CHAPITRE VII

Quoi ! cinquante d’un coup !

SHAKSPEARE. Le roi Lear.

Le jour avait alors entièrement soulevé le voile qui couvrait l’horizon. L’entrée d’Obed dans le camp à cette heure avancée, et surtout les lamentations bruyantes que lui arrachait la crainte d’avoir perdu le fruit de tant de pénibles recherches, ne manquèrent pas de réveiller la famille du squatter. Ismaël et ses fils, ainsi que le frère de sa femme, ce compagnon à l’aspect repoussant, dont nous avons déjà parlé, furent bientôt debout ; et à mesure que le soleil commençait à répandre sa lumière autour d’eux, ils apprirent toute l’étendue de leurs pertes.

Ismaël, les dents fortement serrées l’une contre l’autre, regarda d’abord les chariots immobiles et pesamment chargés ; de là ses yeux se portèrent sur le groupe d’enfants qui, d’un air affamé, se pressaient autour de leur mère, dont le regard sombre annonçait le désespoir ; puis tout à coup il sortit dans la plaine, comme si l’air du camp était trop renfermé pour qu’il pût y respirer librement. Ses compagnons attentifs, qui cherchaient à lire ses projets sur sa physionomie soucieuse, le suivirent dans un morne silence jusqu’au sommet de la colline voisine, d’où la vue s’étendait presque à l’infini sur la plaine ; mais ils ne découvrirent rien qu’un buffle solitaire qui broutait à peu de distance l’herbe déjà flétrie, et l’âne du médecin, qui profitait de sa liberté pour faire un régal un peu plus long qu’à l’ordinaire.

– Voilà donc ce que les brigands nous ont laissé, dit Ismaël en apercevant la paisible bête ; pour nous railler encore, ils nous renvoient ce qu’il y avait de plus inutile dans nos troupeaux ! – C’est une terre bien dure pour y trouver quelque chose à moissonner ; et cependant il faut bien se procurer de quoi remplir tant de bouches, affamées.

– Le fusil vaut mieux que la houe, dans un lieu comme celui-ci, répondit l’aîné des garçons en frappant du pied d’un air dédaigneux sur le sol aride ; il n’est bon que pour ceux qui aiment mieux faire leur dîner de fèves, comme les mendiants, que d’homminie. Un corbeau verserait des larmes, s’il lui fallait traverser ce district.

– Qu’en dites-vous, Trappeur ? dit le père en lui montrant le peu d’impression que le talon vigoureux de son fils avait fait sur la terre compacte ; est-ce là le terrain que doit choisir de préférence celui qui ne va jamais importuner l’officier public du comté pour lui demander des titres de propriété ?

– Il y a des terres infiniment meilleures dans les bas-fonds, répondit le vieillard d’un ton calme ; et pour arriver à cet endroit aride, il vous a fallu traverser des millions d’acres, où celui qui aime à labourer la terre serait sûr de recueillir autant de boisseaux qu’il aurait semé de poignées de grain, et cela sans se donner de grandes peines. Si c’est de la terre que vous êtes venu chercher, vous avez fait cent milles de trop, ou bien il vous reste encore autant de lieues à faire.

– Il y a donc plus de choix du côté de l’autre océan ? demanda l’émigrant en étendant la main dans la direction de la mer Pacifique.

– Oui, j’ai vu tout cela, moi, reprit le Trappeur en laissant tomber son fusil à terre, et en s’appuyant sur le canon comme quelqu’un qui rappelle avec une douce mélancolie les souvenirs de sa jeunesse. J’ai vu les eaux des deux mers ! Ce fut sur l’une d’elles que je naquis et que je commençai à prendre mon essor, comme ce petit gaillard qui se roule à terre. Depuis lors, l’Amérique a grandi aussi, camarades, et elle est devenue une contrée plus vaste que je n’avais supposé autrefois le monde entier. Pendant près de soixante-dix ans, je suis resté dans l’York, province et État tout à la fois… Vous avez été dans l’York, sans doute ?

– Non, non, je n’ai jamais visité les villes, mais j’ai souvent entendu nommer le lieu dont vous parlez, Ce sont de grands défrichements par là sans doute ?

– Oh ! oui, de grands, de trop grands même ; leurs haches sont toujours à fatiguer la terre ! Grand Dieu ! dépouiller des collines et des terrains de chasse, tels que j’en ai vu, des dons du Seigneur ! et ils n’ont pas eu honte ! Je suis resté tant que j’ai pu, mais enfin, assourdi par les coups des défricheurs, je suis venu du côté de l’ouest y chercher le repos. Ce fut un voyage pénible que celui-là ; un spectacle bien douloureux que de voir tomber de tous côtés sur mon passage des arbres superbes, tandis que, pendant des semaines entières, je ne respirais que l’air épais de clairières embrasées ! Il y a loin d’ici à cet état d’York ?

– Il est situé à l’extrémité du vieux Kentucky, à ce que je crois, quoique je n’aie jamais su quelle pouvait en être la distance.

– Une mouette aurait à fendre l’air pendant un millier de milles avant de trouver la mer de l’est. Et cependant ce n’est pas encore un espace si difficile à franchir pour un chasseur, quand il y trouve de l’ombre et du gibier. Il y a eu un temps où, dans la même saison, je chassais le daim sur les montagnes de la Delaware et de l’Hudson, et je prenais le castor sur le bord du lac Supérieur ; mais alors mon coup d’œil était sûr et rapide, et mes jambes étaient comme les jambes d’un chevreuil. La mère d’Hector, ajouta-t-il en jetant un regard d’affection sur le vieux chien qui était couché à ses pieds, vivait encore alors ; et il fallait la voir courir sur le gibier, dès qu’elle avait senti la piste. C’était une gaillarde qui m’a donné bien de l’occupation !

– Votre chien est bien vieux, étranger, et ce serait vraiment avoir pitié de cette pauvre bête que de l’achever.

– Le chien est comme son maître, répondit le Trappeur sans paraître remarquer l’avis brutal qui lui était donné, et il comptera ses jours quand sa tâche auprès du gibier sera terminée, mais non auparavant. Toutes les choses, comme je le vois, me semblent ordonnées pour aller l’une avec l’autre. Ce n’est pas toujours le daim le plus agile qui met les chiens en défaut, ni le bras le plus robuste qui tire le coup le plus sûr. Regardez autour de vous, camarades. Que diront les défricheurs yankees, lorsqu’ils se seront frayé un chemin des eaux de l’est à celles de l’ouest, et qu’ils verront qu’une main, qui, d’un seul coup, peut, si bon lui semble, mettre à nu la terre, a défriché d’avance ce pays, comme pour se jouer de leur malice ? Ils reviendront sur leurs pas comme le renard qui ruse, et l’odeur infecte produite par leur passage leur montrera toute la folie de leurs dévastations. Quoi qu’il en soit, ce sont de ces pensées qui viennent à celui qui a vu les travers de quatre-vingts saisons, mais qui ne corrigeront pas les hommes qui sont esclaves des plaisirs de leur race. Pour vous, je dois vous en avertir, vous vous trompez fort si vous croyez en être quitte avec les Indiens. Ils se disent les légitimes propriétaires de cette contrée, et il est rare qu’ils laissent à un blanc autre chose que la peau dont il est fier, lorsqu’une fois ils ont le pouvoir (car pour la volonté, elle ne leur manque jamais) de lui faire du mal.

– Vieillard ! dit le squatter d’une voix forte, de quel peuple faites-vous partie ? À votre langage, à la couleur de votre peau, on dirait que vous êtes chrétien, tandis qu’il paraît que votre cœur est pour les peaux rouges.

– À mes yeux, il y a peu de différence entre les nations : le peuple que j’aimais le plus est dispersé comme le sable du lit desséché d’une rivière que l’ouragan balaie devant lui, et la vie est trop courte pour que l’on prenne les usages et les habitudes des étrangers, comme on peut le faire quand on a passé des années entières au milieu d’un peuple. Cependant je suis un homme qui n’ai point une goutte de sang indien dans les veines, et ce qu’un guerrier doit à sa nation, je le dois aux États, qui, du reste, avec leur milice et leurs chaloupes armées, n’ont guère besoin d’un bras de quatre-vingts ans.

– Puisque vous avouez votre origine, je puis vous faire une seule question : où sont les Sioux qui ont volé mes bestiaux ?

– Où est le troupeau de buffles que nous avons vus fuir à travers la plaine, poursuivis par une panthère, pas plus tard que hier matin ? Il n’est pas plus facile…

– Ami, dit le docteur Bat, qui jusque-là avait écouté attentivement, mais qui éprouva dans ce moment une envie irrésistible de prendre part à la conversation, je suis fâché de voir qu’un venator ou chasseur de votre âge et de votre expérience suive le courant de l’erreur vulgaire. L’animal dont vous parlez est en effet de l’espèce du bos férus, ou bos sylvestris, pour me servir de l’heureuse expression des poètes ; mais, quoiqu’il y ait entre eux beaucoup d’affinité, il est tout à fait distinct du bobulus commun. Bison est l’expression propre, et je crois qu’il serait convenable de l’adopter à l’avenir, lorsque vous aurez à parler de l’espèce.

– Bison ou buffle, il importe fort peu. L’animal est toujours le même, quelque nom que vous lui donniez, et…

– Pardonnez-moi, vénérable chasseur ; comme la classification est l’âme des sciences naturelles, il est indispensable que l’animal ou le végétal soit distingué par les caractères particuliers de son espèce, qui est toujours indiquée par le nom…

– Ami, dit le Trappeur d’un ton qui prouvait assez qu’il ne se laissait pas intimider par cet étalage d’érudition, une queue de castor sera-t-elle un mets moins agréable parce qu’on l’appellera mink ? ou mangeriez-vous dix loup avec plaisir, parce que quelque savantasse lui aurait donné le nom de venaison ?

À la vivacité énergique avec laquelle ces questions étaient faites, il était probable qu’une discussion assez chaude se serait élevée entre les deux hommes dont l’un ne connaissait que la pratique, tandis que l’autre était voué exclusivement à la théorie, si Ismaël n’eût jugé à propos de mettre fin à la dispute, en ramenant l’attention générale sur un sujet beaucoup plus important pour ses intérêts immédiats.

– Des queues de castors et de la chair de mink peuvent fournir des sujets d’entretien devant un feu d’érable et auprès d’un foyer paisible, dit le squatter sans s’amuser à examiner les opinions diverses des deux antagonistes ; mais ce n’est point de mots étrangers ni de toutes ces fadaises qu’il s’agit dans ce moment. Dites-moi, Trappeur, où vos Sioux sont-ils cachés ?

– Il serait aussi facile de vous dire la couleur du faucon qui vole là-bas sous un nuage blanc. Lorsqu’une peau rouge a frappé son coup, elle n’est pas dans l’usage d’attendre qu’on la paie de la même monnaie.

– Ces chiens de sauvages croiront-ils en avoir assez, lorsqu’ils se verront maîtres de tout le troupeau ?

– Le naturel est toujours à peu près le même, quoique la couleur de la peau puisse différer. Votre avidité est-elle moins grande lorsque vous avez fait une riche moisson, que lorsque vous n’aviez qu’un boisseau de blé ? S’il en est ainsi, vous n’êtes point fait comme l’expérience d’une longue vie m’a appris que sont faits la plupart des hommes.

– Expliquez-vous clairement, vieillard, dit Ismaël en frappant lourdement la terre de la crosse de son fusil, son intelligence bornée ne trouvant aucun plaisir à une conversation dont chaque phrase renfermait des allusions obscures auxquelles il ne comprenait rien : ma question était simple, et je sais que vous pouvez y répondre.

– Vous dites vrai ; oui, je puis y répondre ; car j’ai trop vécu pour ne pas connaître les dispositions de mes semblables, lorsqu’il y a quelque mal à faire. Quand les Sioux auront retrouvé tout le bétail, et qu’ils se seront assurés que vous ne vous êtes point mis à leur poursuite, ils reviendront comme des loups affamés, et, rôdant à l’entour, ils chercheront l’instant favorable pour se jeter sur ce qu’ils n’ont pu prendre la première fois ; ou bien, il se peut encore qu’ils montrent le naturel des grands ours qu’on trouve à l’embouchure de la grande rivière, et qu’ils fassent de suite usage de leurs griffes sans s’amuser à flairer leur proie.

– Vous avez donc vu les animaux dont vous parlez ? s’écria le docteur Bat, qui s’était abstenu de prendre part à la conversation aussi longtemps que son impatience avait pu le lui permettre, mais qui prit sur-le-champ la parole, tenant ses tablettes tout ouvertes à la main, pour les consulter. Pourriez-vous me dire si celui que vous eûtes le bonheur de rencontrer était de l’espèce ursus horribilis ? Les oreilles rondes, le front arqué, les yeux dépourvus de la paupière additionnelle si remarquable… les dents…

– Continuez, Trappeur, dit Ismaël en interrompant la description du naturaliste ; ainsi donc vous pensez que nous reverrons les voleurs ?

– Les voleurs ? Non, non, je ne les appelle pas ainsi ; car c’est l’usage de leur nation, et ce qu’on pourrait appeler la loi de la Prairie.

– Voilà cinq cents milles que je fais pour trouver un endroit où personne ne puisse me corner aux oreilles ce mot de loi s’écria Ismaël d’un ton d’impatience ; et je ne suis pas d’humeur à comparaître tranquillement devant un tribunal dont une peau rouge sera le juge ! Je ne vous dis qu’une chose, Trappeur, c’est que si un Sioux vient à rôder autour de mon camp, il sentira ce que contient ce vieux Kentucky ! dit-il en agitant son fusil d’une manière qu’il n’était pas difficile d’interpréter ; oui, portât-il la médaille de Washington lui-même, j’appelle voleur celui qui prend ce qui ne lui appartient pas !

– Les Tetons, les Pawnies, les Konzas, et une douzaine d’autres peuplades prétendent que ces plaines désertes leur appartiennent.

– Eh bien ! la nature a placé le mensonge dans leur bouche. L’air, la terre et l’eau sont des dons communs à tous les hommes, et personne n’a le droit de les diviser ni de les partager à son gré. Pourquoi chaque homme n’en aurait-il pas sa part, puisqu’il faut que chaque homme marche, qu’il boive et qu’il respire ? Si les arpenteurs des États tracent partout des lignes sous nos pas, que n’en tirent-ils aussi au-dessus de nos têtes ? Que ne couvrent-ils leurs beaux parchemins de grands mots bien ronflants ? Que ne divisent-ils l’air aussi bien que le sol, assignant à l’un tant de verges de ciel, avec telle étoile pour limite, et à l’autre tel nuage pour faire tourner son moulin.

En proférant ce sarcasme de l’air du plus profond dédain, l’émigrant se mit à pousser un de ces gros rires qui semblaient sortir du fond de sa poitrine. Cet accès de gaieté sauvage et presque effrayant dérida successivement la figure épaisse des fils d’Ismaël, et passa de l’un à l’autre, jusqu’à ce que le rire contagieux eût fait le tour de la famille.

– Allons, Trappeur, ajouta Ismaël d’un ton de meilleure humeur, comme un homme qui sent qu’il a pris le dessus, ni vous ni moi, je présume, nous n’avons jamais eu grand’chose à démêler avec les officiers de justice, leurs démarcations et leurs titres de propriété ; ainsi donc nous ne perdrons pas notre temps en fadaises. Voilà longtemps que vous errez dans cette Prairie ; maintenant, je vous demande votre avis, face à face, sans crainte et sans scrupule : si vous étiez à ma place, que feriez-vous ?

Le vieillard hésita ; il semblait éprouver la plus grande répugnance à donner l’avis qu’on lui demandait. Cependant, voyant que, de quelque côté qu’il tournât la tête, tous les yeux étaient fixés sur lui et semblaient l’interroger, il répondit à voix basse et lentement, comme si chaque parole s’échappait à regret :

– J’ai vu verser trop de sang humain dans de vaines querelles, pour désirer jamais de voir encore un fusil dirigé contre des hommes. Pendant les dix longues années que j’ai passées seul dans ces plaines arides, attendant ma dernière heure, je n’ai jamais tiré sur un ennemi plus civilisé que l’ours gris…

– Ursus horribilis, grommela le docteur.

Le Trappeur s’arrêta en entendant sa voix ; mais voyant que ce n’était qu’une sorte d’exclamation mentale, il reprit sa phrase :

– Plus civilisé que l’ours gris ou que la panthère des Montagnes Rocheuses, à moins que le castor, qui est un animal sage et intelligent, ne puisse être regardé comme tel. Que vous dirai-je ? la femelle du buffle elle-même combattra pour ses petits !

– Alors il ne sera jamais dit qu’Ismaël Bush a moins de tendresse pour ses enfants qu’une bête n’en a pour les siens.

– Et pourtant c’est un lieu bien découvert que celui-ci, pour que deux hommes y tiennent tête à cinq cents.

– Oui, il est vrai, répondit l’émigrant en jetant un regard sur son humble camp ; mais on pourrait tirer parti des chariots et des cotonniers.

Le Trappeur secoua la tête d’un air d’incrédulité, et, étendant la main sur la plaine ondoyante, dans la direction de l’ouest, il répondit :

– Du haut de ces collines un fusil enverrait une balle jusque dans vos cabanes ; du milieu même de ce petit bois, qui est derrière vous, des flèches suffiraient pour vous tenir en respect et vous acculer au fond de votre terrier. À trois grands milles d’ici, il se trouve une position dans laquelle je me suis dit bien des fois, en traversant le désert, qu’on pourrait tenir pendant des jours et même des semaines entières, s’il se trouvait seulement des cœurs intrépides et des mains aguerries pour la défendre.

Le mouvement qui se fit parmi les jeunes gens annonça d’une manière assez claire qu’ils étaient prêts à tenter une entreprise même plus difficile. Leur père saisit avidement cette idée, que le Trappeur n’avait donnée qu’avec une répugnance marquée, persuadé peut-être, par une suite de raisonnements qui lui étaient propres, qu’il était de son devoir d’observer une stricte neutralité. Quelques questions directes et positives lui apprirent le peu de particularités qu’il lui importait de connaître pour opérer le mouvement projeté, et alors Ismaël, qui dans les cas extrêmes déployait une énergie aussi terrible qu’il montrait ordinairement d’apathie, commença sur-le-champ les apprêts du départ.

Malgré le zèle et l’ardeur de ses fils, c’était une entreprise qui n’était pas sans difficultés. Il fallait tirer à force de bras, à travers une vaste étendue de Prairie, les chariots pesamment chargés, sans autre secours pour se guider sur la route que les explications que le Trappeur leur avait données de son mieux. Si les hommes étaient obligés de déployer toute leur force, les femmes et les enfants ne restaient pas non plus oisifs ; et tandis que les fils d’Ismaël, les bras tendus et le corps plié, traînaient péniblement les chariots, et s’efforçaient de monter la colline voisine, Hélène et leur mère, entourées d’un groupe de petits enfants, les suivaient lentement par derrière, ployant chacun sous le poids d’un fardeau proportionné à son âge et à ses forces.

Ismaël surveillait et dirigeait tout lui-même ; si quelque chariot se trouvait en retard, il y appliquait aussitôt sa vigoureuse épaule, et il accompagna ainsi le convoi jusqu’à ce qu’arrivés sur la hauteur, ses fils n’eurent plus à suivre qu’une route plate et unie. Il leur indiqua alors la direction qu’ils devaient suivre, leur recommanda de ne point prendre de relâche, de peur de perdre l’avantage qu’ils avaient obtenu avec tant de peine ; puis, faisant signe à son beau-frère de le suivre, ils retournèrent ensemble au camp.

Pendant toute la durée de ce mouvement qui exigea près d’une heure, le Trappeur était resté à l’écart, appuyé sur sa carabine, son vieux chien sommeillant à ses pieds. Il observait en silence, et un sourire déridait parfois cette figure minée par le temps, comme un rayon de soleil perce à travers de vieilles ruines, muet indice du plaisir qu’il éprouvait à voir se déployer la force gigantesque des jeunes émigrants. Mais à mesure que les chariots montaient lentement la colline, cette physionomie animée se rembrunit insensiblement, et reprit la teinte de gravité qui lui était habituelle. Au départ de chacun des voyageurs, son attention semblait redoubler, et ses regards se reportaient de temps en temps sur la petite tente qui était toujours à l’écart, ainsi que le chariot sur lequel elle avait été apportée, et qui semblait être oubliée. Mais le Trappeur vit bientôt que l’appel fait par Ismaël à son compagnon avait pour objet cette partie mystérieuse de leur mobilier.

Commençant par jeter un regard de défiance tout autour de lui, Ismaël et son beau-frère s’approchèrent du chariot et le firent entrer dans l’enceinte de la tente, à peu près de la même manière qu’ils l’en avaient retiré la veille. Ils disparurent ensuite l’un et l’autre derrière La draperie, et pendant les longues minutes d’attente qui suivirent, le vieillard, poussé par un désir secret de connaître la cause de tant de mystère, se rapprocha insensiblement de plus en plus, jusqu’à ce qu’il ne fût qu’à quelques pas de l’enceinte sacrée. L’agitation de la toile annonçait seule la présence de ceux qu’elle cachait et qui du reste gardaient le silence le plus rigide. Il paraissait que tous deux étaient habitués depuis longtemps à faire ce qui les occupait alors ; car Ismaël n’avait pas besoin de dire un seul mot, de faire un seul geste pour apprendre à son sinistre associé comment il devait s’y prendre. En moins de temps qu’il n’en a fallu pour le raconter, tous les arrangements intérieurs étaient terminés, et les deux hommes reparurent hors de la tente.

Trop occupé de ses préparatifs pour remarquer la présence du Trappeur, Ismaël se mit à détacher les plis de la toile qui tenaient à terre et à les disposer autour du chariot couvert, de manière à former une sorte de draperie flottante qui entourait le petit pavillon. À chaque impulsion qui était donnée à la voiture, le cintre voûté tremblait ; et il était évident qu’elle portait de nouveau le fardeau secret qui nécessitait toutes ces précautions. Au moment où il venait d’achever son travail, le regard distrait d’Ismaël se porta par hasard sur celui qui l’observait attentivement. Laissant tomber le timon qu’il avait déjà levé de terre pour occuper la place qui était ordinairement remplie par un animal moins raisonnable et peut-être moins dangereux que lui, il s’écria brusquement :

– Je suis un fou, comme vous dites souvent ! oui, je devais en être certain. Si cet homme n’est pas un ennemi, je consens à être l’opprobre de ma famille, à m’appeler Indien, et à aller chasser avec les Sioux.

Le nuage, au moment où il s’apprête à lancer l’éclair rapide, n’est ni plus sombre ni plus menaçant que ne l’était le regard qu’Ismaël lança sur le vieillard. Il tourna la tête de tous côtés comme s’il cherchait quelque arme assez terrible pour le pulvériser d’un seul coup ; mais, se rappelant sans doute qu’il pourrait avoir encore besoin de ses conseils, il parvint à se contenir assez pour dire avec une apparence de modération :

– Étranger, je croyais que fourrer ainsi le nez dans les affaires des autres était bon pour les femmes qui vivent dans les villes et les habitations, mais que ce n’était pas ainsi qu’agissaient des hommes accoutumés à vivre là où il y a assez de place pour chacun. À quel homme de loi, à quel shérif vous proposez-vous de vendre vos nouvelles ?

– Je n’ai de relations qu’avec un seul, et cela pour mes propres affaires, répondit le vieillard sans manifester la moindre crainte, et en montrant le ciel d’un air imposant. Ce juge sait tout ; il n’a pas besoin que je lui apprenne rien, et vous feriez de vains efforts pour lui cacher quelque chose, même dans ce désert.

Les deux émigrants furent frappés du ton simple et solennel du Trappeur. Ismaël était morne et pensif, tandis que son compagnon jetait à la dérobée un regard involontaire sur le firmament, qui roulait des flots d’azur au-dessus de sa tête, comme s’il s’attendait à voir le juge suprême assis en effet sous la voûte céleste. Mais les impressions graves et sérieuses ne durent pas longtemps sur des esprits peu habitués à réfléchir. L’hésitation d’Ismaël cessa donc bientôt ; il prît la parole, mais son ton, quoique assez sec pour montrer son mécontentement, n’était plus menaçant, et il était évident que le langage ferme et imposant du vieillard avait produit quelque effet, et arrêté les outrages ou au moins les invectives qu’on s’apprêtait à lui prodiguer.

– C’eût été se conduire en ami, répondit-il, et en bon camarade, de donner un coup d’épaule à ces chariots qui s’éloignent, au lieu de vous amuser à rôder ici où personne n’a besoin de vos services.

– Je puis aussi bien, reprit le Trappeur, employer le peu de forces qui me restent à vous aider à traîner ce chariot, tandis que les autres…

– Nous prenez-vous pour des enfants ? s’écria Ismaël avec un ricanement affreux ; et en même temps d’une main vigoureuse il se mit à tirer la petite voiture, qui roula sur l’herbe avec autant de facilité en apparence, que si elle eût été traînée par son attelage ordinaire.

Le Trappeur resta à la même place, et suivit des yeux le chariot qui s’éloignait, jusqu’à ce qu’il eût atteint le sommet de la colline, et qu’il eût disparu à son tour derrière la descente. Alors il se retourna pour contempler l’endroit où avaient campé les émigrants. L’absence de figures humaines aurait à peine excité la plus légère sensation dans l’âme de celui qui était accoutumé depuis si longtemps à la solitude, si l’emplacement n’eût porté des traces qui rappelaient péniblement et ceux qui venaient de l’occuper, et leur folle prodigalité. Il leva les yeux en l’air, et, branlant tristement la tête, il regarda la place, alors vide, qui, si récemment encore, était remplie par les branches de ces arbres qui, dépouillées de leur verdure, étaient étendus à ses pieds, troncs devenus inutiles et ne devant plus repousser.

– Oui, murmura-t-il entre ses dents, j’aurais dû le prévoir ! Il en est toujours ainsi, et cependant je les ai conduits moi-même en ce lieu, et je viens encore de leur indiquer le seul endroit semblable qu’il soit possible de trouver à bien des milles à la ronde. Voilà donc les vains désirs de l’homme et sa coupable prodigalité ! il apprivoise les animaux sauvages pour satisfaire ses futiles besoins, et après les avoir privés de leur nourriture naturelle, il leur apprend à dépouiller la terre de ses arbres pour apaiser leur faim.

Un léger bruit dans les buissons qui croissaient à peu de distance du petit bois auquel Ismaël avait adossé son camp vint frapper son oreille dans ce moment, et interrompit son soliloque. Son premier mouvement fut d’ajuster sa carabine, et il le fit avec l’activité et la promptitude d’un jeune homme ; mais, reprenant au même instant son calme ordinaire, il la remit sous son bras, et élevant la voix :

– Sortez, dit-il, sortez librement, qui que vous soyez, oiseau ou animal quelconque ; vous n’avez rien à craindre de ces mains décharnées. J’ai bu et j’ai mangé, pourquoi attaquer une vie, lorsque mes besoins n’exigent pas ce sacrifice ? Il ne se passera pas longtemps sans que les oiseaux viennent becqueter des yeux qui ne pourront plus les voir, et se reposer peut-être sur mes ossements desséchés ; car si des choses telles que celles-ci ne sont faites que pour périr, pourquoi m’attendrais-je à vivre éternellement ? Sortez, sortez sans crainte, vous ne courez aucun danger.

– Je vous remercie de ces paroles, vieillard, dit Paul Hover en sortant lestement de sa retraite. Lorsque vous avez abaissé votre canon de fusil, il y avait dans votre air quelque chose qui ne me plaisait pas. Diable ! on eût dit qu’il n’était pas possible de faire un seul mouvement sans votre permission, et que la plus légère infraction à vos ordres eût reçu sur-le-champ sa récompense.

– Vous dites vrai, vous avez raison, s’écria le Trappeur en souriant involontairement de plaisir au souvenir de son ancienne adresse. J’ai vu le jour où peu d’hommes savaient manier mieux que moi un long fusil tel que celui que je porte, et en tirer un meilleur parti. Vous avez raison, jeune homme, et il fut un temps où il y avait du danger à remuer une feuille à la portée de mon oreille, ou, ajouta-t-il en baissant la voix et en prenant un air sérieux, à un Mingo rouge à sortir, ne fût-ce qu’un œil, de son embuscade. Vous avez entendu parler des Mingos rouges.

– Oui, des minks, dit Paul en prenant le vieillard par le bras, et en l’entraînant doucement du côté du bois, tandis qu’en même temps il jetait derrière lui des regards inquiets, pour s’assurer s’il n’était pas observé, de vos minks noirs communs, mais non pas d’une autre couleur.

– Bon Dieu ! s’écria le Trappeur en branlant la tête, et en ricanant à sa manière, il prend une brute pour un homme ! quoique, à vrai dire, un Mingo ne vaille guère mieux qu’une brute, si même il n’est pis encore, surtout quand il est alléché par l’odeur du rum et par l’occasion… Il y eut ce maudit Huron des lacs Supérieurs que je fis descendre du haut de son nid, au milieu des rochers derrière l’Hori…

Sa voix se perdit dans le bois où, tout en parlant, il s’était laissé conduire par Paul, trop absorbé par des pensées qui se reportaient sur des scènes arrivées plus d’un demi siècle auparavant dans l’histoire du pays, pour opposer la moindre résistance.

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