III

Resté seul, Razumov se dirigea vers la porte du jardin. Mais ce jour, fertile en conversations, semblait devoir lui en ménager une encore, avant sa sortie du parc.

Il aperçut tout à coup les visiteurs attendus par Pierre Ivanovitch ; trois personnes, dont deux hommes et une femme, surgirent derrière la loge, et s’arrêtèrent brusquement, comme pour se consulter, en voyant Razumov. Après un court colloque, la femme s’effaça, en faisant, du bras, un signe aux deux hommes qui quittèrent la route ; ils s’engagèrent sur la pelouse négligée, ou plutôt sur la prairie, pour se diriger tout droit vers la maison, tandis que leur compagne restait sur le chemin, pour attendre Razumov, qu’elle avait reconnu. Lui aussi avait reconnu cette femme au premier coup d’œil. Il lui avait été présenté, à Zurich, où il s’était arrêté, en venant de Dresde, et pendant les trois jours qu’il y avait passés, ils étaient restés longuement ensemble.

Elle portait le même costume que lors de cette première rencontre. On distinguait de loin sa blouse de soie cramoisie, sa courte jupe brune, et sa ceinture de cuir. Très droite, elle avait le teint café au lait clair, et des yeux noirs brillants. Ses cheveux, presque blancs, se nouaient négligemment en une masse épaisse, sous un chapeau tyrolien poussiéreux, dont l’étoffe brune semblait avoir perdu la moitié de sa garniture.

Elle avait une expression sérieuse et grave, si grave même que Razumov se crut obligé de sourire pour l’aborder. Elle l’accueillit avec une poignée de main virile.

« Eh quoi ? Vous partez ? s’écria-t-elle. « Comment cela se fait-il, Razumov ? »

« Je m’en vais, parce que l’on ne m’a pas prié de rester », répondit Razumov, en lui rendant son étreinte, avec beaucoup moins de chaleur.

Elle hocha la tête, comme pour dire qu’elle comprenait. Cependant Razumov suivait des yeux les deux hommes, qui traversaient obliquement la pelouse, sans hâte. Le plus petit des deux était boutonné dans un pardessus étriqué, dont la mince étoffe grise lui battait presque les talons. Beaucoup plus grand et plus large, son compagnon portait une veste courte ajustée et un pantalon collant dont les jambes s’enfonçaient dans des bottes à revers éculées.

La femme qui avait, apparemment, éloigné ses compagnons, prit la parole d’un ton posé :

« Je suis accourue de Zurich, pour rencontrer ces deux camarades à leur descente du train et les amener à Pierre Ivanovitch. J’ai pu arranger la chose. »

« Ah vraiment ? » fit négligemment Razumov, très ennuyé de la voir s’arrêter pour causer avec lui. « De Zurich ? c’est vrai !… Et ces deux-là viennent de ?… »

Elle l’interrompit avec calme :

« D’une toute autre direction. De loin aussi, de très loin ! »

Razumov haussa les épaules. Les deux hommes venus de loin avaient atteint le mur de la terrasse, et disparurent subitement comme si la terre s’était ouverte, au pied de la maison, pour les engloutir.

« Oh… après tout ! Ils arrivent d’Amérique. » La femme à la blouse rouge eut aussi un léger haussement d’épaules avant de donner cette information. « Les temps sont proches », ajouta-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même. « Je ne leur ai pas dit qui vous étiez : Yakovlicht aurait voulu vous embrasser ! »

« C’est celui qui a une touffe de poils au menton, et un long pardessus ? »

« Vous avez deviné juste. C’est Yakovlicht. »

« Et ils n’auraient pas su trouver le chemin de la gare ici, sans que vous accouriez de Zurich, pour le leur montrer ? Vraiment nous ne pouvons rien faire sans les femmes ! La chose est écrite, et il faut bien croire à son exactitude ! »

Il avait conscience de laisser percer sous son ironie affectée, une immense lassitude, qu’il sentait perceptible au regard lucide des yeux noirs, calmes et brillants fixés sur lui.

« Qu’avez-vous donc ? »

« Je ne sais pas. Rien. Je viens d’avoir une diable de journée ! »

Elle attendait, en gardant toujours sur Razumov ses yeux sombres. Puis :

« Et quand cela serait, en effet ? Vous autres hommes, vous êtes si impressionnables, et si personnels ! Chaque jour ressemble aux autres : c’est une rude journée… et rien de plus !… jusqu’à la venue du grand jour ! J’ai eu de bonnes raisons d’accourir. Ils avaient écrit, pour prévenir Pierre Ivanovitch de leur arrivée. Mais d’où ? De Cherbourg seulement, sur une feuille de papier du bord. Tout le monde aurait pu en faire autant. Yakovlicht a passé des années et des années en Amérique. Je suis la seule ici qui l’aie bien connu autrefois ; bien, très bien connu même. Aussi Pierre Ivanovitch m’a-t-il télégraphié pour me prier de venir. C’est assez naturel, n’est-ce pas ? »

« En somme vous êtes venue témoigner de son identité ? » suggéra Razumov.

« Oui, si vous voulez. Quinze ans d’une vie comme celle-ci changent un homme. Il a vécu seul, comme un corbeau, dans un pays étranger. Quand je pense au Yakovlicht d’avant son départ pour l’Amérique !… »

Surpris par la douceur de la voix basse, Razumov jeta sur la femme un regard oblique ; elle soupirait, les yeux au loin. Elle avait plongé profondément les doigts de la main droite dans la masse de ses cheveux, presque blancs, et les agitait doucement, l’esprit absent. Lorsqu’elle retira sa main, le petit chapeau perché sur le sommet de sa tête resta légèrement incliné, et son aspect un peu ridicule contrastait singulièrement avec le murmure mélancolique :

« Nous n’étions pas de la première jeunesse, même dans ce temps-là ! Mais un homme reste toujours enfant ! »

« Ils ont vécu ensemble », se dit tout à coup Razumov. Puis, à haute voix, et de but en blanc :

« Pourquoi ne l’avez-vous pas suivi en Amérique ? »

Elle leva les yeux sur lui, avec un air d’agitation.

« Ne vous rappelez-vous plus les événements d’il y a quinze ans ? C’était un temps d’activité. La Révolution a son histoire maintenant. Vous en faites partie, et vous ne paraissez pas la connaître. Yakovlicht partit en mission, et je retournai en Russie : il le fallait ! Plus tard, il n’y avait plus rien pour le faire revenir. »

« Ah vraiment ! » murmura Razumov, avec une surprise affectée. « Rien ? »

« Que voulez-vous insinuer ? » s’écria-t-elle vivement. « Ne pouvez-vous pas admettre qu’il ait eu son heure de découragement ? »

« Il a l’air d’un parfait Yankee avec ce bouc pendu au menton. Un vrai oncle Sam », grogna Razumov. « Mais vous ? Vous qui êtes retournée en Russie ? Vous n’avez pas connu le découragement ? »

« Cela n’a pas d’importance ! Yakovlicht est un homme dont on ne peut pas douter. Celui-là, au moins, est de la bonne espèce ! »

Elle fixait, en parlant, ses yeux noirs et pénétrants sur Razumov, et les y maintint quelques instants.

« Je vous demande pardon », dit froidement le jeune homme, « mais voulez-vous inférer par là que vous, entre autres, ne me considériez pas comme de la bonne espèce ? »

Elle ne fit aucun geste de protestation, aucun signe pour indiquer qu’elle eût entendu ces paroles. Elle continuait à poser sur Razumov un regard, où se lisait un certain intérêt amical. Pendant son bref séjour à Zurich, elle s’était, chargée de lui, en lui tenant compagnie du matin au soir. Elle l’avait mené chez plusieurs personnes, et lui avait d’abord parlé longuement et presque sans réserve, évitant seulement les allusions personnelles ; mais vers le milieu du second jour, elle s’était faite silencieuse ; elle avait continué pourtant à se consacrer à lui avec zèle, l’accompagnant même à la gare et lui serrant la main avec force, à travers la portière du wagon pour reculer ensuite sans un mot, jusqu’au départ du train. Il avait remarqué qu’on la traitait avec une considération tranquille. Il ne savait rien de sa naissance, rien de sa vie privée ou de son rôle politique, mais il la jugeait, à son propre point de vue, comme un être dangereux, placé sur son chemin. « Jugeait » n’est peut-être d’ailleurs pas le mot exact : son sentiment était fait d’une accumulation d’impressions subtiles auxquelles s’ajoutait la gêne de ne pouvoir la mépriser, comme il méprisait les autres. Il n’avait pas pensé la revoir si tôt.

Non, décidément, elle n’avait pas une expression malveillante. Il sentait pourtant son cœur battre plus vite. On ne pouvait laisser tomber la conversation sur des paroles semblables, et il poursuivit sur un ton d’enquête scrupuleuse :

« Est-ce donc parce que je ne semble pas accepter aveuglément, tous les développements de la doctrine générale, tels par exemple que le féminisme de notre grand Pierre Ivanovitch ? Si c’est là ce qui me rend suspect, j’aime mieux vous avouer que je ne veux pas être esclave, même esclave d’une idée. »

Elle avait tenu les yeux sur lui, mais son regard n’était pas celui que l’on fixe sur un interlocuteur ; on aurait dit que les mots qu’il prononçait n’avaient pour elle qu’un intérêt secondaire. Quand il eût fini, elle passa brusquement, d’un geste décidé, son bras sous celui du jeune homme, et l’entraîna doucement vers la grille du parc. Conscient de sa fermeté, il céda tout de suite à cette impulsion, comme les deux hommes avaient un instant auparavant, obéi sans hésiter au signe de sa main.

Ils firent ainsi quelques pas.

« Non Razumov ; vos idées sont probablement justes », dit-elle. « Vous pouvez être précieux, très précieux ! Mais ce qu’il y a, au fond de vous, c’est que vous ne nous aimez pas ! »

Elle lui lâcha le bras, tandis qu’il lui adressait un sourire glacial.

« Exige-t-on de moi de l’amour, en même temps que des convictions ? »

Elle haussa les épaules.

« Vous savez bien ce que je veux dire ! Il y a des gens qui n’ont pas cru à la loyauté de votre cœur : c’est une opinion que j’ai entendu exprimer de côté et d’autre. Mais moi, je vous ai compris, dès la fin du premier jour ; et… »

Razumov l’interrompit d’un ton ferme.

« Je vous assure que, pour une fois, votre perspicacité se trouve en défaut. »

« Quelles phrases il fait ! » s’écria-t-elle ; « Ah, Kirylo Sidorovitch, vous êtes dédaigneux, égoïste, et vous vous épouvantez de bagatelles, comme les autres hommes. D’ailleurs vous n’aviez pas d’expérience. Ce qu’il vous faut, c’est d’être pris en mains par une femme. Je regrette de ne pas passer quelques jours ici. Je repartirai demain pour Zurich, en emmenant sans doute Yakovlicht avec moi. »

Ces paroles réconfortèrent Razumov.

« Je le regrette aussi », dit-il. « Mais, malgré tout, je ne crois pas que vous me compreniez. »

Il respirait plus librement, tandis qu’elle reprenait, sans protester : « Et comment cela va-t-il avec Pierre Ivanovitch ? Vous vous êtes beaucoup vus. Faites-vous bon ménage ? »

Ne sachant que répondre, Razumov baissa lentement la tête.

Elle referma, en un mouvement de réflexion, les lèvres qu’elle avait gardées ouvertes, dans l’attente.

« Très bien », dit-elle.

Ces paroles semblaient définitives, mais elle ne quitta pourtant pas le jeune homme, qui ne pouvait deviner l’objet de sa préoccupation. Il murmura :

« Ce n’est pas à moi que vous auriez dû poser une telle question. Dans un instant, vous allez voir Pierre Ivanovitch lui-même, et le sujet s’imposera tout naturellement. Il sera curieux de savoir ce qui a pu vous retenir si longtemps dans le parc. »

« Il n’est pas douteux que Pierre Ivanovitch n’ait à me dire quelque chose ; bien des choses même. Il est possible qu’il me parle de vous qu’il m’interroge sur votre compte. Pierre Ivanovitch est assez enclin en général, à se fier à moi. »

« Vous interroger ? C’est assez probable. »

Elle sourit, à demi-sérieuse.

« Eh bien ! Que faudra-t-il lui dire ? »

« Je ne sais pas. Vous pouvez lui parler de votre découverte… »

« Quelle découverte ? »

« Mais… mon défaut d’amour, pour… »

« Oh, cela, c’est entre nous », interrompit-elle, sans que l’on pût savoir si elle plaisantait ou parlait sérieusement.

« Je crois que vous voulez parler à Pierre Ivanovitch en ma faveur », fit Razumov, d’un ton moitié plaisant, moitié bourru. « Eh bien vous pouvez lui dire que je prends ma mission tout à fait au sérieux, et que j’ai le ferme désir de la mener à bien. »

« On vous a chargé d’une mission ? » s’écria-t-elle vivement.

« Oui, à peu près. On m’a prié de susciter certain événement… »

Elle le regarda d’un œil inquisiteur.

« Une mission », répétait-elle, très grave et subitement intéressée. « Quelle espèce de mission ? »

« Une mission qui a trait à la propagande. »

« Ah ! très loin d’ici ? »

« Non ; pas très loin », dit Razumov, en refrénant une soudaine envie de rire, sans sentir pourtant aucune joie.

« Vraiment », fit-elle, d’un ton pensif. « Eh bien, je ne veux pas poser de questions. Il suffit que Pierre Ivanovitch connaisse la tâche assignée à chacun de nous. Tout cela finira bien. »

« Vous croyez ? »

« Je ne le crois pas, jeune homme. J’en ai la conviction, tout simplement ! »

« Et c’est à Pierre Ivanovitch que vous devez cette foi ? »

Elle laissa la question sans réponse, et ils restèrent immobiles et silencieux, comme s’ils n’avaient pu se résoudre à un adieu.

« Voilà bien les hommes », murmura-t-elle enfin. « Comme s’il était possible de dire comment vous vient la foi ! » Les minces sourcils méphistophéliques eurent un léger frémissement. « Vraiment, il y a, en Russie, des millions de gens qui envieraient la vie des chiens de ce pays-ci. C’est une horreur et une honte d’avouer cela, même entre nous. Il faut avoir la foi, au nom même de la pitié. Tout cela ne peut pas durer ; non cela ne peut pas durer ! Pendant vingt ans, je suis allée et venue, sans regarder à droite ni à gauche… Qu’est-ce qui vous fait sourire ? Vous n’êtes qu’au début ! Vous avez bien commencé, mais attendez seulement d’avoir broyé sous vos pieds, votre être tout entier au cours de vos pérégrinations. Et c’est à cela qu’il faut en venir. Vous devrez broyer le moindre de vos sentiments, car vous ne pourrez pas vous arrêter… vous ne le pourrez pas ! J’ai été jeune, moi aussi ! Mais vous allez peut-être croire que je me plains. »

« Je ne crois rien de semblable », protesta Razumov, avec indifférence.

« Je le pense bien, ô grand homme ! être supérieur ! Cela vous est bien égal ! »

Elle plongea les doigts, sur le côté gauche de sa tête, dans le paquet de ses cheveux, et ce brusque mouvement eût pour résultat de remettre d’aplomb le chapeau tyrolien. Elle fronça les sourcils sans animosité, à la façon d’un juge d’instruction. Razumov détourna négligemment les yeux.

« Vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes ! Vous confondez la chance et le mérite. Et vous êtes de bonne foi ! Je ne puis pas vous en vouloir : c’est la nature masculine ! Vous avez une aptitude ridicule et pitoyable à nourrir, jusqu’à la tombe, des illusions enfantines. Il y a beaucoup, parmi nous, de femmes, qui sommes restées attelées à la cause pendant quinze ans, quinze ans sans rémission, qui avons abordé une voie après l’autre, travaillant sous terre ou au grand jour, sans regarder à droite ou à gauche ! Je puis en parler : je suis une de celles qui ne se sont jamais reposées… Là !… À quoi bon tant de paroles ? Regardez mes cheveux gris ! Et vous voilà…, deux enfants… Haldin et vous… qui venez, et qui pour votre premier essai savez frapper un grand coup ! »

Au nom de Haldin, tombé des lèvres décidées et énergiques de la révolutionnaire, Razumov eut, comme d’ordinaire, le brusque sentiment de l’irrévocable. Mais les derniers mois passés sur sa tête l’avaient cuirassé contre cette impression. Elle ne s’accompagnait plus, comme aux premiers jours, d’une folle épouvante et d’une colère aveugle. Il s’était, à force de raisonnements, fait de nouvelles croyances, et entouré d’une atmosphère mentale de rêverie sombre et sardonique ; dans ce milieu obscur, il ne percevait plus l’événement que comme une ombre confuse, vaguement douée d’une forme humaine. Cette forme, parfaitement familière, restait sans expression, mais prenait, au crépuscule, un air de discrète attente, sans rien d’alarmant, d’ailleurs.

« À quoi ressemblait-il ? » demanda brusquement la révolutionnaire.

« À quoi il ressemblait ? » répéta Razumov, avec un douloureux effort pour ne pas se répandre en imprécations furieuses. Pour se donner une contenance il se força à un rire bref, tout en jetant à sa compagne un regard du coin de l’œil. Elle parut troublée de voir ainsi accueillir sa question.

« Quelle question bien féminine ! » poursuivit-il « À quoi bon vous occuper de son aspect ? Qu’importe ce qu’il fut, puisqu’il est bien loin, dorénavant, des influences féminines ? »

Une légère contraction qui creusait trois plis à la racine de son nez, accentua chez la révolutionnaire l’obliquité méphistophélique des sourcils.

« Vous souffrez Razumov ? » hasarda-t-elle, de sa voix basse et ferme.

« Quelle absurdité ! » rétorqua le jeune homme, en la regardant tout droit. « D’ailleurs, maintenant que j’y pense, je ne suis pas même sûr qu’il soit à l’abri de l’influence d’une certaine femme au moins… De celle-là, Mme de S. vous savez !… Dans le temps on laissait au moins les morts dormir en paix, mais il paraît que maintenant, il leur faut répondre au moindre signe, au moindre appel d’une vieille sorcière ! Nous autres révolutionnaires, nous faisons de merveilleuses découvertes ! À la vérité, elles ne sont pas notre apanage exclusif. Nous ne possédons rien qui soit tout à fait à nous ! Mais l’amie de Pierre Ivanovitch ne pourrait-elle pas satisfaire votre curiosité féminine ? Ne pourrait-elle pas évoquer, à votre intention, l’ombre que vous désirez voir ? »

Il raillait comme un homme qui souffre. L’expression tendue de la femme s’adoucit, et ses sourcils retrouvèrent leur place, tandis qu’elle disait, d’un ton un peu las : « Espérons au moins qu’elle fera l’effort d’évoquer, pour nous, une tasse de thé. Mais ce n’est rien moins que sûr ! Je suis fatiguée, Razumov ! »

« Vous, fatiguée ! Quel aveu ! Eh bien, il y avait du thé, là-haut, tout à l’heure. J’en ai bu, et si vous vous hâtiez de courir après Yakovlicht, au lieu de perdre votre temps avec un sceptique aussi déconcertant que moi, vous pourriez en retrouver une ombre, une ombre refroidie, attardée dans le temple. Mais vous voir fatiguée me paraît chose quasi impossible. Nous sommes censés ne l’être jamais ; nous ne devons pas, nous ne pouvons pas l’être ! J’ai trouvé, l’autre jour, dans un journal quelconque, un cri d’alarme sur l’inlassable activité des partis révolutionnaires. Cette réputation en impose au monde et fait notre prestige ! »

« Toujours des sarcasmes et des railleries ! » fit doucement la femme à la blouse rouge, comme si elle s’était adressée à une troisième personne, mais sans quitter pourtant des yeux le visage de Razumov. « Et à quel propos, on se le demande ? Simplement parce qu’il s’est senti blessé dans certaines de ses notions conventionnelles, dans certaines de ses mesquines idées masculines. On pourrait le prendre pour un de ces nerveux excités qui finissent misérablement ! « Et pourtant », poursuivit-elle, après un instant de réflexion, et avec une voix changée, « et pourtant, je viens d’apprendre une nouvelle qui fait de vous, à mes yeux, un homme de caractère, Kirylo Sidorovitch. Oui ! vraiment, un homme de caractère ! »

Le ton positif de cette affirmation mystérieuse fit tressaillir Razumov. Il détourna ses yeux, qui avaient rencontré ceux de son interlocutrice, et les porta, à travers les barreaux de la grille rouillée, sur la route large et nette, ombragée par des arbres touffus. Un tramway électrique, complètement vide, courait sur l’avenue avec un froissement métallique. Le jeune homme se disait qu’il aurait donné tout au monde pour s’y trouver assis, seul. Il était inexprimablement las, las de toutes les fibres de son être, mais il avait une raison pour ne vouloir pas, le premier, interrompre cette conversation. Il pouvait, à chaque instant, parmi les bavardages chimériques ou criminels des révolutionnaires, recueillir un mot d’importance ; il pouvait l’entendre tomber des lèvres de cette femme, comme de toute autre bouche. Tant qu’il saurait garder sa lucidité d’esprit et refréner son irritabilité, il n’aurait rien à craindre. Sa seule chance de succès et de sécurité, dépendait d’une volonté indomptable. Il avait soif de se retrouver de l’autre côté de la porte : il se sentait prisonnier dans ce parc, dans ce centre de complots révolutionnaires, dans ce repaire de folies, d’aveuglements, d’infamies et de crimes. Et il laissait en silence s’envoler son esprit douloureux, se complaisant à l’idée d’une immense solitude morale et spirituelle. Il n’eut même pas un sourire en entendant la femme répéter :

« Oui, un caractère bien trempé ! »

Il regardait toujours à travers les barreaux, captif mélancolique, qui ne songerait pas à s’enfuir, mais rêverait aux souvenirs flétris d’un passé d’indépendance.

« Si vous ne faites pas attention », gronda-t-il, les yeux toujours au loin, « vous ne trouverez même plus l’ombre de ce thé ! »

Mais elle n’entendait pas se laisser congédier ainsi, et il n’avait guère compté non plus la voir partir.

« Tant pis ! ce ne sera pas une grosse perte que celle d’une tasse de thé ou de l’ombre que l’on aurait pu m’en offrir ! Quant à la dame elle-même, vous comprenez bien qu’elle a son utilité positive. Vous comprenez cela, Razumov ? »

Cet appel impérieux fit tourner la tête au jeune homme, qui vit la révolutionnaire faire le geste de compter de l’argent dans la paume de sa main.

« C’est pour cela, voyez-vous !… »

« Oui, je vois ! » fit lentement Razumov, avec un nouveau regard de prisonnier vers la route paisible et ombragée.

« Il faut, d’une façon ou de l’autre, trouver des ressources matérielles, et c’est un moyen plus pratique que le cambriolage des banques, plus pratique et plus sûr aussi… Mais me voici partie à plaisanter… Qu’est-ce qu’il marmotte entre ses dents, maintenant ? » s’écria-t-elle d’une voix étouffée.

« Je proclame mon admiration pour le sacrifice et le dévouement de Pierre Ivanovitch ! cela fait mal au cœur ! »

« Oh l’être délicat, et bien masculin ! Mal au cœur, cela lui fait mal au cœur ! Et que savez-vous de la vérité profonde ? Prétendez-vous pénétrer dans le secret des âmes ? Pierre Ivanovitch a connu cette femme, voici bien des années, au temps de sa vie mondaine, lors qu’il était jeune officier des Gardes. Il ne nous appartient pas de juger un homme inspiré. C’est ce qui fait votre privilège, à vous autres hommes. Vous êtes parfois inspirés, dans vos pensées et dans vos actes ! J’ai toujours concédé que lorsque vous êtes réellement inspirés, et lorsque vous savez vous départir de votre lâcheté et de votre pruderie masculines, vous ne pouvez être égalés par aucune femme ! Seulement, comme c’est chose rare !… Tandis que la plus sotte des femmes sait toujours se rendre utile !… Et pourquoi ? Parce que nous brûlons d’une inextinguible passion !… Je voudrais bien savoir ce qui le fait sourire ?… »

« Je ne souris pas », protesta Razumov, avec raideur.

« Ah ! Eh bien, comment faut-il appeler l’espèce de grimace que vous avez faite ? Oui, je sais ! Vous êtes susceptibles, vous autres hommes, d’amour d’un côté, de haine de l’autre, de désirs quelconques… et c’est cela dont vous faites grand cas, et que vous appelez de la passion ! Oui, tant que cela dure ! Mais nous, les femmes, nous sommes amoureuses de l’amour, de la haine, de toutes ces choses que je vous dis, amoureuses du désir même ! C’est pour cela que nous ne nous laissons pas acheter aussi facilement que vous. Dans la vie, voyez-vous, il n’y a pas beaucoup de choix : il faut se résigner à être brûlé ou à tomber en pourriture ! Et il n’y a pas une d’entre nous, peinte ou non peinte, qui ne préfère le bûcher à la pourriture ! »

Elle parlait avec énergie, mais sans exaltation. Razumov, l’esprit parti dans un rêve, au-delà des barreaux de la grille, prêtait pourtant l’oreille à ses paroles. Il enfonça les mains dans les poches de son manteau.

« Le bûcher ou la pourriture… Image vigoureuse ! Peinte ou non peinte !… Très fort !… Peinte ou… Dites-moi ! Elle doit être effroyablement jalouse de lui, n’est-ce pas ?… »

« Qui cela… ? Comment ? La baronne… ? Éléonore Maximovne… ? Jalouse de Pierre Ivanovitch ? Ciel ! Voilà les vétilles aux quelles cet homme attache son esprit ! Comment penser même à de pareilles absurdités ? »

« Eh quoi ? Est-ce qu’une vieille richarde ne peut pas être jalouse ? Ou ne forment-ils tous qu’une réunion de purs esprits ? »

« Mais où prenez-vous l’idée de questions semblables ? s’étonna-t-elle.

« Nulle part ; je vous pose la question, et voilà tout. Frivolité masculine, cela vous plait ! »

« Cela ne me plait pas du tout », riposta-t-elle vivement. « Et ce n’est pas le moment d’être frivole ! Pourquoi chercher ainsi à vous briser le cœur ? À moins que vous ne jouiez la comédie ? »

Razumov avait conscience de la pénétration de cette femme comme d’un véritable contact physique, comme d’une main posée légèrement sur son épaule. Sentant confusément, à ce moment précis, qu’elle s’était décidée à le serrer de près, il se raidit intérieurement pour supporter sans faiblir de nouveaux assauts.

« Moi, jouer la comédie ? » répéta-t-il en opposant à son adversaire un profil impassible. « Je la joue bien mal, alors, puisque vous voyez à travers le personnage ! »

Elle le regardait, le front barré de plis perpendiculaires, les minces sourcils noirs divergeant, comme les antennes d’un insecte. Il ajouta, d’une voix à peine perceptible :

« Vous vous trompez. Je ne joue pas plus la comédie que les autres ! »

« Quels autres ?… » s’exclama-t-elle.

« Quels autres ? Tout le monde ! » fit-il d’un ton d’impatience. « Vous êtes matérialiste, n’est-ce pas ? »

« Moi ? ma chère âme, j’ai trop vécu pour m’occuper encore de ces futilités ! »

« Mais vous vous souvenez de la définition de Cabanis ? « L’homme est un tube digestif… » J’imagine donc… »

« Je crache dessus ! »

« Sur qui ? Sur Cabanis ? Si vous voulez ! Mais vous ne pouvez nier l’importance d’une bonne digestion ! La joie de la vie… vous la connaissez la joie de la vie ?… dépend d’un bon estomac, alors qu’une digestion défectueuse conduit au scepticisme, suscite les imaginations lugubres et les pensées de mort ! Ce sont là des faits constatés par les physiologistes. Eh bien, je vous assure que, depuis mon arrivée de Russie, j’ai été bourré d’une cuisine étrangère, de l’espèce la plus indigeste et la plus nauséabonde ! Pouah !… »

« Vous voulez plaisanter », murmura-t-elle, avec incrédulité.

Et lui, d’un air détaché :

« Oui, c’est une plaisanterie ! Inutile de causer avec un homme tel que moi ! Et c’est pourtant pour cela que l’on a vu des hommes donner leur vie !… »

« Au contraire, je trouve tout à fait intéressant de causer avec vous ! »

Il la regardait du coin de l’œil. Elle paraissait chercher une riposte cinglante, mais finit par hausser les épaules.

« Conversation creuse ! Je suppose pourtant qu’il faut vous pardonner cette faiblesse, à vous ? » fit-elle avec une insistance particulière sur le dernier mot. Il y avait une nuance d’inquiétude dans sa conclusion indulgente.

Razumov avait noté les plus minces détails de cette conversation à laquelle il ne s’attendait pas, pour laquelle il ne s’était pas préparé. Oui, c’était bien cela ; « Je n’étais pas prêt ! » se disait-il ; « j’ai été pris à l’improviste ! » Il lui semblait que si on l’avait laissé souffler une minute, comme un chien hors d’haleine, son oppression aurait disparu. « On ne me trouvera jamais prêt ! » songea-t-il avec désespoir. Puis, se forçant à un rire bref, il ajouta, aussi légèrement qu’il le pouvait :

« Merci, je ne demande pas grâce ! » Et sur un ton d’inquiétude feinte : « Mais n’avez-vous pas peur que Pierre Ivanovitch nous soupçonne de tramer ici, près de la porte, un complot sans son autorisation ? »

« Non, je n’en ai pas peur ; vous êtes parfaitement à l’abri des soupçons, tant que vous êtes avec moi, mon cher jeune homme ! » La lueur d’amusement qui brillait dans les yeux noirs s’éteignit. « Pierre Ivanovitch a confiance en moi », poursuivit-elle, d’un ton sévère. « Il se rend à mes avis, et en certaines occasions, des plus importantes, je lui sers pour ainsi dire de bras droit… Cela vous amuse ?… Croyez-vous donc que je me vante ? »

« Dieu m’en garde ! Je me disais seulement que Pierre Ivanovitch semble avoir assez complètement résolu la question féminine. »

Il se reprochait, au même moment, ses paroles, aussi bien que le ton sur lequel il les proférait. Toute la journée, il avait parlé à tort et à travers. C’était de la folie, plus que de la folie : c’était de la faiblesse ; c’était le démon de la perversité qui triomphait de sa volonté. Était-ce ainsi qu’il aurait dû accueillir une conversation où s’affirmait certainement la promesse de confidences futures ? Et cette femme, en même temps qu’une grande influence, possédait apparemment un trésor de connaissances secrètes. Pourquoi l’intriguer de la sorte ? Elle ne paraissait pas hostile cependant, et il n’y avait pas d’animosité dans sa voix qui gardait un accent singulièrement rêveur.

« Impossible de connaître le fond de votre pensée, Razumov. Vous avez dû mordre quelque chose d’amer, au berceau ! »

Razumov lui lança un coup d’œil oblique.

« Hum ! Quelque chose d’amer ? C’est une explication », murmura-t-il. « Seulement, c’est beaucoup plus tard ! Mais ne croyez-vous pas, Sophia Antonovna, que nous soyions tous deux sortis du même berceau ? »

La femme, dont il s’était enfin décidé à prononcer le nom (il avait éprouvé une répugnance profonde à le laisser tomber de ses lèvres), la révolutionnaire murmura, après un silence :

« C’est de la Russie que vous voulez parler ? »

Il ne daigna pas faire le moindre geste d’assentiment. Elle parut s’apaiser ; ses yeux noirs restaient immobiles, comme si elle avait suivi, dans son cœur, l’idée évoquée, avec toutes les pensées tendres qu’elle faisait surgir. Mais, tout à coup, ses sourcils se rapprochèrent, en un froncement méphistophélique.

« Oui, c’est peut-être cela ! c’est une explication ! Oui ! On vit là-bas au sein du mal, à la merci d’êtres pires que les ogres, les goules et les vampires ! Il faut les chasser, les détruire jusqu’au dernier ! Voilà la seule tâche nécessaire. Peu importe tout le reste, si les hommes et les femmes sont décidés et fidèles. Voilà ce que j’ai fini par comprendre. La première question, c’est de ne pas nous quereller, entre nous, à propos de futilités conventionnelles. Rappelez-vous cela, Razumov. »

Mais Razumov n’écoutait pas. En proie à une sorte de tranquillité lasse, il n’avait même plus conscience d’une surveillance dangereuse. Ses inquiétudes, ses exaspérations, ses dédains, avaient fini par s’émousser dans ces heures d’épreuve, par s’émousser, lui semblait-il, pour toujours. « Je leur tiendrai tête à tous ! » se disait-il, avec une conviction trop ferme pour être triomphante.

La révolutionnaire avait cessé de parler. Il ne la regardait pas ; personne ne passait sur la route. Il avait presque oublié qu’il n’était plus seul, lorsqu’il entendit à nouveau la voix de son interlocutrice, voix brève et nette, où perçait pourtant l’hésitation qui lui avait fait prolonger son silence.

« Dites-moi, Razumov ? »

Razumov, dont le regard se perdait au loin, fit la grimace de l’homme qui entend une fausse note.

« Dites-moi : est-il exact qu’au matin même de l’attentat, vous ayez réellement assisté aux cours de l’Université ? »

Pendant une fraction appréciable de seconde, il ne sut pas se rendre compte de la portée véritable de la question, partie comme une balle qui frappe quelques instants seulement après le coup de feu. Sa main, heureusement libre, était prête à saisir un barreau de la grille. Il s’y cramponna avec une force terrible, mais sa présence d’esprit l’avait abandonné, et il ne sut proférer qu’un murmure sourd et confus.

« Allons, Kirylo Sidorovitch », insista sa compagne. « Je sais que vous n’êtes pas un vantard : cela on peut vous l’accorder ! Vous êtes silencieux, trop silencieux peut-être, et vous ruminez des pensées amères, qui vous sont propres. Vous n’êtes pas un enthousiaste ; peut-être n’en êtes-vous que plus fort. Mais vous pourriez me dire… On aimerait vous comprendre un peu mieux. J’ai été prodigieusement frappée… prodigieusement ! Est-ce vrai ? Y êtes-vous réellement allé ? »

Il retrouva la voix. La balle avait manqué son but. C’était un coup tiré à l’aventure, le signal d’une bataille prochaine, d’un nouveau combat à livrer pour sa propre sécurité. Rude combat, contre un adversaire dangereux. Mais il se sentait prêt à la bataille, si bien prêt que lorsqu’il se tourna vers sa compagne, aucun muscle de son visage n’avait bougé.

« Certainement », répondit-il sans hâte, et avec une secrète angoisse, mais sur un ton d’assurance parfaite. « Aux cours ? en effet ! Mais pourquoi me demander cela ? »

C’est la femme qui faisait montre maintenant d’un intérêt avide.

« Je l’ai su par une lettre, la lettre d’un jeune Pétersbourgeois, l’un des nôtres, bien entendu. On vous a regardé, on vous a vu, impassible, prendre des notes sur votre cahier. »

Il l’enveloppa d’un regard inquisiteur :

« Eh bien ? »

« Pour moi, un tel sang-froid est magnifique, voilà tout. C’est la marque d’une force de caractère peu banale. Mon correspondant m’écrit qu’à voir votre visage et votre attitude, nul n’aurait pu deviner le rôle que vous veniez de jouer deux heures auparavant, le grand, le formidable, le glorieux rôle… »

« Oh non, personne n’aurait pu deviner », approuva gravement Razumov, « parce que, vous le comprenez, personne à ce moment-là… »

« Oui, oui ! Mais cela ne vous empêche pas d’avoir fait montre d’une force d’âme exceptionnelle ! Vous aviez exactement votre mine habituelle. On s’en est souvenu, plus tard, avec étonnement. »

« Cela ne m’a coûté aucun effort, » déclara Razumov, avec la même gravité tranquille.

« La chose n’en est que plus merveilleuse ! » s’écria la révolutionnaire. Puis elle se tut, tandis que Razumov se demandait s’il n’avait pas prononcé des paroles absolument inutiles, voire dangereuses.

Mais elle levait à nouveau vers lui un regard ardent.

« Votre intention était de rester en Russie ? Vous aviez décidé ?… »

« Non », interrompit posément Razumov. « Je n’avais fait aucune espèce de projets… »

« Alors vous vous êtes éloigné, tout simplement ? » s’écria-t-elle.

Il baissa lentement la tête, en manière d’assentiment « Tout simplement ! »

Il avait, peu à peu, cessé de se cramponner au barreau de la porte, comme s’il avait eu la conviction qu’aucun coup, tiré à l’aventure, ne pouvait l’abattre, désormais. Et, brusquement, il se sentit poussé à ajouter : « La neige tombait très drue, vous savez. »

Elle fit, de la tête, un léger mouvement d’approbation, comme si l’expérience de telles entreprises l’avait amenée à s’y mieux intéresser et à en apprécier tous les détails, en professionnelle.

Razumov entendit dans sa tête l’écho de paroles anciennes :

« J’ai pris une petite rue latérale, comprenez-vous ? » poursuivit-il d’un ton détaché. Puis il se tut un instant, comme si ces détails ne valaient pas d’être rapportés. Pourtant, il en retrouva un dans son souvenir, dont il fit part à sa compagne, en manière d’aumône dédaigneuse consentie à sa curiosité.

« J’éprouvais le besoin de m’allonger par terre pour dormir ! »

Très frappée de ses paroles, elle fit claquer sa langue.

« Mais ce cahier, ce cahier stupéfiant ! » ajouta-t-elle. « Vous ne me direz pas que vous l’aviez, à l’avance, fourré dans votre poche ? »

Razumov eut un tressaillement, que l’on aurait pu prendre pour un signe d’impatience.

« Je suis passé chez moi. J’ai regagné mon logis tout droit », répondit-il, sans hésitation.

« Eh bien vous avez du sang-froid ! Vous avez osé… ? »

« Pourquoi pas ? Je vous assure que j’étais parfaitement calme. Oui ! Plus calme que maintenant, peut-être ! »

« Je vous aime beaucoup mieux comme ceci, que lorsque vous vous laissez aller à votre humeur amère, Razumov. Et dans la maison, personne ne s’est aperçu de votre retour ? On aurait pu trouver étrange… »

« Personne », fit Razumov, d’un ton ferme. « Dvornik, logeuse, servante, je n’ai rencontré personne sur mon chemin. J’ai gravi l’escalier comme une ombre. C’était une matinée obscure, et tout était sombre. Je glissais comme un fantôme. Destin ? Chance ? Qu’en pensez-vous ? »

« Il me semble vous voir », répondit la révolutionnaire, dont les yeux brillaient d’un feu sombre. « Et après ?… vous avez réfléchi ?… »

Razumov avait ses réponses toutes prêtes, maintenant.

« Non. J’ai regardé ma montre, puisque vous voulez tout savoir. J’avais juste le temps. J’ai saisi mon cahier de notes, et suis descendu sur la pointe des pieds. Avez-vous jamais entendu le « pit pat » d’un homme, qui descend en courant les spirales d’un escalier profond ? Il y a, en bas, un bec de gaz qui brûle jour et nuit. Je suppose qu’il continue à luire dans l’ombre. Le son s’éteint…, la flamme vacille… »

Il vit paraître une certaine surprise dans le ferme regard des yeux noirs avidement fixés sur son visage : il semblait que la révolutionnaire perçut le son de sa voix avec ses pupilles plutôt qu’avec ses oreilles. Il se contint et se passa la main sur le front, avec la confusion d’un homme qui vient de rêver à haute voix.

« Où pouvait courir un étudiant, le matin, si ce n’est à l’Université ? Le soir c’est autre chose ! Peu m’importait que toute la maison fût là, à me regarder. Mais je crois qu’il n’y avait personne, et mieux vaut encore n’être ni vu ni entendu. Ah ! ce sont les heureux, en Russie, ceux que l’on ne voit ni n’entend. Vous n’admirez pas ma chance ? »

« Chance surprenante, en effet », fit-elle. « Si vous avez autant de chance que de résolution, vous serez une acquisition remarquable pour l’œuvre à laquelle nous nous consacrons. »

Elle parlait sérieusement, et son ton posé semblait déjà, dans son esprit, assigner à Razumov sa part de la besogne commune. Elle tenait les yeux baissés, et le jeune homme attendait, sans forfanterie, avec un air de gravité attentive. Il sentait le danger toujours imminent ; qui donc avait pu parler de lui, dans cette lettre de Pétersbourg ? Un camarade d’études, sans doute, quelque victime imbécile de la propagande révolutionnaire, quelque sot esclave d’un idéal exotique et subversif ? Une longue silhouette famélique, au nez rouge, s’offrit à sa recherche silencieuse. Oui, ce devait être ce garçon-là !

Il sourit en lui-même : « Oh, l’absurdité de toute cette affaire, l’illusion d’un idéaliste criminel, dont la vie se brisait avec la brutalité d’un coup de tonnerre dans un ciel serein, dont le bruyant sacrifice éveillait des échos dans les esprits faussés d’autres imbéciles ! Et le pauvre être, piteux et affamé qui livrait à la curiosité des révolutionnaires en exil, de fantastiques détails. Ces détails ne pouvaient pas constituer un danger pour Razumov, au contraire ! En ce moment, leur révélation était plutôt pour lui un avantage, un coup de chance sinistre, qu’il fallait seulement accepter avec toute la prudence voulue.

« Et pourtant, Razumov », poursuivait d’une voix rêveuse la femme à la blouse rouge, « vous n’avez pas le visage d’un homme heureux ! » Elle leva les yeux sur lui, avec un intérêt nouveau. « Ainsi donc, voilà comment les choses se sont passées. Après avoir accompli votre tâche, vous êtes parti, tout simplement, et vous avez regagné votre domicile. Ce genre de choses réussit quelquefois ! Vous aviez convenu à l’avance, sans doute, d’aller chacun de votre côté, une fois l’affaire terminée ? »

Razumov gardait son expression sérieuse, et parlait d’un ton décidé, mais prudent :

« N’était-ce pas ce qu’il y avait de mieux à faire ? » demanda-t-il, avec calme ; puis après un instant d’attente : « Nous ne songions guère, d’ailleurs, à ce qui pourrait arriver après. Nous ne discutions jamais formellement nos projets d’avenir. Tout était sous-entendu, me semble-t-il. »

Elle approuvait ces remarques de légers hochements de tête.

« Vous vouliez rester en Russie, sans doute ? »

« À Pétersbourg même », précisa Razumov. « C’était, à mon sens, la ligne de conduite la plus sûre. Et puis, je n’aurais su où aller, autre part. »

« Oui, oui. Je vois. C’est évident. Et l’autre, ce merveilleux Haldin, qui ne s’est fait connaître que pour se mieux faire regretter, vous ne savez pas quelles étaient ses intentions ? »

Razumov avait prévu qu’on lui poserait, tôt ou tard, une question de ce genre. Il leva légèrement les mains, pour les laisser retomber à ses côtés, en un geste d’ignorance…

C’est la conspiratrice à cheveux blancs qui rompit la première le silence.

« Très curieux », fit-elle, lentement. « Et n’avez-vous pas pensé, Kirylo Sidorovitch, qu’il pût désirer vous rencontrer… après ? »

Razumov sentit qu’il ne pouvait réprimer le tremblement de ses lèvres. Mais il se dit qu’il fallait parler, et qu’il ne pouvait se contenter d’un nouveau signe de dénégation. Oui, il fallait parler, ne fût-ce que pour savoir ce qu’il y avait au fond de cette lettre de Pétersbourg.

« Je suis resté chez moi, le lendemain », fit-il en se penchant pour plonger son regard dans les yeux noirs de la femme, et l’empêcher de voir le tremblement de ses lèvres. « Je suis resté chez moi. Puisque l’on se souvient si bien de mes faits et gestes, et que l’on vous en a écrit, vous devez savoir que l’on ne m’a pas vu aux cours, le lendemain. Comment ? Vous ne le saviez pas ? Eh bien, je suis resté chez moi, toute la sainte journée ! »

Émue, sans doute, de l’agitation décelée par la voix de Razumov, elle l’encouragea d’un murmure sympathique : « Je vois ! Et cela doit avoir été bien dur ! »

« Vous paraissez comprendre ce genre de sentiments », fit Razumov, d’un ton mesuré. « C’était dur en effet. C’était atroce. Ce fut un jour abominable. Et ce ne fut pas le dernier. »

« Oui, je conçois !… Après ! quand vous avez su qu’on l’avait arrêté !… Est-ce que je ne sais pas ce que l’on éprouve, quand on a perdu un camarade, dans le bon combat ? On a honte de rester ! Et il y en a tant, dont je me souviens ! Mais qu’importe ? Ils seront bientôt vengés ! Qu’est-ce que la mort d’ailleurs ? Ce n’est point, en tout cas, une chose honteuse, comme certaines vies ! »

Razumov perçut, dans sa poitrine, une sorte de commotion, un tremblement léger et déplaisant.

« Comme certaines vies ?… » répéta-t-il, avec un regard scrutateur.

« Comme les vies de résignation et de soumission ! Mais peut-on appeler vies, de telles existences ? Non ! C’est une végétation sur ce fumier d’iniquités qu’est le monde ! La vie, Razumov, pour n’être pas vile, doit être une révolte, une protestation incessante et impitoyable ! »

Elle se calma ; l’ardeur de la passion éteignit instantanément dans ses yeux l’éclat des larmes qui s’y étaient amassées, et c’est de son ton précis et positif qu’elle poursuivit :

« Vous me comprenez, Razumov ? Vous n’êtes pas un enthousiaste, mais il y a en vous une immense force de révolte. Je l’ai sentie du premier coup, dès que j’ai posé les yeux sur vous, à Zurich, vous vous en souvenez ? Oui, vous êtes plein d’un amer sentiment de révolte ! Et cela est bon ! L’indignation faiblit quelquefois, la soif de vengeance même peut s’éteindre, mais le sens absolu de la nécessité et de la justice, ce sens qui arma votre bras et celui de Haldin pour abattre cette brute sanguinaire…, car c’était bien cela, n’est-ce pas, rien que cela ?… J’ai bien réfléchi : ce ne pouvait être autre chose !… »

Razumov fit un léger salut, dont l’immobilité presque sinistre de ses traits masquait l’ironie.

« Je ne saurais parler pour celui qui est mort. Mais, pour moi, je puis vous avouer que ma conduite fut dictée, en effet, par la nécessité, et par le sens de… comment dire ?… d’une justice rétributive ! »

« Bien cela ! » se dit-il, en sentant peser sur lui le regard noir et impénétrable de la femme, dont les yeux semblaient être le repaire mental de la pensée révolutionnaire, tapie là pour y ourdir ses rêves violents de transformation. Comme si l’on pouvait transformer quelque chose ! Dans ce monde des hommes, rien ne change,… ni le bonheur, ni la misère. On ne peut que les déplacer, au prix de consciences corrompues et de vies brisées, par un jeu futile de philosophes arrogants et de badauds sanguinaires !

Ces pensées se pressaient dans la tête de Razumov, en face de la vieille révolutionnaire, de cette Sophia Antonovna respectée, écoutée, influente, dont la parole pesait d’un tel poids dans les sections « actives » des divers partis. Beaucoup mieux que le grand Pierre Ivanovitch, elle représentait le pur esprit de la révolution destructrice, dépouillé de théories, de rhétorique et de mysticisme. Tel était l’adversaire personnel que Razumov devait affronter. Il éprouvait une satisfaction triomphante à user, pour la tromper, de ses propres paroles, et ce dicton ironique s’imposait à son esprit, que le langage nous fut donné, pour cacher notre pensée. Leur conservation même illustrait de façon subtile et dédaigneuse le proverbe cynique : pour bafouer l’esprit impitoyable de la révolution, incarné dans la femme aux cheveux blancs, le jeune homme se servait de ses expressions mêmes et provoquait le froncement pensif des sourcils noirs, rapprochés par les plis perpendiculaires du front, en une ligne légèrement sinueuse, qui paraissait tracée à l’encre de Chine.

« C’est cela ! Justice rétributive. Pas de pitié ! » conclut-elle, en rompant le silence. Puis, sur un ton exalté, en phrases brèves et vibrantes :

« Écoutez mon histoire, Razumov !… » Son père était un artisan habile, mais misérable. Aucune joie n’avait illuminé son existence laborieuse. Il était mort à cinquante ans, après avoir haleté, toute sa vie, sous la main de maîtres dont la rapacité lui arrachait le prix de l’eau, du sel, de l’air même qu’il respirait, taxait la sueur de son front et réclamait le sang de ses fils. Aucune protection, aucun conseil ! Qu’est-ce que la société trouvait à lui dire ? Soumets-toi ; sois honnête ! Si tu te révoltes, je te tuerai ; si tu voles, je te jetterai en prison ! Mais si tu souffres, je n’ai rien pour toi, rien que l’aumône misérable d’une croûte de pain ; pas de consolation pour ta misère, pas de respect pour ton humanité, pas de pitié pour les douleurs de ta pauvre existence ! »

« C’est ainsi qu’il avait travaillé, souffert, et qu’il était mort. Mort à l’hôpital ! Debout, près de la fosse commune, elle pensait à cette existence de tourments, et la revoyait tout entière. Elle songeait à toutes les joies de la vie, aux droits innés des plus humbles êtres, dont ce cœur tendre avait été frustré par le crime d’une société que rien ne pouvait absoudre.

« Oui Razumov », poursuivait-elle d’une voix basse et pénétrante ; « c’est une lumière lugubre qui a frappé mon esprit, au seuil de l’enfance, et ce que j’ai maudit, ce n’était pas la rude tâche, ce n’était pas la misère auxquelles il avait été condamné, mais la profonde iniquité d’un système social qui exigeait qu’une telle tâche restât sans récompense, et une telle misère sans pitié. De ce moment là, je fus révolutionnaire. »

Razumov, qui se raidissait contre les faiblesses redoutables du mépris ou de la compassion, avait gardé une contenance impassible. La femme poursuivit, avec une nuance sincère d’amertume, la première qu’elle eut laissé percer depuis leur rencontre :

« Comme je ne pouvais m’adresser à l’Église, dont les prêtres officiels exhortaient à la résignation la pauvre vermine que j’étais, je me tournai dès que je sus me diriger, vers les sociétés secrètes. J’avais seize ans, Razumov… seize ans seulement ! Et… regardez mes cheveux blancs ! »

Il n’y avait, dans ces derniers mots, ni orgueil ni tristesse. Toute trace même d’amertume même en avait disparu.

« Il y en a beaucoup ! J’ai toujours eu des cheveux magnifiques, même au temps où je n’étais qu’un petit bout de fille. Seulement, dans ce temps-là, nous les coupions courts, et croyions faire ainsi le premier pas vers l’écrasement de l’infamie sociale. L’Écrasement de l’Infamie ! Le beau mot d’ordre ! Je voudrais le placarder sur les murs des prisons et des palais, le graver sur les rochers les plus durs, l’écrire en lettres de feu dans le ciel vide, comme un signe d’espérance et de terreur, comme un présage des temps… »

« Vous êtes éloquente, Sophia Antonovna », interrompit brusquement Razumov. « Seulement, jusqu’ici, vous semblez n’avoir écrit que sur de l’eau… »

Elle parut interdite, mais non froissée. « Qui sait ? », murmura-t-elle d’un ton significatif. « Bientôt, peut-être, verra-t-on la chose réalisée dans notre immense pays. Et alors, nous aurons assez vécu. Qu’importent les cheveux blancs ? »

Razumov regardait ces cheveux dont la blancheur, en témoignant de tant d’années d’activité inquiète, lui semblait proclamer l’indicible puissance de la révolte. Elle mettait singulièrement en relief la plénitude du visage sans rides, l’éclat du regard noir, la rectitude et la fermeté du corps, la vigueur d’une personnalité sincère et simple ; on aurait dit que cette femme avait, au cours de son pèlerinage révolutionnaire, découvert le secret d’une endurance éternelle, sinon d’une éternelle jeunesse.

Comme elle paraissait peu Russe, songeait Razumov ; sa mère devait être Juive, Arménienne…, ou le diable sait quoi… Le type révolutionnaire, est rarement conforme au type commun, se disait-il. Toute révolte est l’expression d’un vigoureux individualisme, et les révoltés de ce genre, se reconnaissaient à un mille de distance, dans n’importe quelle société, dans n’importe quel entourage. Il était étonnant que la police… »

« Nous ne nous reverrons sans doute plus, avant quelque temps. » Ces paroles vinrent interrompre la rêverie vague de Razumov. « Je pars demain. »

« Pour Zurich ? » fit avec indifférence le jeune homme, malgré le soulagement que lui causait la suppression d’un effort douloureux, comme celui d’une lutte, sinon d’une crainte positive.

« Oui, pour Zurich, et pour plus loin, beaucoup plus loin peut-être. Encore un voyage ! Quand je songe à tous mes voyages ! Le dernier viendra bien, un jour ! Allons, Razumov ! voilà une bonne et longue conversation. J’aurais certainement cherché à vous voir, si je ne vous avais pas rencontré. Pierre Ivanovitch connaît votre adresse ? Oui, je voulais la lui demander, mais les choses sont mieux ainsi. Vous voyez, nous attendons encore deux hommes, et j’ai préféré rester ici, à causer avec vous, que là haut, dans la maison avec… »

Elle jeta un regard vers la porte et s’interrompit : « Les voici », fit-elle vivement. « Eh bien, Kirylo Sidorovitch, il va falloir nous dire adieu. »

Share on Twitter Share on Facebook