CHAPITRE XVIII.

Mon masque est le toit de Philémon. Jupiter est dans la maison.

SHAKSPEARE.

Le Trappeur, qui n’avait pas eu dessein d’en venir réellement à des voies de fait, remit son fusil sur son épaule, et riant du succès de son expérience, avec un air satisfait de lui-même, il attira sur lui les regards du naturaliste, qui les fixait avec surprise sur la personne du sauvage, en lui disant :

– Les coquins resteront accroupis ainsi des heures entières, comme des alligators endormis, pour rêver à leurs ruses diaboliques ; mais quand ils voient quelque danger véritable, ils songent à eux tout comme les autres hommes. Celui-ci est un espion, couvert de sa peinture de guerre. Il faut qu’il y ait un détachement de sa tribu à peu de distance. Tâchons de tirer de lui la vérité, car la rencontre d’un parti de ces guerriers pourrait être plus dangereuse pour nous qu’une visite de toute la lignée d’Ismaël.

– C’est véritablement une espèce dangereuse et désespérée, dit le docteur se soulageant de sa surprise par une aspiration qui sembla épuiser tout l’air de ses poumons, une race violente, et qu’il est difficile de classer sous aucune des définitions ordinaires. Parlez-lui donc, mais appuyez fortement sur le langage de l’amitié.

Le vieillard jeta de tous côtés un regard de prudence pour s’assurer d’un fait important, – si l’Indien avait quelques compagnons dans les environs. Faisant ensuite le signe ordinaire de paix, en étendant la paume de sa main nue, il s’avança hardiment vers lui.

L’Indien n’avait montré aucune apparence de crainte, et il laissa approcher le Trappeur en conservant une attitude fière, et un air de dignité et d’intrépidité. Peut-être le rusé guerrier savait-il aussi qu’attendu la différence de leurs armes, le rapprochement les mettrait davantage sur le pied d’égalité. Comme la description de cet individu peut donner une idée de l’extérieur de toute la race, il est peut-être à propos d’interrompre notre narration pour esquisser ses principaux traits imparfaitement et à la hâte. Si les yeux d’Alston ou de Leslie voulaient se détourner un instant des modèles de l’antiquité, pour contempler ce peuple humilié et opprimé, des artistes inférieurs n’auraient pas besoin d’entreprendre ce portrait.

L’Indien en question était à tous égards un guerrier de belle taille, et dont les proportions étaient admirables. Lorsqu’il eut secoué les feuilles sèches dont il s’était couvert à la hâte, son air montra la gravité, la dignité de sa profession, et l’on pourrait ajouter toute la terreur qu’elle inspire. Tous ses traits étaient nobles et presque romains, quoique quelques uns offrissent les traces bien connues de son origine asiatique. La couleur particulière de sa peau, si propre en elle-même à ajouter à l’effet d’une expression martiale, puisait un nouvel air de férocité dans les diverses couleurs qui la couvraient. Mais, comme s’il eût dédaigné les artifices ordinaires de sa nation, il ne portait aucun de ces signes étranges et horribles auxquels les enfants de la forêt, comme les héros plus civilisés de la moustache, sont habitués à avoir recours pour se faire une réputation de courage, se contentant d’avoir sur le visage de larges lignes d’un noir foncé, qui relevaient l’éclat brillant de sa peau cuivrée, et qui semblaient y servir d’ombre. Sa tête était rasée, suivant l’usage, jusqu’au haut du crâne, où s’élevait une longue touffe de cheveux qui semblaient défier ses ennemis d’oser la saisir. Les ornements suspendus en temps de paix aux cartilages de ses oreilles en avaient été détachés. Quoique la saison fût avancée, son corps était presque nu, et n’était couvert en partie que d’un vêtement fort léger, une peau de daim tannée, sur laquelle était grossièrement peinte, mais en couleurs brillantes, la représentation de quelque exploit guerrier. Il semblait porter cette espèce de manteau négligemment et comme un objet de luxe plutôt que de nécessité. Ses jambes étaient couvertes de drap écarlate, seul indice qui annonçât qu’il eût eu quelque communication avec les marchands européens. Mais en revanche, et comme pour opposer les ornements du sauvage à ceux de l’habitant des villes, elles étaient entourées depuis le genou jusqu’au bas du moccassin d’horribles trophées, – de chevelures humaines. Il avait une main légèrement appuyée sur un petit arc, tandis que l’autre touchait seulement une longue et mince lance de bois de frêne, plutôt qu’elle n’y cherchait un soutien. Un carquois de peau de couguar, dont la queue avait été conservée par forme d’ornement caractéristique, était attaché sur ses épaules, et un bouclier de cuir, sur lequel un autre de ses exploits était bizarrement représenté, était attaché à son cou par une corde faite de nerfs.

Pendant que le Trappeur avançait, ce guerrier resta la tête droite et dans une attitude de tranquillité parfaite, ne laissant apercevoir ni empressement de reconnaître le caractère de ceux qui s’approchaient de lui, ni le moindre désir de se dérober lui-même à leur examen. Cependant, ses yeux plus noirs et plus brillants que ceux du cerf se portaient sans cesse de l’un à l’autre étranger, et ne semblaient pas connaître un instant de repos.

– Mon frère est-il bien loin de son village ? demanda le vieillard en se servant de la langue des Pawnies, après avoir examiné la manière dont son corps était peint, et les autres signes auxquels un homme exercé reconnaît la tribu du guerrier qu’il rencontre dans les déserts de l’Amérique, par la même sorte d’observation mystérieuse qui fait reconnaître au marin le pavillon d’un navire vu dans l’éloignement.

– Il y a plus loin pour aller aux villes des Grands-Couteaux, répondit l’Indien laconiquement.

– Pourquoi un Pawnie-Loup est-il si loin de la fourche de sa rivière, sans avoir son cheval, et se trouve-t-il dans un lieu désert comme celui-ci ?

– Les femmes et les enfants d’un visage pâle peuvent-ils vivre sans la chair du bison ? La faim était dans ma hutte.

– Mon frère est bien jeune pour être déjà maître d’une hutte, reprit le Trappeur en regardant fixement la physionomie impassible du jeune guerrier ; mais j’ose dire qu’il est brave, et que plus d’un chef lui a déjà offert ses filles pour épouses. Mais ne s’est-il pas trompé, ajouta-t-il en lui montrant une flèche que tenait la main appuyée sur l’arc, – en prenant une flèche barbelée pour chasser le buffle ? les Pawnies veulent-ils que les blessures qu’ils font à leur gibier en gâtent la chair ?

– Elle est bonne pour les Sioux. Quoique aucun ne soit en vue, un buisson peut les cacher.

– Il est une preuve vivante de la vérité de ce qu’il dit, murmura le Trappeur en anglais, et c’est un gaillard qui a l’air aussi déterminé qu’il est bien fait ; mais il est trop jeune pour être un des premiers chefs de sa nation. Cependant, il faut le prendre par la douceur, car, si nous avons une escarmouche avec le squatter, un seul bras jeté dans la balance d’un côté ou de l’autre peut décider l’affaire. – Vous voyez que mes enfants sont fatigués, continua-t-il en reprenant le même dialecte indien, et en lui montrant ses compagnons qui s’approchaient, nous désirons camper et manger. Mon frère est-il maître de ce terrain ?

– Les coureurs du peuple qui habite près de la grande rivière nous ont dit que votre nation a trafiqué avec les visages basanés qui demeurent au-delà du grand lac d’eau salée, et que les Prairies sont maintenant ouvertes aux chasseurs des Grands-Couteaux.

– Cela est vrai ; je l’ai appris aussi des chasseurs et des trappeurs de la Platte. Mais c’est avec les Français, et non avec la nation qui est en possession du Mexique, que mon peuple a trafiqué.

– Et des guerriers remontent la grande rivière pour voir s’ils n’ont pas été trompés dans leur marché ?

– Oui, je crains que cela ne soit que trop vrai ; et il ne se passera pas longtemps avant qu’une bande de maudits forestiers n’arrive sur leurs talons pour porter la hache et la cognée dans les beaux bois qui ornent les deux rives du Mississipi ; et alors le pays deviendra un désert peuplé, depuis les bords de la mer jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses, rempli de toutes les abominations et de toutes les inventions des hommes, et privé de la beauté et de tous les agréments qu’il avait reçus de la main du Seigneur !

– Et où étaient les chefs des Pawnies-Loups, quand ce marché fut conclu ? demanda tout à coup le jeune guerrier dont le visage cuivré s’enflammait en même temps d’indignation ; – doit-on vendre une nation comme la peau d’un castor ?

– C’est la vérité, vous avez raison. Et où étaient aussi la justice et l’honnêteté ? Mais la force fait le droit, suivant les usages de la terre, et ce que le fort veut faire, il faut que le faible le regarde comme juste. Pawnie, si la loi du Wahcondah était aussi bien suivie que les lois des Grands-Couteaux, vos droits aux Prairies seraient aussi bons que celui du plus grand chef des habitations à la maison qui le couvre.

– La peau du voyageur est blanche, dit le jeune Indien en appuyant d’un air expressif un doigt sur la main desséchée et ridée du vieillard, – son cœur dit-il une chose et sa langue une autre ?

– Le Wahcondah d’un homme blanc a des oreilles, et il les ferme quand il entend mentir. Regardez ma tête, elle est comme la cime d’un vieux pin flétri par les hivers, et doit bientôt se reposer sur la poussière. Pourquoi voudrais-je me trouver face à face avec le Grand-Esprit, pour le voir me froncer les sourcils ?

Le Pawnie rejeta avec grâce son bouclier sur une épaule, appuya une main sur sa poitrine, et inclina la tête comme par respect pour les cheveux blancs du Trappeur. Ses regards ne furent plus aussi vagues, et sa physionomie prit un caractère moins austère. Cependant sa vigilance ne s’endormit pas, et toutes ses manières annonçaient qu’il n’avait pas abjuré sa méfiance, quoiqu’elle cessât d’agir aussi fortement sur lui.

Quand cette espèce d’amitié équivoque fut établie entre le guerrier des Prairies et le vieux. Trappeur, celui-ci donna ses instructions à Paul pour la halte qu’on se proposait de faire. Pendant que Middleton aidait Inez à descendre de son âne, et que Paul préparait un siège de feuilles pour Hélène, la conversation continua en dialecte indien entre le vieillard et le jeune sauvage, et en anglais entre les autres interlocuteurs.

C’était un combat d’adresse et de ruse entre le Pawnie et le Trappeur, chacun d’eux cherchant à découvrir quelles étaient les intentions de l’autre, sans vouloir montrer le désir qu’il avait d’en être instruit. Comme on doit s’y attendre quand deux antagonistes sont d’égale force, le résultat de cette lutte ne fut satisfaisant ni pour l’un ni pour l’autre. Le vieillard avait fait toutes les questions que pouvaient lui suggérer sa subtilité et son expérience sur l’état de la tribu des Pawnies-Loups, sur leurs récoltes, leurs provisions pour l’hiver suivant, et leurs relations avec les diverses tribus belliqueuses dont ils étaient voisins, sans pouvoir en tirer une réponse qui expliquât pourquoi ce guerrier isolé se trouvait à une si grande distance des habitations ordinaires de sa peuplade.

D’une autre part, les questions de l’Indien, quoique faites avec plus de réserve et de dignité, n’en étaient pas moins ingénieuses. Il parla de l’état du commerce de pelleteries ; des succès ou des revers qu’avaient éprouvés plusieurs chasseurs blancs qu’il avait rencontrés, ou dont il avait entendu parler ; il fit même allusion à la marche de la nation de son grand-père, comme il nomma prudemment le gouvernement des États-Unis, vers les contrées où chassait sa propre tribu. Il était pourtant évident, d’après le singulier mélange d’intérêt, de mépris et d’indignation qui perçait de temps en temps à travers la réserve habituelle de ce jeune guerrier, qu’il connaissait les étrangers qui usurpaient ainsi les droits des naturels du pays, plutôt par ouï-dire que pour les avoir vus. Enfin on s’apercevait que la vue des blancs était un spectacle nouveau, ou presque nouveau pour lui, à la manière dont il regardait les deux femmes, ainsi qu’à quelques expressions brèves, mais énergiques, qui lui échappaient accidentellement.

Tandis qu’il parlait au Trappeur, ses regards errants revenaient sans cesse se fixer sur la beauté presque enfantine d’Inez, qu’il remarquait avec l’attention qu’on accorderait à un être aérien d’un aspect enchanteur. Il était manifeste qu’il voyait alors pour la première fois une de ces femmes dont les vieillards de sa tribu parlaient si souvent, et qu’ils considéraient comme réunissant toutes les perfections que l’imagination d’un sauvage puisse se figurer en fait de beauté. Ses yeux se tournaient plus rarement vers Hélène ; mais, malgré leur expression fière et belliqueuse, l’hommage que l’homme rend naturellement à la femme se faisait remarquer dans les coups d’œil passagers qu’il jetait sur ses traits plus formés, et peut-être plus expressifs. Pourtant cette admiration était encore si réservée, que les yeux du Trappeur furent les seuls qui s’en aperçurent. Le vieillard avait trop d’expérience des manières des Indiens, et savait trop combien il lui importait de connaître parfaitement le caractère de celui-ci, pour laisser échapper la moindre de ses impressions, pour perdre de vue le plus léger de ses mouvements.

Cependant Hélène, que le même esprit d’observation n’animait pas, rendait à Inez, plus faible et moins résolue, tous les soins ordinaires de l’amitié, et laissait apercevoir sur ses traits pleins de franchise les émotions de joie et de regret qui se succédaient alternativement en elle, quand son esprit actif réfléchissait à la démarche hardie qu’elle venait de faire.

Il n’en était pas ainsi de Paul. Se regardant comme ayant obtenu les deux choses qu’il avait le plus à cœur, la possession d’Hélène et un triomphe sur les enfants d’Ismaël, il s’occupait alors de tout disposer pour la halte projetée, avec le même sang-froid que si, après avoir célébré son mariage devant un magistrat des frontières, il eût déjà été en chemin pour conduire tranquillement son épouse satisfaite dans sa demeure. Il avait suivi la famille errante pendant sa longue et pénible marche, se cachant pendant le jour, et cherchant à avoir des entrevues avec Hélène, comme on l’a déjà dit, toutes les fois qu’il en pouvait trouver l’occasion ; et enfin la fortune et son intrépidité avaient concouru à couronner ses efforts du succès, à l’instant où il commençait à en désespérer. Distance, obstacles, dangers, tout maintenant disparaissait à ses yeux. Armé d’une résolution déterminée, il s’imaginait que tout ce qui lui restait à faire s’accomplirait sans difficulté. Tels semblaient être, et tels étaient véritablement ses sentiments, tandis que, son bonnet placé de côté sur sa tête, et sifflant un air joyeux, il préparait au milieu des buissons un banc de feuilles pour Inez, jetant de temps en temps un regard de satisfaction sur la gentille Hélène, qui contribuait pour sa part à cette besogne.

– Ainsi donc la tribu des Pawnies-Loups a enterré la hache avec ses voisins les Konzas, dit le Trappeur continuant une conversation qu’il n’avait jamais laissé tomber, quoiqu’il l’eût interrompue plusieurs fois pour donner diverses instructions à ses compagnons. Le lecteur se rappellera, une fois pour toutes, que quoique le Trappeur parlât à l’Indien dans sa langue naturelle, il s’exprimait en anglais quand il avait à s’adresser aux individus qui voyageaient avec lui. – Les Loups et les Peaux Rouges-Pâles sont redevenus amis. – C’est une tribu, docteur, dont je réponds que vous avez lu quelque chose dans vos livres, et sur laquelle on a fait courir bien des mensonges parmi les ignorants qui demeurent dans les habitations. Il y avait un conte d’une nation de Gallois qui demeuraient ici aux environs dans les Prairies, et qui étaient arrivés longtemps avant que cet homme à esprit inquiet, qui y amena le premier les chrétiens pour dépouiller les païens de leur héritage, eût imaginé que le soleil se couchait sur un aussi grand pays que celui où il se lève ; et l’on ajoutait qu’ils connaissaient toutes les manières des blancs, et qu’ils parlaient leur langue, avec je ne sais combien de sottises et de fadaises semblables.

– Si j’en ai lu quelque chose ! s’écria le naturaliste en laissant tomber de ses mains un morceau de chair de bison salée qu’il portait à sa bouche avec empressement, je serais grandement ignare si je n’avais pas réfléchi bien souvent et avec délices sur une si belle théorie, qui fournit deux arguments si triomphants, et que j’ai toujours soutenu irrécusables, quand même ils ne seraient pas appuyés sur de pareilles preuves vivantes ; c’est à savoir que ce continent peut réclamer une affinité avec la civilisation, remontant à une époque plus reculée que le temps de Christophe Colomb ; et que la couleur est la suite du climat et de la manière de vivre, et non une disposition réglementaire de la nature. Proposez cette dernière question à ce digne Indien, vénérable Trappeur, il a lui-même une teinte rougeâtre, et son opinion peut nous faire connaître les deux côtés du point contesté.

– Croyez-vous qu’un Pawnie passe son temps à lire des livres, et qu’il ajoute foi aux mensonges imprimés ? – Mais autant vaut satisfaire la fantaisie du savant, car, après tout, ce n’est peut-être ni plus ni moins que son instinct naturel, et en ce cas il faut bien qu’il le suive, quoiqu’on puisse en avoir pitié. – Que pense mon frère ? Tous ceux qu’il voit ici ont la peau blanche, tandis que les guerriers pawnies sont rouges ; croit-il que l’homme change avec le temps, et que le fils ne soit pas semblable à ses pères ?

Le jeune guerrier regarda un instant le vieillard d’un œil fixe et dédaigneux ; levant ensuite un doigt vers le ciel, il répondit avec un air de dignité fière :

– Le Wahcondah fait tomber la pluie des nuages ; quand il parle, il ébranle les montagnes, et le feu qui brûle les forêts est la flamme de ses yeux. Il a créé ses enfants avec soin et prévoyance, et ce qu’il a créé une fois ne change jamais.

– Oui, il est dans la raison de la nature que cela soit ainsi, continua le Trappeur, après avoir expliqué cette réponse au naturaliste désappointé. Les Pawnies sont une grande nation, une nation sage, et je réponds qu’il s’y trouve de bonnes et sûres traditions. – Les chasseurs et les trappeurs que je vois quelquefois, Pawnie, m’ont parlé d’un grand guerrier de votre race.

– Ma nation n’est pas composée de femmes ; un brave n’est pas un étranger dans mon village.

– Sans doute, mais celui dont on parle le plus est un chef dont la réputation s’élève bien au-dessus de celle des guerriers ordinaires ; un homme qui aurait pu faire honneur à cette nation, autrefois puissante et aujourd’hui déchue, les Delawares des montagnes.

– Un tel guerrier doit avoir un nom ?

– On l’appelle Cœur-Dur, à cause de sa fermeté ; et il est bien nommé si tout ce que j’ai entendu dire de lui est vrai.

L’Indien jeta sur le vieillard un regard qui semblait vouloir lire au fond de son cœur.

– Le visage pâle a-t-il jamais vu le chef guerrier de ma nation ? lui demanda-t-il.

– Non, jamais ; je ne suis plus à présent ce que j’avais coutume d’être il y a une quarantaine d’années, quand la guerre était mon métier, et que l’effusion du sang…

Un grand cri poussé par Paul interrompit la conversation, et le moment d’après on vit paraître le chasseur d’abeilles conduisant un cheval de guerre indien, et sortant du côté du bois opposé à celui où toute la petite troupe était rassemblée.

– Voyez quel animal est monté par une Peau Rouge ! s’écria-t-il en forçant le cheval à faire quelques courbettes ; il n’y a pas dans tout le Kentucky un brigadier qui puisse se vanter d’avoir une pareille monture. Quel poil lisse ! quels membres bien proportionnés ! et une selle d’Espagne, comme pour un grand du Mexique ; et regardez sa crinière et sa queue, dont les crins sont ornés de petites boules d’argent, comme si Hélène elle-même arrangeait sa belle chevelure pour danser ou aller cueillir des noisettes. – N’est-ce pas un excellent coursier, Trappeur ? et songez qu’il prend son foin dans le râtelier d’un sauvage !

– Doucement, mon garçon, doucement ! les Loups sont renommés pour leurs chevaux ; et il arrive souvent que vous voyez dans les Prairies un de leurs guerriers mieux monté qu’un membre du congrès dans les habitations. Mais ce cheval est véritablement un animal qui ne doit appartenir qu’à un chef puissant ; la selle, comme vous le pensez avec raison, a eu pour maître dans son temps quelque grand capitaine espagnol qui l’aura perdue avec la vie dans quelque combat contre ces Indiens, dans les provinces méridionales. Je réponds et je garantis que ce jeune homme est fils de quelque grand chef, peut-être du fameux Cœur-Dur lui-même.

Pendant l’interruption apportée ainsi sans cérémonie a l’entretien, le jeune Pawnie ne montra ni impatience ni mécontentement ; mais quand il crut qu’on avait eu assez de temps pour discuter sur le mérite de sa monture, il s’en approcha tranquillement, et avec l’air d’un homme habitué à voir respecter ses volontés, reprit la bride des mains de Paul, et jetant les rênes sur le cou de l’animal, lui sauta sur le dos avec la légèreté d’un maître d’équitation. Dès qu’il y fut assis, personne n’aurait pu déployer plus de grâce et de fermeté. La selle pesante et chargée d’ornements était évidemment un objet de luxe plutôt que d’utilité. Bien loin de faciliter l’action de ses membres, elle semblait la gêner, car ses pieds dédaignaient de chercher l’assistance, ou pour mieux dire de se soumettre à la contrainte d’une invention aussi efféminée que des étriers. Le cheval, qui se mit sur-le-champ à se cabrer, était, comme son cavalier, sauvage et volontaire dans tous ses mouvements ; mais si ni l’un ni l’autre ne devaient rien à l’art, ils montraient tous deux l’aisance et la grâce de la nature. L’animal devait peut-être son excellence au sang d’Arabie, croisé pendant plusieurs générations par quelques autres races, qui embrassaient le coursier du Mexique, le barbe d’Espagne, et le cheval de bataille de Mauritanie. Le cavalier, en choisissant sa monture dans les provinces centrales de l’Amérique, y avait aussi acquis l’art de le maîtriser avec cette grâce et cette force dont la réunion forme le cavalier accompli.

Quoiqu’il se fût remis si subitement en possession de sa monture, le Pawnie ne montra nullement l’envie de s’éloigner à la hâte. Plus à l’aise et probablement plus indépendant, maintenant qu’il était assuré de ses moyens de retraite, il courait à droite et à gauche, examinant les divers individus qui composaient ce petit groupe avec plus de liberté qu’avant ; mais à l’extrémité de sa course, à l’instant où le Trappeur s’attendait à le voir profiter de son avantage pour s’enfuir, il faisait volte-face et revenait sur ses pas, tantôt avec la rapidité de l’antilope, tantôt plus lentement, et avec plus de calme et de dignité dans tous ses mouvements.

Désirant s’assurer de certains faits qui pouvaient influer sur sa marche future, le vieillard résolut de l’inviter à continuer leur conférence. Il lui fit donc un signe indiquant en même temps ses intentions pacifiques et le désir qu’il avait de reprendre leur conversation interrompue. L’œil alerte du jeune Indien remarqua sur-le-champ ce geste, mais ce ne fut qu’après avoir pris le temps de réfléchir sur la prudence de cette mesure, qu’il se montra disposé à se rapprocher d’une troupe qui lui était si supérieure en force, et qui pouvait en un instant le priver de la vie ou de la liberté. Enfin il s’avança de manière à pouvoir converser sans peine, mais son air exprimait à la fois la hauteur et la méfiance.

– Il y a bien loin d’ici au village des Loups, dit-il en étendant le bras dans une direction contraire à la situation du territoire occupé par cette peuplade, comme le Trappeur le savait parfaitement, et la route est fort tortueuse. Que veut me dire le Grand-Couteau ?

– Oui, assez tortueuse, murmura le vieillard en anglais, si tu veux y arriver en partant de ce côté ; mais encore beaucoup moins que l’astuce d’un Indien. – Dites-moi, mon frère, les chefs des Pawnies aiment-ils à voir dans leurs loges des figures étrangères ?

Le jeune guerrier baissa le corps avec grâce, quoique légèrement, sur la selle de son cheval, et répondit avec une dignité grave :

– Quand ma nation a-t-elle oublié d’offrir quelque nourriture à l’étranger ?

– Si je conduis mes filles à la porte des Loups, leurs femmes les prendront-elles par la main ? leurs guerriers fumeront-ils avec mes jeunes gens ?

– Le pays des visages pâles est derrière eux. Pourquoi voyagent-ils si loin vers le soleil couchant ? Se sont-ils égarés, ou ces femmes appartiennent-elles aux guerriers blancs qui remontent, dit-on, la rivière aux eaux troubles ?

– Ni l’un ni l’autre. Ceux qui remontent le Missouri sont les guerriers de mon grand-père, qui les a chargés de cette mission. Mais, quant à nous, nous marchons sur le sentier de la paix. Les blancs et les Peaux Rouges sont voisins et désirent être amis. Les Omahaws ne visitent-ils pas les Loups, quand le tomahawk est enterré dans le chemin entre les deux nations ?

– Les Omahaws sont les bien-venus.

– Et les Yanktons et les Tetons du Bois-Brûlé qui demeurent dans le coude que fait la rivière aux eaux troubles, ne vont-ils pas fumer dans les loges des Loups ?

– Les Tetons sont des menteurs, s’écria l’Indien. Ils n’osent fermer les yeux pendant la nuit ; ils ne dorment qu’à la lumière du soleil. Voyez, ajouta-t-il en montrant avec un air de triomphe farouche les affreux ornements de ses jambes, leurs chevelures sont si communes que les Pawnies les foulent aux pieds. Que les Sioux aillent vivre au milieu des neiges ; les plaines et les buffles sont pour les hommes.

– Ah ! voilà le secret découvert ! dit le Trappeur à Middleton, qui avait été spectateur attentif de tout ce qui se passait, parce qu’il y était intéressé. Ce jeune Indien, qui a si bonne mine, cherche les traces des Sioux ; on peut le voir à ses flèches barbelées, à son tatouage et à ses yeux ; car une Peau Rouge laisse toujours son naturel suivre l’affaire qui l’occupe, qu’il s’agisse de paix ou de guerre. – Tout beau, Hector ! tout beau ! N’avez-vous jamais flairé un Pawnie ? À bas ! vous dis-je ; à bas !

– Mon frère a raison ; les Sioux sont des voleurs : les hommes de toutes les couleurs et de toutes les nations le disent, et ils ont raison de le dire. Mais ceux qui viennent du côté du soleil levant ne sont pas des Sioux, et ils désirent visiter les loges des Pawnies-Loups.

– La tête de mon frère est blanche, répondit le guerrier en lui jetant un de ces regards qui exprimaient d’une manière si remarquable l’intelligence, la fierté et la méfiance ; et, allongeant son bras du côté de l’orient, il ajouta : – Ses yeux ont vu bien des choses : peut-il me dire le nom de ce qui est là-bas ? Est-ce un buffle ?

– Cela ressemble plus à un petit nuage qui se montre tout à l’extrémité de la plaine, et dont les rayons du soleil éclairent les bords ; c’est la fumée du ciel.

– C’est une montagne de la terre, et sur sa cime sont les loges des visages pâles. Que les filles de mon frère se lavent les pieds avec les femmes de leur couleur.

– Les yeux d’un Pawnie sont bons, s’il peut voir de si loin une peau blanche.

– Mon frère sait-il chasser ?

– Hélas ! je ne suis plus qu’un misérable Trappeur.

– Quand la plaine est couverte de buffles, peut-il les voir ?

– Sans doute, sans doute. Il est plus aisé de les voir que de les attraper à la course.

– Et quand les oiseaux fuient le froid et que le ciel est noir de leurs plumes, peut-il aussi les voir ?

– Oui, oui ; il n’est pas difficile de découvrir un canard ou une oie, quand il y en a des millions qui obscurcissent le ciel.

– Quand la neige tombe et couvre les loges des Grands-Couteaux, peut-il en voir les flocons dans l’air ?

– Je conviens que mes yeux ne sont pas des meilleurs, dit le vieillard avec un peu de mécontentement ; mais il fut un temps, Pawnie, où ma bonne vue m’avait fait donner un nom.

– Eh bien ! les Peaux Rouges voient les Grands-Couteaux aussi aisément que mon frère voit le buffle qui court dans la plaine, l’oiseau qui voyage et la neige qui tombe. Vos guerriers croient que le maître de la vie a fait toute la terre blanche ; ils se trompent. Ils sont pâles, et c’est leur visage qu’ils voient. Allez, un Pawnie n’est pas aveugle, et il n’a pas besoin de regarder longtemps pour apercevoir votre nation.

L’Indien se tut tout à coup, et baissa la tête de côté, en homme absorbé par son attention. Tournant alors la tête de son cheval, il courut au coin le plus voisin du petit bois derrière lequel ils étaient, et regarda avec attention dans la Prairie, dans une direction opposée à l’endroit où ils se trouvaient. Après cette conduite inexplicable pour presque tous ceux qui en étaient témoins, il revint à pas lents, fixa les yeux sur Inez, alla plusieurs fois en avant et en arrière avec l’air d’un homme qui soutient dans le fond de son cœur une lutte pénible sur quelque point important. Il avait serré les rênes de son coursier impatient, et il semblait sur le point d’adresser la parole au Trappeur, quand tout à coup sa tête retomba sur sa poitrine, et il reprit la même attitude d’attention. Courant au grand galop vers le coin du bois où il avait déjà été, il y décrivit pendant un instant quelques cercles rapides avec la légèreté d’un daim, comme s’il n’eût su de quel côté se diriger, et enfin il partit comme un oiseau qui a voltigé autour de son nid avant de prendre son essor. On le vit courir dans la plaine pendant une minute, puis il disparut derrière une colline.

Les chiens, qui depuis longtemps avaient aussi montré une agitation inquiète, le suivirent un instant ; et revenant ensuite, ils se couchèrent par terre en faisant entendre des hurlements sourds et plaintifs, qui avaient quelque chose d’alarmant.

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