IV

Dans son incertitude du terrain offert à ses pas, Razumov se sentit troublé. Il tourna brusquement la tête, et aperçut deux hommes de l’autre côté de la route. Décidés par le regard de Sophia Antonovna, ils traversèrent l’avenue, et franchirent, l’un derrière l’autre, la petite porte qui flanquait la loge vide. Ils regardaient l’étranger avec curiosité, mais sans méfiance, car la blouse rouge constituait, pour eux, un signe éclatant de sécurité. Le premier, grave figure blême et glabre, double menton, ventre proéminent, qu’il semblait étaler avec satisfaction sous un pardessus fortement distendu, fit un signe de tête bref, et détourna les yeux d’un air maussade. Son compagnon, qui avait un visage maigre, aux pommettes ardentes, et des moustaches rousses, de coupe militaire, sous la forte saillie d’un nez osseux, aborda au contraire Sophia Antonovna, avec des paroles de chaleureux accueil. Très forte, mais inarticulée, sa voix résonnait comme un bourdonnement sourd. La révolutionnaire faisait montre d’une cordialité paisible.

« Voici Razumov », annonça-t-elle, d’une voix claire.

L’homme maigre fit un mouvement brusque. « il va vouloir m’embrasser », pensa notre héros, avec un recul marqué de tout l’être, mais sans que ses membres, trop pesants, lui permissent de bouger. Alarme vaine, d’ailleurs : il avait affaire à une génération de conspirateurs, qui ne s’embrassent plus sur les deux joues. Il leva un bras qui lui parut en plomb, et laissa retomber sa main dans une paume largement ouverte ; chaude, osseuse, et comme brûlée par la fièvre, cette main serra la sienne avec une étreinte ferme et expressive, qui semblait dire : « Entre nous, il n’y a pas besoin de paroles. »

L’homme avait de grands yeux très ouverts, dont Razumov crut voir un sourire tempérer la tristesse.

« Voici Razumov », répéta à voix haute, Sophia Antonovna, à l’intention du gros homme, qui profilait, à quelque distance, la courbe de son ventre.

Mais rien ne bougea : l’attitude des personnages, leurs paroles, leurs mouvements et leur immobilité même, tout semblait former une scène concertée, qui aboutit à cette conclusion, lancée sur un ton hargneux et risible, par une petite voix de fausset suraigu :

« Ah oui, Razumov ! Voici des mois que l’on ne nous parle que de M. Razumov ! En ce qui me concerne, j’avoue que j’aurais préféré voir ici Haldin, au lieu de M. Razumov. »

L’insistance criarde avec laquelle il lançait le nom de « Razumov… M. Razumov », perçait les oreilles, ridicule comme le fausset d’un clown de cirque qui commence une histoire. Razumov en ressentit d’abord un étonnement, auquel fit place une indignation soudaine.

« Que signifie ceci ? » demanda-t-il d’un ton sévère.

« Laissez donc ! Sottises ! Toujours le même ! » fit Sophia Antonovna, manifestement vexée. Puis elle laissa tomber de ses lèvres, juste assez haut pour permettre à Razumov de l’entendre, le nom de « Nécator ! » Les cris aigus du gros homme paraissaient sortir d’un ballon, qu’il aurait porté sous son manteau. Sa lourde masse, ses mains pendantes et exsangues, ses grands pieds, ses énormes joues blêmes, les mèches pauvres de cheveux épars sur sa nuque grasse, fascinaient Razumov, partagé entre l’horreur et l’ironie méprisante.

Nikita, dit Nécator, nom qui prêtait de façon sinistre à l’allitération ! Razumov avait entendu parler de cet homme, comme de tant d’autres célébrités de la révolution militante, depuis qu’il avait franchi la frontière, comme de ces légendes, de ces histoires, de ces chroniques plus ou moins authentiques, auxquelles de temps à autre, un mot de demi-incrédulité donne l’essor. Oui Razumov connaissait les exploits de Nécator : on lui attribuait plus de meurtres de gendarmes et de policiers qu’à tout autre révolutionnaire vivant, et on le chargeait des exécutions.

Une feuille de papier, fixée sur la poitrine transpercée d’un espion notoire, et les lettres N. N., pseudonyme même du meurtre (ce détail pittoresque d’un crime sensationnel avait paru dans les journaux), signaient son œuvre. « Par ordre du Comité. N. N. » C’était un coin de rideau levé, pour frapper l’imagination d’un monde indifférent. On disait de lui qu’il avait fait d’innombrables voyages en Russie, Nécator des bureaucrates, des gouverneurs de provinces, des délateurs obscurs. Il vivait, entre temps, avait-on conté à Razumov, au bord du lac de Côme, avec une charmante femme, dévouée à la cause, et deux jeunes enfants. Mais comment cet être, si grotesque que les chiens aboyaient à ses trousses, pouvait-il vaquer à ses missions de mort, et passer à travers les filets de la police ?

« Quoi donc ? quoi donc ? » grinçait la voix. Je ne suis que sincère. Tout le monde sait bien que c’est l’autre qui était l’esprit dirigeant. Alors, des deux, il aurait été préférable de le voir épargné, lui : préférable et plus avantageux. Je ne suis pas un sentimental. Je dis ce que je pense… c’est assez naturel ! »

Aiguës, aigres, grinçantes, ses paroles sortaient sans un geste, sans un mouvement, avec l’acrimonie atroce et burlesque de la jalousie professionnelle : cet homme, dont le surnom n’était qu’un « à peu près » sinistre, cet exécuteur des verdicts révolutionnaires, ce terrifiant N. N., ressentait l’exaspération d’un ténor à la mode, devant l’attention accordée à l’exploit d’un amateur obscur. Sophia Antonovna haussa les épaules, tandis que le camarade à la martiale moustache rousse se précipitait vers Razumov avec des accents conciliants, de sa grosse voix bourdonnante :

« Que le diable l’emporte ! Et ici encore, dans un lieu quasi-public. Mais vous voyez vous-même ce dont il s’agit : sortie fantastique et absolument sans importance ! »

« Ne vous tourmentez pas, je vous en prie », cria Razumov, avec un long éclat de rire. « Cela n’en vaut pas la peine. »

L’autre, un instant interdit, le regardait, les pommettes brûlant d’une rougeur fiévreuse. Puis il éclata de rire à son tour. Mais Razumov, dont l’hilarité céda tout à coup, fit un pas en avant, et, d’une voix claire et incisive, malgré le tremblement des jambes qu’il pouvait à peine réprimer :

« Cela suffit ! » commença-t-il. « J’en ai assez ! Je ne permettrai à personne… Je vois très bien où tendent toutes vos allusions… Faites vos enquêtes ; cherchez. Je vous mets au défi ; mais je ne veux pas vous servir de jouet ! »

Il avait déjà prononcé de semblables paroles, arrachées par d’autres suspicions. C’était un cercle infernal qui ramenait dans sa bouche cette protestation, comme une nécessité fatale de son existence. Rien n’y pouvait faire cependant : il serait toujours le jouet de quelqu’un. La vie, heureusement, n’est pas éternelle.

« Non, je ne supporterai pas cela ! » cria-t-il, en frappant du poing dans la paume de sa main gauche.

« Kirylo Sidorovitch !… qu’est-ce qui vous prend ? » La révolutionnaire intervint avec autorité. Les trois personnages regardaient maintenant le jeune homme ; le tueur d’espions et de gendarmes s’était tourné vers lui, et présentait en face son ventre énorme, comme un bouclier.

« Ne criez pas ; il y a des gens qui passent ! », fit Sophia Antonovna, qui redoutait une explosion nouvelle. Un vapeur venu de Monrepos, avait accosté au débarcadère situé en face de la porte, sans qu’aucun des quatre interlocuteurs eût entendu son sifflet enroué, ou le battement de son hélice. Un petit groupe de voyageurs de la localité en étaient descendus, pour se disperser dans diverses directions. L’un d’eux, touriste précoce, que désignaient à l’attention des culottes courtes et un étui à lorgnettes en cuir fauve flambant neuf, s’attarda un instant ; il flairait quelque chose d’anormal dans le groupe de ces quatre personnes, réunies près de la grille d’un parc retourné à l’état sauvage, et d’un domaine en apparence inhabité. Ah ! s’il avait pu deviner ce que lui avait fait rencontrer le hasard d’une banale promenade ! Mais en homme bien élevé, il détourna les yeux, et s’éloigna sur l’avenue, à petits pas, en quête d’un tramway.

D’un geste, Sophia Antonovna avait congédié les deux hommes : « Laissez-moi faire ! » Le bourdonnement de la voix inarticulée s’atténuait peu à peu, et les cris aigres : « Eh bien ?… eh puis ? »… prenaient dans le lointain un son de jouet grinçant. Ils laissaient Razumov à la révolutionnaire, dont ils avaient éprouvé, en tant de circonstances, la sûre expérience. Ses yeux se fixèrent tout de suite sur le jeune homme, comme pour pénétrer la raison profonde de son explosion de colère. Cette sortie devait avoir un sens. Il n’y a pas de révolutionnaire né. La vocation se manifeste de façon troublante, brutale comme un appel soudain, entraînant tout un cortège de doutes poignants, de violences, de revendications, et suscitant un état instable de l’esprit, jusqu’au jour où l’ardeur farouche d’une conviction parfaite amène l’apaisement final. La révolutionnaire avait connu, ou parfois seulement deviné, chez des séries de jeunes gens ou de jeunes femmes, des crises émotionnelles de ce genre. Mais ce Razumov lui faisait l’effet d’un égoïste quinteux… À vrai dire, il représentait un type spécial, unique même. Jamais elle n’avait rencontré personnalité qui l’intéressât et l’intriguât autant.

« Prenez garde, Razumov, mon bon ami. Si vous continuez comme cela, vous deviendrez fou. Plein de colère contre tout le monde, et d’amertume contre vous-même, vous vous acharnez à chercher des sujets de torture. »

« C’est intolérable », fit Razumov, d’une voix haletante. « Vous admettrez qu’une telle attitude ne peut me laisser d’illusions… ; tout cela n’est pas clair… ou plutôt… seulement trop clair… »

Il fit un geste de désespoir. Ce n’était pas le courage qui lui manquait. Les relents suffocants du mensonge l’avaient pris à la gorge et l’étouffaient, la pensée d’avoir à lutter éternellement dans cette atmosphère empoisonnée, sans l’espoir de puiser jamais la moindre force nouvelle dans une bouffée d’air pur.

« Un verre d’eau fraîche, voilà ce dont vous avez besoin. » Et Sophia Antonovna jeta un coup d’œil vers la maison, par-dessus le parc, mais elle secoua la tête, et reporta son regard, à travers les barreaux de la grille sur la placidité du lac débordant. Avec un haussement d’épaule à demi-ironique, elle devait renoncer, en face de cette abondance, au remède proposé.

« C’est vous, ma chère âme, qui foncez tête baissée, contre des ombres vaines. Qu’est-ce qui vous tourmente ? Un remords, peut-être ? C’est absurde ! Vous ne pouviez pas aller vous livrer, parce que l’on avait arrêté votre camarade. »

Elle s’étendait en remontrances très sages. Il n’avait pas eu à se plaindre de sa réception. On discutait toujours, plus ou moins les nouveaux venus ; on voulait les bien connaître, avant de les agréer. On n’avait jamais, à sa connaissance, témoigné du premier coup autant de confiance à nul autre qu’à lui. Bientôt, très tôt, plus tôt peut-être qu’il ne le croyait, on mettait à l’épreuve son dévouement à la cause, à la cause sacrée qui poursuivait l’écrasement de l’Infamie.

Razumov écoutait tranquillement. « Peut-être cherche-t-elle à endormir mes soupçons », se disait-il. « Pourtant, il est certain que ces gens-là, pour la plupart, sont des imbéciles. « Il fit deux pas de côté, et, croisant les bras sur sa poitrine, s’adossa à l’un des piliers de pierre de la grille.

« Quant à ce qui reste obscur dans le sort de ce pauvre Haldin, poursuivit Sophia Antonovna, en détaillant lentement ses paroles, qui tombaient une à une sur Razumov, comme des gouttes de plomb fondu, « personne n’a jamais insinué que vous vous soyez, par crainte ou négligence, conduit de façon répréhensible. D’ailleurs, je viens d’avoir à ce sujet certaines informations… »

Razumov ne put s’empêcher de lever les yeux, et Sophia Antonovna hocha légèrement la tête.

« Oui ! Vous vous souvenez de cette lettre de Pétersbourg, dont je vous parlais tout à l’heure ? »

« La lettre ? Parfaitement. La lettre d’un touche-à-tout quelconque, qui relate mes faits et gestes d’un certain jour. C’est assez écœurant, et notre police doit être fort édifiée, en ouvrant des lettres aussi intéressantes… et aussi oiseuses. »

« Oh, mon Dieu non ! La police ne met pas, aussi facilement que vous le croyez, la main sur notre correspondance. La lettre en question n’a quitté Pétersbourg qu’après la débâcle des glaces. Elle est partie par la Neva, sur le premier bateau anglais du printemps. Il y a à bord un chauffeur… l’un des nôtres. Elle m’est arrivée par Hull… »

La fixité du regard morne de Razumov parut la surprendre ; elle s’arrêta, un instant, puis reprit, beaucoup plus vite :

« Il y a là de nos amis qui… Mais peu importe. Mon correspondant nous fait part d’un incident qu’il croit lié à l’arrestation de Haldin, et que j’allais vous conter quand ces deux hommes sont arrivés. »

« Incident aussi », grommela Razumov, « incident de la plus charmante espèce… pour moi ! »

« Laissez donc cela ! » cria Sophia Antonovna. « Est-ce qu’on se soucie des aboiements de Nikita ? Il n’est pas méchant, au fond ! Écoutez ce que j’ai à vous dire ; vous pourrez peut-être jeter un peu de lumière sur les faits. Il y avait, à Pétersbourg, une sorte de demi-paysan, un propriétaire de chevaux, venu en ville depuis bien des années, pour servir de cocher à l’un de ses parents ; il avait fini par louer une ou deux voitures.

Elle aurait pu s’épargner le léger effort de son geste. « Attendez ! » Razumov ne songeait pas à l’interrompre ; il n’aurait pas pu, même au prix de sa vie, proférer une parole. La contraction des muscles de son visage avait été involontaire, simple mouvement de surface, qui ne modifiait en rien son attitude d’attention maussade.

« Ce n’était, paraît-il, pas tout à fait un homme de sa classe », poursuivit-elle. « Mon informateur a causé avec plusieurs des gens de la maison, vous savez, une de ces énormes maisons de honte et de misère !… »

Sophia Antonovna n’avait pas besoin d’insister sur l’aspect de cette maison. Derrière elle, Razumov voyait clairement se dresser la masse sombre d’une bâtisse, estompée par les flocons de neige, et la lueur des fenêtres du restaurant, tapies en longue file graisseuse, au ras du sol. L’ombre de cette nuit le poursuivait, et il la défiait, avec rage et lassitude.

« Haldin vous avait-il, par hasard, jamais parlé de cette maison ? » demanda anxieusement Sophia Antonovna.

« Oui ! » En faisant cet aveu, Razumov se demandait s’il tombait dans un piège. Mais c’était pour lui une telle humiliation de mentir à ces gens-là, qu’il n’aurait probablement pas pu dire non. « Il m’avait parlé un jour », poursuivit-il, en simulant un effort de mémoire, « d’une maison de ce genre. Il allait y visiter des ouvriers ! »

« C’est bien cela ! »

Sophia Antonovna triomphait. Son correspondant avait découvert la chose par hasard, en écoutant bavarder des gens de la maison, dont un ouvrier avec lequel il s’était lié, occupait une chambre. Ils avaient donné le signalement exact de Haldin, qui apportait à leur misère des paroles de consolation et d’espoir. Il venait irrégulièrement, mais très souvent, et passait de temps à autre une nuit dans cette demeure, où il couchait, selon eux, dans une écurie ouverte sur la cour intérieure.

« Notez cela, Razumov ! Dans une écurie. »

Razumov avait écouté avec une attention passionnée, mais à demi-ironique.

« Oui, dans la paille. C’était probablement, de toute la maison, l’endroit le plus propre. »

« Sans doute », acquiesça la femme avec le froncement marqué des sourcils qui semblait, de sinistre façon, rapprocher ses yeux noirs. « Il n’y a pas de bête qui puisse supporter la crasse et la misère, où tant d’êtres humains sont condamnés à souffrir en Russie. Le point le plus intéressant établi par mon correspondant, c’est la connaissance familière de Haldin et du paysan aux chevaux, individu insouciant, indépendant et libre, qui n’était guère aimé des autres habitants de la maison. On le soupçonnait d’avoir fait partie d’une bande de cambrioleurs, dont certains avaient été arrêtés. Il ne les conduisait pourtant pas à ce moment-là, mais on l’accusait sous main d’avoir donné des renseignements à la police, et… »

La femme s’interrompit tout à coup.

« Et vous ? Avez-vous jamais entendu votre ami parler d’un certain Ziemianitch ? »

Razumov attendait ce nom, et s’était préparé à la question.

« Quand on me parlera de lui, j’avouerai », s’était-il dit. Mais il prit son temps.

« Oui, je crois bien ! » fit-il à voix basse. « Ziemianitch, un paysan qui possédait un attelage de chevaux ! Oui… Une fois… Ziemianitch ! Certainement ! Ziemianitch, l’homme aux chevaux ! Comment ce nom avait-il pu sortir de ma mémoire ?… C’est au cours d’une de nos dernières conversations… »

« Ce qui veut dire… », interrompit Sophia Antonovna, l’air très grave, « ce qui veut dire, Razumov, que c’était peu avant… hein ?… »

« Avant quoi ? » s’écria Razumov, en s’avançant vers la femme, qui parut surprise, mais ne recula point. « Avant… Oh naturellement, c’était avant ! Comment aurait-ce pu être après ?… Quelques heures avant, seulement. »

« Et il en parlait avec estime ? »

« Avec enthousiasme ! Les chevaux de Ziemianitch ! L’âme libre de Ziemianitch ! »

Razumov éprouvait une joie sauvage à proférer, à voix haute, ce nom qu’il n’avait encore jamais laissé sortir de ses lèvres. Et il fixait son regard ardent sur la femme, dont l’expression d’attention passionnée le rappela à lui-même.

« Le regretté Haldin », fit-il, en se contenant, et en baissant les yeux, était porté à s’éprendre de certaines gens, sur… sur ce que j’appellerai des données insuffisantes. »

« C’est bien cela ! » fit Sophia Antonovna, en frappant des mains. « Voilà qui, pour moi, est décisif. Les soupçons de mon correspondant ont été éveillés… »

« Ah ! Votre correspondant ! » fit Razumov, sur un ton d’ironie à peine dissimulée. « Quels soupçons ? Éveillés par qui ? Par ce Ziemianitch ? Un ivrogne sans doute, un bavard, un hâbleur… »

« Vous parlez comme si vous l’aviez connu ? »

Razumov leva les yeux.

« Non, mais je connaissais Haldin ! »

Sophia Antonovna baissa gravement la tête.

« Je comprends !… Toutes vos paroles confirment pour moi les soupçons dont me fait part, cette lettre si intéressante. On a trouvé un matin ce Ziemianitch mort… pendu à un crochet de son écurie… »

Razumov éprouva une émotion profonde, qu’il laissa paraître, et Sophia Antonovna observa vivement :

« Ah ! Vous commencez à voir !… »

Il ne voyait que trop ! À la lueur d’une lanterne, projetant des rayons d’ombre dans une écurie souterraine, un corps pendait contre la muraille, vêtu d’une touloupe en peau de mouton et de longues bottes. Un capuchon, aux pointes rabattues sur les yeux, cachait le visage. « Mais cela ne m’intéresse pas », pensait-il, « cela ne peut en rien modifier ma situation. Il n’a jamais su qui l’avait rossé. Il ne pouvait pas le savoir. » Razumov regrettait pourtant la fin tragique du vieil amant de la bouteille et des femmes.

« Oui », murmura-t-il. « Il y en a qui finissent ainsi. Quelle est votre impression, Sophia Antonovna ? »

La révolutionnaire avait en réalité, adopté tout simplement l’idée de son correspondant, qu’elle résuma d’un seul mot : « le Remords ! »

Razumov ouvrit des yeux très grands.

L’informateur de Sophia Antonovna, en écoutant des conversations, et en tenant compte d’éléments divers, avait réussi à côtoyer la vérité de très près, et à découvrir les relations d’Haldin et de Ziemianitch.

« C’est moi qui puis vous dire ce dont vous n’étiez pas certain : votre ami avait conçu un plan de fuite, ou comptait, du moins, sortir de Pétersbourg après l’attentat. Peut-être n’avait-il pas d’autre dessein, et voulait-il, pour le reste, s’en remettre à la chance. Les chevaux de cet individu jouaient un rôle dans son projet. »

« Ils sont arrivés à deviner la vérité », s’étonnait Razumov tout en hochant la tête d’un air sagace. « Oui, c’est possible, très possible ! »

Mais la révolutionnaire était persuadée de ce qu’elle avançait. D’abord, on avait surpris entre Haldin et Ziemianitch, un fragment de conversation où il était question de chevaux. Puis les soupçons des habitants de la maison s’étaient éveillés en ne voyant plus revenir leur « jeune Monsieur » (ils ne connaissaient pas Haldin par son nom). Certains d’entre eux accusaient Ziemianitch de connaître les raisons de cette absence, ce dont il se défendait avec exaspération, mais le fait est que depuis la disparition de Haldin, il n’était plus le même : il avait maigri et s’était assombri. Enfin, pendant une querelle avec une femme qu’il courtisait, querelle où presque tous les habitants de la maison semblaient avoir pris part, son principal adversaire, un colporteur taillé en hercule, l’avait ouvertement accusé d’être un délateur et d’avoir mené « notre jeune Monsieur » en Sibérie, comme il l’avait fait pour les cambrioleurs. Ces paroles avaient soulevé une rixe, et l’on avait jeté Ziemianitch en bas des escaliers.

Sophia Antonovna tirait ses conclusions de l’histoire, et accusait Ziemianitch. Il avait pu, dans un bavardage d’ivrogne, faisant allusion à quelque course précise, avoir été entendu par un espion des cabarets de bas étage, peut-être même du restaurant de sa maison. Ou bien, peut-être s’agissait-il d’une véritable dénonciation, suivie de remords. Un homme de ce genre était capable de tout. On en parlait comme d’un vieil étourdi. Et s’il avait, une fois, eu maille à partir avec la police à propos de l’affaire des cambrioleurs,… ce qui paraissait acquis, malgré ses dénégations… il devait être resté en relations avec quelque mouchard, toujours à l’affût des moindres bruits. Peut-être n’avait-on d’abord tenu aucun compte de ses racontars, jusqu’au jour où le misérable de P. avait été traité selon ses mérites. Ah ! mais alors, on s’était accroché à la plus petite piste, à la moindre information, et la devait fatalement mettre la main sur Haldin.

Sophia Antonovna étendit le bras : « Fatalement ! »

La Fatalité !… la Chance !… En proie à un étonnement silencieux, Razumov méditait sur la singulière vraisemblance de telles déductions, si manifestement à son avantage.

« Il est juste que nous fassions part à tous nos amis de ces conclusions », reprit Sophia Antonovna, d’un ton calme et décidé. Elle avait reçu la lettre depuis trois jours, mais n’avait pas écrit tout de suite à Pierre Ivanovitch, sachant devoir, en une occasion prochaine, rencontrer plusieurs militants réunis pour discuter un projet d’importance.

« J’ai pensé donner plus de poids à mes paroles, en produisant la lettre même, que j’ai maintenant dans la poche. Vous pouvez deviner combien j’ai été heureuse de vous rencontrer. »

« Elle ne m’offrira pas de me montrer la lettre », se disait Razumov. « Certainement non ! M’a-t-elle dit seulement tout ce qu’a découvert son correspondant ? » Malgré son grand désir de voir cette lettre, il sentait qu’il n’en devait pas parler.

« Mais dites-moi, je vous en prie. S’agissait-il donc là d’une sorte d’enquête ? »

« Non, non ! » protesta-t-elle. « Vous voilà encore avec cette sensibilité, qui vous rend stupide. Il n’y avait, comprenez-le, aucune piste à suivre pour une enquête, même si l’on y avait songé. La nuit totale ! C’est la raison qui incitait certaines gens à vous accueillir avec prudence. Le hasard a tout fait, hasard singulier qui a mis mon informateur en rapports avec un ouvrier fourreur intelligent, habitant de cette maison de misère. C’est une coïncidence merveilleuse. »

« Une personne pieuse », insinua Razumov avec un pâle sourire, prétendrait y voir la main de Dieu. »

« C’est ainsi qu’aurait parlé mon pauvre père ! » répondit gravement Sophia Antonovna en baissant les yeux. « Son Dieu ne l’a jamais aidé pourtant ! Il y a longtemps que Dieu ne fait plus rien pour le peuple ! En tout cas, la chose est arrangée. »

« Tout ceci serait concluant », fit Razumov, avec un accent d’impartialité réfléchie, « si l’on avait la certitude que le « jeune Monsieur » de ces gens-là, fût bien Victor Haldin. Mais avez-vous cette certitude ? »

« Oui, il n’y a pas d’erreur possible. Mon correspondant connaissait Haldin de vue, aussi bien que vous-même », affirma la femme d’un ton péremptoire.

« C’est l’homme au nez rouge, sans aucun doute », se dit Razumov, avec un renouveau d’inquiétude. Sa propre visite dans cette maudite maison avait-elle passé inaperçue ? C’était à la rigueur possible, mais bien improbable. Une telle démarche devait fournir un aliment précieux aux potins populaires, que ce grand touche-à-tout avait été ramasser. Pourtant la lettre ne paraissait y faire aucune allusion. À moins que la révolutionnaire n’en eût pas parlé encore. Mais pourquoi ? Si le fait avait réellement échappé à la curiosité de ce démocrate famélique, si diaboliquement doué pour reconnaître les gens d’après une description, ce ne pouvait être qu’un répit temporaire. Il en serait bientôt avisé, se hâterait d’écrire une autre lettre… et alors !…

Toute sa haineuse insouciance, renforcée d’aigreurs et de dédains, n’empêchait pas Razumov de trembler intérieurement. Elle le mettait à l’abri des craintes vulgaires, mais ne le défendait pas contre le dégoût que lui inspirait la surveillance de ces gens-là. C’était une sorte de terreur superstitieuse. Depuis qu’il sentait sa situation consolidée par leur folle erreur sur le compte de Ziemianitch, il éprouvait un intense besoin de sécurité totale ; il aurait voulu pouvoir s’abstenir de mensonges honteux, et passer parmi eux comme l’ombre même de leurs crimes et de leur folie, silencieux, attentif, impénétrable. Pouvait-il, dès maintenant, compter sur cette situation avantageuse ? Allait-il la connaître bientôt, ou n’en jouirait-il jamais ».

« Eh bien, Sophia Antonovna », fit-il sur un ton d’approbation réservée, où perçait une certaine sincérité, car il répugnait à la quitter, sans connaître le fond de sa pensée, et sans poser la question redoutable ; « eh bien, Sophia Antonovna, s’il en est ainsi… »

« L’homme s’est fait justice à lui-même », observa-t-elle, comme si elle avait pensé tout haut.

« Quoi ? Ah oui ! le Remords ! » murmura Razumov avec un accent équivoque de mépris.

« Ne vous faites pas méchant, Kirylo Sidorovitch, parce que vous avez perdu un ami ! » Il n’y avait plus aucune nuance de douceur dans la voix de Sophia Antonovna, mais l’éclat noir de ses yeux semblait, pour un instant, ne plus contempler de visions vengeresses. « C’était un homme du peuple. L’âme des Russes simples n’est jamais tout à fait endurcie. C’est quelque chose de sentir cela. »

« Quelque chose de consolant ? » insinua Razumov sur un ton interrogateur.

« Cessez de railler », répliqua-t-elle violemment. « Souvenez-vous, Razumov, que les femmes, les enfants et les révolutionnaires exècrent l’ironie, négation de tous les instincts généreux, de toute foi, de tout dévouement, de toute action ! Ne raillez pas… Cessez de… Je ne sais pas comment cela se fait, mais il y a des moments où vous m’êtes odieux… »

Elle détourna les yeux. Un silence apaisé tomba, et se prolongea quelques instants, comme si toute l’électricité de la situation s’était dégagée, dans cet éclair de passion. Razumov n’avait pas bronché. Tout à coup elle posa le bout de ses doigts sur le bras du jeune homme :

« Ne faites pas attention. »

« Que m’importe ? » répondit-il, d’un ton très calme.

Il était fier de songer qu’elle ne pouvait rien lire sur son visage. Il se sentait vraiment adouci, apaisé, soulagé, ne fût-ce que pour un moment, d’une oppression obscure. Et tout à coup, il se demanda : « Pourquoi, diable, suis-je allé dans cette maison ? C’était une ineptie ! »

Il éprouva, à nouveau, un dégoût profond. Sophia Antonovna s’attardait, bavardant sur un ton amical, avec des intentions manifestement conciliantes. Elle parlait toujours de la fameuse lettre, et des divers détails minutieusement fournis par son informateur, qui n’avait jamais vu Ziemianitch. On avait enterré la « victime du remords » plusieurs semaines avant qu’il n’eût commencé à fréquenter dans la maison. Cette maison était une pépinière de bons éléments révolutionnaires. En passant sur ce repaire de la noire misère, l’esprit de l’héroïque Haldin y avait apporté une promesse de rédemption universelle, d’allègement de toutes les souffrances qui accablent l’humanité. Razumov écoutait sans entendre, rongé par son désir nouveau de totale sécurité, et par son espoir d’échapper aux mensonges dégradants qui lui paraissaient à certains moments, impossibles à proférer.

Non, il ne pouvait aiguiller la conversation vers le point qu’il désirait tant élucider ; c’était impossible. Il regrettait de n’avoir pas forgé, à l’usage des réfugiés, une histoire plausible qui lui aurait permis d’avouer sa fatale visite dans la maison. Mais, en quittant la Russie, il ignorait que Ziemianitch se fût pendu. Et comment prévoir d’ailleurs que « l’informateur » de cette femme dût tomber précisément sur ce bouge-là, ce bouge-là entre tous les bouges, qui attendaient de la révolution sociale leur destruction par la flamme purificatrice ? Qui aurait pu le prévoir ? Personne ! « C’est une prodigieuse, une diabolique surprise ! » songeait Razumov, avec le visage calme d’une supériorité impénétrable ; il faisait, avec froideur des gestes d’assentiment, approuvait d’un « Oui, certainement », les remarques de Sophia Antonovna sur la psychologie du peuple, et ressentait un désir frénétique de lui fouiller la gorge avec les doigts, pour en arracher un aveu quelconque.

Puis, au dernier moment, comme ils allaient se séparer et qu’il se sentait déjà détendu, il entendit Sophia Antonovna faire allusion au sujet de son inquiétude. Il n’aurait guère su dire comment la chose se produisit, car son esprit, en cet instant précis, était bien loin : ce fut sans doute une suite des regrets exprimés par Sophia Antonovna sur l’absurde illogisme du peuple. Ce Ziemianitch, par exemple, bien que notoirement irréligieux, ne s’en était pas moins imaginé, pendant les dernières semaines de sa vie, avoir été battu par le diable.

« Par le diable ? » répéta Razumov, comme s’il avait mal entendu.

« Le diable lui-même ; le diable en personne ! Je conçois votre étonnement, Kirylo Sidorovitch. Le soir même de l’arrestation du pauvre Haldin, un inconnu, venu de bonne heure, avait donné une effroyable raclée à Ziemianitch, qu’il avait trouvé ivre-mort dans son écurie. Le corps du malheureux ne formait plus qu’une meurtrissure, dont il se plaignait aux gens de la maison.

« Mais vous, Sophia Antonovna, vous ne croyez pas à la visite du diable en personne ? »

« Et vous ? » riposta-t-elle sèchement, en continuant entre ses dents : « Non certes ! mais il y a ici-bas bien des hommes qui s’entendent mieux que des diables à faire un enfer de cette terre ! »

Razumov la regardait, contemplait le corps vigoureux, les cheveux blancs, le pli profond qui séparait les sourcils minces, et le regard noir perdu dans le vague. Évidemment, si son attitude n’était pas le comble de la duplicité, elle ne faisait pas grand cas de cette histoire. « Un jeune homme brun », expliquait-elle, « que l’on n’avait encore jamais vu, et qui n’était jamais revenu. Pourquoi souriez-vous, Razumov ? »

« Je m’étonne que le diable soit resté jeune, après tant de siècles », répondit-il, posément. « Mais qui donc a pu le décrire, puisque la victime, à vous entendre, était ivre-morte, à ce moment précis ? »

« Oh, c’est le gargotier. Un jeune homme arrogant, au teint basané, vêtu d’un manteau d’étudiant, était entré à la hâte, avait demandé Ziemianitch, l’avait rossé avec rage, et s’était éloigné au galop, laissant le tenancier paralysé de stupeur. »

« Et lui ? croit-il aussi que ce fût le diable ? »

« Je ne saurais vous le dire. Il se montre, paraît-il, très réservé sur ce sujet. Ces marchands d’alcool sont en général de parfaits coquins, et m’est avis qu’il en doit savoir plus que quiconque. »

« Eh bien, et vous, Sophia Antonovna ? » s’enquit Razumov, d’un ton de profond intérêt ; « quelle est votre conclusion ; la vôtre, et celle de votre correspondant, qui se trouve sur les lieux ? »

« Je suis d’accord avec lui : il devait s’agir d’un limier de police déguisé. Comment trouver un autre individu pour battre aussi cruellement un homme sans défense ? On peut admettre d’ailleurs, que, suivant ce jour-là toutes les pistes, anciennes ou nouvelles, la police ait jugé utile d’avoir Ziemianitch sous la main, pour un supplément d’enquête, pour une identification, que sais-je ? Un misérable mouchard envoyé à sa recherche, et furieux de le trouver dans un tel état, lui brisa sur les côtes une fourche d’écurie. Plus tard, une fois le filet serré sur le gros gibier, on ne s’est plus soucié du paysan. »

Telles furent les dernières paroles de la révolutionnaire. Au cours de cette conversation, elle s’était fort approchée de la vérité, pour s’en éloigner encore, et suivre la vraisemblance des pensées et des conclusions ; elle obéissait en cela à l’invincible nature de l’erreur humaine, simple regard jeté dans les profondeurs extrêmes de l’illusion personnelle. Razumov lui serra la main, quitta le parc, traversa la route, et gagna l’embarcadère du bateau, pour se pencher au-dessus du garde-fou.

Il se sentait l’esprit en paix, pour la première fois depuis bien des jours, depuis cette nuit… la nuit !… Sa conversation avec Sophia Antonovna lui avait donné la vision très nette d’un péril, au moment même où ce péril s’évanouissait. « J’aurais dû prévoir les doutes qui surgiraient dans l’esprit de ces gens-là », pensait-il. Puis son attention fut captivée par une pierre, dont il distinguait nettement, au fond du lac, la forme particulière, et il se mit à supputer la profondeur de l’eau à cet endroit. Mais bientôt, il reprit le cours de ses pensées, avec un sursaut de surprise, devant cette preuve singulière d’une indifférence intempestive. « J’aurais dû, d’emblée, leur débiter des mensonges très détaillés, » se disait-il, mais le dégoût mortel que lui inspirait cette seule idée, suspendit pendant un temps appréciable, le cours de sa rêverie. « Heureusement, tout cela est arrangé, maintenant », réfléchit-il, après un instant, puis il reprit à mi-voix, avec un rire bref : « Grâce au diable ! »

Sa pensée vagabonde s’attacha ensuite à la fin de Ziemianitch. L’interprétation de Sophia Antonovna, sans l’amuser précisément, ne laissait pas, pourtant, de lui paraître piquante. Il s’avouait qu’il n’aurait pas su, en eût-il été informé avant son départ de Russie, faire aussi bien servir ce suicide à ses desseins. Il devait à l’homme au nez rouge une obligation infinie pour sa patience et son ingéniosité. « Merveilleux psychologue, évidemment », se dit-il avec ironie. Le Remords ! c’était la meilleure démonstration de l’aveuglement des vrais conspirateurs, de la subtilité stupide de ces gens obsédés par une idée fixe. « Il s’agissait d’un drame d’amour, et non pas de conscience », ricanait Razumov. Une femme à qui le vieux faisait la cour ! Un colporteur vigoureux, un rival évidemment, l’avait jeté au bas des escaliers… Et à soixante ans, pour l’éternel amoureux, c’était une humiliation difficile à digérer ! Ce n’était pas un féministe de la même trempe que Pierre Ivanovitch. La consolation même de la bouteille pouvait se montrer insuffisante, dans cette crise suprême. À cet âge, le nœud coulant restait le seul remède à une inextinguible passion. D’ailleurs l’exaspération sauvage soulevée en lui par le mépris et les calomnies de la maison, et l’affolante impossibilité d’expliquer sa rossée mystérieuse, devaient ajouter à l’amertume de son chagrin. « Le diable, tiens ! » s’écria Razumov, avec vivacité, comme s’il venait de faire une découverte intéressante. « Ziemianitch a fini par sombrer dans le mysticisme ! Il y a tant de vraies âmes russes qui finissent ainsi ! C’est bien caractéristique ! » Il éprouvait de la pitié pour Ziemianitch, pitié banale et impersonnelle, pitié que l’on peut ressentir pour une multitude inconsciente, pour une masse populaire contemplée de très haut, pour un peuple de fourmis rampant sur le chemin de la destinée. Il lui semblait que Ziemianitch n’aurait pu agir autrement. Et l’assurance méprisante de Sophia Antonovna, son idée d’un « limier de police » était, à sa façon, bien caractéristique aussi de la Russie. Mais ici, il ne s’agissait plus de tragédies : c’était la comédie des quiproquos. On aurait dit que le diable lui-même, était venu se jouer d’eux tour à tour, de Razumov d’abord, puis de Ziemianitch, et enfin de ces révolutionnaires. C’était bien en effet un jeu diabolique… Le jeune homme interrompit le cours de son monologue intérieur, pour se railler lui-même : « Tiens ! voici que je tombe, moi aussi, dans le mysticisme ! »

Il se sentait l’esprit plus libre que jamais. Il se retourna, pour s’adosser commodément à la barrière. « Tout cela », poursuivait-il en lui-même, « s’arrange de merveilleuse façon. L’incertitude du sort de mon prétendu collègue, ne ternit plus la gloire de l’exploit que l’on m’attribue. On en rend responsable le mystique Ziemianitch. J’ai été servi par une chance incroyable. Plus besoin de mensonges. Je n’aurai qu’à écouter, et qu’à empêcher mon mépris de l’emporter sur ma prudence. »

Il soupira, croisa les bras, laissa son menton tomber sur sa poitrine, et resta longtemps immobile ; puis tout à coup il se redressa, en sentant qu’il avait ce jour là une importante besogne à accomplir. Il ne put se rappeler tout de suite de quoi il s’agissait, mais ne fit aucun effort de mémoire, avec la confuse certitude de s’en souvenir bientôt.

À peine avait-il fait, vers la ville, une centaine de pas qu’il ralentit le pas et resta presque sur place en apercevant un homme qui venait dans sa direction. C’était, sous les plis d’un manteau drapé, et sous les larges bords du chapeau mou, une apparition pittoresque, que l’on aurait cru voir par le gros bout d’une lorgnette. Il était impossible à Razumov d’éviter le petit homme, car nul chemin ne s’offrait à la retraite.

« Encore un qui se rend à cette assemblée mystérieuse », pensa-t-il. Sa conjecture était fondée, mais à l’inverse des autres révolutionnaires, venus de loin, celui-là, il le connaissait. Il espérait néanmoins passer avec un simple salut, mais il ne put refuser la petite main maigre au poignet velu et aux jointures saillantes qu’on lui tendait avec un geste amical. Elle sortait du manteau drapé à l’espagnole, un pan jeté sur l’épaule, porté malgré la chaleur relative du jour.

« Et comment va Herr Razumov ? » Ces mots prononcés en allemand, n’étaient que plus odieux à l’objet du salut cordial. Vu de près, le personnage faisait l’effet d’un homme en miniature, avec son front haut, découvert par le chapeau momentanément levé, et la grande barbe poivre et sel déployée sur une poitrine bien proportionnée. Son nez fin et hardi surplombait une bouche mince, cachée dans la masse d’une moustache soyeuse. Ses traits accentués, ses membres vigoureux, malgré leurs dimensions réduites, donnaient une impression de délicatesse, sans le moindre signe de débilité. Seuls, les yeux, bruns et taillés en amande étaient trop grands, et l’excès du travail sous la lampe les avait injectés de sang. L’obscure célébrité du petit homme était bien connue de Razumov. Polyglotte, d’origine inconnue et de nationalité mal définie, anarchiste au tempérament pédant et forcené, à la stupéfiante capacité pour les invectives enflammées, il constituait une puissance d’arrière-plan, ce pamphlétaire violent, qui réclamait à grands cris la justice révolutionnaire, ce Julius Lespara, éditeur du Monde Vivant, confident des conspirateurs, auteur d’articles et de manifestes sanguinaires, soupçonné d’être au courant de tous les complots. Lespara vivait au cœur de la vieille ville, dans une maison étroite et sombre, qui lui avait été offerte par un bourgeois naïf, admirateur de son éloquence humanitaire. Près de lui habitaient ses deux filles, qui le dominaient de la tête et des épaules, et un garçon maigriot de six ans, au teint de papier mâché, qui traînait dans les pièces obscures ses combinaisons de coton bleu et ses lourdes bottines. Était-ce l’enfant de l’une des deux filles, ou n’appartenait-il à aucune, nul n’aurait pu le dire. Julius Lespara savait sans doute laquelle de ces dames, après une disparition fortuite de quelques années, était tranquillement revenue chez lui, en possession de ce rejeton, mais avec une admirable pédanterie, il s’était abstenu d’exiger d’elle aucun détail, aucun, pas même le nom du père, parce que la maternité doit être une fonction anarchiste. Razumov avait été reçu deux fois dans l’appartement aux pièces sombres situé au dernier étage de la maison ; les carreaux des fenêtres étaient poussiéreux ; il y avait sur le sol une véritable litière de balayures ; des verres de thé, à demi pleins, restaient oubliés sur les tables ; les deux filles de Lespara rôdaient silencieuses et énigmatiques, les yeux lourds de sommeil, sans corset, prenant, avec le désordre de leurs vêtements froissés et leur manque de tenue, l’aspect de vieilles poupées ; le grand, mais obscur Julius, les pieds enroulés autour d’un tabouret à trois pieds, se montrait toujours prêt à accueillir les visiteurs. La plume aussitôt posée, il pivotait pour montrer son front singulièrement haut et sa grande barbe austère. En dégringolant de son tabouret, il paraissait descendre des hauteurs de l’Olympe. Sa petite taille devenait plus frappante à côté de ses filles, des meubles, de tout visiteur de stature normale. Mais il quittait rarement son siège, et on le voyait plus rarement encore dans la rue, en plein jour.

Il avait fallu quelque affaire d’importance, pour l’amener, cet après-midi, aussi loin de la ville. Il voulait évidemment faire preuve d’amabilité pour le jeune homme, dont l’arrivée avait fait sensation dans le monde des réfugiés politiques. Il demanda en russe cette fois, car il parlait le russe, comme il parlait cinq ou six autres langues d’Europe, sans distinction et sans vigueur (autrement que dans l’invective), il demanda à Razumov s’il ne s’était pas encore fait inscrire à l’Université. Et comme le jeune homme secouait négativement la tête :

« Vous avez bien le temps ! Mais en attendant, n’allez-vous pas nous donner un article ? »

Il ne comprenait pas que l’on pût se refuser à écrire sur un sujet quelconque ; social, économique, historique ou autre. Toute idée valait d’être traitée selon le bon esprit, et en vue de la révolution sociale. L’un de ses amis de Londres venait justement d’entrer en relations avec les rédacteurs d’une revue aux idées avancées. « Nous devons être des éducateurs, des éducateurs pour le monde entier, et développer la grande pensée de la liberté absolue et de la justice révolutionnaire. »

Razumov grommela d’un ton bourru qu’il ne savait même pas l’anglais.

« Écrivez en russe ; nous ferons traduire votre article ; ce ne sera pas une difficulté. Tenez, sans chercher bien loin, il y a Mlle Haldin ; mes filles vont la voir quelquefois. » Puis, hochant la tête d’un air significatif : « Elle ne fait rien ; elle n’a jamais rien fait de sa vie. Elle serait tout à fait compétente, avec un peu d’aide. Écrivez seulement, il le faut, vous savez. Et maintenant, adieu pour l’instant. »

Il leva le bras et poursuivit sa route. Razumov, adossé au mur bas, le regarda s’éloigner, cracha violemment, et reprit sa marche, en murmurant d’un ton de colère !

« Maudit Juif ! »

Pure conjecture de sa part. Julius Lespara aurait pu être Transylvain, Turc, Andalou, ou citoyen des villes Hanséatiques, pour ce qu’il savait de lui. Mais cette histoire n’a rien à voir avec les Occidentaux, et je ferai remarquer à propos de cette exclamation, que c’était la plus parfaite expression de haine et de mépris dont Razumov put user à ce moment-là. Il bouillait de rage, comme s’il avait subi une insulte grossière. Il marchait en aveugle, longeant instinctivement le quai qui bordait le port en miniature ; il se trouvait maintenant dans un jardin élégant et terne, dont les arbres abritaient des gens également ternes, assis sur des chaises. Tout à coup, sa fureur tomba, et il se vit au milieu d’un pont long et large. Il ralentit le pas. À sa droite, au-delà de jetées pareilles à des jouets d’enfants, il voyait l’encadrement des pentes vertes du Petit Lac, au pittoresque merveilleusement banal de carton-pâte, tandis que plus loin, l’eau immobile s’étalait comme une nappe brillante d’étain.

Il détourna les yeux de ce spectacle destiné aux touristes, et poursuivit lentement son chemin, les yeux au sol. Une ou deux personnes durent s’écarter devant lui, et se retournèrent avec un regard de surprise, devant la profondeur de sa méditation. L’insistance du célèbre journaliste révolutionnaire avait éveillé dans son esprit un écho singulier. Écrire ! il fallait écrire. Mais oui ! Écrire ! Ce fut un éclair qui traversa son cerveau. Écrire ! voilà ce qu’il avait décidé de faire, ce jour-là. Irrévocablement décidé, pour l’oublier entièrement ensuite. Cette incorrigible tendance à fuir les difficultés de sa situation était réellement dangereuse, et il s’en voulait sincèrement. Était-ce, de sa part, légèreté, faiblesse profonde, ou crainte inconsciente ?

« Est-ce que je reculerais ? C’est impossible ! Reculer maintenant serait pis qu’un suicide moral ; ce ne serait rien moins qu’une damnation morale », pensait-il. « Se pourrait-il donc que j’aie une conscience conventionnelle ? »

Mais il repoussa dédaigneusement une telle supposition, et, arrêté au bord de la chaussée, se prépara à traverser la route, et à suivre la large rue qui débouchait au bout du pont : il n’avait d’autre raison d’ailleurs de s’y engager que de la trouver devant lui. Mais à ce moment, deux voitures et une lente charrette barrèrent son chemin, et il tourna brusquement à gauche, pour suivre à nouveau le quai, en tournant cette fois le dos au lac.

« Serais-je donc malade ? » se demandait-il avec un doute anormal sur l’état de sa santé, car en dehors d’une ou deux affections enfantines, il n’avait jamais connu la maladie.

Mais c’était encore un danger possible. Pourtant, il semblait qu’on veillait sur lui de façon toute spéciale. « Si je croyais à une Providence agissante », se disait Razumov d’un ton sarcastique, « je verrais ici l’œuvre d’une main ironique… Trouver sur mon chemin un Julius Lespara, sorti de terre, pourrait-on dire, pour me rappeler, de façon expresse, mon projet !… Écrivez, m’a-t-il conseillé… Il faut que j’écrive ; il le faut en effet ! J’écrirai, soyez en sûrs… J’écrirai certainement ! Et j’aurai, dorénavant, quelque chose à écrire ! »

Il s’exaltait, au cours de ce monologue intérieur… Mais l’idée même d’écrire éveillait l’idée d’un endroit où écrire, d’un asile discret, de son logis, naturellement. Pourtant il éprouvait une répugnance à la pensée de l’effort nécessaire pour s’y rendre et l’on aurait dit qu’il craignait de trouver une présence hostile entre les quatre murs qu’il exécrait.

« Et s’il prenait fantaisie à l’un de ces révolutionnaires, de venir me voir pendant que j’écrirai ? » se disait-il. La seule idée d’une telle intrusion le faisait frissonner. Il pouvait bien fermer sa porte, ou prier le marchand de tabac du rez-de-chaussée (espèce de réfugié lui-même) de dire qu’il n’était pas chez lui. Mais ce n’étaient pas là d’heureuses précautions. Il sentait que sa vie ne devait pas donner prise au moindre soupçon, à la plus légère surprise ; l’incident le plus futile, tel que le retard apporté à tirer son verrou, pouvait paraître suspect. « Je voudrais me trouver au milieu d’un champ, à des lieues de tout endroit habité », pensait-il.

Il avait, sans s’en rendre compte, tourné encore une fois à gauche, et se vit tout à coup sur un nouveau pont. Beaucoup plus étroit que le précédent, ce pont, au lieu d’être tout droit, faisait une sorte de coude ou d’angle. Du sommet de cet angle, partait un bras très court, menant vers un îlot hexagonal au sol couvert de gravier, dont les berges se revêtaient de pierres savamment disposées, avec un puéril souci d’élégance. Deux hauts peupliers et quelques autres arbres groupaient leur feuillage au-dessus du sol sombre et net ; ils abritaient des bancs de jardin, et une statue en bronze de Jean-Jacques Rousseau, assis sur son piédestal.

En débouchant du pont, Razumov s’aperçut qu’à l’exception de la femme chargée du chalet de rafraîchissements, il allait se trouver seul sur l’îlot. Il y avait une sorte de simplicité enfantine, odieuse et naïve, dans ce lopin de terre désert, qui devait son nom à Jean-Jacques Rousseau, quelque chose de prétentieux et de vieillot aussi. Le jeune homme demanda un verre de lait qu’il but d’un trait, debout (il n’avait depuis le matin pris qu’une tasse de thé) et s’éloignait d’un pas hésitant et las, lorsqu’une pensée l’arrêta net. Il avait découvert ce qu’il cherchait. Si l’on pouvait, au sein d’une ville, trouver en plein air un coin de solitude, c’est bien ici qu’il fallait le chercher, sur cet îlot absurde où l’on avait aussi la faculté d’observer les rares promeneurs.

Il revint vers un banc du jardin et s’y laissa tomber lourdement. C’était bien l’endroit où commencer la rédaction du rapport demandé. Il avait sur lui tout ce qu’il fallait. « Je viendrai toujours ici », se dit-il, puis il se tint longuement immobile, sans rien voir et sans rien entendre, sans pensée et presque sans vie. Le soleil déclinant plongeait déjà derrière les toits de la ville, allongeant par-dessus l’îlot l’ombre des maisons sur la surface du lac, lorsqu’il sortit de sa torpeur. Il prit un stylographe dans sa poche, ouvrit un petit cahier sur ses genoux, et se mit à écrire rapidement, levant de temps en temps les yeux sur le tronçon de pont qui aboutissait à l’îlot. Mais c’était une peine inutile ; les gens qui passaient dans le lointain n’avaient pas un regard pour le jardin où l’effigie exilée de l’auteur du Contrat social trônait dans l’immobilité sombre du bronze, au-dessus de la tête penchée de Razumov. Lorsqu’il eut achevé son griffonnage, le jeune homme arracha, d’un mouvement brusque et presque convulsif, les pages qu’il venait de noircir, puis remit plume et cahier dans sa poche, avec une sorte de hâte fébrile. Mais il plia le léger paquet sur ses genoux, avec une minutie rêveuse. Ceci fait, il se renversa sur son siège, et resta immobile, les feuilles de papier dans la main gauche. Le crépuscule s’était assombri : Razumov se leva pour marcher lentement, en long et en large, sous les arbres.

« Il est évident que je suis maintenant tout à fait à l’abri », se disait-il. Son oreille fine décelait le faible murmure du courant contre la pointe de l’île, et il s’oubliait à écouter ce bruit avec attention. Mais même pour son ouïe exercée, le son était trop subtil.

« Singulière occupation pour moi ! » grommela-t-il, en s’avisant pourtant que c’était presque le seul bruit qu’il pût écouter sans remords, par plaisir, pour ainsi dire. Oui, le murmure de l’eau, la voix du vent, ces bruits totalement étrangers aux passions humaines. Tous les autres sons du monde venaient déposer leur souillure sur une âme solitaire.

Telles étaient les pensées de M. Razumov. C’est de son âme, bien entendu, qu’il s’agissait, et il ne se servait pas du mot au sens théologique ; ce qu’il désignait ainsi, me semble-t-il, c’est cette partie de lui-même qui n’était pas son corps, et que les feux de la terre mettaient particulièrement en péril. Et l’on peut bien admettre que dans le cas de M. Razumov, l’amertume de la solitude ne fût pas un phénomène tout à fait morbide.

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