CHAPITRE XV.

Puisse le ciel sourire à un acte aussi sacré, afin que l’avenir ne nous apporte pas de nouveaux chagrins.

SHAKSPEARE.

Il est à propos que le cours de notre narration s’arrête un instant pour nous donner le temps de remonter aux causes dont les conséquences avaient amené à leur suite l’aventure singulière dont nous venons de rendre compte. Nous ne donnerons à cette interruption que le temps strictement nécessaire pour satisfaire cette classe de lecteurs qui exigent que celui qui se charge de remplir les fonctions d’historien ne laisse à leur imagination fertile aucun vide à remplir.

Parmi les troupes envoyées par le gouvernement des États-Unis pour prendre possession du nouveau territoire qu’il venait d’acquérir à l’ouest, se trouvait un détachement commandé par le jeune militaire qui vient de jouer un rôle important dans les dernières scènes de notre histoire, les pacifiques et indolents descendants des anciens colons reçurent leurs nouveaux compatriotes sans méfiance, sachant que le résultat de ce changement était de les élever de la condition de sujets à celle de citoyens d’un État gouverné par les lois, distinction bien digne d’envie. Les nouveaux gouverneurs exercèrent leurs fonctions avec discrétion, et firent usage de l’autorité qui leur était déléguée sans offenser personne. Cependant au milieu d’un mélange si nouveau d’hommes nés et élevés dans des principes de liberté, et d’esclaves rampants du pouvoir absolu, de catholiques et de protestants, d’êtres actifs et d’êtres indolents, quelque temps fut nécessaire pour concilier les éléments discordants de la société. Pour hâter un but si désirable, la femme remplit, comme à l’ordinaire, les douces fonctions de médiatrice. Les barrières des préjugés et de la religion furent renversées par la plus forte des passions humaines ; et des unions de familles commencèrent bientôt à cimenter les nœuds politiques qui avaient opéré une jonction forcée entre deux peuples si opposés par leurs habitudes, leur éducation et leurs opinions.

Middleton fut un des premiers, parmi les nouveaux possesseurs du sol, dont le cœur fut séduit par les charmes d’une belle de la Louisiane. Dans le voisinage immédiat du poste qu’il avait été chargé d’occuper, demeurait le chef d’une de ces anciennes familles coloniales qui s’étaient contentées de sommeiller de père en fils au milieu de l’aisance, de l’indolence et de la richesse des provinces espagnoles. C’était un officier au service de la couronne d’Espagne, qu’une riche succession qu’il avait recueillie avait déterminé à quitter la Floride pour venir s’établir parmi les Français de la province voisine. Le nom de don Augustin de Certavallos était à peine connu au-delà des limites de la petite ville qu’il habitait, mais il trouvait un secret plaisir à le faire lire à sa fille unique dans de vieux parchemins où il était inscrit parmi ceux des héros et des grands de l’ancienne et de la nouvelle Espagne. Ce fait si important pour lui, et qui l’était si peu pour tout autre, était la principale raison qui faisait que, tandis que ses voisins français, plus vifs et plus ouverts, se familiarisaient aisément avec les nouveaux venus, il se tenait sur la réserve, et semblait se contenter de la société de sa fille, qui sortait à peine de l’enfance.

La curiosité de la jeune Inez avait pourtant quelque chose d’un peu plus actif. Elle n’avait pas entendu la musique martiale de la garnison, dont les sons lui étaient apportés par la brise du soir, et elle n’avait pas vu la nouvelle bannière déployée sur les hauteurs et s’élevant à peu de distance des vastes domaines de son père, sans éprouver quelques unes de ces impulsions qui caractérisent son sexe. Cependant telle était sa timidité naturelle, et cette espèce de nonchalance particulière qui caractérise les femmes des possessions espagnoles situées entre les tropiques, et qui n’est pas le moindre de leurs charmes, que, sans un accident qui fournit à Middleton l’occasion de rendre un service personnel au père d’Inez, il est très-probable que les deux jeunes gens ne se seraient jamais connus, et qu’une autre direction aurait été donnée aux désirs de celui qui était dans l’âge où l’on sent tout le pouvoir de la jeunesse et de la beauté.

La Providence, – ou si ce mot imposant est trop vrai pour être classique, – le Destin en avait autrement ordonné. Le fier et réservé don Augustin connaissait trop bien ce qui était dû à un homme de sa naissance pour oublier les devoirs qu’elle lui imposait à lui-même. La reconnaissance du service que lui avait rendu Middleton le porta à ouvrir sa porte aux officiers de la garnison. Il les reçut d’abord avec quelque froideur ; mais sa réserve disparut peu à peu devant la candeur et l’amabilité de leur jeune chef ; et il ne se passa pas un long temps avant que le riche colon éprouvât un mouvement de satisfaction aussi bien que sa fille, quand on lui annonçait l’agréable visite du commandant du poste.

Il est inutile d’appuyer sur l’impression que les charmes d’Inez, firent sur le jeune Militaire, et de retarder la marche de notre histoire par un détail bien circonstancié de l’influence progressive qu’une beauté mâle, une conduite pleine de noblesse, des soins assidus et un esprit orné devait naturellement exercer sur une jeune fille de seize ans, vivant dans la retraite, et dont le cœur susceptible ne demandait qu’à parler. Il nous suffira de dire qu’ils s’aimèrent ; que le jeune homme ne fut pas longtemps sans déclarer ses sentiments ; qu’il triompha assez facilement des scrupules de la fille et avec plus de difficulté des objections du père, et qu’il n’y avait cas encore six mois que les États-Unis étaient en possession de la Louisiane quand le jeune officier fut fiancé a la plus riche héritière des bords du Mississipi.

Quoique nous ayons supposé que le lecteur connaît la manière dont on arrive ordinairement à de pareils résultats, il ne faut pas qu’on s’imagine que Middleton remporta une victoire facile sur les préjugés du père et de la fille, la religion était pour tous les deux un obstacle puissant et presque invincible. Le jeune homme fut soumis à une épreuve formidable quand le père Ignace fut chargé de chercher à le convertir à la véritable foi, et il la subit avec patience. Les efforts du digne prêtre furent systématiques et soutenus. Plusieurs fois, dans les moments ou l’enchanteresse Inez, comme une sylphide ou un être aérien, se laissait entrevoir sur la scène de leur conférence, le bon père se crut à la veille de remporter une victoire sur l’infidélité ; mais son espoir se trouvait toujours déconcerté par quelque objection que lui faisait l’objet de sa pieuse sollicitude.

Tant que les attaques contre sa croyance furent faibles et éloignées, Middleton, qui n’était nullement apte aux discussions polémiques, les supporta avec la résignation et l’humilité d’un martyr ; mais quand le bon père, qui prenait un tel intérêt au bonheur éternel de son néophyte, essaya de profiter de l’avantage qu’il croyait avoir obtenu, en appelant à son aide la subtilité, le jeune homme était trop bon soldat pour ne pas faire face à l’adversaire qui le pressait ainsi. Il est vrai qu’il se présentait au combat sans autres armes que le bon sens ; mais cette arme lui suffisait toujours pour repousser les attaques du père, à peu près comme le vigoureux champion qui sait marier le bâton à deux bouts déjoue celles du plus savant maître d’escrime, répondant à ses passes par des arguments irrésistibles qui brisent sa rapière et lui fendent quelquefois le crâne.

Avant que la controverse fût terminée, un renfort de protestants fit une diversion en faveur du militaire. La licence un peu trop forte de ceux d’entre eux qui ne pensaient qu’à cette vie, et la piété raisonnable et modérée des autres, obligèrent le digne prêtre à jeter les yeux autour de lui avec inquiétude. L’influence de l’exemple d’une part, et la contamination résultant de relations trop fréquentes de l’autre, commencèrent à se faire sentir, même dans cette portion de son troupeau qu’il avait regardée comme trop bien renfermée dans le bercail du gouvernement spirituel pour pouvoir jamais s’égarer. Ce n’était plus le moment de songer à prendre l’offensive, il fallait s’occuper du soin de disposer ses ouailles à résister au débordement effréné des opinions qui menaçaient de renverser les barrières de leur foi. Comme un sage général qui reconnaît qu’il a occupé plus de terrain que ses forces ne peuvent en garder, il commença à rapprocher ses avant-postes. Les reliques furent cachées aux yeux profanes ; les fidèles furent avertis de ne point parler de miracles devant une race qui non seulement en niait l’existence, mais qui avait même l’audace d’en demander les preuves ; la lecture de la Bible fut encore une fois interdite, avec de terribles menaces, d’après la raison triomphante qu’elle était susceptible d’être mal interprétée.

Cependant il devint nécessaire d’apprendre à don Augustin les effets que ses arguments et ses prières avaient produits sur l’esprit hérétique du jeune officier. Personne n’aime à faire l’aveu de sa faiblesse au moment où les circonstances exigent qu’on déploie toutes ses forces. Par une espèce de pieuse fraude, dont le bon père trouvait sans doute l’excuse dans la pureté de ses motifs, il déclara que, quoiqu’un changement positif ne se fût pas encore évidemment manifesté dans les opinions de Middleton, cependant il avait tout lieu d’espérer que le coin de ses arguments était entré dans son esprit, et y avait pratiqué une ouverture par laquelle on pouvait se flatter que les heureux germes de la véritable religion s’introduiraient pour produire ensuite des fruits, surtout si le sujet continuait à jouir sans interruption de la société de bons catholiques.

Don Augustin lui-même fut alors embrasé de l’ardeur du prosélytisme, et même la douce et aimable Inez pensa qu’il serait bien glorieux, bien désirable de devenir l’humble instrument qui ferait entrer son amant dans le giron de l’Église véritable. Les propositions de Middleton furent donc acceptées promptement ; et, tandis que le père attendait impatiemment le jour fixé pour un mariage qui devait être le gage du succès qu’il espérait, la fille y pensait avec des sentiments dans lesquels se concentraient les saintes émotions de sa foi, et les sensations plus douces produites par son âge et sa situation.

Le matin du jour de ses noces, le soleil se leva si pur et si brillant, que la sensible Inez en tira le présage de son bonheur futur. Le père Ignace prononça la bénédiction nuptiale dans une petite chapelle qui avait été construite sur le domaine de don Augustin ; et longtemps avant que le soleil commençât à descendre sur l’horizon, Middleton pressa contre son cœur la jeune et timide créole, comme son épouse reconnue, et que rien désormais ne pouvait séparer de lui. Il avait été convenu que cette journée se passerait dans la retraite, et qu’elle serait uniquement consacrée à l’affection la plus pure et la plus tendre, loin du bruit et des réjouissances ordinaires d’une gaieté forcée à laquelle le cœur ne prend aucune part.

En revenant de faire à son camp une visite à laquelle son devoir l’obligeait, Middleton traversait les domaines de don Augustin à l’heure où la lumière du soleil commence à céder à l’ombre du soir, quand il entrevit à travers le feuillage, dans un cabinet de verdure, une robe semblable à celle qu’Inez portait en l’accompagnant à l’autel. Il s’arrêta d’abord par un sentiment de délicatesse d’autant plus vif, qu’elle lui avait peut-être donné le droit de se présenter devant elle, même pendant les instants qu’elle voulait consacrer à la retraite ; mais le son de sa douce voix, qui offrait au ciel des prières dans lesquelles il entendit son nom prononcé avec les épithètes les plus tendres, l’emporta sur ses scrupules, et le détermina à se placer de manière à pouvoir l’entendre sans craindre d’être aperçu.

Il était certainement délicieux pour un jeune époux de pouvoir lire ainsi dans le fond de l’âme sans tache de sa compagne, et de voir que son image y régnait au milieu de la ferveur la plus sainte et la plus pure. En suppliant le ciel de lui accorder la grâce de devenir l’humble instrument de sa conversion, elle le conjurait de lui pardonner à elle-même, si la présomption ou l’indifférence pour les conseils de l’Église l’avaient portée à trop compter sur l’influence qu’elle aurait sur lui, et à risquer peut-être le salut de son âme en épousant un hérétique. Elle exprimait ces sentiments avec tant de ferveur et d’une manière si naturelle, il y avait en elle quelque chose de si angélique pendant qu’elle priait ainsi, que Middleton lui aurait pardonné de lui donner même le nom de païen, en faveur de la douceur avec laquelle elle intercédait pour lui.

Inez était à genoux ; il attendit qu’elle se levât pour se montrer à elle, et il lui laissa ignorer qu’il eût entendu ses prières.

– Il est déjà tard, mon Inez, lui dit-il, et don Augustin pourrait vous reprocher de négliger votre santé, si vous restiez à l’air à une pareille heure. Que dois-je donc faire, moi qui suis investi de toute son autorité, et qui ai deux fois sa tendresse ?

– Lui ressembler en tout, répondit-elle en le regardant les larmes aux yeux ; en tout ! répéta-t-elle en appuyant sur ces mots avec une intention marquée. Imitez mon père, Middleton ; je ne puis demander autre chose de vous.

– Ni pour moi, Inez, dit Middleton. Je ne doute pas que je ne fusse tout ce que vous pouvez désirer, si je devenais semblable au digne et respectable don Augustin. Mais vous devez avoir quelque indulgence pour les faiblesses et les habitudes d’un soldat. – Maintenant allons rejoindre cet excellent père.

– Pas encore, répondit Inez en se dégageant doucement du bras qu’il lui avait passé autour de la taille, tandis qu’il cherchait à l’entraîner. Il me reste un autre devoir à remplir avant que de me soumettre si positivement à vos ordres, tout commandant que vous êtes. J’ai promis à la digne Inesilla, ma nourrice, qui, comme vous l’avez entendu dire, Middleton, a été si longtemps une mère pour moi, d’aller la voir ce soir. C’est la dernière fois, à ce qu’elle pense, qu’elle pourra recevoir la visite de son enfant, et je ne puis tromper son attente. Allez retrouver don Augustin, et dans une petite heure je serai près de vous.

– Dans une heure, souvenez-vous-en, dit Middleton.

– Dans une heure ! répondit Inez en lui envoyant un baiser avec la main ; et rougissant comme si elle eut été honteuse de s’être permis cette liberté, elle sortit du cabinet de verdure en courant, prit le chemin de la chaumière de sa nourrice, et Middleton l’y vît entrer quelques instants après.

Il retourna chez son beau-père à pas lents et d’un air pensif, jetant souvent un regard en arrière du côté où il avait vu sa femme, comme s’il se fût imaginé pouvoir encore apercevoir sa forme légère, qui semblait voler au milieu du crépuscule du soir. Don Augustin le reçut avec affection, et passa quelque temps à lui détailler les plans qu’il avait formés pour l’avenir. Le vieil Espagnol écouta ensuite le récit brillant, mais non exagéré, que lui fit son gendre de la prospérité croissante des États-Unis, dans le voisinage desquels il avait passé toute sa vie sans les connaître ; et en l’écoutant il manifesta tantôt la surprise et tantôt cette sorte d’incrédulité qu’on éprouve lorsqu’on doute de l’impartialité du narrateur et qu’on le soupçonne de vouloir orner ses tableaux de couleurs trop flatteuses.

L’heure qu’Inez avait demandée se passa ainsi beaucoup plus vite que son mari ne l’aurait cru possible en son absence. Enfin ses regards commencèrent à consulter la pendule ; il compta les minutes à mesure qu’elles s’écoulaient, et Inez ne paraissait pas. La grande aiguille avait déjà fait la moitié d’une autre révolution autour du cadran, lorsque enfin il se leva et annonça qu’il allait la chercher lui-même, afin qu’elle ne revînt pas seule à une pareille heure.

La nuit était alors obscure, et le ciel était chargé de ces vapeurs menaçantes qui, dans ce climat, annoncent infailliblement un ouragan. L’aspect du firmament autant que ses inquiétudes secrètes lui firent doubler le pas, et il courut rapidement vers la chaumière d’Inesilla. Vingt fois il s’arrêta, croyant entrevoir à quelque distance la forme légère d’Inez retournant chez son père, et autant de fois trompé dans son attente, il se remit en marche. Enfin il arriva à la chaumière, frappa à la porte, l’ouvrit, entra, vit la vieille nourrice, et ne trouva point avec elle celle qu’il cherchait. Inez était partie ; il fallait donc qu’elle eût passé près de lui dans l’obscurité, sans qu’ils se fussent aperçus. Il retourna sur-le-champ chez don Augustin ; un coup terrible l’y attendait : Inez n’y était pas arrivée. Le cœur palpitant, et sans communiquer son dessein à personne, il courut au cabinet de verdure dans lequel il l’avait entendue offrir des vœux au ciel pour son bonheur et sa conversion ; il ne l’y trouva point, et il resta plongé dans l’incertitude pénible des doutes et des conjectures.

Pendant plusieurs heures un soupçon secret des motifs de sa femme l’engagea à mettre dans ses recherches du mystère et des précautions. Mais comme le jour parut sans la rendre à la tendresse de son père et de son mari, toute réserve devint inutile, et l’on proclama hautement son inconcevable absence. On fit ouvertement les recherches les plus exactes pour découvrir ce qu’Inez était devenue, mais elles ne produisirent aucun résultat. Personne ne l’avait vue, personne n’avait entendu parler d’elle depuis l’instant où elle était sortie de la chaumière de sa nourrice.

Les jours se succédèrent, et toutes les recherches que l’on continuait ne purent en faire apprendre aucune nouvelle. Enfin on perdit tout espoir, et ses parents et ses amis la regardèrent comme perdue pour toujours.

Un événement d’une nature si extraordinaire ne pouvait s’oublier promptement. Il donna naissance à une foule de bruits, de conjectures, et même de mensonges. L’opinion qui prévalut parmi ceux des émigrants qui couvraient le pays, et à qui la multitude de leurs occupations laissait le loisir de s’occuper des affaires des autres, était tout simplement que l’épouse absente avait elle-même volontairement mis fin à ses jours. Le père Ignace avait des doutes et quelque componction de conscience, mais en habile capitaine il chercha à tirer parti de ce fatal événement pour le rendre utile à la foi pour laquelle il combattait. Changeant de batteries, il dit à ses plus vieux paroissiens qu’il s’était trompé sur les dispositions de Middleton, et qu’il était maintenant forcé de croire qu’il était complètement enfoncé dans le bourbier de l’hérésie. Il fit reparaître ses reliques, et se permit même de nouveau quelques allusions sur le sujet délicat et presque oublié des miracles modernes. Le résultat de la conduite du vénérable prêtre fut que ses ouailles les plus ferventes finirent par se persuader qu’Inez avait été transportée au ciel.

Don Augustin avait tous les sentiments d’un père, mais ils étaient étouffés sous l’indolence d’un créole. Comme son directeur spirituel, il commença à croire qu’il avait eu tort de mettre dans les bras d’un hérétique une jeune fille si pure, si innocente, et surtout si pieuse, et il finit par se persuader que le malheur dont sa vieillesse avait été frappée était la punition de sa présomption et de son manque de fermeté dans les principes de sa foi. Il est vrai que lorsque les bruits qui couraient dans la paroisse arrivèrent à ses oreilles, il trouva quelque consolation en cherchant à se persuader qu’ils étaient vrais ; mais la nature était trop puissante, et sa voix parlait trop haut à son cœur pour qu’il pût écarter de son esprit la pensée rebelle que la part de l’héritage céleste que sa fille venait d’obtenir était un peu prématurée.

Mais Middleton, amant, époux, était accablé sous le poids de ce coup aussi terrible qu’inattendu. Élevé sous l’empire d’une foi simple et raisonnable qui ne cherche à rien cacher à ceux qui la professent, ses appréhensions étaient principalement fondées sur l’esprit superstitieux qu’il connaissait à son épouse. Il est inutile d’appuyer sur les tortures mentales qu’il endura, les conjectures qu’il forma, les espérances qu’il conçut, le désespoir qui y succéda, pendant les premières semaines qui suivirent cette calamité. Un soupçon secret que des motifs religieux avaient influé sur la disparition d’Inez, le soutenait au milieu des recherches qu’il continuait à faire : mais enfin le temps commençait à le priver même de la triste consolation qu’elle l’avait volontairement abandonné, quoique peut-être seulement pour un certain temps, quand ses espérances se ranimèrent tout à coup d’une manière fort singulière.

Après une parade du soir, le jeune officier retournait triste et à pas lents à son logis, situé à quelque distance du camp, quoique renfermé dans les lignes, quand ses yeux distraits s’arrêtèrent sur un homme qui, d’après les lois militaires, ne devait pas se trouver en cet endroit à une pareille heure. Cet étranger était mal vêtu, et tout annonçait en lui la pauvreté, la crapule, et les habitudes les plus dissolues. Le chagrin avait adouci la fierté militaire de Middleton, et en passant près de ce misérable, il lui dit avec un ton de douceur ou plutôt de bonté :

– Vous passerez la nuit au corps-de-garde, l’ami, si la patrouille vous trouve ici. – Prenez ce dollar, et allez chercher ailleurs un gîte et quelque chose à mettre sous la dent.

– J’avale ma nourriture sans avoir besoin de la mâcher, capitaine, répondit le vagabond en saisissant avec toute l’ardeur d’une âme vile et intéressée l’argent qui lui était offert, donnez-moi dix-neuf autres pièces semblables, et je vous vendrai un secret.

– Retirez-vous, dit Middleton en reprenant un air de sévérité militaire ; retirez-vous, ou j’appellerai la garde pour vous faire arrêter.

– Eh bien, je me retirerai, répliqua le drôle ; mais si je me retire, capitaine, vous pourrez rester veuf, jusqu’à ce que la retraite de votre vie soit battue.

– Que voulez-vous dire ? s’écria Middleton en se retournant à la hâte vers ce misérable qui commençait déjà à s’éloigner.

– Je veux dire que je vais avoir la valeur de ce dollar en eau-de-vie d’Espagne, et alors je reviendrai, et je vous vendrai un secret que vous me paierez avec assez d’argent pour en acheter un baril.

– Si vous avez quelque chose à me dire, parlez sur-le-champ, s’écria Middleton réprimant avec peine un mouvement d’impatience.

– J’ai le gosier sec, capitaine, et je ne puis parler avec élégance que lorsqu’il est humecté. – Combien me donnerez-vous pour savoir ce que je puis vous dire ? – Faites-moi une jolie offre, – quelque chose qu’un gentilhomme puisse offrir à un autre.

– Je crois que pour vous rendre justice, drôle, je devrais vous faire conduire au corps-de-garde. – À quoi votre grand secret a-t-il rapport ?

– Au mariage, – à une femme qui ne l’est que de nom, – à une jolie figure, – à une riche dot. – Vous parlé-je assez clairement, capitaine ?

– Si vous savez quelque chose qui ait rapport à ma femme, expliquez-vous sur-le-champ, et ne craignez pas de manquer de récompense.

– J’ai fait plus d’un marché dans ma vie, capitaine, et j’ai été payé tantôt en argent comptant, tantôt en belles promesses. Or, cette dernière monnaie, c’est ce que j’appelle de la viande creuse.

– Que me demandez-vous ?

– Vingt… Non, de par tous les diables ! mon secret vaut trente dollars, ou il ne vaut pas un centime.

– Eh bien, voici trente dollars ; mais faites bien attention que, si vous ne me dites rien qui mérite d’être su, je puis appeler la garde, vous forcer à les restituer, et vous faire punir de votre insolence.

L’inconnu examina les billets de banque avec attention, parut convaincu qu’ils étaient bons, et les mit dans sa poche.

– J’aime ces billets des États du Nord, dit-il avec beaucoup de sang-froid ; ils ont, comme moi, une réputation à perdre. – Ne craignez rien, capitaine, je suis homme d’honneur, et je ne vous dirai pas un mot de plus ni de moins que ce que je sais positivement.

– Parlez donc sans plus tarder, ou je puis avoir des regrets et ordonner qu’on vous prenne tout ce que je vous ai donné, argent et billets.

– Il faut de l’honneur, capitaine, de l’honneur, quand il en devrait coûter la vie, dit le mécréant en levant la main avec un mouvement d’horreur occasionné par une telle menace… Eh bien ! je vous dirai donc qu’il faut que vous sachiez que tous les hommes comme il faut ne vivent pas du même métier ; les uns vivent de ce qu’ils ont, les autres prennent ce qu’ils peuvent trouver.

– Ce qui veut dire que vous avez été voleur.

– Je méprise cette expression. J’ai été un chasseur d’hommes. Savez-vous ce que cela veut dire ? on peut l’entendre de plusieurs manières. Il y a des gens qui regardent les têtes couvertes de laine comme bien à plaindre, parce qu’on les force à travailler dans les plantations, sous un soleil brûlant, et au milieu de toutes sortes d’inconvénients. – Eh bien ! capitaine, j’ai été, dans mon temps, un homme qui voulait bien leur procurer du moins le plaisir de la variété, en les faisant changer de scène. – Vous me comprenez ?

– En bon anglais, vous êtes voleur et vendeur de chair humaine.

– J’ai été, digne capitaine, j’ai été, car quant à présent je suis un peu sur la réforme, comme le marchand qui quitte le commerce en gros, et qui se met à celui de détail, j’ai aussi été soldat dans mon temps. Or, quel est le grand secret de notre métier ? pouvez-vous me le dire ?

– Je ne sais, répondit Middleton, qui commençait à s’ennuyer de ce préambule, – le courage ?

– Non, les jambes ; car il faut des jambes pour combattre, et il en faut aussi pour fuir. Vous voyez donc que mes deux métiers étaient bien d’accord ensemble. Or, mes jambes ne sont plus aussi bonnes qu’autrefois ; et sans jambes, le métier de chasseur d’hommes ne vaut rien. Mais il ne manque pas encore de gens qui en ont de meilleures.

– Elle aurait été enlevée ! s’écria Middleton saisi d’horreur.

– Pendant ces voyages – aussi sûr que vous êtes devant moi.

– Misérable ! quelle raison avez-vous pour croire une pareille chose ?

– À bas les mains ! – à bas les mains ! – croyez-vous en me serrant la gorge, faire marcher ma langue plus vite ? Ayez patience, et vous saurez tout ; mais si vous me traitez encore avec si peu de cérémonie, je serai obligé d’avoir recours aux hommes de loi.

– Continuez donc ; mais si vous me dites autre chose que la vérité, ou si vous ne la dites pas tout entière, craignez ma vengeance ; elle ne se fera pas attendre.

– Êtes-vous assez fou pour croire ce que vous dit un coquin comme moi, capitaine, à moins que vous n’y trouviez quelque probabilité ? Non ; je sais que vous ne l’êtes pas. Je vous dirai donc mes faits et mes opinions, et je vous laisserai ensuite ruminer cette pâture, tandis que j’irai boire avec votre argent. – Je connais un nommé Abiram White. – Je crois que le drôle a pris ce nom pour annoncer sa haine contre la race des noirs. – Quoi qu’il en soit, il est à ma connaissance que, depuis bien des années, il a fait et fait encore le métier régulier de transporter des créatures humaines d’un État dans un antre. – J’ai trafiqué avec lui dans mon temps, et c’est un chien qui ne cherche qu’à tromper ; il n’y a pas plus d’honneur en lui que de viande dans mon estomac. – Or, je l’ai vu ici – dans cette ville, – le jour même de votre mariage. – Il était avec le frère de sa femme, et il prétendait qu’ils allaient s’établir sur les nouveaux territoires pour y chasser. – C’était une bande de gens tels qu’il en faut pour faire de bonnes affaires, – sept garçons, tous aussi grands que votre sergent, y compris son bonnet. Eh bien ! du moment que j’ai appris que votre femme avait disparu, je me suis dit sur-le-champ qu’Abiram avait mis la main sur elle.

– Cela peut-il être vrai ? Comment le savez-vous ? – Quelle est votre raison pour le croire ?

– Quelle est ma raison ? ma raison, c’est que je connais Abiram White. – Et maintenant ajouterez-vous une bagatelle pour empêcher mon gosier de se dessécher ?

– Allez, allez, vous n’avez déjà que trop bu, misérable, car vous ne savez ce que vous dites. Retirez-vous, et prenez garde de rencontrer la patrouille.

– L’expérience est un bon guide, dit le drôle en s’éloignant. Il se retourna un moment après pour regarder Middleton, en souriant, d’un air content de lui-même, et se dirigea ensuite vers la boutique de la vivandière.

Cent fois, pendant la nuit suivante, Middleton pensa que ce que lui avait dit ce mécréant méritait quelque attention, et autant de fois il rejeta cette idée comme trop extravagante pour y songer un instant. Après avoir passé la nuit dans l’agitation et sans dormir, il céda au sommeil vers le matin, et fut éveillé peu après par le sergent de garde, qui vint lui rendre compte qu’on avait trouvé un homme mort dans l’enceinte des lignes, à peu de distance de son logement. S’étant habillé à la hâte, Middleton se rendit sur les lieux, et reconnut l’individu avec lequel il avait eu une conversation la veille, et qui était étendu précisément à l’endroit où il l’avait rencontré.

Ce misérable avait péri victime de son intempérance. Ce fait révoltant était suffisamment prouvé par ses yeux rouges qui sortaient de leurs orbites, par son visage gonflé, et par l’odeur insupportable qu’exhalait déjà son cadavre. Dégoûté de ce hideux spectacle, le jeune officier détournait les yeux, après avoir ordonné qu’on transportât le corps hors du camp, lorsque la position d’une des mains du défunt le frappa. En l’examinant, il vit qu’il avait l’index allongé, comme pour écrire sur le sable, et il remarqua les caractères suivants mal tracés, mais lisibles : – Capitaine, il est vrai, comme je suis honn… Mais avant de finir la phrase, la mort l’avait frappé, ou il avait succombé à un sommeil qui en était le précurseur.

Sans faire part à personne de cette circonstance, Middleton réitéra ses ordres, et se retira. L’obstination du défunt et toutes les circonstances réunies le portèrent à prendre secrètement quelques informations, et il apprit qu’une famille dont la description ressemblait parfaitement à celle que l’ivrogne lui en avait faite, avait effectivement passé par cette ville le jour même de son mariage. On suivit aisément ses traces sur les rives du Mississipi jusqu’à une certaine distance. Là elle s’était embarquée et avait remonté ce fleuve jusqu’à son confluent avec le Missouri. En cet endroit elle avait disparu, comme des centaines d’autres aventuriers, pour aller chercher fortune dans l’intérieur.

Bien certain de ces faits, Middleton emmena avec lui une petite escorte des hommes dont il était le plus sûr, prit congé de don Augustin, sans lui parler de ses espérances ni de ses craintes, et, parvenus au point qui lui avait été indiqué, il commença sa poursuite dans le désert. Il ne lui fut pas difficile de suivre la piste d’un cortège tel que celui d’Ismaël tant qu’il fut dans les limites ordinaires des habitations ; mais quand il reconnut que les émigrants les avaient dépassées, cette circonstance augmenta naturellement ses soupçons, et donna une nouvelle force à son espoir de réussir.

N’ayant plus à espérer de pouvoir obtenir des renseignements verbaux dans les solitudes où il entrait, l’époux inquiet ne put compter que sur les signes ordinaires qui indiquaient le passage de ceux qu’il poursuivait. Cette tâche fut assez facile jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur les Prairies, dont le sol dur ne conservait aucune empreinte de leur marche. Il s’y trouva donc complètement en défaut, et il crut devoir faire marcher isolément sur les différentes directions tous ceux qui l’accompagnaient, après leur avoir fixé un rendez-vous à un jour assez éloigné, afin de tâcher de retrouver la trace qu’il avait perdue, en multipliant pour ainsi dire le nombre des yeux. Il était seul depuis huit jours quand le hasard lui fit rencontrer le Trappeur et le chasseur d’abeilles. Nous avons rapporté une partie de leur entrevue, et le lecteur peut aisément se figurer les explications qui suivirent le récit que leur fit Middleton, et qui l’aidèrent, comme on l’a déjà vu, à retrouver son épouse.

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