CHAPITRE XIX.

Et s’il ne veut pas s’arrêter ?

SHAKSPEARE.

Les divers événements rapportés à la fin du chapitre précédent s’étaient passés si rapidement, que le vieillard, qui ne manquait jamais d’observer la circonstance même la plus légère, n’avait pas eu le temps d’exprimer son opinion sur les motifs de la conduite du jeune Indien ; mais lorsque le Pawnie eut disparu, il secoua la tête, et murmura à demi-voix en se rendant à pas lents vers le coin du bois que le guerrier venait de quitter :

– Il y a dans l’air des pistes à sentir et des sons à entendre, quoique mes misérables sens ne soient plus assez bons pour me les faire reconnaître.

– Il n’y a ici rien à voir, dit Middleton qui l’avait suivi avec le docteur. – J’ai de bons yeux et de bonnes oreilles, et cependant je puis vous assurer que je ne vois ni n’entends rien.

– Vous n’êtes ni sourd ni aveugle, reprit le vieillard d’un ton un peu dédaigneux ; vos yeux peuvent voir d’une des extrémités d’une église à l’autre, et vos oreilles entendre les sons d’une cloche dans une ville. Mais vous n’auriez point passé un an dans ces Prairies, que vous reconnaîtriez que vous vous êtes trompé cinquante fois en prenant un dindon pour un cheval et en croyant que le mugissement d’un buffle est le tonnerre du Seigneur. La nature est trompeuse dans ces plaines découvertes, où l’air réfléchit les images comme l’eau, et alors il est difficile de distinguer les Prairies d’une mer. Mais voilà là-bas un signe qu’un chasseur ne manque jamais de reconnaître.

Le Trappeur dirigea son bras vers une troupe de vautours qui voltigeaient dans les airs, à une distance qui n’était pas très-considérable, du côté vers lequel le jeune Pawnie avait porté les yeux. D’abord Middleton ne put distinguer ces oiseaux, qui ne semblaient que des points noirs presque imperceptibles, marqués sur les nuages ; mais comme ils avançaient rapidement, leur forme se dessina mieux, et il les vit enfin agiter leurs ailes pesantes.

– Écoutez ! dit le vieillard après avoir réussi à faire voir à Middleton la colonne mobile de vautours ; maintenant vous entendez les buffles, ou les bisons, comme votre savant docteur juge à propos de les nommer, quoique le nom de buffles soit celui que leur donnent tous les chasseurs de ces plaines. Or, il me semble, ajouta-t-il en s’adressant à Middleton par un clignement d’œil, qu’un chasseur est un meilleur juge d’un animal et de son nom, qu’un homme qui a tourné les pages d’un livre au lieu de parcourir la surface de la terre, afin de connaître le nom et la nature des créatures qui l’habitent.

– En ce qui concerne leurs habitudes, j’en conviens, s’écria le naturaliste, qui laissait rarement échapper l’occasion de discuter une question relative à ses études favorites ; c’est-à-dire pourvu qu’on ait toujours égard à l’usage convenable des définitions, et qu’on les contemple avec l’œil de la science.

– L’œil de la science ! l’œil d’une taupe ! dit le Trappeur ; comme si les yeux de l’homme n’étaient pas aussi bons, pour donner des noms, que les yeux de toute autre créature ! Qui a nommé les ouvrages de la main de Dieu ? Pouvez-vous me le dire, avec vos livres et votre science de collège ? n’est-ce pas le premier homme dans le jardin ? Et n’est-ce pas une conséquence que ses enfants aient héritée de ses droits ?

– C’est certainement ainsi que Moïse rend compte de cet événement, dit le docteur ; mais vous lisez les choses trop littéralement.

– Moi, je lis ! s’écria le Trappeur ; si vous supposez que j’aie perdu mon temps à l’école, vous me faites tort, et vous êtes aussi injuste à mon égard qu’un homme peut l’être envers un autre, sans raison suffisante. Si j’ai jamais appris à lire, c’était pour pouvoir connaître ce qui est écrit dans le livre dont vous parlez ; car c’est un livre dont chaque ligne parle le langage des sentiments humains, et par conséquent de la raison.

– Et croyez-vous donc, dit le docteur un peu piqué du ton dogmatique de son adversaire opiniâtre, et se fiant peut-être un peu trop à la supériorité de ses lumières, croyez-vous que tous les animaux étaient littéralement réunis dans le jardin pour être enrôlés dans la nomenclature du premier homme ?

– Et pourquoi non ? répondit le vieillard ; je comprends fort bien où vous voulez en venir, car il n’est pas besoin de vivre dans les villes pour connaître toutes les inventions diaboliques que l’esprit de l’homme peut imaginer pour détruire son propre bonheur. Qu’est-ce que cela prouve, si ce n’est que le jardin que le Seigneur avait fait n’était pas arrangé suivant la misérable mode de nos jours ? Non, non, le jardin du Seigneur était la forêt, et c’est encore aujourd’hui la forêt, où vous voyez les fruits mûrir, et où vous entendez les oiseaux chanter, chacun suivant ce qu’il a ordonné dans sa sagesse. – À présent, capitaine, vous pouvez comprendre le mystère des vautours. Voilà les buffles qui avancent, et il paraît que c’est un noble troupeau ; je garantis que le Pawnie a quelques compagnons cachés dans un creux, pas bien loin d’ici, et comme il est allé les avertir, vous allez voir une fameuse chasse. Cela servira à retenir le vieux Loup et ses louveteaux dans leur fort ; quant à nous, nous n’avons rien à craindre, les Pawnies ne sont pas des sauvages barbares.

Tous les yeux se fixèrent alors sur le spectacle qui commençait à se montrer. Même la timide Inez s’empressa d’accourir auprès de Middleton pour jouir de cette vue, et Paul se hâta de distraire Hélène des soins de la cuisine, dont elle s’occupait, pour qu’elle fût aussi témoin de cette scène animée.

Pendant tous les événements que nous venons de rapporter, les Prairies avaient offert la majesté d’une solitude complète ; il est vrai que des troupes d’oiseaux de passage avaient dérobé aux yeux le firmament ; mais les deux chiens et l’âne du docteur étaient les seuls quadrupèdes qui eussent animé la surface de la terre. Maintenant la scène changeait tout à coup, et il semblait qu’un coup de baguette eût suffi pour y faire paraître le tableau animé qui formait ce contraste frappant.

On aperçut d’abord de loin quelques bisons mâles énormes, qui marchaient en tête du troupeau. Après eux venaient de longues files de ces animaux, qui étaient eux-mêmes suivis par des masses si compactes et si serrées que la couleur sombre des herbes desséchées qui couvraient les Prairies disparaissait sous la teinte encore plus foncée de leurs cuirs poilus. À mesure que cette colonne s’étendait et s’épaississait, on aurait pu la comparer à ces troupes immenses d’oiseaux de passage dont les flancs allongés semblent souvent sortir des abîmes du firmament, et qui paraissent aussi innombrables que les feuilles des forêts au-dessus desquelles ils agitent leurs ailes. Du centre de ces masses s’élevaient des nuages de poussière en petits tourbillons, lorsque quelque animal, plus furieux que les autres, labourait la terre avec ses cornes ; et de temps en temps le vent apportait le bruit sourd et rauque, produit par le mugissement prolongé de plusieurs centaines de ces animaux.

Un long silence régna dans le petit groupe pendant que chacun de ceux qui le composaient contemplait ce spectacle d’une grandeur sauvage et imposante. Il fut enfin rompu par le Trappeur, qui, étant habitué depuis longtemps à voir ces nombreuses migrations, en était moins frappé que ses compagnons, ou du moins était moins ému et moins absorbé que ceux pour qui cette vue était toute nouvelle.

– Voilà dix mille buffles qui marchent en un seul troupeau, dit-il, sans maître, sans gardien, si ce n’est celui qui les a créés, et qui leur a donné ces plaines découvertes pour leur pâture ! Oui ! c’est ici que l’homme peut voir la preuve de sa folie et de son extravagance. Le plus fier gouverneur de tous les États peut-il aller dans ses champs et faire tuer un plus noble bœuf que ceux qui sont offerts ici au dernier des hommes ? Et quand on lui sert son filet et son aloyau, peut-il le manger d’aussi bon appétit que celui dont la nourriture a reçu l’assaisonnement d’un travail salutaire, et qui l’a gagnée conformément à la loi de la nature, en se rendant maître de ce que le Seigneur lui présente ?

– Si le plat qu’on me sert dans la Prairie contient une bosse de buffle, je réponds non ! s’écria le joyeux chasseur d’abeilles.

– Sans doute, sans doute, reprit le vieillard ; vous en avez goûté, et vous sentez la justesse de mon raisonnement. – Mais le troupeau se dirige un peu trop de ce côté, et il est à propos de nous préparer à recevoir cette visite. Si nous nous cachons tous, ces brutes à cornes entreront dans le bois, et nous écraseront sous leurs pieds comme si nous étions des verres de terre ; ainsi mettons d’abord les femmes en sûreté, et prenons ensuite notre poste à l’avant-garde, comme il convient à des hommes et à des chasseurs.

Comme il n’y avait que fort peu de temps pour faire les arrangements nécessaires, on s’en occupa sans délai et très-sérieusement. Inez et Hélène furent placées sur la lisière du bois du côté le plus éloigné du troupeau qui s’avançait. L’âne fut placé au centre par considération pour ses nerfs, et alors le Trappeur et ses trois compagnons se postèrent dans l’endroit qu’ils jugèrent le plus favorable pour pouvoir détourner la tête de la colonne qui s’avançait.

D’après les mouvements incertains d’une cinquantaine ou peut-être d’une centaine de bisons qui marchaient en avant, la direction qu’ils avaient dessein de prendre resta douteuse quelques instants. Mais des mugissements sourds et terribles qui se firent entendre derrière un nuage de poussière qui s’élevait du centre, et auxquels répondirent les cris horribles des vautours qui volaient sur leur tête, semblèrent donner, une nouvelle impulsion à leur marche, et en écarter tout symptôme d’indécision. Comme s’ils eussent été enchantés de trouver sur leur route une apparence de forêt, ils se dirigèrent en droite ligne vers le petit bois dont il a été si souvent parlé.

L’apparence du danger prenait réellement alors un caractère capable de mettre à l’épreuve le courage le plus ferme. Les flancs de cette masse serrée et mobile étaient avancés, comme les pointes d’un croissant, de manière à présenter d’abord une ligne concave. Les yeux ardents qu’on voyait briller à travers les longs poils qui couvrent toute la tête des bisons mâles étaient fixés avec une impatience sauvage sur le petit bois. On aurait dit que chacun de ces animaux voulait devancer son voisin, pour gagner ce couvert désiré ; et comme des milliers, placés en arrière, pressaient ceux qui étaient en avant, il paraissait y avoir le plus grand danger que les chefs du troupeau ne le conduisissent dans le bois, auquel cas la mort de tous nos fugitifs était certaine. Ceux-ci comprenaient tout le péril de leur position, et les sensations qu’ils éprouvaient variaient selon le caractère personnel de chacun d’eux et les circonstances dans lesquelles il se trouvait.

Middleton hésitait. Quelquefois il était tenté de courir à Inez, de l’entraîner et de la conduire à l’abri de ce péril. Mais, réfléchissant sur l’impossibilité de fuir assez vite pour prévenir l’arrivée de ces animaux sauvages, il préparait ses armes, comme s’il eût voulu faire face à cette multitude innombrable de bisons féroces.

La crainte s’était emparée du docteur Battius, et elle dérangea ses facultés au point de produire en lui la plus forte illusion mentale. Les animaux qui s’approchaient perdirent à ses yeux leur forme distincte, et le naturaliste commença à croire qu’il voyait en eux un rassemblement étrange de toutes les créatures de l’univers, et qu’elles marchaient en masse contre lui, comme pour le punir de la manière dont il avait traité des individus appartenant à leurs genres et espèces, dans les expériences nombreuses qu’il avait faites en étudiant l’anatomie et l’histoire naturelle. La paralysie dont cette idée frappa tout son système nerveux, fut pour lui comme l’effet du cauchemar. Également incapable d’avancer ou de reculer, il semblait avoir pris racine sur l’endroit où il était, et l’esprit de vertige qui s’était emparé de lui fut porté au point que, par un effort désespéré de résolution scientifique, le digne naturaliste commença à chercher à classer les diverses espèces d’animaux par lesquels il se croyait spécialement menacé.

D’un autre côté, Paul poussait de grands cris pour tâcher d’effrayer les bisons, et appelait Hélène pour qu’elle vînt crier avec lui ; mais sa voix se perdait au milieu du bruit occasionné par la marche et le mugissement du troupeau. Excité par le spectacle étrange qu’il avait sous les yeux, furieux de ce qu’il appelait l’obstination de ces brutes, agité par une crainte vague dans laquelle se confondaient singulièrement l’inquiétude qu’il concevait pour sa maîtresse, et l’intérêt que la nature exigeait qu’il prît à lui-même, il ne cessait de crier à son vieil ami de faire quelque chose pour prévenir, le danger :

– Allons, vieux Trappeur ! allons, ancien habitant de la. Prairie ! voyons vite quelqu’une de vos inventions, ou nous allons tous être écrasés sous une montagne de bosses de buffles.

Le vieillard, qui était resté pendant tout ce temps appuyé sur sa carabine, regardant d’un œil ferme tous les mouvements du troupeau, jugea alors qu’il était temps de frapper son coup. Couchant en joue le bison qui était le plus avancé, avec une agilité qui aurait fait honneur à un jeune homme, il fit feu ; L’animal reçut la balle sur le poil épais qui croissait entre ses cornes. Il tomba sur ses genoux ; mais secouant la tête, il se releva sur-le-champ, et le coup, qu’il avait reçu ne parut que lui avoir donné une nouvelle activité. Ce n’était plus le moment d’hésiter. Jetant son fusil par terre, le Trappeur étendit les bras, et quittant la lisière du bois, courut hardiment à la rencontre du troupeau qui avançait.

La figure de l’homme, quand elle est soutenue par le courage et la fermeté que l’intelligence seule peut donner, manque rarement d’inspirer le respect et la crainte à tous les animaux d’un ordre supérieur. Les bisons qui étaient en tête reculèrent, et leur marche fut arrêtée un instant. Ceux qui les suivaient se répandaient à droite ou à gauche comme au hasard. Mais de nouveaux mugissements partirent de l’arrière garde, qui avançait toujours, et qui força les premiers à se mettre en marche. Cependant la tête du troupeau se divisa, le corps immobile du vieux Trappeur semblant obliger ce torrent à se partager en deux branches. Middleton et Paul suivirent aussitôt son exemple, et opposèrent à ces animaux sauvages la faible barrière de leurs bras.

Pendant quelques instants, la nouvelle et double impulsion donnée au troupeau par les bisons qui marchaient en tête servit à protéger le petit bois. Mais lorsque la masse tout entière arriva plus près des défenseurs du couvert, et que la poussière quelle faisait lever rendit leurs personnes moins visibles, il y avait à craindre à chaque instant que quelques uns de ces animaux ne passassent entre eux. Il devint donc nécessaire au Trappeur et à ses deux compagnons d’être plus alertes que jamais ; et ils redoublèrent d’efforts ; mais ils cédèrent graduellement du terrain, devant la multitude de leurs ennemis, quand un bison furieux, courant à toutes jambes, passa si près de Middleton qu’il toucha ses habits, et, l’instant d’après, entra dans le bois avec la rapidité du vent.

– Attaquez, chassez-le au risque de la vie ! s’écria le vieillard, sans quoi un millier de ces démons vont être sur ses talons !

Cependant tous leurs efforts pour arrêter ce torrent vivant seraient alors devenus infructueux, si le hasard n’eût voulu que l’âne, dont les domaines venaient d’être si brusquement envahis, n’eût élevé sa voix au milieu du tumulte. Les plus furieux bisons tremblèrent à ce cri inconnu et alarmant, et tous se détournèrent à la hâte de ce bois dans lequel, un instant auparavant, ils avaient voulu entrer avec l’ardeur du meurtrier qui cherche gagner un sanctuaire.

La masse étant alors bien décidément divisée, toute crainte disparut. Les deux noires colonnes passèrent de chaque côté du bois, et se réunirent à l’autre bout, à environ un mille de distance. Dès l’instant que le vieillard vit l’effet soudain que la voix de l’âne avait produit, il ramassa son fusil, et s’occupa tranquillement à le recharger, avec ce rire silencieux qui lui était particulier.

– Les voilà qui s’en vont comme des chiens à la queue desquels on a attaché un poêlon, dit-il, il n’y a pas de danger que ceux qui restent changent l’ordre de leur marche ; car, quoique ces brutes qui sont en arrière n’aient pu rien entendre, elles feront comme si elles avaient entendu. D’ailleurs, si elles changeaient d’avis, il ne serait peut-être pas bien difficile d’obtenir du baudet une seconde chanson.

– L’âne a parlé, mais Balaam garde le silence, s’écria le chasseur d’abeilles en reprenant haleine après de joyeux éclats de rire, si bruyants qu’ils ajoutèrent peut-être à la terreur panique des bisons. Le docteur est aussi muet que si un essaim de mouches à miel s’était arrêté au bout de sa langue, et qu’il n’osât parler, de peur qu’elles ne lui répondissent.

– Eh bien ! l’ami, dit le Trappeur en s’adressant au naturaliste, encore immobile et muet, comment se fait-il que vous, dont le métier est d’écrire dans des livres les noms et description des animaux des champs et des oiseaux de l’air, vous soyez si effrayé d’un troupeau de buffles qui passent ? Mais peut-être allez-vous me disputer le droit de leur donner un nom qui est dans la bouche de tous les chasseurs et de tous les marchands du pays.

Le vieillard se trompait pourtant en supposant qu’il pouvait ranimer les facultés engourdies du docteur, en provoquant une discussion sur un sujet auquel celui-ci attachait tant d’importance. Depuis cette époque on ne l’entendit jamais qu’une seule fois prononcer un mot qui indiquât le genre ou l’espèce de cet animal. Il refusa même obstinément la chair succulente de toute la famille du bœuf ; et encore aujourd’hui qu’il est établi en toute sécurité, et avec la dignité d’un savant, dans une ville maritime, il se détourne en frémissant à l’aspect de ce mets délicieux et sans égal qu’on sert si souvent aux repas de corps, mets bien au-dessus de celui qui porte le même nom dans les plus fameuses tavernes de Londres et chez les restaurateurs de Paris les plus renommés. En un mot, le dégoût du digne naturaliste pour le bœuf ressemblait à celui que le berger fait naître quelquefois dans un chien en le jetant à la porte de la bergerie, la gueule muselée et les pattes liées, pour que le troupeau lui passe sur le corps, ce qui, dit-on, le dégoûte pour toujours de la chair de mouton.

Lorsque Paul et le Trappeur se furent assez livrés, l’un à la gaieté bruyante, l’autre au rire silencieux que leur inspirait l’air d’abstraction de leur savant compagnon, celui-ci commença à respirer, comme si une paire de soufflets artificiels avaient renouvelé l’action suspendue de ses poumons, et ce fut en cette occasion qu’il prononça pour la dernière fois le terme proscrit auquel nous venons de faire allusion.

– Boves americani horridi ! s’écria le docteur en appuyant fortement sur le dernier mot ; après quoi il resta muet, en homme occupé de profondes réflexions inspirées par des événements étranges et imprévus.

– Hors d’ici ? dit le Trappeur ; oui, les voilà qui s’en vont. Je conviendrais volontiers qu’au total c’est une bête qui a un air effrayant pour quelqu’un qui n’est point habitué à voir tout ce qui se passe dans la vie de la nature, mais elle n’est pas aussi redoutable qu’elle le paraît. Je voudrais vous voir au milieu d’une troupe d’ours, comme cela m’est arrivé avec Hector à la grande chute du Miss… Ah ! voici la queue de la troupe qui arrive, et voyez-vous une bande de loups affamés qui courent à la suite, pour se jeter sur l’animal mâle, fatigué ou blessé, qui restera en arrière ? – Eh mais ! il y a aussi des cavaliers à leur poursuite, ou je ne suis qu’un pécheur. Tenez ! ne les voyez-vous pas à l’endroit où le vent écarte la poussière ? ils entourent un buffle qu’ils ont blessé, et ils vont le dépêcher à coups de flèches.

Middleton et Paul virent bientôt dans l’éloignement le groupe que les yeux exercés du vieillard avaient si promptement aperçu. Quinze à vingt cavaliers couraient rapidement autour d’un noble bison, trop dangereusement blessé pour pouvoir leur échapper par la fuite, mais qui se soutenait encore, quoique son corps eût déjà servi de point de mire à une centaine de flèches. Un coup de lance que lui porta un vigoureux Indien acheva sa défaite, et l’animal tomba en poussant un mugissement terrible, dont le son arriva jusqu’aux oreilles de nos aventuriers, se fit entendre au troupeau effrayé et accéléra sa fuite.

– Ce jeune Pawnie qui vient de nous quitter connaissait bien la philosophie de la chasse du buffle, dit le vieillard après avoir regardé quelques instants cette scène animée, avec un air de satisfaction. Vous avez vu qu’il est parti comme le vent en avant du troupeau. C’était pour ne pas laisser sa piste dans l’air, et il aura fait ensuite volte-face pour aller rejoindre ses… Ah ! qu’est-ce que cela ? ces Peaux Rouges ne sont pas des Pawnies Ils portent sur la tête des plumes de hiboux. Misérable Trappeur ! tu n’as plus que la moitié de ta vue ! c’est une bande de ces maudits Sioux ! – Dans le couvert, mes amis, dans le couvert ! Si un seul d’entre eux jetait un coup d’œil de ce côté, ils ne nous laisseraient pas le plus mauvais haillon sur le corps, et il pourrait se faire que notre vie elle-même ne fût pas en sûreté.

Middleton s’était déjà détourné de ce spectacle pour en chercher un autre qui lui plaisait davantage, la vue de sa jeune et charmante épouse. Paul saisit le docteur par le bras, et le Trappeur les ayant suivis le plus promptement possible, ils se trouvèrent bientôt tous à l’abri des regards, dans le petit bois. Après leur avoir expliqué en peu de mots ses idées sur le nouveau danger qui se présentait, le vieillard à qui le soin de diriger tous les mouvements de la petite troupe était abandonné par déférence pour sa longue expérience, continua son discours en ces termes :

– Nous sommes, comme vous devez le savoir, dans une contrée où la force l’emporte sur le droit, et où la loi des blancs est aussi peu connue qu’on en a peu besoin ; ainsi tout dépend maintenant du jugement et de la force. Si l’on pouvait, ajouta-t-il en allongeant un doigt sur sa joue, en homme qui examinait avec attention tous les côtés de la situation embarrassante dans laquelle ils se trouvaient ; si l’on pouvait imaginer quelque chose pour que ces Sioux et la nichée du squatter se prissent aux cheveux, nous pourrions survenir comme les buses après le combat, et trouver quelque chose à glaner. – D’une autre part, les Pawnies ne sont pas bien loin, la chose est certaine, car ce jeune guerrier n’est pas sans motif à une si grande distance de son village. Voilà donc quatre partis différents à portée d’entendre le bruit d’un coup de canon, et pas un ne peut se fier à l’autre. Tout cela rend nos mouvements difficiles dans un pays où les lieux couverts ne sont pas nombreux. Mais nous sommes trois hommes bien armés, et j’ose dire ne manquant pas de courage.

– Dites quatre, s’écria Paul.

– Comment dites-vous ? demanda le vieillard en levant les yeux pour la première fois sur ses compagnons.

– Je dis que nous sommes quatre, répéta Paul en lui montrant le naturaliste.

– Dans toutes les armées, répondit le Trappeur, il y a des traîneurs et des bouches inutiles. – L’ami, il est nécessaire de tuer cet âne.

– Tuer asinus ! ce serait un acte de cruauté surérogatoire.

– Je n’entends pas vos grands mots dont le sens n’est que du son pour moi ; mais une cruauté, ce serait de sacrifier des chrétiens à une brute. C’est ce que j’appelle la raison de merci. Autant vaudrait sonner de la trompette, que de laisser cet animal braire une seconde fois. Ce serait pour les Sioux un signal de tomber sur nous.

– Je réponds de la discrétion d’asinus ; il parle rarement sans raison.

– On dit qu’on peut juger d’un homme par la compagnie qu’il fréquente, dit le vieillard à Middleton, et pourquoi n’en dirait-on pas autant d’une brute ? J’ai fait une fois une marche forcée, au milieu d’assez grands périls, avec un compagnon qui n’ouvrait jamais la bouche que pour chanter, et il m’a causé assez d’embarras et de tribulation d’esprit. C’était dans l’affaire avec votre grand-père, capitaine. Mais du moins il avait un gosier humain, et il savait s’en servir comme il faut dans l’occasion, quoiqu’il ne choisît pas toujours le moment convenable. Ah ! si j’étais encore aujourd’hui ce que j’étais alors, ce ne serait pas une pareille bande de ces voleurs Sioux qui me chasserait aisément d’un fort comme celui-ci ! mais à quoi bon se vanter quand la vue et les forces commencent à manquer ? le chasseur que les Delawares avaient nommé jadis Œil-de-Faucon à cause de la bonté de sa vue devrait plutôt s’appeler à présent la Taupe. – Ainsi donc, à mon avis, l’âne doit être mis à mort.

– Il y a de la raison et de la prudence à cela, dit Paul ; de la musique est de la musique, et elle fait toujours du bruit, qu’elle soit produite par un violon ou par un âne. Ainsi donc, je suis d’accord avec le vieux Trappeur, et je dis : tuez l’animal.

– Mes amis, dit le naturaliste, portant tour à tour des yeux suppliants sur ceux qui montraient des dispositions si sanguinaires, ne tuez pas asinus, c’est un bel échantillon de sa race, dont on peut dire beaucoup de bien et peu de mal. Laborieux et docile, voilà les épithètes caractéristiques de son genre : sobre et patient, ce sont celles de son humble espèce. Nous avons longtemps voyagé ensemble, et sa mort serait un grand chagrin pour moi. Que penseriez-vous, vénérable Trappeur, s’il fallait vous séparer ainsi tout à coup de votre chien fidèle ?

– La brute ne mourra pas, s’écria le Trappeur après avoir toussé de manière à prouver qu’il sentait toute la force de cet appel ; mais il faut lui étouffer la voix. Il n’y a qu’à lui serrer le museau avec une courroie, et rapportons-nous-en à la Providence pour le reste.

Paul exécuta cet ordre sur-le-champ, et le vieillard paraissant satisfait de cette précaution, s’approcha du bois pour faire une reconnaissance.

Le bruit qui avait accompagné le passage du troupeau de bisons avait cessé, ou pour mieux dire on ne l’entendait plus que faiblement, à la distance d’un mille. Le vent avait déjà entraîné les nuages de poussière, et rien ne gênait la vue dans l’endroit qui avait offert, dix minutes auparavant, une scène de confusion si étrange.

Les Sioux avaient déjà écorché leur victime, et, satisfaits de ce butin ajouté à celui qu’ils avaient sans doute déjà fait, ils ne semblaient pas songer à poursuivre le reste du troupeau. Une douzaine d’entre eux dépeçaient l’animal, sur lequel quelques buses balançaient leurs ailes pesantes, avec des yeux avides, et les autres couraient çà et là, comme s’ils eussent cherché dans la plaine, quelque autre proie à la suite de ce vaste troupeau. Le Trappeur examina la taille et l’équipement de ceux de ces derniers qui étaient le plus près du petit bois, et il en fit remarquer un à Middleton, en le désignant sous le nom de Wencha.

– Maintenant, dit le vieillard en secouant la tête, nous savons non seulement qui ils sont, mais ce qu’ils veulent. Ils cherchent les traces d’Ismaël qu’ils ont perdues. Ces buffles se sont trouvés sur leur chemin et, tout en les chassant, les chasseurs les ont amenés en vue du rocher habité par ceux qu’ils poursuivent. Voyez-vous ces buses qui attendent les entrailles du buffle qu’ils ont tué ? Il y a en cela une morale qui apprend la manière de vivre de la Prairie. Une troupe de Pawnies est aux aguets pour arrêter les Sioux, comme ces oiseaux attendent l’instant de fondre sur leur proie, et nous autres, comme des chrétiens qui avons tout à risquer, nous devons surveiller les uns et les autres. – Ah ! pourquoi ces deux coquins de rôdeurs s’arrêtent-ils tout à coup ? Sur ma foi, ils ont découvert l’endroit où le misérable fils d’Ismaël a perdu la vie.

Le vieillard ne se trompait pas. Wencha et un sauvage qui l’accompagnait étaient arrivés sur le lieu dont il a déjà été parlé, et qui présentait toutes les marques d’une lutte sanglante. Sans descendre de cheval, ils examinèrent ces signes bien connus avec l’intelligence habituelle qui caractérise les Indiens. Leur examen fut long, et parut accompagné de quelque méfiance. Enfin, tous deux poussèrent en même temps un grand cri presque aussi lamentable et aussi étrange que celui des deux chiens lorsqu’ils avaient découvert cet endroit, et ce cri attira sur-le-champ toute la bande autour d’eux, comme on dit que celui du chacal appelle ses compagnons pour poursuivre la proie qu’il a découverte.

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