CHAPITRE VI

C’est trop vétilleux, trop susceptible, trop affecté, trop bizarre, et je pourrais dire, je crois, trop étranger.

SHAKSPEARE.

L’Anglo-Américain aime à se vanter, et ce n’est pas sans une apparence de raison, que sa nation a des titres bien mieux fondés à une origine honorable qu’aucun peuple dont l’histoire mérite quelque crédit. Quels qu’aient été les faibles des colons originaires, on leur a rarement contesté leurs vertus. Si leur piété n’était pas sans mélange de superstition, elle était sincère, et par conséquent ils étaient probes. Les descendants de ces hommes simples se sont plu à rejeter les moyens artificiels, communément en usage pour perpétuer les honneurs dans les familles, et ils y ont substitué une nouvelle base d’illustration, qui soumet chaque homme individuellement à l’épreuve de l’estime publique, en ayant aussi peu d’égards que possible à ceux qui l’ont précédé. Cette preuve de modération, d’abnégation de soi-même, ou de bon sens, suivant le nom qu’on voudra donner à cette mesure, a donné lieu de croire que la nation avait une basse origine. Mais si la chose valait la peine d’être recherchée, on verrait que les noms illustres de la mère-patrie se retrouvent en nombre au moins égal dans ces ci-devant colonies, et c’est un fait bien connu du peu de personnes qui ont eu assez de temps à perdre pour s’occuper de pareilles bagatelles, que les descendants directs de plus d’une famille près de s’éteindre, que l’aristocratie anglaise n’a pu soutenir qu’au moyen de branches collatérales, remplissent maintenant les simples devoirs de citoyens au sein de notre république. La ruche est toujours restée à la même place, et les abeilles qui voltigent encore alentour réclament tous les jours la vaine distinction d’une antique origine, sans faire attention à la fragilité de leur demeure, non plus qu’aux jouissances des essaims nombreux et pleins de vie qui recueillent les sucs plus doux d’une terre encore vierge. Mais c’est un sujet qui est de la compétence du politique et de l’historien, plutôt que de l’humble narrateur des incidents domestiques que nous allons rapporter ; nous bornerons nos réflexions à ce qui est intimement lié à notre récit.

Quoique le citoyen des États-Unis puisse faire valoir à si juste titre une illustre origine, il est loin d’être exempt des peines portées contre sa race déchue. Les mêmes causes, on le sait, produisent les mêmes effets. Le tribut que les peuples semblent condamnés à payer par une pénible épreuve aux autels de Cérès, avant d’être admis à jouir de ses plus riches faveurs, est acquitté jusqu’à un certain point en Amérique par le descendant, au lieu de l’être par l’ancêtre. La marche de notre civilisation a une grande analogie avec tous les événements de la vie, qui, dit-on, « jettent leur ombre devant eux » Tous les degrés de l’état social, depuis celui qui est appelé policé, jusqu’à celui qui est aussi voisin de la barbarie que peuvent le permettre des relations avec un peuple éclairé, se retrouvent à partir du sein des États-Unis, où commencent à fleurir les arts, le luxe et l’opulence, jusqu’à ces frontières éloignées, et tous les jours plus reculées qui annoncent l’approche de la nation, comme des vapeurs mobiles précèdent l’arrivée du jour.

C’est sur ces frontières, et là seulement, qu’on rencontre cette classe d’hommes répandue au loin, quoique peu nombreuse, qu’on peut comparer à ceux qui ont frayé le chemin aux progrès des nations civilisées dans l’ancien monde. La ressemblance de l’habitant américain des frontières avec son type originaire en Europe, est remarquable, sans être toujours uniforme. Libre de toute entrave, l’un étant au-dessus, l’autre au-delà de la portée des lois, ils pourraient être appelés tous deux braves, parce qu’ils affrontaient les périls ; fiers, parce qu’ils étaient indépendants ; enfin vindicatifs, parce que chacun était le vengeur de sa propre querelle. Il serait injuste pour l’habitant des frontières de pousser plus loin le parallèle. Il est irreligieux, parce qu’il a hérité de la croyance que la religion ne consiste pas dans les formes, et que sa raison rejette des momeries que sa conscience ne peut approuver. Il n’est pas chevalier, parce qu’il n’a pas le pouvoir de donner des distinctions, et il n’en a pas le pouvoir, parce qu’il est l’enfant et non le père d’un système. On verra dans le cours de cette narration le développement de ces qualités chez quelques-uns des individus de cette classe où elles sont le plus fortement empreintes.

Ismaël Bush avait passé toute la durée d’une vie de plus cinquante ans sur les extrémités de la société américaine, il se vantait de n’être jamais resté dans un endroit où il n’était pas libre d’abattre tous les arbres qu’il pouvait voir du seuil de sa porte, d’avoir laissé rarement pénétrer la loi dans sa demeure, et de n’avoir jamais laissé volontairement arriver jusqu’à son oreille le son de la cloche d’une église. Son industrie ne s’étendait pas plus loin que ses besoins, qui étaient en petit nombre, et trop simples pour qu’il ne fut pas facile d’y pourvoir ; il n’avait de respect que pour une seule branche de connaissance, l’art de guérir, parce qu’il ne comprenait l’application d’aucune autre science que de celle qui frappait les sens ; sa déférence pour la médecine lui avait fait accepter la proposition d’un docteur qui, désirant profiter du goût d’Ismaël pour les émigrations et les voyages, lui avait offert de l’accompagner, dans l’espoir d’enrichir de nouvelles découvertes l’histoire naturelle, dont l’étude était pour lui un véritable soin, ou plutôt une manie. Le docteur fut admis dans la famille de l’émigrant, qui le prit sous sa protection spéciale, et ils avaient voyagé ensemble jusqu’à cet endroit de la Prairie, dans l’harmonie la plus parfaite ; Ismaël se félicitait à chaque instant avec sa femme d’avoir un compagnon de voyage qui leur serait si utile dans leur nouvelle demeure, quelque part qu’il leur plût de l’établir, jusqu’à ce que la famille fût complètement acclimatée.

Les recherches du naturaliste l’entraînaient souvent hors de la route directe d’Ismaël, qui n’avait pour guide que le soleil, et il n’était pas rare que ses absences se prolongeassent pendant plusieurs jours de suite. Il est bien peu de personnes qui à sa place ne se fussent pas félicitées de ne point se trouver au camp au moment critique de l’attaque des Sioux, comme s’en applaudit en effet l’intrépide naturaliste en question, Obed Bat, ou, comme il aimait beaucoup à s’entendre appeler, Battius, docteur en médecine et membre de plusieurs sociétés savantes.

Quoique l’indolence naturelle d’Ismaël eût été un peu vivement secouée par la perte qu’il venait de faire, et que son humeur fût loin d’être calmée, il se coucha cependant, d’abord parce que c’était l’heure consacrée au repos, et ensuite parce qu’il savait que tous les efforts qu’il pourrait faire au milieu de l’obscurité pour recouvrer ses troupeaux seraient complètement inutiles. Il connaissait aussi trop bien le danger de sa position actuelle pour hasarder ce qui lui restait en courant après ce qu’il avait perdu. Quoique les habitants des Prairies soient connus pour l’attachement qu’ils portent à leurs chevaux, il est cependant beaucoup d’autres choses qui étaient en la possession des voyageurs pour lesquelles ils n’ont pas moins de goût. C’était un artifice ordinaire de disperser les troupeaux, afin de profiter de la confusion et d’avoir une occasion de pillage, tandis que les maîtres cherchaient à les rassembler. Mais il paraîtrait que, sous ce rapport, Mahtoree avait trop compté sur la simplicité de ceux qu’il dépouillait. On a déjà vu avec quel flegme l’émigrant supporta sa perte ; il ne nous reste plus qu’à montrer le résultat de ses mûres délibérations, et c’est ce que nous ferons bientôt.

Si bien des yeux furent longtemps à se fermer, si plus d’une oreille écouta avidement pour recueillir le moindre bruit qui pourrait indiquer de nouveaux dangers, le camp n’en resta pas moins plongé dans un profond repos pendant le reste de la nuit. Le calme et la fatigue produisirent leurs effets ordinaires, et avant l’aurore tout était plongé dans le sommeil, à l’exception des sentinelles, qui, pour cette fois, remplirent ponctuellement leur devoir, du moins à ce qu’il est permis de supposer, puisque du reste il n’arriva rien qui pût accuser ou prouver leur vigilance.

Au moment où le jour commençait à poindre et l’horizon à se débrouiller insensiblement, une personne, dont la figure portait l’expression de l’inquiétude et de la crainte, leva la tête au-dessus de la masse confuse d’enfants qui dormaient profondément. C’était Hélène Wade, qui, lors de son retour furtif au camp, s’était glissée au milieu d’eux. Elle passa furtivement entre les corps étendus à terre, et, retenant son haleine, elle arriva jusqu’aux limites de l’enceinte formée par Ismaël. Alors elle s’arrêta et parut réfléchir s’il était convenable d’aller plus loin ; mais cette pause ne fut que d’un instant, et bien avant que la sentinelle postée de ce côté eût eu le temps de distinguer sa taille légère, elle s’était déjà glissée dans la Prairie, et avait gravi le sommet de l’éminence la plus voisine.

Hélène écouta alors longtemps dans une attente pénible, mais sans rien entendre que le souffle de l’air du matin qui agitait faiblement l’herbe autour d’elle. Elle allait revenir sur ses pas, douloureusement trompée dans son espoir, lorsque le bruit de pas qui foulaient la Prairie arriva jusqu’à son oreille. Tournant aussitôt la tête de ce côté, elle aperçut dans l’éloignement le profil d’un individu qui montait l’éminence du côté opposé au camp, et qui venait droit à elle comme s’il l’avait reconnue. Ne doutant point que ce ne fût Paul, elle avait déjà prononcé son nom, et elle commençait à parler avec cette vivacité empressée que l’affection d’une femme témoigne en revoyant un ami, lorsque la pauvre fille s’interrompit tout à coup, et, se retirant en arrière, ajouta froidement :

– Ah ! c’est vous, docteur ! je ne m’attendais guère à vous rencontrer à une pareille heure.

– Toutes les heures, toutes les saisons, ma bonne Hélène, conviennent également au véritable amant de la nature, répondit un petit homme un peu sur le retour de l’âge, d’une taille frêle, d’une activité extraordinaire, accoutré d’un mélange bizarre de vêtements de drap et de peaux, et qui s’approcha d’elle avec la familiarité d’une vieille connaissance ; – et celui qui ne sait pas tout ce qu’il y a de choses à contempler avec admiration à la lueur de ce faible crépuscule, ignore une grande partie des jouissances qu’il peut se procurer.

– Il est vrai, dit Hélène, se rappelant tout à coup la nécessité d’expliquer à son tour comment elle se trouvait dehors à une pareille heure : je connais beaucoup de personnes qui pensent que la terre a un aspect plus agréable la nuit que par le soleil le plus éclatant.

– C’est que chez elles l’organe de la vue est trop convexe. Mais l’homme qui veut étudier les habitudes actives de la race féline, ou de la variété Albinos, doit courir les champs à cette heure. Je dirai plus, c’est qu’il y a des hommes qui préfèrent regarder les objets au crépuscule, par la seule raison qu’ils voient mieux à cette époque de la journée.

– Et c’est pour cela, sans doute, que vous courez toute la nuit ?

– Je cours la nuit, ma chère enfant, parce que la terre, dans ses révolutions diverses, ne laisse la lumière du soleil que la moitié du temps sur tout méridien donné, tandis que ce que j’ai à faire ne peut s’accomplir qu’en douze ou quinze heures consécutives ; or, voilà deux jours que je suis à chercher une plante que je sais exister dans ces climats, sans avoir vu seulement un brin d’herbe qui ne soit pas déjà analysé et classé.

– Vous avez eu du malheur, mon cher docteur ; mais du moins…

– Du malheur ! répéta le petit homme en se rapprochant encore plus d’Hélène, et en tirant ses tablettes d’un air de triomphe ; non, non, ma chère, je n’ai pas à me plaindre. Et de quoi se plaindrait en effet un homme dont la fortune est faite, dont la réputation est dès ce moment établie à jamais, dont le nom passera à la postérité avec celui de Buffon ! – Buffon, un simple compilateur, qui ne s’est fait un nom qu’à l’aide des travaux des autres, et qui ne saurait marcher de pair, pari passu, avec Solander qui a acheté sa science au prix de ses sueurs et de ses fatigues.

– Avez-vous découvert une mine, docteur Bat ?

– Bien plus qu’une mine, mon enfant ! un trésor inappréciable, et dont je suis déjà l’heureux possesseur ; écoutez : – Après mes recherches infructueuses, j’étais occupé à décrire l’angle nécessaire pour rencontrer la ligne suivie par votre oncle, lorsque j’entendis un bruit semblable à la détonation d’armes à feu.

– Oui, s’écria vivement Hélène, nous avons eu une alarme…

– Et vous crûtes que je m’étais égaré, ajouta le savant, trop préoccupé pour saisir le véritable sens de ses paroles. C’est un danger que je ne puis jamais courir ; ma base une fois prise, connaissant la longueur de la perpendiculaire, par la force du calcul je n’avais plus qu’à former mon angle pour tirer l’hypoténuse. Cependant, persuadé que cette décharge n’avait été faite que pour m’appeler, je changeai de route, d’après la direction du bruit qui frappait mon oreille ; – non pas que j’ajoute plus de foi ou même autant de foi au rapport des sens qu’à un calcul mathématique ; mais je craignais que l’un des enfants n’eût besoin de mes services.

– Ils sont tous heureusement…

– Écoutez, écoutez, dit le docteur, l’interrompant de nouveau, et oubliant déjà sa tendre sollicitude pour ses malades, tant le sujet qui l’occupait avait d’importance à ses yeux. J’avais traversé une grande étendue de Prairie, – car le son se porte à une grande distance lorsqu’il rencontre peu d’obstacles, – lorsque j’entendis des trépignements de pieds, comme si des bisons battaient la terre ; alors j’aperçus dans l’éloignement une troupe d’animaux, qui, gravissant et descendant la colline, se précipitaient de tous côtés, – d’animaux qui seraient encore inconnus, qui n’auraient jamais été décrits, sans l’accident le plus heureux. L’un d’eux, et c’était un noble échantillon des autres, courait à quelque distance de ses frères ; ceux-ci, s’étant précipités de mon côté, l’animal solitaire suivit l’impulsion donnée, et bientôt il n’était plus qu’à près de cent pas de moi. Je me gardai bien de laisser échapper cette bonne fortune, et grâce à mon briquet et à ma lampe, j’écrivis sa description sur le lieu même ; j’aurais donné mille dollars, ma chère Hélène, pour avoir là un de nos garçons avec son fusil.

– Mais vous avez un pistolet, docteur ; pourquoi ne l’avoir pas employé ? dit Hélène d’un air distrait, tandis que ses regards se promenaient sur la Prairie, quoique son corps restât toujours fixé à la même place.

– Oui, mais il n’est chargé que de particules de plomb extrêmement fines, adaptées à la destruction des grands insectes et des reptiles. Non, je fis beaucoup mieux que de hasarder un combat dans lequel j’aurais fort bien pu n’être pas le vainqueur. Je couchai cet événement sur mon journal, ayant soin de noter les plus petits détails avec la précision indispensable en pareil cas. Je vais vous le lire, Hélène ; car vous êtes une fille sensée et judicieuse, et en retenant ce que vous apprendriez de cette manière vous pourriez encore rendre de grands services à la science si un malheur venait à m’arriver. C’est que, voyez-vous, ma chère enfant, le métier que je fais a ses dangers comme celui de soldat. Cette nuit même, ajouta-t-il en jetant involontairement un regard derrière lui, – cette nuit mémorable, le principe de la vie a couru les plus grands dangers d’être à jamais éteint en moi.

– Et par qui ?

– Par le monstre que j’ai découvert. Il approchait souvent de moi, et à mesure que je reculais, il avançait toujours davantage. Sans doute je ne dus la vie qu’à la petite lampe que je portais. Tout en écrivant, j’eus soin de la tenir entre nous deux, de sorte qu’elle me servait tout à la fois de flambeau et de bouclier. Mais vous allez entendre la description de l’animal, et vous jugerez alors des dangers que nous autres savants nous courons tous les jours pour agrandir le domaine de la science.

Le naturaliste approcha les tablettes de ses yeux, et se disposa à lire du mieux qu’il lui serait possible, à la clarté du firmament ; cependant il ne put s’empêcher de dire encore quelques mots d’introduction avant de commencer sa lecture.

– Écoutez, ma chère enfant, répéta-t-il encore, et vous saurez de quel trésor j’ai eu le bonheur d’enrichir les pages de l’histoire naturelle.

– C’est donc une création de votre génie ? dit Hélène faisant trêve un instant à ses reproches inutiles pour s’amuser du faible du docteur avec l’enjouement qui lui était naturel.

– Une création ! l’homme a-t-il donc le pouvoir de donner la vie à la matière inanimée ? Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! vous verriez bientôt une Historia naturalis americana, qui ferait rentrer sous terre les risibles imitateurs de ce Français de Buffon ! Par exemple, il y aurait moyen de simplifier extrêmement la machine animale, et de l’améliorer d’une manière sensible, surtout pour les animaux dans lesquels l’agilité est une vertu. Il faudrait que deux des membres inférieurs fussent disposés d’après le principe du levier ; des roues, peut-être, telles qu’on les fait à présent, quoique je n’aie pas encore bien arrêté si ce changement devrait tomber sur les pattes de devant ou sur celles de derrière, attendu que je suis encore à apprendre ce qui demande la plus grande force musculaire, ou de tirer ou de pousser. Une exsudation naturelle de l’animal pourrait prévenir l’effet du frottement, et l’on obtiendrait les plus heureux résultats. Mais il n’en faut point parler, du moins pour l’instant, ajouta-t-il en soupirant ; puis, levant de nouveau ses tablettes vers le ciel, il se mit à lire à haute voix :

« Six octobre 1805, – c’est simplement la date, que, j’ose le dire, vous savez aussi bien que moi. – Quadrupède vu au clair de la lune, et à l’aide d’une petite lampe de poche, dans les Prairies de l’Amérique septentrionale (voyez le journal pour la latitude et le méridien). Genus, inconnu, appelé en conséquence du nom de celui qui l’a découvert, et d’après l’heureuse coïncidence qui l’a fait découvrir la nuit, vespertilio horribilis americanus .Dimensions (par estimation), plus grande longueur, onze pieds ; hauteur, six pieds ; tête, droite ; narines, ouvertes ; yeux, fiers et expressif, queue, horizontale et légèrement féline ; talons, crochus et dangereux ; oreilles, imperceptibles ; cornes, longues, divergentes et formidables ; couleur, gris-cendré ; voix, sonore et imposante ; goûts, carnivores ; naturel, farouche et indomptable. Voilà, s’écria Obed, lorsqu’il eut terminé cette pompeuse description, – voilà une bête qui va très-probablement disputer au lion son titre de roi des animaux !

– Je n’entends rien à tout ce que vous venez de dire, seigneur Battius, répondit la jeune fille, dont les yeux bleus pétillaient de malice, et qui se plaisait souvent à lui donner un nom qu’il aimait tant à entendre, – mais je n’oserai plus m’aventurer hors du camp si de pareils monstres rôdent dans la prairie.

– Et vous ferez bien, reprit le naturaliste en se serrant près d’elle et en baissant la voix d’un air d’intelligence qui semblait faire entendre plus encore qu’il ne disait ; – jamais le système nerveux chez moi n’avait été mis à une pareille épreuve ; et il y eut un moment, je l’avoue, où le fortiter in re faillit lâcher prise devant un ennemi si terrible ; mais l’amour de la science soutint mon courage et me fit sortir triomphant.

– Vous parlez un langage si différent de celui auquel nous sommes habitués dans le Tennessee, dit Hélène en s’efforçant de garder son sérieux, que je ne sais vraiment pas si je comprends ce que vous voulez dire. Si je ne me trompe, vous voulez exprimer que dans ce moment vous aviez un peu le cœur d’un poulet.

– Comparaison absurde, qui prouve l’ignorance la plus complète de la structure du bipède. Le cœur du poulet est proportionné à ses autres organes, et l’oiseau domestique est, dans l’état de nature, rempli de courage. Hélène, ajouta-t-il d’un air si solennel qu’il fit quelque impression sur la jeune fille attentive, – j’ai été poursuivi, lancé et relancé, et dans un danger tel que, sans mon courage… Eh ! qu’est-ce que cela ?

Hélène tressaillit, car le ton grave et l’air profondément pénétré du docteur avait fini par triompher en partie de sa crédulité. Regardant du côté que lui indiquait son compagnon, elle vit en effet un animal qui courait dans la Prairie, et qui semblait venir droit à eux. Le jour n’était pas encore assez avancé pour lui permettre d’en distinguer la forme et les proportions, mais pourtant ce qu’elle voyait suffisait pour lui faire présumer que c’était quelque animal sauvage et terrible.

– Le voilà ! le voilà ! s’écria le docteur en portant machinalement la main sur ses tablettes, tandis que ses jambes tremblaient sous lui, malgré tous ses efforts pour leur donner un peu de fermeté. – Il me semble, Hélène, que la fortune m’offre l’occasion de rectifier les erreurs que j’ai pu commettre à la faible lueur du firmament. Voyez un peu… gris-cendré… oreilles, imperceptibles… cornes, longues…

Sa voix tremblante et sa main, qui n’était guère plus assurée, furent arrêtées tout à coup par un mugissement de l’animal, assez terrible pour intimider un courage encore plus déterminé que celui du naturaliste. À ce cri, qui retentit dans la prairie en cadences bizarrement sauvages, succéda un silence profond et solennel, qui ne fut interrompu que par les éclats de rire répétés et irrésistibles qui partirent de la bouche plus harmonieuse d’Hélène. Pendant ce temps le naturaliste était comme frappé de stupeur, se laissant flairer par l’animal terrible dont il ne cherchait même plus à empêcher l’approche en lui opposant son bouclier de lumière, sans faire la moindre résistance ni le plus petit commentaire.

– C’est votre âne en personne ! s’écria Hélène dès qu’il lui fut possible de respirer ; – votre cher âne, qui vous est si attaché !

Le docteur promena un œil hagard de l’âne sur Hélène, et d’Hélène sur l’âne ; mais aucun son ne sortit de sa bouche.

– Comment, docteur, ne reconnaissez-vous pas un animal qui a vieilli à votre service ? ajouta la jeune fille dont l’accès de gaieté n’était pas encore passé ; un animal qui, vous l’avez dit mille fois vous-même, vous a toujours si doucement porté, et que vous aimiez comme un frère ?

– Asinus domesticus ! marmotta le docteur en reprenant son haleine, comme quelqu’un qui aurait été près de suffoquer. Il n’y a pas le moindre doute sur le genre, et je soutiendrai toujours que l’animal n’est pas de l’espèce equus. C’est indubitablement l’asinus lui-même, ma pauvre Hélène ; mais ce n’est pas le vespertilio horribilis des Prairies. Ce sont des animaux bien distincts, je vous l’atteste, et qui diffèrent du tout au tout sur beaucoup de points essentiels. Celui-là est carnivore, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur la page ouverte de ses tablettes ; celui-ci, granivore ; naturel, farouche et indomptable ; ici naturel patient et pacifique ; oreilles, imperceptibles, ici longues oreilles ; cornes, divergentes, ici, cornes, aucune.

Il fut interrompu par un nouvel éclat de rire d’Hélène, qui, en le rappelant à lui, changea le cours de ses réflexions.

– L’image du vespertilio était sur la rétine, dit l’intrépide investigateur des secrets de la nature, sentant le besoin de donner à sa phrase une tournure tant soit peu apologétique ; et dans ma préoccupation, j’ai eu la sottise de prendre mon fidèle animal pour le monstre, – quoique j’en sois encore à me demander pourquoi cette pauvre bête court ainsi à travers champs.

Hélène se mit alors à lui raconter l’histoire de l’attaque nocturne, et des suites qu’elle avait eues. Elle décrivit avec une fidélité scrupuleuse la manière dont les animaux effrayés s’étaient précipités hors du camp, pour se répandre dans la Prairie ; et elle entra même à ce sujet dans des détails qui auraient pu faire soupçonner à un esprit moins simple et moins préoccupé que le bon docteur qu’elle en avait vu plus qu’il ne lui convenait de dire. Sans se permettre de l’exprimer en termes précis, elle sut faire jaillir naturellement de son récit, aux yeux du naturaliste, la très-forte probabilité que ce qu’il avait pris pour des animaux sauvages n’était autre chose que le troupeau dispersé d’Ismaël, et elle finit par des lamentations énergiques sur la perte qu’il avait faite, et par quelques remarques très-naturelles sur la position critique de la famille, qui se trouvait sans ressource.

Le naturaliste écouta dans une muette surprise, sans qu’une seule exclamation lui échappât pendant son récit. L’œil perçant d’Hélène remarqua seulement que, tandis qu’elle parlait, la page importante fut arrachée des tablettes avec un soin qui prouvait que la douce illusion du naturaliste s’était entièrement dissipée. Depuis ce moment, le monde n’a plus entendu parler du vespertilio horribilis americanus ; et les sciences naturelles ont à jamais perdu un anneau précieux de cette grande chaîne animée qui unit, dit-on, le ciel à la terre, et dans laquelle l’homme se trouve si rapproché du singe.

Lorsque le docteur Bat eut appris à fond toutes les circonstances de l’attaque, ses inquiétudes prirent une autre direction. Il avait laissé sous la garde d’Ismaël d’énormes in-folios, une quantité de boîtes renfermant une foule de plantes rares et d’animaux empaillés ; et l’idée lui vint tout à coup que des maraudeurs aussi adroits que les Sioux ne laisseraient pas échapper l’occasion de lui enlever tous ses trésors. Hélène eut beau employer tous ses efforts pour calmer ses craintes, ses frais d’éloquence furent en pure perte, et ils se séparèrent, lui, pour voir tout de suite, par ses propres yeux, ce qui en était et sortir d’une aussi pénible incertitude, et elle pour regagner doucement et sans bruit la tente solitaire devant laquelle elle avait passé avec tant de rapidité quelques instants auparavant.

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