ne risque-t-elle pas de prendre beaucoup de temps ? »
Pierre Ivanovitch se leva doucement pour aller se poster contre la fenêtre, les yeux au dehors. Razumov entendit une porte se fermer, tourna la tête, et vit que la dame de compagnie s’était esquivée.
« En matière de politique, je m’intéresse au surnaturel », fit Mme de S. en rompant le silence.
Pierre Ivanovitch s’éloigna de la fenêtre et vint frapper Razumov à l’épaule. C’était un signal de départ. Mais il s’adressait en même temps à Mme de S. sur un ton particulier de remontrance :
« Éléonore ! »
Quelque fut le sens de cet appel, elle ne parut pas l’entendre. Elle s’appuyait au dos du canapé, comme une statue de bois. L’immobile maussaderie de son visage, encadrée par la dentelle molle et fanée, prenait un air de cruauté.
« Pour ce qui est de la destruction », croassa-t-elle devant Razumov attentif, « il n’y a qu’une classe à détruire, en Russie. Une seule. Et cette classe se compose d’une seule famille. Vous me comprenez ? C’est cette seule famille qu’il faut détruire. »
Elle avait une rigidité terrible, la raideur d’un cadavre qu’aurait galvanisé une haine meurtrière, pour en tirer des paroles atroces et des regards fulgurants. Cette vision fascinait Razumov qui se sentait pourtant plus maître de lui-même, qu’il ne l’avait encore été, depuis son entrée dans la sinistre pièce vide. Son intérêt était éveillé. Mais, à côté de lui, le grand féministe réitéra son appel.
« Éléonore ! »
Elle ne l’écoutait pas. Ses lèvres rougies vaticinaient avec une volubilité extraordinaire. L’esprit libérateur saurait trouver des armes devant lesquelles se sépareraient les eaux des rivières comme celles du Jourdain, et tomberaient les remparts, comme les murs de Jéricho. C’étaient des fléaux et des miracles, des prodiges et des guerres qui libéreraient les hommes du servage. Les femmes…
« Éléonore !… »
Elle s’arrêta. Elle avait entendu, cette fois. Elle appuya la main contre son front.
« Qu’y a-t-il ? Ah oui ! cette jeune fille !… la sœur de… »
C’est de Mlle Haldin qu’elle voulait parler. La jeune fille et sa mère menaient une vie très retirée. C’étaient des provinciales, n’est-ce pas ? La mère avait dû être remarquable, et gardait des traces de beauté, dont Pierre Ivanovitch, lors de sa première visite, avait été très frappé… Mais la froideur de leur réception était vraiment singulière.
« Pierre Ivanovitch est une de nos gloires nationales ! » cria Mme de S. avec une véhémence soudaine. » Le monde entier a les yeux fixés sur lui… »
« Je ne connais pas ces dames », fit très haut Razumov, en se levant.
« Que dites-vous, Kirylo Sidorovitch ? J’ai su qu’elle vous avait parlé ici même, dans le jardin, l’autre jour… »
« Oui, dans le jardin », avoua Razumov, d’une voix sombre. Puis, avec un effort : « Elle s’est présentée à moi. »
« Et puis elle s’est enfuie sans nous voir », poursuivit Mme de S. avec une vivacité sinistre. « Après être venue jusqu’à la porte ! Ce sont d’assez singulières façons ! Mais j’ai été aussi, dans un temps, une petite provinciale timide. Oui Razumov ! » Elle se faisait intentionnellement familière, et adressait au jeune homme une grimace atroce, qu’elle voulait faire gracieuse et qui le fit visiblement tressaillir ; « oui, telle est mon origine ! Une simple famille de province ! »
« Vous êtes prodigieuse », déclara Pierre Ivanovitch, du plus profond de sa voix.
Mais c’était à Razumov qu’allait le sourire de squelette. Elle prit un ton impérieux.
« Vous nous amènerez ici cette jeune sauvage. On a besoin d’elle. Je compte sur votre succès, notez-le… »
« Ce n’est pas une jeune sauvage », grommela Razumov, d’un ton bourru.
« Bon ! peu importe !… cela revient au même. Peut-être est-ce une de nos jeunes démocrates vaniteuses. Savez-vous ce que je pense ? Je vois beaucoup d’analogie entre vos caractères. On sent couver en vous le feu de l’orgueil. Vous êtes sombre et plein de vous-même, mais je vois bien votre âme ! »
Les yeux luisants avaient un regard intense et dur, qui ne s’arrêtait pas sur Razumov, et lui donnait l’impression absurde de regarder un objet visible derrière lui. Il s’en voulut de se montrer ridiculement impressionnable et demanda, avec un calme affecté :
« Que voyez-vous donc ? Quelque chose qui me ressemble ? »
Elle tourna de droite et de gauche, en un geste de dénégation, son visage aux traits figés.
« Une espèce de fantôme à mon image ? » insista lentement Razumov, « Car une âme que l’on voit, ce doit être cela. Une chose vaine. Les vivants ont leurs fantômes, aussi bien que les morts. »
La tension du visage de Mme de S. s’était relâchée, et elle regardait maintenant Razumov dans un silence qui devenait déconcertant.
« J’ai eu moi-même l’expérience d’un cas de ce genre », balbutia-t-il, comme s’il avait obéi à une contrainte. « J’ai vu un fantôme, un jour. »
Les lèvres trop rouges s’agitèrent, pour formuler une question brève.
« Un mort ? »
« Non ; un vivant. »
« Un ami ? »
« Non ! »
« Un ennemi ? »
« Je le détestais ! »
« Ah ! Ce n’était pas une femme, alors ? »
« Une femme ! » répéta Razumov, les yeux plantés droit dans ceux de Mme de S. Pourquoi n’eût-ce pas été une femme ? Et pourquoi cette conclusion ? Pourquoi n’aurais-je pas pu détester une femme ? »
À vrai dire, l’idée de haïr une femme était nouvelle pour lui. À ce moment là, il haïssait Mme de S. Mais était-ce bien de la haine ce qu’il éprouvait, et n’était-ce pas plutôt le sentiment d’horreur que peut causer l’aspect repoussant d’un masque de bois ou de plâtre ? Mme de S. ne bougeait pas plus qu’une effigie de ce genre ; ses yeux mêmes, dont le regard fixe plongeait dans ceux du jeune homme restaient sans vie, malgré l’éclat particulier qui leur donnait un aspect aussi artificiel qu’à ses dents. Pour la première fois, Razumov eut conscience d’un parfum léger, qui, malgré sa sensibilité, lui causa une nausée. Pierre Ivanovitch lui tapa légèrement à nouveau sur l’épaule. Le jeune homme s’inclina et se préparait à tourner le dos, lorsqu’il se vit tendre, par insigne faveur, une main osseuse et sans vie, tandis que la voix rauque prononçait deux mots en français :
« Au revoir. »
Il s’inclina sur la main de squelette, et quitta la pièce, escorté par le grand homme, qui le fit sortir le premier. Derrière eux, la voix s’éleva, du canapé :
« Vous restez ici, Pierre ? »
« Certainement, ma chère amie. »
Mais il quitta la pièce avec Razumov, en tirant la porte sur eux. Le palier se prolongeait, à droite et à gauche, en un couloir nu, morne perspective de décors blanc et or, sans trace de tapis. La lumière même, qui pénétrait au fond, par une large fenêtre, paraissait poussiéreuse, et, sur la balustrade de marbre blanc, le haut chapeau de soie du grand féministe sautait aux yeux, comme une tache isolée, noire et brillante dans toute cette blancheur blafarde.
Pierre Ivanovitch accompagnait le visiteur sans ouvrir les lèvres. Il ne rompit même pas le silence, en atteignant l’extrémité du palier. Razumov sentit brusquement l’abandonner son désir de descendre l’escalier et de quitter la maison sans le moindre signe. Il fit halte sur la première marche, et s’adossa au mur. Au-dessous de lui, le grand vestibule au sol carrelé de blanc et de noir, paraissait absurdement vaste ; on aurait dit d’un lieu public, dont les puissantes résonnances se seraient offertes au bruit des pas et des voix. Comme s’il avait eu peur d’éveiller les échos bruyants de cette maison vide, Razumov se mit à parler à voix basse.
« Je n’ai aucune envie de devenir un dilettante du spiritisme », fit-il.
Très sérieux, Pierre Ivanovitch eut un léger mouvement de tête. « Ni de perdre mon temps en extases spirituelles ou en méditations sublimes sur l’évangile féministe », poursuivit Razumov. Je suis venu ici pour prendre part à l’action… à l’action, très respecté Pierre Ivanovitch ! Ce n’est pas le renom du grand écrivain européen qui m’a attiré ici, dans cette odieuse ville de liberté. C’est quelque chose de beaucoup plus grand, c’est l’idée du chef ! Il y a, en Russie, des jeunes gens qui meurent de faim, mais que leur foi en vous semble seule faire vivre, dans leur misère. Pensez à cela, Pierre Ivanovitch ! Oui ! Pensez un peu à cela ! »
Cette objurgation laissa le grand homme immobile et muet, comme une statue de la respectabilité placide et silencieuse.
« Je ne parle pas, bien entendu, du peuple », poursuivit Razumov, du même ton contenu, mais emphatique, « de notre peuple de brutes ! » Ce qualificatif souleva un mouvement de protestation, un murmure impératif qui sortit de la barbe de l’« héroïque fugitif ».
« Dites plutôt de notre peuple d’enfants ».
« Non, de brutes », insista Razumov avec violence.
Mais ils ont l’esprit droit, ils sont innocents ! » insista le grand homme à voix basse.
« Une brute peut avoir l’esprit droit, je vous le concède », fit Razumov en élevant le ton, « et l’on ne peut lui refuser une certaine innocence naturelle. Mais à quoi bon ergoter sur des mots ? Essayez seulement de donner à ces enfants une force et une taille d’hommes, et vous verrez ce qu’ils deviendront ! Oui, essayez, pour voir !… Peu importe d’ailleurs !… Je vous le dis, Pierre Ivanovitch, il est impossible de trouver, de nos jours, dans une pauvre chambre d’étudiant, une réunion d’une demi-douzaine de jeunes gens, sans y entendre murmurer votre nom ! Et ce nom n’est pas pour eux celui d’un semeur d’idées, mais représente le centre des énergies révolutionnaires, le centre de l’action. C’est cela seulement, ne le sentez-vous pas, qui m’a attiré vers vous : ce n’est pas, naturellement, ce que le monde entier sait de vous, mais justement ce qu’il ignore en général. J’ai été irrésistiblement attiré, ou si vous voulez mené, saisi, plutôt forcé, poussé… oui poussé… » répéta Razumov à voix haute ; puis il se tut, comme s’il avait été frappé par la résonnance creuse du mot « poussé » dans l’étendue des couloirs nus, et du grand vestibule vide.
Pierre Ivanovitch ne laissa paraître aucune émotion. Le jeune homme ne put retenir un rire sec et contraint, devant le grand féministe, qui restait impassible, avec un air de supériorité tranquille et simple.
« Maudit individu ! » se dit Razumov ; « il attend, derrière ses lunettes, de me voir me trahir ». Puis, à haute voix, et cédant à la joie satanique de témoigner son dédain pour la gloire du grand homme :
« Ah ! Pierre Ivanovitch, si vous saviez la force qui m’attirait, non qui me poussait vers vous ! La force irrésistible ! »
Il ne se sentait plus aucune envie de rire, cette fois. Pierre Ivanovitch pencha légèrement la tête de côté, avec un air ironique qui semblait dire : « Croyez-vous que je ne le sache pas ? » Ce mouvement expressif fut à peine perceptible. Razumov poursuivit avec un intime besoin de raillerie secrète :
« Vous avez essayé de me déchiffrer, tous ces jours-ci, Pierre Ivanovitch. C’est chose naturelle ; je m’en suis aperçu et me suis montré franc. Vous avez pu ne pas me trouver très expansif, mais avec un homme comme vous, les expansions sont superflues et pourraient prendre un air d’impertinence. D’ailleurs, nous autres Russes, ne sommes que trop portés en général au bavardage. Je m’en suis toujours rendu compte. Et pourtant, la nation que nous formons est muette. Je vous assure qu’il ne m’arrivera plus de vous en dire autant, ha ! ha ! »…
Toujours sur la seconde marche de l’escalier, Razumov se rapprocha légèrement du grand homme.
« Vous avez apporté, dans nos relations, une grande condescendance. J’ai bien compris que c’était un encouragement. Rendez-moi cette justice, que je n’ai rien fait pour vous plaire. J’ai été attiré, poussé, ou plutôt envoyé… oui… disons, envoyé, vers vous, pour une œuvre que seul, je puis accomplir. Voyez là, si vous voulez, une illusion inoffensive, une illusion ridicule, dont vous ne vous donnez même pas la peine de sourire. Il est absurde à moi de parler ainsi, et pourtant j’espère qu’un jour, vous vous souviendrez de ces paroles. Mais assez sur ce sujet. Me voici devant vous, tout entier. À mon aveu, j’ajouterai un mot encore, pour le compléter ! Je ne consentirai jamais à être un instrument aveugle ! »
Razumov n’était pas prêt, quoiqu’il pût attendre, à se voir saisir les deux mains en manière de réponse. La brusquerie, la soudaineté de l’étreinte du grand homme, étaient faites pour surprendre. Le gros féministe n’aurait pas eu un mouvement plus vif s’il avait voulu abattre traîtreusement son interlocuteur sur le palier, pour jeter son cadavre derrière une des portes closes de l’étage. Cette pensée traversa l’esprit de Razumov, et en se sentant les mains libérées après une éloquente et muette pression, il adressa le cœur battant, un sourire à la barbe et aux lunettes, derrière lesquelles se cachait l’homme impénétrable.
« Il faudra » se disait-il (et cette pensée se trouve notée dans son journal), « il faudra qu’il se démasque ou qu’il s’en aille, avant de me voir partir moi-même. C’est un duel entre nous ». Plusieurs secondes s’écoulèrent, sans un geste ou sans un mot de part ni d’autre.
« Oui, oui », fit enfin vivement le grand homme, d’une voix contenue, et comme s’il s’était agi d’une entrevue furtive et rapide. « Oui, oui ; c’est cela ! Venez nous voir ici, dans quelques jours. Il faut examiner tout cela sérieusement, sérieusement, entre vous et moi. À fond… tout à fait à fond… Et, à propos… : il faudra amener Natalia Victorovna, vous savez, la jeune demoiselle Haldin. »
« Faut-il considérer ceci comme un premier ordre de votre part ? » demanda Razumov avec raideur.
Pierre Ivanovitch parut embarrassé de cette attitude nouvelle :
« Ah ? hum ! Évidemment, vous êtes l’homme, la personne indiquée. Nous aurons besoin de tout le monde, bientôt. De tout le monde ! »
Et se penchant, par dessus la balustrade, vers Razumov, qui avait baissé les yeux :
« Le moment de l’action est proche », murmura-t-il. Razumov ne leva point les yeux et ne quitta sa place qu’en entendant se refermer la porte du salon derrière le plus grand des féministes, retourné vers son Égérie peinte. Il descendit alors doucement dans le vestibule. La porte était ouverte et l’ombre de la maison tombait obliquement sur la majeure partie de la terrasse. En la traversant, à pas lents, le jeune homme leva son chapeau, essuya son front humide, et respira avec force pour chasser les dernières bouffées de l’air qu’il venait de respirer dans ce lieu. Il regarda les paumes de ses mains, et les frotta doucement contre ses cuisses.
Il lui semblait, malgré l’apparente bizarrerie de la chose, qu’un autre lui-même, un être indépendant et doué d’une partie de son esprit avait plongé un regard attentif dans toute sa personne. « Voilà qui est curieux ! » pensait-il. Puis il eut, pour l’étrange impression, cette appréciation mentale : « Odieux ! » Mais ce dégoût fit bientôt place à une inquiétude marquée ; « c’est un effet de l’épuisement nerveux », conclut-il avec une sagacité lasse. « Mais comment pourrai-je tenir, jour après jour, si je n’ai pas plus de force de résistance, de résistance morale ? »
Il suivait le sentier qui longeait la terrasse.
« Résistance morale, résistance morale ! », se répétait-il, en lui-même. C’est de la patience morale qu’exigeait la situation. Il se sentait envahi par un immense désir, de quitter ce parc, de gagner l’autre bout de la ville, de se jeter sur son lit, pour y dormir pendant des heures, et ce désir chassa, pendant un instant, toute autre idée de son esprit.
« Ne serais-je après tout qu’un être faible ? » se demanda-t-il avec une angoisse soudaine.
« Eh ? Qu’y a-t-il ? »
Il tressaillait, comme au sortir d’un rêve, et chancela même légèrement avant de recouvrer sa présence d’esprit.
« Ah ! vous vous êtes esquivée tout doucement pour venir vous promener ici ? », dit-il.
La dame de compagnie se tenait devant lui, sans qu’il pût comprendre comment elle était arrivée là ; elle serrait tendrement le chat entre ses bras croisés.
« J’avais évidemment perdu toute conscience, en marchant », se dit Razumov stupéfait, en soulevant son chapeau avec une politesse marquée.
Les joues blêmes de la dame se couvrirent d’une rougeur intense. Elle gardait toujours l’expression d’épouvante d’une personne qui vient d’apprendre quelque terrible nouvelle, mais elle se présentait pourtant sans timidité, comme le remarqua Razumov. « Quelle allure d’incroyable pauvreté », songeait-il. Verdâtre dans le soleil, le costume noir étalait çà et là des empiècements râpés où l’usure avait réduit l’étoffe à l’état de loques veloutées, pelucheuses et noirâtres. Les cheveux même et les sourcils avaient un aspect minable et Razumov se demanda si la pauvre femme n’avait pas soixante ans. Elle conservait pourtant dans la silhouette, une certaine allure de jeunesse. Razumov remarqua qu’elle ne paraissait pas souffrir de la faim, mais qu’elle avait la mine d’une personne nourrie de déchets malsains et de fonds d’assiettes.
Le jeune homme s’effaça devant elle, en lui adressant un sourire aimable. Mais elle tourna la tête pour garder sur lui ses yeux effarés.
« Je sais ce que l’on vous a dit, là-haut ! » affirma-t-elle, sans préambules. Il y avait dans ses paroles un caractère d’assurance qui contrastait singulièrement avec son attitude, et qui mit Razumov à l’aise.
« Ah oui ? Vous avez dû, entendre toutes sortes de conversations, dans cette maison. »
La réponse de la dame lui donna, sous une nouvelle forme, la même impression surprenante de netteté.
« Je sais, de façon certaine, ce que l’on vous a dit de faire ! »
« Vraiment ? » et Razumov se préparait, avec un léger haussement d’épaules, à saluer et à passer son chemin, lorsqu’une pensée soudaine l’arrêta : « Oui, c’est certain ! Votre poste de confiance vous vaut de savoir bien des choses… », murmura-t-il en regardant le chat.
La dame de compagnie étreignit convulsivement l’animal.
« Il y a longtemps que je suis fixée sur tout… », dit-elle.
« Sur tout ? », répéta Razumov, l’esprit absent.
« Pierre Ivanovitch est un terrible despote ! »
Razumov fixait son attention sur les raies grises de la bête soyeuse.
« Il faut toujours une volonté de fer pour étayer un tel caractère », fit-il. « Comment autrement serait-il un chef ? Et je crois que vous vous trompez… »
« Là ! » s’écria-t-elle. « Vous prétendez que je me trompe ! Mais je ne vous en affirme pas moins qu’il ne se soucie de personne ». Et, redressant la tête : « N’amenez pas cette jeune fille ici ! C’est ce que l’on vous demande, d’amener cette jeune fille. Eh bien, croyez-moi ! Vous feriez mieux de lui attacher une pierre au cou et de la jeter dans le lac ! »
Razumov ressentit une impression d’ombre glaciale, comme si un lourd nuage était passé sur le soleil.
« La jeune fille ? » dit-il. « Qu’ai-je à faire avec elle ? »
« On vous a dit d’amener ici Nathalie Haldin ? N’est-ce pas vrai ? Si, c’est vrai. Je n’étais pas dans la pièce, mais je le sais. Je connais assez Pierre Ivanovitch. C’est un grand homme ! Les grands hommes sont abominables. Eh bien voilà ! Ne vous occupez pas d’elle. C’est ce que vous avez de mieux à faire, si vous ne voulez pas la voir devenir comme moi, et lui faire perdre ses illusions ! Ses illusions !… »
« Comme vous ! » répéta Razumov, les yeux fixés sur un visage aussi dénué de tout charme de dessin ou de couleur que peut l’être d’argent le plus misérable des mendiants. Il souriait, mais il éprouvait toujours cette sensation de froid, dont la persistance l’agaçait.
« Des illusions sur le compte de Pierre Ivanovitch ? Est-ce là tout ce que vous avez perdu ? »
« Pierre Ivanovitch résume tout ! » s’écria-t-elle, d’un ton effaré, mais avec une conviction parfaite. Puis, avec un accent nouveau ! « Empêchez la jeune fille de venir dans cette maison ! »
« Me conseillez-vous donc, de façon aussi nette, de désobéir à Pierre Ivanovitch… à cause de… à cause de la perte de vos illusions ? »
Elle se mit à cligner des yeux.
« Du premier moment où je vous ai vu, je me suis sentie consolée. Vous avez levé votre chapeau devant moi. J’ai senti que l’on pouvait se fier à vous… Oh !… »
Elle eut un mouvement de recul devant le grondement furieux de Razumov : « J’ai déjà entendu des paroles semblables ! »
Confondue, elle put seulement pendant un certain temps, clignoter des paupières.
« Vous aviez des manières humaines, » expliqua-t-elle, d’un ton plaintif. « Il y a si longtemps que j’avais soif, je ne dirai pas de bonté, mais seulement d’un peu de politesse. Et maintenant vous voilà fâché… »
« Mais non ! » protesta-t-il, « au contraire. Je suis très heureux que vous ayez confiance en moi. Il est possible que je puisse, un jour… »
« Oui, si vous tombiez malade… » interrompit-elle, ardemment, « ou si vous vous trouviez accablé de quelque lourde peine, vous verriez que je ne suis pas une sotte inutile. Faites-le moi savoir seulement. Je viendrai à vous ; oui, je viendrai ! Et je resterai près de vous. La misère et moi sommes de vieilles connaissances ; mais il est plus dur de vivre ici que de souffrir de la faim ! »
Elle fit une pause, l’air anxieux, puis d’une voix où perçait pour la première fois une note de vraie timidité, elle ajouta :
« Ou, si vous vous trouviez engagé dans quelque tâche dangereuse. Quelquefois, une humble compagne… Je ne demanderais à rien savoir. Je vous suivrais avec joie. Je pourrais exécuter des ordres… J’ai le courage nécessaire… »
Razumov regardait attentivement les gros yeux effarés et les joues rondes, blêmes et flétries qu’agitait, près des coins de la bouche, un tremblement léger.
« Elle veut s’évader d’ici », pensa-t-il. Puis, à haute voix, et lentement : « Et si je vous avouais que je suis, en effet, engagé dans une aventure périlleuse ? »
Elle pressa le chat sur son corsage râpé avec une exclamation haletante : « Ah !… » ; puis dans un murmure : « Sous les ordres de Pierre Ivanovitch ?… »
« Non, sans Pierre Ivanovitch. »
Il lut de l’admiration dans ses yeux, et fit un effort pour sourire.
« Alors… seul ? »
Il leva sa main fermée, en dressant l’index.
« Comme ce doigt ! » fit-il.
Elle tremblait légèrement. Mais Razumov s’avisa qu’on pouvait les observer de la maison, et il sentit un grand désir de s’éloigner. La femme clignotait toujours, et levait vers lui son visage ridé, dont le regard de muette prière mendiait quelques paroles encore, un mot d’encouragement pour son dévouement famélique, grotesque et touchant.
« Est-ce que l’on peut nous voir de la maison ? » s’enquit Razumov, sur un ton de mystère.
Elle répondit sans manifester la moindre surprise. « Non, c’est impossible, à cause de cette aile des écuries. » Puis, avec une pénétration qui surprit le jeune homme :
« Mais, en regardant par les fenêtres du premier, on peut voir que vous n’avez pas encore franchi la grille. »
« Et qui s’amuserait donc à espionner par les fenêtres ? » interrogea Razumov. « Pierre Ivanovitch ? »
Elle eut un hochement de tête approbateur.
« Pourquoi se donnerait-il cette peine ? »
« Il attend quelqu’un cet après-midi. »
« Une personne que vous connaissez ? »
« Plusieurs. »
Elle avait baissé les paupières ; Razumov la regarda curieusement.
« Naturellement, vous entendez tout ce que l’on dit. »
Elle murmura, sans la moindre animosité :
« Oui, comme les tables et les chaises. »
Il comprit que l’amertume accumulée dans le cœur de cette malheureuse créature était passée dans ses veines, pour détruire, comme un poison subtil, sa fidélité à l’égard de l’odieux couple. Chance inespérée pour lui, réfléchissait-il, car les femmes sont rarement vénales à la façon des hommes, toujours prêts à se laisser acheter pour des considérations matérielles. Elle ferait une précieuse alliée, bien qu’on ne dût pas, en fait, lui laisser entendre autant de colloques qu’aux tables et aux chaises du Château Borel. Il ne fallait pas compter là-dessus. Mais tout de même… En tout cas, pouvait-on la faire parler.
En relevant les yeux, la dame de compagnie rencontra le regard fixe de Razumov, qui se hâta de dire :
« Eh bien ! Eh bien ! chère… Mais, ma parole, je n’ai pas encore le plaisir de savoir votre nom ! N’est-ce pas curieux ? »
Pour la première fois, elle haussa légèrement les épaules.
« Curieux ? On ne dit mon nom à personne, et personne n’en a cure. Personne ne me parle ; personne ne m’écrit. Mes parents même ignorent mon existence. Je n’ai que faire d’un nom, et je l’ai presque oublié moi-même ! »
« Oui, mais pourtant… » murmura gravement Razumov.
Elle poursuivit, d’un ton plus calme, avec indifférence :
« Vous pouvez m’appeler Tekla, alors. C’est ainsi que m’appelait mon pauvre Andréï. Je lui étais dévouée. Il a vécu dans la pauvreté et la souffrance, pour mourir dans la misère. C’est notre sort, à nous autres Russes, Russes sans nom. Il n’y a rien d’autre à attendre pour nous, aucun espoir nulle part, à moins de… »
« À moins de quoi ?… »
« À moins d’en finir avec ceux qui ont des noms », conclut-elle, en clignotant et en pinçant les lèvres.
« Il me sera plus facile de vous donner ce nom de Tekla, que vous m’indiquez, » fit Razumov, « si vous voulez bien m’appeler Kirylo, lorsque nous causerons comme ceci, tranquillement, seul à seule. »
« Voici un être », se disait-il, « qui doit avoir une bien grande terreur du monde, pour ne s’être pas encore enfuie d’ici ». Puis, il réfléchit que le seul fait de quitter brusquement le grand homme la rendrait suspecte. Elle ne pouvait attendre, de quiconque, appui ou encouragement. Cette révolutionnaire-là n’était pas faite pour une existence indépendante.
Elle fit quelques pas aux côtés du jeune homme, clignant des yeux, et balançant d’un léger mouvement le chat qu’elle tenait toujours dans les bras.
« Oui, seul à seule ! C’est ainsi que j’étais avec mon pauvre Andreï, quand il est mort, tué par ces brutes de fonctionnaires. Mais quelle différence avec vous ! Vous êtes fort, vous ! Vous tuez les monstres. Vous avez accompli une grande œuvre. Pierre Ivanovitch lui-même doit avoir de la considération pour vous. Eh bien, ne m’oubliez pas, surtout si vous retournez en Russie pour la cause. Je pourrais vous suivre, en portant tout ce qui serait nécessaire… à distance, bien entendu. Ou, s’il le fallait, je ferais le guet pendant des heures, au coin d’une rue, sous la pluie ou la neige, oui, toute la journée. Je pourrais encore écrire pour vous des documents compromettants, des listes de noms, ou des ordres, pour qu’en cas de malheur, l’écriture ne pût pas vous trahir. Et vous n’auriez rien à craindre, si l’on venait à m’arrêter. Je saurais rester muette. Il n’est pas facile de dompter une femme par la douleur. J’ai entendu Pierre Ivanovitch affirmer que c’est chez nous défaut d’acuité nerveuse. En tout cas, nous supportons mieux la souffrance que les hommes. C’est vrai ! je me couperais la langue avec les dents, et je la leur jetterais à la face sans regrets. À quoi me sert la parole ? Qui se soucierait d’entendre ce que j’ai à dire ? Depuis que j’ai fermé les yeux de mon pauvre Andréï, je n’ai jamais vu un homme qui parût s’inquiéter du son de ma voix ! Je ne vous aurais jamais adressé la parole, si, lors de votre première visite, vous n’aviez, si aimablement, fait attention à moi. Je n’ai pu m’empêcher de vous parler de cette charmante et délicieuse fille. Ah l’exquise créature ! Et quelle force ! Cela se voit tout de suite. Si vous avez du cœur, ne lui laissez pas mettre le pied ici. Au revoir !… »
Razumov la saisit par le bras. Elle eut, devant ce geste, une émotion intense, qui se traduisit par une lutte brève. Puis elle resta immobile, les yeux détournés.
« Mais vous pouvez me dire… », il lui parlait à l’oreille, « pourquoi ils… pourquoi ces gens-là, dans la maison, ont un tel désir de mettre la main sur cette jeune fille ? »
Elle libéra son bras, puis se tourna vers lui, comme si la question l’avait irritée.
« Ne comprenez-vous pas ce besoin de Pierre Ivanovitch, d’inspirer, de diriger, d’influencer ? C’est l’essence même de sa vie. Il ne peut jamais avoir trop de disciples. L’idée que quelqu’un échappe à son autorité lui est intolérable. Et une femme encore ! Il n’y a rien à faire sans les femmes, dit-il. Il l’a écrit. Il… »
Le jeune homme la regardait, surpris de cette subite véhémence, lorsque soudain elle se tut, et s’enfuit derrière les écuries.