CHAPITRE XIV.

Pour qui les habitants de la ville se sont-ils déclarés ?

SHAKSPEARE. Le roi Jean.

Pour marcher d’un pas égal entre les incidents de notre histoire, il devient nécessaire de rapporter ici les événements qui s’étaient passés pendant qu’Hélène Wade était chargée de la garde du rocher.

Pendant les premières heures, cette jeune personne, aussi bonne que vertueuse, n’eut d’autre embarras que de satisfaire aux demandes réitérées des jeunes enfants ; tantôt ils avaient faim, tantôt il leur fallait à boire, et leur importunité ne connaissait pas de bornes, et abusait de son temps et de sa patience. Elle avait profité d’un moment de tranquillité pour se glisser dans la tente, où elle prodiguait ses soins à un être bien plus digne de son affection, quand de grands cris qui s’élevèrent parmi les enfants qu’elle venait de quitter la rappelèrent aux devoirs qu’elle avait momentanément oubliés.

– Voyez, Nelly ! voyez ! s’écrièrent-ils dès qu’elle reparut au milieu d’eux ; il y a des hommes là-bas, et Phœbé dit que ce sont des Indiens Sioux.

Hélène porta ses regards du côté qui lui était indiqué par tous les bras étendus, et à sa grande consternation elle vit plusieurs hommes qui s’avançaient à grands pas, et qui marchaient évidemment en droite ligne vers le rocher. Elle en compta quatre, mais elle ne put distinguer qui ils étaient ; tout ce dont elle put s’assurer fut qu’ils n’étaient pas de ceux qui avaient le droit d’être admis dans la forteresse.

Ce fut pour Hélène un cruel moment d’inquiétude. Jetant les yeux sur le troupeau d’enfants effrayés qui l’entouraient, et dont quelques uns s’étaient accrochés à ses vêtements, elle chercha à se rappeler les histoires de ces héroïnes qui s’étaient illustrées sur la frontière occidentale des États-Unis. Ici, un seul homme, aidé de trois ou quatre femmes, avait défendu pendant plusieurs jours, une palissade contre les efforts d’une centaine d’ennemis ; là, les femmes seules avaient suffi pour protéger leurs enfants et les effets de leurs maris absents ; ailleurs, une femme seule avait mis à mort, pendant leur sommeil, ceux qui l’emmenaient captive, et avait reconquis sa liberté en la rendant à ses jeunes enfants. Hélène se trouvait à peu près dans la même situation, et, encouragée par de tels exemples, les joues animées et les yeux étincelants, elle commença à réfléchir à ses faibles moyens de défense et à les préparer.

Elle posta les deux filles aînées près des leviers qui avaient été apprêtés pour faire tomber les quartiers de rochers sur les assaillants ; quant aux autres enfants, ils ne servaient qu’à faire nombre, et elle ne pouvait guère en attendre aucun service utile. Pour elle, en commandant expérimenté, elle se réserva la surveillance générale, le droit d’ordonner, et le soin d’encourager ses troupes. Lorsque ses dispositions furent faites, elle en attendit le résultat en cherchant à prendre un air calme et tranquille, afin d’inspirer à ses compagnes la confiance qui leur était nécessaire pour assurer le succès.

Quoique Hélène possédât à un degré éminent ce courage qui prend sa source dans les facultés morales, elle le cédait de beaucoup aux deux filles aînées d’Esther pour une qualité non moins précieuse à la guerre, et qui est le mépris du danger. Élevées au milieu des difficultés d’une vie constamment errante, sur les confins de la civilisation, elles s’étaient familiarisées avec tous les périls des déserts, et promettaient déjà de se distinguer un jour, comme leur mère, par une audace à toute épreuve, et par ce singulier mélange de bonnes et de mauvaises qualités qui auraient probablement fait comprendre l’épouse d’Ismaël au nombre des femmes les plus remarquables de son temps, si les circonstances l’eussent placée dans une sphère plus étendue. Esther avait déjà une fois défendu la cabane de son mari contre une attaque des sauvages ; et, dans une autre occasion, elle avait été laissée pour morte par ces barbares, après une résistance qui, de la part d’un ennemi plus civilisé, lui aurait au moins obtenu, une capitulation honorable. Ces faits, et quelques autres de même nature, avaient été souvent cités, et avec le ton d’exaltation convenable, en présence de ses filles ; et le cœur de ces deux jeunes amazones était étrangement partagé en ce moment entre une terreur naturelle et le désir de faire quelque chose qui pût prouver qu’elles étaient les dignes filles d’une telle mère. Il parut bientôt que l’occasion d’acquérir cette distinction étrange et peu désirable ne leur serait pas refusée.

Les quatre étrangers étaient déjà arrivés à environ cent verges du rocher. Soit par suite de la prudence avec laquelle ils croyaient devoir avancer, ou de la crainte que leur causait l’attitude menaçante de deux guerrières, retranchées derrière leurs barricades, par-dessus lesquelles se montraient les canons de deux vieux mousquets, ils s’arrêtèrent au bas d’une petite élévation couverte de grandes herbes, qui leur offrait l’avantage de pouvoir se dérober à la vue des assiégés. De là, ils s’occupèrent à reconnaître la forteresse pendant quelques minutes qui parurent bien longues à Hélène, et qu’elle passa dans la plus vive inquiétude. Enfin un d’eux s’avança seul, et il semblait marcher en parlementaire, plutôt qu’annoncer des intentions hostiles.

– Phœbé, faites feu ! – Non, Hetty, tirez vous-même ! s’étaient déjà dit les deux filles du squatter, moitié épouvantées, moitié empressées de concourir à la défense de la place, quand Hélène épargna à l’étranger au moins quelques alarmes, sinon un danger réel, en s’écriant à la hâte :

– Baissez vos mousquets ! c’est le docteur Battius !

Les deux sentinelles obéirent, c’est-à-dire leurs doigts cessèrent de toucher le chien de leurs fusils, mais le canon menaçant en resta toujours dirigé vers l’audacieux qui se présentait.

Le naturaliste, qui s’était avancé avec assez de circonspection pour remarquer la moindre démonstration hostile que ferait la garnison, éleva alors un mouchoir blanc sur le haut de son fusil, et arriva enfin à portée de se faire entendre. Prenant alors un air d’importance, comme pour leur imposer par un extérieur d’autorité, il s’écria d’une voix qu’on aurait pu entendre à une distance beaucoup plus considérable :

– Écoutez ! je vous somme tous, au nom de la confédération des États-Unis de l’Amérique septentrionale, de vous soumettre aux lois.

– Docteur, ou non docteur, c’est un ennemi, Nelly ! s’écria Phœbé. Écoutez-le ! écoutez-le ! il parle des lois !

– Attendez que j’entende ce qu’il a à nous dire, répondit Hélène respirant à peine, et rabattant les mousquets qui menaçaient la personne du héraut.

– Je vous avertis et vous préviens tous, continua le docteur un peu effrayé, que je suis un citoyen paisible de la susdite confédération, un des soutiens du pacte social, un ami de l’ordre et de la paix. S’apercevant alors que le danger était écarté, du moins pour le moment, il reprit le ton hostile, et ajouta en élevant la voix : – Je vous somme donc tous, une seconde fois, de vous soumettre aux lois.

– Je croyais que vous étiez un ami, répondit Hélène, et que vous voyagiez avec mon oncle en vertu d’un pacte…

– Il est nul ! s’écria le docteur ; les prémisses en étaient fausses, et j’ai été trompé. Je déclare donc qu’un certain pacte convenu et conclu entre Ismaël Bush, squatter, et Obed Battius, docteur en médecine, est, à compter de ce moment, nul et de nul effet. Mais il est bon que vous sachiez, enfants, qu’une nullité est une qualité négative, dont il ne peut résulter aucun effet fâcheux pour votre digne père ; ainsi, mettez bas les armes, et écoutez les conseils de la raison. Oui, le pacte est nul, abrogé, vicieux dans son origine. – Quant à vous, Nelly, je n’ai à votre égard que des sentiments pacifiques, sans aucun mélange d’hostilité ; c’est pourquoi, écoutez ce que j’ai à vous dire, et ne fermez pas l’oreille parce que vous vous croyez en sûreté. Vous connaissez le caractère de l’homme avec lequel vous demeurez, jeune fille, et vous connaissez aussi le danger d’être trouvé en mauvaise compagnie ; renoncez donc au futile avantage de votre position, et abandonnez paisiblement le rocher à la discrétion de ceux qui m’accompagnent. C’est une légion, jeune fille, une légion formidable et invincible, je vous assure. Abandonnez donc la cause de ce méchant homme qui méprise les lois. – Enfants, montrer si peu d’égards pour la vie humaine, c’est littéralement détruire tout le plaisir des relations sociales ; jetez ces armes dangereuses, je vous en conjure plutôt pour vous que pour moi. – Hetty, avez-vous oublié quelle main a soulagé vos souffrances, quand vos nerfs articulaires étaient contournés par les froides émanations de la terre ? – Et vous, Phœbé, ingrate Phœbé, sans ce bras que vous voudriez frapper d’une paralysie éternelle, vos dents incisives vous feraient encore souffrir des tourments inouïs. – Mettez donc bas les armes, enfants, suivez les avis d’un homme qui a toujours été votre ami. – Et maintenant, Hélène, pour la troisième et par conséquent pour la dernière fois, je vous somme solennellement de rendre ce rocher, sans délai, sans résistance, au nom du pouvoir, de la justice et… Il allait ajouter de la loi ; mais, se rappelant que ce mot provoquerait encore l’hostilité des enfants d’Ismaël, il s’interrompit à temps, et réussit à y substituer les mots moins dangereux et plus convenables de la raison.

Cette étrange sommation ne produisit pourtant pas l’effet qu’il en attendait. Elle fut complètement inintelligible pour les filles d’Esther, à l’exception de quelques mots qui leur parurent offensants ; et quoique Hélène en comprît mieux le sens, l’éloquence du docteur ne parut pas faire plus d’impression sur elle que sur ses compagnes. Pendant qu’il prononçait les phrases qu’il avait dessein de rendre pathétiques et affectueuses, la jeune fille, pleine d’intelligence, quoique déchirée par des sentiments qui se livraient en elle un pénible combat, avait même manifesté une disposition à rire, tandis qu’elle faisait la sourde oreille à toutes ses menaces.

– Je ne comprends pas bien tout ce que vous voulez dire, docteur Battius, répondit tranquillement Hélène quand il eut terminé, mais je suis sûre que si vous voulez m’engager à manquer à la confiance qu’on m’a accordée, je ne dois pas vous écouter. N’essayez pas de recourir à la violence, car quelque puissent être mes secrets désirs, vous voyez que je suis entourée d’une force qui l’emporterait aisément sur la mienne, et vous connaissez ou vous devez connaître trop bien le caractère de cette famille, pour vous jouer d’aucun de ses membres, dans une pareille affaire, quels que soient leur âge et leur sexe.

– Je crois connaître un peu le caractère humain, dit le naturaliste en s’éloignant prudemment de quelques pas de la position où il s’était hardiment maintenu jusques alors, sur la base même du rocher ; mais voici quelqu’un qui connaît peut-être mieux que moi les moyens secrets de monter jusqu’à vous.

– Hélène ! Hélène Wade ! s’écria Paul Hover qui s’était avancé près du docteur, sans rien montrer de l’inquiétude qui agitait visiblement celui-ci ; je ne m’attendais pas à trouver en vous un ennemi.

– Je ne le serai pas, quand vous me demanderez ce que je puis accorder sans trahison et sans déshonneur. Vous savez que mon oncle a confié sa famille à mes soins ; trahirai-je sa confiance jusqu’à souffrir que ses plus cruels ennemis viennent peut-être assassiner ses enfants, et lui enlever le peu que les Indiens lui ont laissé ?

– Suis-je un assassin, Hélène ? – Ce vieillard, cet officier au service des États-Unis, ajouta Paul en montrant le Trappeur et Middleton qui venaient de se joindre à eux, vous paraissent-ils mériter un pareil nom ?

– Mais que demandez-vous donc ? s’écria Hélène en se tordant les mains, dans le plus cruel embarras.

– La bête, – rien de plus que la bête dangereuse et carnivore que cache Ismaël.

– Excellente jeune femme, commença l’étranger que nous avons vu arriver tout récemment dans la Prairie ; mais il fut interrompu par un signe expressif du Trappeur, qui lui dit en même temps à l’oreille :

– Laissez parler ce jeune homme. La nature agira dans le cœur de la jeune fille, et nous arriverons à notre but avec le temps.

– Il faut dire toute la vérité, Hélène, continua Paul, nous avons découvert les trames secrètes et criminelles d’Ismaël, et nous venons pour rendre justice à celle qu’il tient emprisonnée, et la remettre en liberté. Si vous avez un cœur tel que je l’ai toujours cru, vous essaierez avec nous sans qu’il soit nécessaire de jeter de la poussière pour vous effrayer, et vous abandonnerez le vieil Ismaël, sa ruche et ses mouches.

– J’ai prêté un serment solennel…

– Un serment prêté dans l’ignorance, ou arraché par la force, est nul aux yeux de tous les bons moralistes, s’écria le docteur.

– Chut ! chut ! dit encore le Trappeur ; laissez agir la nature, laissez faire le jeune homme.

– J’ai fait serment en présence et au nom de celui qui est le fondement et la règle de tout ce qui est juste, soit en morale, soit en religion, continua Hélène vivement agitée, de ne jamais faire connaître la personne qui habite cette tente, et de ne pas l’aider à s’échapper. Nous avons toutes deux prêté ce serment terrible et solennel, et nous ne devons peut-être la vie qu’à cette promesse. Il est vrai que vous avez découvert ce secret, mais vous ne devez pas cette découverte à une indiscrétion de ma part, et je ne sais si je pourrais me justifier à mes propres yeux, même de rester neutre, tandis que vous cherchez à envahir la demeure de mon oncle de manière si hostile.

– Je puis prouver, sans craindre qu’on me réfute, s’écria le naturaliste, en m’appuyant sur l’autorité de Bayley, de Berkley et même de l’immortel Binkerschoef, qu’un pacte conclu tandis qu’une des parties, soit empire, soit individu, est dans un état de coercition…

– Vous ne ferez qu’aigrir son humeur en parlant ainsi, dit le prudent Trappeur ; au lieu que si vous laissez ce jeune homme parler le langage de la nature, il finira par l’apprivoiser comme un faon. Ah ! vous me ressemblez, vous ne connaissez guère la nature de ces ressorts secrets.

– Est-ce là le seul serment que vous ayez fait, Hélène ? demanda Paul d’un ton qui, dans la bouche du léger et enjoué chasseur d’abeilles, semblait mélancolique et sentait le reproche. N’en avez-vous jamais fait d’autre ? Les paroles adressées à Ismaël sont-elles comme du miel dans votre bouche ? Toutes vos autres promesses sont-elles comme les gâteaux dont on l’a exprimé ?

La pâleur qui couvrait le teint ordinairement animé d’Hélène, fit place à une si vive rougeur, qu’on pouvait la remarquer, même à la distance où elle se trouvait. Elle hésita un instant, comme si elle eût fait un effort pour étouffer un mouvement de ressentiment, et répondit ensuite avec toute son énergie naturelle :

– Je ne sais quel droit on peut avoir de me questionner sur des promesses qui ne peuvent concerner que celle qui les a faites, s’il est vrai qu’elle en ait jamais fait du genre de celles dont vous voulez parler. Je ne m’entretiendrai pas davantage avec un homme qui pense tant à lui-même, et qui ne prend avis que de ses sentiments personnels.

– Eh bien ! vieux Trappeur, entendez vous cela ? dit le simple et franc chasseur d’abeilles en se tournant tout à coup vers son vieil ami ; le plus misérable insecte qui vole sous les cieux, quand il a une fois son fardeau, s’en va droit à son nid ou à sa ruche, suivant son espèce ; mais les voix de l’esprit d’une femme sont aussi compliquées que les lignes du bois d’un chêne noueux, et plus tortueuses que le cours des eaux du Mississipi.

– Allons, allons, ma fille, dit le Trappeur à Hélène, intervenant d’un ton conciliant en faveur de Paul, qui l’avait offensée, songez que la jeunesse est vive et inconsidérée ; mais une promesse est une promesse, et l’on ne doit pas la jeter au rebut et l’oublier comme les cornes et les sabots d’un buffle.

– Je vous remercie de me rappeler mon serment, dit Hélène avec dépit, en mordant ses jolies lèvres ; sans cela j’aurais couru le risque de l’oublier.

– Ah ! la nature de femme s’éveille en elle, dit le vieillard en secouant la tête de manière à montrer qu’il n’était pas satisfait du résultat de la conférence ; mais elle se manifeste d’une manière…

– Hélène ! s’écria le jeune étranger, qui avait écouté attentivement toute la conversation, puisque Hélène est le nom que vous portez…

– On y en ajoute souvent un autre, dit Hélène on me donne quelquefois le nom de mon père.

– Appelez-la tout de suite Nelly Wade, dit Paul, c’est son nom légitime, et je consens qu’elle le garde toujours.

– Wade, dois-je donc ajouter, continua Middleton, vous conviendrez que, quoique je ne sois lié moi-même par aucun serment, j’ai su du moins respecter ceux des autres. Vous êtes témoin vous-même que je me suis abstenu de pousser un seul cri, quoique je sois certain qu’il arriverait à des oreilles qui seraient charmées de l’entendre. Permettez-moi de monter seul sur le rocher, et je vous promets d’indemniser amplement votre parent du dommage qu’il pourrait souffrir.

Hélène parut hésiter ; mais ayant entrevu Paul, qui était fièrement appuyé sur son fusil, sifflant, avec tout l’extérieur de l’indifférence, l’air d’une chanson de marinier, elle reprit sur-le-champ son air décidé.

– La garde de ce rocher m’a été confiée pendant l’absence de mon oncle et de ses enfants, répondit-elle, et je le défendrai contre toute attaque pour le lui conserver jusqu’à son retour.

– C’est perdre des moments qui ne reviendront pas, et négliger de profiter d’une occasion qui ne se représentera peut-être jamais, dit le jeune militaire d’un ton grave. Le soleil commence déjà à descendre, et d’ici à quelques minutes le squatter peut revenir avec ses sauvages enfants.

Le docteur Battius jeta un regard derrière lui avec inquiétude, et reprît la parole.

– La perfection se trouve toujours dans la maturité, dit-il, tant dans le règne animal que dans le monde intellectuel. La réflexion est la mère de la prudence, et la prudence est celle du succès. Mon avis est donc que nous nous retirions à une distance convenable de cette position imprenable, et que nous y tenions conseil sur la manière dont nous pouvons former le siège régulier de cette place, et sur la question de savoir s’il ne serait pas à propos de suspendre nos opérations jusqu’à ce que nous ayons pu nous procurer des auxiliaires des pays habités, et mettre ainsi la dignité des lois à l’abri du danger d’une défaite.

– Un assaut vaudrait mieux, répondit en souriant le jeune capitaine, dont les yeux mesuraient la hauteur du rocher, et calculaient les difficultés qui s’opposaient à l’escalade ; nous ne risquons tout au plus qu’un bras cassé ou une tête fêlée.

– Va pour l’assaut ! s’écria l’impétueux chasseur d’abeilles ; et trois bonds le mirent à l’abri du danger d’un coup de feu, en le portant sous la pointe de rocher sur laquelle était postée la garnison ; maintenant faites du pis que vous pourrez, jeunes rejetons d’une race maudite. Vous n’avez qu’une minute pour nous jouer de mauvais tours !

– Paul ! Paul, s’écria vivement Hélène ; ne faites pas un pas de plus, ou ces quartiers de roches-vous écraseront. Ils ne tiennent à rien, et ces malheureuses filles sont toutes prêtes à les précipiter sur vous.

– Eh bien ! chassez de la ruche ce maudit essaim, car j’escaladerai ce rocher, fût-il couvert de guêpes.

– Qu’elle approche si elle l’ose ! s’écria la fille aînée d’Esther en brandissant son mousquet avec un air de résolution qui aurait fait honneur à l’amazone sa mère ; je vous connais, Nelly Wade, et je sais qu’au fond du cœur vous êtes pour les hommes de lois ; mais si vous faites un seul pas, vous serez punie à la manière des frontières. Apportez un autre levier, mes sœurs ; dépêchez-vous. Je voudrais bien savoir lequel d’entre eux osera entrer dans le camp d’Ismaël Bush, sans en demander la permission à ses enfants !

– Ne bougez pas, Paul ! s’écria Hélène ; restez sous le rocher, il y va de votre vie !

Elle fut interrompue par la même apparition brillante, qui, la veille, avait mis fin à un tumulte presque aussi formidable en se montrant sur la même hauteur où on l’apercevait alors.

– Au nom de celui qui commande à tous, je vous conjure de vous arrêter, – et vous qui voulez courir un danger si imminent, – et vous qui êtes assez téméraires pour vouloir ôter à un de vos semblables ce que vous ne pouvez lui rendre, dit une voix douce et suppliante, avec un léger accent étranger, qui attira sur-le-champ tous les yeux de ce côté.

– Inez ! chère Inez ! s’écria l’officier ; vous revois-je donc enfin ! maintenant, vous serez à moi, quand un million d’esprits infernaux défendraient ce rocher. – En avant, brave Paul, et faites-moi place à votre côté !

L’apparition soudaine, sur le haut de la montagne, de la femme qui venait de sortir de la tente, avait frappé la garnison du rocher d’une stupeur momentanée dont il aurait été possible de profiter. Mais, à la voix de Middleton, Phœbé, surprise et tressaillant, fit feu sur cette femme inconnue, ne sachant trop si elle tirait sur une mortelle ou sur un être appartenant à un autre monde. Hélène poussa un cri d’horreur, et courut à la hâte pour rejoindre sous la tente son amie alarmée, peut-être blessée.

Pendant ce moment d’une diversion dangereuse, le bruit d’une attaque sérieuse se faisait entendre au bas du rocher. Paul, profitant du trouble qui régnait sur le plateau, avait changé sa position de manière à faire place à Middleton ; le naturaliste l’avait suivi, car la terreur que lui avait causée le bruit du coup de fusil l’avait porté, comme par instinct, à chercher un abri sous le rocher. Le Trappeur ne changea pas de place ; il paraissait impassible, mais il observait avec attention tout ce qui se passait. Quoiqu’il ne prît aucune part active aux hostilités, le vieillard n’était pourtant pas inutile aux assaillants. Favorisé par sa position, il pouvait les informer de tous les mouvements de ceux qui conspiraient contre leur vie, et leur indiquer le moment où ils pouvaient avancer.

Cependant les filles d’Esther prouvaient qu’elles avaient leur part de l’esprit de leur redoutable mère. Dès qu’elles furent délivrées de la présence d’Hélène et de sa compagne inconnue, elles donnèrent toute leur attention aux ennemis plus mâles et certainement plus dangereux, qui étaient alors complètement établis entre les pointes du rocher qui hérissaient la forteresse. Les sommations de se rendre que Paul leur adressait en grossissant sa voix pour jeter l’épouvante dans leur jeunes cœurs, ne produisaient pas plus d’effet sur elles que les invitations du vieux Trappeur à cesser une résistance qui pouvait devenir fatale à quelqu’une d’elles, sans la moindre probabilité de pouvoir réussir. S’encourageant l’une l’autre, elles mirent en équilibre les quartiers de rocher, dirent aux plus jeunes enfants de s’armer de pierres, et appuyèrent leur fusil sur leur épaule avec un air de résolution et de sang-froid qui aurait fait honneur à des soldats habitués depuis longtemps aux dangers de la guerre.

– Montez toujours sous l’abri du rocher, dit le Trappeur à Paul en lui indiquant de quelle manière il devait avancer ; rapprochez davantage les pieds ; – là ! vous voyez que l’avis n’était pas inutile si la pierre les avait touchés, les abeilles n’auraient pas revu leur compagnon de plus d’un mois. – Et vous qui portez le nom de mon ami, Uncas de nom et d’esprit, si vous avez autant d’activité que le Cerf-Agile, vous pouvez faire un saut sur la droite, et monter de vingt pieds sans aucun danger. – Ne vous fiez pas à ce buisson, ne vous y fiez pas ! la racine cédera. – L’y voilà ! il a eu autant de bonheur que de courage – À votre tour maintenant, l’ami des beautés de la nature, poussez sur la gauche pour diviser l’attention des enfants. – Eh bien, jeunes filles, oui, faites feu comme moi ; mes vielles oreilles sont habituées à entendre siffler le plomb, et avec quatre-vingts ans sur les épaules, j’ai peu de raisons pour avoir le cœur d’une biche.

Il secoua la tête avec un sourire mélancolique, mais sans qu’un seul muscle fût agité sur sa physionomie, quand une balle passa innocemment à peu de distance de l’endroit où il était ; car Hetty, piquée des discours du vieillard, avait tiré sur lui.

– Il est plus sûr d’aller en droite ligne que de marcher en zigzag, continua-t-il, quand c’est un doigt si faible qui touche le chien d’un fusil, mais c’est un spectacle solennel que de voir combien la nature humaine est portée au mal, même dans une si jeune fille ! – Fort bien, mon homme à plantes et à insectes ! encore un saut pareil, et vous pourrez vous moquer de toutes les barrières et de toute les fortifications d’Israël. – Le courage du docteur s’est éveillé enfin ; je le vois dans ses yeux, on pourra maintenant faire quelque chose de lui. – Tenez-vous plus près du bord du rocher, docteur ! tenez-vous en plus près !

Le Trappeur ne se trompait pas en supposant au docteur Battius une ardeur plus qu’ordinaire, mais il se méprenait complètement sur la cause qui l’excitait. Tandis qu’il suivait ses compagnons en gravissant le rocher avec la plus grande précaution, et non sans une tribulation intérieure d’esprit plus grande encore, l’œil du naturaliste avait aperçu une plante qui lui était inconnue, croissant dans une crevasse à quelques pieds au-dessus de sa tête, et dans une situation beaucoup plus exposée à la rencontre des grosses pierres que les deux sœurs aînées faisaient rouler incessamment du haut du rocher. Oubliant, en cet instant, toute autre chose que la gloire d’être le premier à inscrire ce joyau sur le catalogue de la science qu’il professait, il s’élança sur sa prise avec l’avidité d’un moineau qui fond sur une mouche. Un quartier de rocher, qui tomba à l’instant avec un bruit semblable à celui du tonnerre, annonça qu’il avait été vu, et comme le naturaliste se trouva caché par un nuage de poussière que fit élever la chute de cette masse, le Trappeur le crut perdu ; mais-le moment d’après, il le vit assis en sûreté dans une cavité formée par quelque grosses pierres qui avaient cédé au choc, tenant en main d’un air de triomphe la plante qu’il avait convoitée, et fixant sur elle des yeux avides et ravis.

Paul profita de l’occasion. Changeant de direction avec la rapidité de la pensée, sautant à son tour jusqu’au poste que le docteur occupait alors en sûreté, il se servit sans cérémonie de son épaule comme d’un marche-pied, tandis que le naturaliste était penché pour examiner son trésor, et passant par la brèche qu’avait pratiquée une grosse pierre détachée du rocher, il se trouva en un instant sur le plateau. Middleton l’y joignis au même moment, et il ne leur fut pas difficile de désarmer et de saisir les deux jeunes filles.

Ce fut ainsi qu’une victoire complète, qui ne coûta pas une seule goutte de sang, fut remportée sur cette citadelle qu’Ismaël s’était vainement flatté d’avoir rendue imprenable pendant la courte durée de son absence.

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