CHAPITRE XXV.

Comment ! le vieux Pistol est encore votre ami ?

SHAKSPEARE

Nous sommes obligés de baisser le rideau sur cette partie de notre drame pour passer à une autre scène. Il s’est écoulé dans l’entr’acte plusieurs jours pendant lesquels il s’est opéré des changements très-importants dans la situation personnages. L’heure est midi, et le lieu de la scène une vaste colline s’élevant au-dessus de la vallée fertile qui s’étendait le long des bords de l’une des innombrables rivières de cette contrée. Cette rivière prenait sa source près de la base des Montagnes Rocheuses, et, après avoir arrosé une grande plaine, elle mêlait ses eaux à celles d’un courant encore plus considérable, et finissait par aller se perdre dans le Missouri.

Le paysage n’était plus le même : quoique la main qui avait imprimé si profondément le caractère du désert sur le pays environnant en eut laissé aussi quelque empreinte sur cette colline, cependant la végétation y semblait plus active que dans les autres parties de la Prairie. Les bouquets d’arbres y étaient répartis en plus grande abondance, et un rideau de forêts couvrait l’horizon du côté du nord ; on apercevait çà et là des traces d’une culture imparfaite de ceux des végétaux du pays qui étaient les plus hâtifs, et qui venaient le plus aisément sur un terrain bas et humide.

Sur le bord de la colline s’élevaient les cent habitations d’une horde de Sioux errants. Aucun ordre ne semblait avoir présidé à la disposition de ces légères demeures ; le voisinage de la rivière, voilà tout ce qu’on avait cherché, et encore n’avait-on pas toujours fait attention à cette considération importante. La plupart des tentes bordaient la vallée, mais quelques unes cependant étaient placées à une plus grande distance, selon que tel ou tel endroit avait plu davantage au premier coup d’œil au sauvage indépendant qui l’avait construite.

L’aspect du camp n’avait rien de militaire ; rien ne le mettait à l’abri d’un coup de main, ni sa position, ni aucune espèce de barrières ou de défenses ; il était ouvert de tous les côtés, et de tous les côtés aussi accessible qu’aucune autre partie de la plaine, si l’on en excepte l’obstacle naturel, mais bien imparfait, qu’opposait la rivière. Tout annonçait que les Sioux étaient restés plus longtemps qu’ils n’en avaient eu d’abord l’intention ; mais la disposition en était telle qu’on voyait néanmoins qu’il ne faudrait qu’un instant pour que tout fût prêt pour le départ ou pour la fuite.

C’était là qu’était momentanément campé Mahtoree, qui, à la tête d’une partie de son peuple, était venu chasser sur les terres qui séparaient les demeures fixes de sa nation de celles des tribus guerrières des Pawnies. Les tentes étaient de peau ; elles étaient construites de la manière la plus simple, et s’élevaient en forme de cône ; le bouclier du maître, sa lance, son arc et son carquois étaient suspendus à un poteau placé devant la porte ou l’entrée. Les divers ustensiles de ménage à l’usage des femmes, chaque brave en ayant une ou plusieurs, suivant son plus ou moins de renom, étaient jetés négligemment sur les côtés de la tente ; et de distance en distance on voyait sortir la petite tête ronde d’un enfant du milieu de son berceau d’écorces, qui, suspendu à une courroie de peau de daim, était mollement bercé par le vent. Des enfants plus grands se roulaient les uns sur les autres, les garçons montrant même dans un si bas âge cet esprit de domination qui dans la suite devait établir une si grande distance entre les deux sexes ; dans la vallée, de jeunes adolescents s’exerçaient à dompter les coursiers sauvages de leurs pères, tandis que plus d’une jeune fille s’était dérobée à ses travaux pour venir admirer leur audace et leur courage.

Jusque là, le tableau n’offrait que le spectacle journalier d’un camp paisible et tranquille ; mais devant les tentes il y avait un rassemblement qui semblait annoncer qu’il se passait quelque chose d’un intérêt plus qu’ordinaire. Quelques unes des femmes les plus ridées et les plus méchantes de la tribu, vraies mégères, formaient un noyau, se tenant prêtes à exciter au besoin leurs enfants de la voix et du geste à leur donner un spectacle qu’elles attendaient avec la même avidité que des êtres plus civilisés montrent quelquefois pour des scènes qui ne sont guère moins affreuses. Les hommes étaient divisés par petits groupes, suivant le renom ou les hauts faits des différents individus.

Ceux qui étaient encore dans cet âge équivoque qui leur donnait le droit de chasser, mais qui ne garantissait pas encore assez leur prudence pour qu’ils fussent admis « sur le sentier de la guerre, » formaient un cercle autour de tous les autres, mais à une distance respectueuse, et ils cherchaient à imiter ce maintien grave, cette réserve dont ils voyaient de nobles exemples devant eux, et qui devait les distinguer si éminemment à leur tour. Quelques uns, d’un âge un peu plus avancé, et qui avaient déjà poussé le cri de guerre, se tenaient un peu plus près des chefs, sans oser cependant prendre part à leurs délibérations, et regardant comme une assez grande faveur de pouvoir recueillir les sages paroles qui sortaient de bouches si vénérées. La foule des guerriers, encore plus hardis, n’hésitaient pas à se mêler aux chefs du second rang ; mais ils ne se permettaient jamais de contredire l’opinion d’un brave reconnu, ni de mettre en doute la prudence des mesures qui étaient proposées par les conseillers les plus expérimentés de la nation.

Parmi les chefs eux-mêmes, il était facile de reconnaître des distinctions, assez frappantes. Ils pouvaient se diviser en deux classes : ceux qui devaient la plus grande partie de leur influence à la force physique et à de hauts faits d’armes, et ceux qui s’étaient fait une réputation de sagesse plutôt que de bravoure. La première classe était de beaucoup la plus nombreuse et la plus importante. C’étaient des hommes d’une haute stature, dont les traits, naturellement durs et farouches le paraissaient encore plus à cause des nombreux sillons que la main de leurs ennemis y avait tracés, cicatrices ineffaçables dont ils se faisaient gloire. La classe de ceux qui avaient pris sur leurs compagnons un ascendant moral était extrêmement restreinte ; on les distinguait à l’expression, vive et rapide de leurs regards, à l’air de méfiance qui marquait leurs mouvements, et aussi à la véhémence de leurs gestes lorsque, prenant tout à coup la parole, ils manifestaient leur opinion sur la grande question qui semblait les occuper alors.

Au milieu, d’un cercle formé par ces conseillers d’élite, on remarquait la personne de Mahtoree, qui cachait sous un extérieur calme les passions qui le dévoraient. On eût dit qu’il réunissait en lui seul toutes les qualités différentes qui distinguaient ses compagnons. Ses paroles autant que ses actions, son adresse autant que son courage, avaient contribué à établir son autorité. Ses cicatrices étaient aussi profondes et aussi nombreuses que celles du plus brave de ses guerriers ; ses membres étaient dans leur plus grande vigueur, son courage parvenu au plus haut point. Doué de cette rare combinaison de qualités morales et physiques, il n’était pas un seul chef dans toute l’assemblée qui n’eût coutume de baisser les yeux devant la foudre de son regard. Cet ascendant, qu’il devait à sa bravoure et à sa supériorité intellectuelle, et que le temps avait en quelque sorte rendu sacré, il savait l’exercer avec tant d’habileté, en déployant tour à tour la force et la raison, que, transporté dans un état de société où il aurait pu, déployer toute son énergie, il est probable qu’il eût été tour à tour conquérant et despote.

À quelque distance de ce rassemblement, se tenait un groupe d’hommes d’une origine tout à fait différente. Plus grands et plus robustes dans tous leurs membres, ils conservaient les traces caractéristiques de leur origine saxonne et normande sous les teintes basanées que le soleil de l’Amérique avait imprimées à leurs figures. Il eût été intéressant pour un homme versé dans ces sortes de recherches, d’observer les différences qui existaient encore entre les descendants des Européens les plus occidentaux, et ceux des Asiatiques les plus reculés, à présent que les révolutions du monde ont rapproché les uns des autres, les mettant en quelque sorte en présence, et leur donnant une certaine conformité de goûts, d’habitudes et même de caractères.

Le groupe dont nous parlons se composait de la famille du squatter. Indolents, inactifs, comme ils l’étaient toujours lorsque quelque circonstance extraordinaire ne venait pas les tirer de leur engourdissement, ils étaient rassemblés devant les quatre à cinq tentes qu’ils devaient à l’hospitalité des Tetons, leurs alliés. Cette espèce de confédération inattendue était suffisamment prouvée par la présence des chevaux et des animaux domestiques, qui paissaient tranquillement dans la vallée sous la surveillance attentive d’Hetty. Leurs chariots étaient rangés le long de leurs demeures, de manière à former une sorte de barricade irrégulière qui prouvait que leur sécurité n’était pas entière, quoique, d’un autre côté, soit indolence, soit politique, ils n’eussent pas manifesté plus ouvertement leur défiance.

C’était avec un singulier mélange de joie et de curiosité que chacun d’eux, appuyé sur son fusil, considérait les mouvements des Sioux pendant leur conférence. Cependant aucun signe d’intérêt, aucun symptôme des sentiments qui les agitaient intérieurement, n’échappait même aux plus jeunes d’entre eux ; on eût dit qu’ils se piquaient d’imiter le flegme et le sang-froid de leurs sauvages alliés. Ils parlaient rarement, et lorsqu’ils le faisaient, c’était par phrases courtes et sèches qui semblaient destinées à faire ressortir la supériorité de l’homme blanc sur l’Indien. En un mot, la famille d’Ismaël semblait alors savourer les jouissances qui lui convenaient le mieux, celles d’une inaction complète, mais non sans le mélange d’une crainte vague qu’elles ne fussent brusquement troublées par quelque acte de perfidie de la part des Tetons. Abiram seul faisait exception à cet état de repos équivoque.

Après avoir passé sa vie à commettre mille bassesses subalternes et insignifiantes, le vendeur de chair humaine avait rassemblé tout son courage pour tenter l’entreprise désespérée que nous avons mise sous les yeux du lecteur dans le cours de notre récit. Il était loin d’exercer une grande influence sur l’esprit plus intrépide, mais moins actif, d’Ismaël ; et si celui-ci ne s’était pas vu expulsé d’une vallée fertile dont il avait pris possession, dans l’intention d’y établir sa résidence, sans montrer beaucoup de déférence pour les formalités d’usage, jamais Abiram ne fût parvenu à engager le mari de sa sœur dans une entreprise qui demandait tant d’opiniâtreté et de prévoyance. On a vu comment leurs mesures, qui avaient d’abord été couronnées d’un plein succès, furent déjouées bientôt après ; et Abiram se tenait alors à l’écart, calculant les moyens de s’assurer les avantages qu’il avait compté retirer de son entreprise, et qui étaient près de lui échapper par suite de l’admiration non équivoque que Mahtoree manifestait pour l’innocente victime de sa cupidité. Nous le laisserons chercher à concilier ses projets confus et incohérents, pour passer à la description de plusieurs autres personnages de notre histoire.

Un autre coin du tableau était encore occupé. Sur un petit banc, à l’extrême droite du camp, étaient Paul et Middleton, Des courroies, taillées dans la peau d’un bison, liaient fortement leurs membres, et, par une sorte de raffinement de cruauté, ils étaient placés de manière à pouvoir contempler mutuellement leurs souffrances. À vingt pas un poteau avait été enfoncé dans la terre, et l’on y voyait attaché le jeune et intrépide Cœur-Dur, qui, par l’élégance de sa taille et de ses proportions, semblait être l’Apollon du désert. Entre eux se tenait debout le Trappeur. Il n’avait plus son fusil, sa giberne ni sa poire à poudre, mais on lui avait laissé sa liberté, comme si on avait dédaigné de la lui ravir. Cependant cinq à six jeunes guerriers, le carquois sur le dos et l’arc à la main, rangés à peu de distance et l’œil fixé sur eux, montraient assez que toute tentative que pourrait faire le vieillard pour s’évader serait inutile. Bien différents des autres spectateurs silencieux de la conférence importante, les prisonniers s’entretenaient entre eux des choses qui les intéressaient matériellement.

– Capitaine, dit le chasseur d’abeilles, qui dans les circonstances les plus critiques conservait toujours son enjouement, trouvez-vous aussi que ces maudites courroies de cuir non tanné vous coupent l’épaule, ou bien est-ce le picotement que j’éprouve dans le bras qui produit cet effet ?

– Lorsque l’âme souffre si vivement, le corps est insensible à la douleur, répondit Middleton, qui avait plus de délicatesse, mais non plus de courage. Plût à Dieu que quelques uns de mes braves artilleurs vinssent tomber sur ce maudit camp !

– Il vaudrait tout autant souhaiter que ces huttes de Tetons fussent autant de ruches remplies de guêpes, et que les insectes sortissent en bataille pour se jeter sur cette horde de sauvages demi-nus. Charmé de sa supposition, qu’il trouvait excellente, le chasseur d’abeilles détourna la tête pour s’y livrer de plus en plus. Il se figurait l’attaque, voyait la patience reconnue des Indiens céder à la longue, et ce jeu de son imagination ardente lui fit du moins oublier un instant son infortune.

Middleton ne jugea pas à propos de rompre le silence ; mais le vieillard, qui les avait écoutés, se rapprocha de quelques pas, et reprit l’entretien.

– Voilà une affaire qui prend une maudite tournure, et dans laquelle il n’y a pas de pitié à attendre, dit-il en branlant la tête de manière à prouver que son expérience elle-même était aux abois, et qu’il ne pouvait trouver aucun moyen de sortir d’un pas aussi critique. Le Pawnie notre ami est déjà attaché au poteau pour la torture, et je vois assez, aux regards et aux gestes du Grand-Sioux, qu’il excite sa bande à commettre de plus grandes atrocités.

– Écoutez, vieux Trappeur, s’écria Paul en se démenant dans ses liens pour apercevoir la figure mélancolique du vieillard ; vous, vous connaissez la langue de ces Indiens, et vous êtes aussi tant soit peu au fait de leurs machinations diaboliques. Allez au conseil, et dites à leurs chefs de ma part, – entendez-vous ? de la part de Paul Hover, de l’État de Kentucky, que, pourvu qu’ils s’engagent à ennoyer Hélène Wade saine et sauve dans les États, ils peuvent venir lui couper le crâne et prendre sa chevelure quand et comme bon leur semblera ; qu’ils seront les bien-venus… Écoutez : si le marché ne leur convient pas à ces conditions, vous n’avez qu’à mettre encore une ou deux heures de torture dans la balance ; c’est un petit acompte qui pourra leur être agréable, et qui décidera sans doute ces bonnes âmes à accepter ma proposition.

– Ah ! mon garçon, il n’est guère probable qu’ils écoutent votre offre, attendu qu’ils savent parfaitement que vous êtes déjà comme un ours pris au piège, aussi hors d’état de vous battre que de fuir. Mais ne perdez pas courage ; la couleur de l’homme blanc est bien quelque chose pour ces tribus éloignées de sauvages ; et, si quelquefois elle est son arrêt de mort, quelquefois aussi elle lui sert de bouclier. Quoiqu’ils ne nous aiment pas, la prudence leur lie souvent les mains. Si les nations rouges étaient libres de faire ce qu’elles veulent, vous verriez bientôt des arbres croître sur les plaines labourées de l’Amérique, et les os des chrétiens blanchiraient le sol. C’est ce dont on ne peu douter quand on connaît le genre d’amour qu’une Peau-Rouge porte à un Visage-Pâle ; mais ils ont compté combien nous sommes, jusqu’à ce que leur mémoire fatiguée n’ait pu aller plus loin, et ils ont aussi leur politique. Notre sort, à nous, est donc encore incertain ; mais je crains fort qu’il ne reste que bien peu d’espoir pour le Pawnie.

En finissant, il se dirigea vers l’endroit où l’objet de sa sollicitude était attaché, et il s’arrêta à peu de distance du poteau. Au silence que le captif observait, à son maintien noble et fier, on reconnaissait le chef qui avait une si grande renommée, et qui était incapable de la moindre faiblesse. Ses yeux semblaient fixés sur l’horizon, et son extérieur annonçait que ses pensées s’étaient détachées du spectacle qui l’entourait, pour se porter sur d’autres objets.

– Les Sioux sont assemblés en conseil ; ils s’occupent de mon frère, dit enfin le Trappeur lorsqu’il vît qu’il ne pouvait attirer autrement l’attention du prisonnier.

Le jeune chef tourna la tête avec un sourire paisible, et répondit :

– Ils comptent les chevelures au-dessus de l’entrée de la hutte de Cœur-Dur.

– Sans doute, sans doute. Leurs têtes commencent à se monter, lorsqu’ils se rappellent le nombre des Tetons que vous avez frappés ; et, entre nous soit dit, il vaudrait mieux pour vous à présent que vous eussiez employé plus de jours à chasser le daim, et un peu moins à suivre le sentier de la guerre, parce qu’alors quelque mère de cette tribu, qui aurait perdu son fils, pourrait vous adopter à sa place, et votre vie se serait écoulée en paix.

– Mon père croit-il donc qu’un guerrier puisse jamais mourir ? Le maître de la vie n’ouvre pas la main pour reprendre ensuite ses dons. Lorsqu’il a besoin de ses jeunes guerriers, il les appelle, et ils partent ; mais la Peau-Rouge que son souffle a une fois animée vit à jamais.

– Oui, c’est une croyance plus humble et plus consolante à la fois que celle de cet implacable Teton. Il y a dans ces Pawnies-Loups quelque chose qui remue pour eux jusqu’au fond de mes entrailles. Ils semblent avoir le courage, oui, et la grandeur d’âme des Delawares des montagnes. Et ce garçon… c’est prodigieux, c’est prodigieux en vérité… Son âge, son regard, ses membres, – on jurerait qu’ils ont été frères. Dites-moi, Pawnie, avez-vous entendu parler, dans vos traditions, d’un grand peuple qui vivait autrefois sur les bords du lac salé, bien loin du côté du soleil levant ?

– La terre est blanche de ceux qu’elle porte avec la couleur de mon père.

– Non, non ; je ne parle pas de ces intrus qui se glissent dans le pays pour dépouiller les légitimes possesseurs des droits qu’ils tiennent de leur naissance ; je parle d’un peuple qui est ou du moins qui était, autant par nature que par tatouage, aussi rouge que le fruit qui pend à cet arbre.

– J’ai entendu dire aux vieillards qu’il y avait des hordes qui se cachaient dans les bois sous le soleil levant, parce qu’elles n’osaient pas s’avancer dans les Prairies ouvertes où il se trouve des hommes.

– Vos traditions ne vous parlent-elles pas de la plus grande, de la plus brave et de la plus sage nation de Peaux-Rouges que le Wahcondah ait animée de son souffle !

Cœur-Dur leva la tête, et, malgré ses liens, son attitude était aussi noble qu’imposante.

– L’âge a rendu mon père aveugle, répondit-il, ou bien voit-il un si grand nombre de Sioux qu’il pense qu’il n’existe plus de Pawnies ?

– Ah ! voilà la vanité, voilà l’orgueil des mortels ! s’écria en anglais le vieillard désappointé ; la nature n’exerce pas moins d’influence sur une Peau-Rouge que sur un visage pâle. Si un Delaware était là, il se croirait mille fois plus grand qu’un Pawnie, de même qu’un Pawnie pense être le monarque de la terre. Et il en était ainsi entre les Français du Canada et les Habits Rouges, que le roi avait coutume d’envoyer dans les États. – Je dis États, quoiqu’ils ne le fussent pas alors, et que ce ne fussent que de pauvres provinces opprimées et exhalant de vaines plaintes. – Quoi qu’il en soit, ils se battaient, et faisaient au monde des récits merveilleux de leurs victoires et de leurs actes de bravoure, tandis que les deux partis oubliaient également de parler de l’humble soldat du pays qui faisait le véritable service, mais qui, n’ayant pas alors le privilège de fumer au grand feu du conseil de sa nation, entendait rarement parler de ses faits d’armes une fois qu’il les avait accomplis.

Lorsque le vieillard eut exhalé en ces termes cet orgueil militaire qui était assoupi dans son âme, mais qui était loin d’être éteint et qu’il se fût laissé aller à la faiblesse même qu’il venait de blâmer dans les autres, ses yeux, qui avaient commencé à s’animer et à briller d’une partie du feu de sa jeunesse, prirent une expression plus douce, et ils se tournèrent avec intérêt sur le jeune captif, qui était aussi retombé dans son air profondément pensif et concentré.

– Jeune guerrier, reprit-il d’une voix qui devenait tremblante, je n’ai jamais été ni père ni frère, le Wahcondah m’a fait pour vivre seul ; il n’a jamais attaché mon cœur à une maison ou à un champ par ces liens qui attachent les hommes de ma race à leurs demeures. S’il l’eût fait, je n’aurais pas voyagé si loin, ni vu tant de choses. Mais j’ai vécu longtemps au milieu d’un peuple qui demeurait dans ces bois dont vous parlez, et j’ai trouvé beaucoup de motifs pour imiter leur courage et admirer leur vertu. Le maître de la vie nous a mis à tous dans l’âme un sentiment d’affection pour nos semblables. Je n’ai jamais été père, Pawnie, mais je sais parfaitement quels sont les sentiments d’un père. Vous ressemblez à un garçon que j’aimais, et je commençais même à me figurer que quelques gouttes de son sang coulaient peut-être dans vos veines. Mais qu’importe ? vous êtes un véritable homme, je le vois à la manière dont vous gardez votre foi, et l’honneur est un don trop rare pour ne pas être jaloux. Mon cœur saigne pour vous, jeune homme, car je vous aime et je voudrais vous en donner la preuve.

Le jeune guerrier écouta ces paroles que le vieillard prononça avec un accent simple, mais énergique, qui en attestait la sincérité, et il baissa la tête sur sa poitrine nue pour témoigner le respect avec lequel il recevait ces témoignages d’intérêt. Relevant alors ses yeux noirs et brillants, il les fixa de nouveau dans le lointain, comme s’il contemplait des objets qui échappaient à la vue des autres hommes. Le Trappeur l’observa en silence, il savait à quel point la fierté d’un Pawnie le soutiendrait dans ces moments qu’il croyait être les derniers pour lui ; loin de le troubler, il attendit le bon plaisir de son jeune ami avec un calme et une patience, qu’il avait puisés dans ses relations fréquentes avec cette race remarquable. À la fin les regards du Pawnie devinrent moins fixes, puis vifs et brillants comme l’éclair ; ils se portèrent successivement du vieillard sur l’espace, et de l’espace sur ces traits profondément sillonnés, comme si l’âme qui dirigeait leurs mouvements commençait à se troubler.

– Mon père, répondit alors le jeune chef d’un ton de confiance et d’amitié, j’ai entendu vos paroles. Elles sont entrées par mes oreilles et sont maintenant en moi. Le Long-Couteau à tête blanche n’a plus de fils ; le Cœur-Dur des Pawnies est jeune ; mais il est déjà le plus vieux de sa famille. Il a trouvé les os de son père sur le terrain de chasse des Osages, et il les a envoyés dans les Prairies des bons esprits. Point de doute que le grand chef, son père, ne les ait vus, et qu’il ne reconnaisse ce qui fait partie de lui-même. Mais le Wahcondah nous appellera bientôt tous les deux ; vous, parce que vous avez vu tout ce qu’il y a à voir dans ce pays, et Cœur-Dur, parce qu’il a besoin d’un guerrier qui est jeune. Il ne reste pas de temps au Pawnie pour rendre au Visage-Pâle les devoirs qu’un fils doit à son père.

– Tout vieux, tout misérable que je suis à présent, auprès de ce que j’étais jadis, je puis vivre pour voir le soleil se coucher encore dans la Prairie. Mon fils croit-il revoir jamais l’obscurité ?

– Les Tetons comptent les chevelures suspendues à la porte de ma hutte, répondit le jeune chef avec un sourire où brillait un éclair de triomphe.

– Et ils en trouvent beaucoup, – beaucoup trop pour la sûreté de celui à qui elle appartient, maintenant qu’il est entre leurs mains, en butte à leur vengeance. Mon fils n’est pas une femme, et il regarde d’un œil ferme la route sur laquelle il va peut-être bientôt voyager. N’a-t-il rien à dire à l’oreille de son peuple avant de partir ? Ces jambes sont vieilles, mais elles peuvent encore me porter jusqu’à l’embranchement de la rivière des Loups.

– Dites leur que Cœur-Dur a fait un nœud à son wampum pour chaque Teton ! s’écria le captif avec une véhémence dont la passion est seule capable, lorsqu’elle brise toute contrainte ; – s’il rencontre un seul d’entre eux dans les Prairies du maître de la vie, son cœur deviendra sioux !

– Ah ! c’est un sentiment qui serait un dangereux compagnon de route pour un homme à peau blanche prêt à entreprendre un voyage aussi solennel, murmura le vieillard en anglais. Ce n’est pas là ce que les bons Moraves disaient aux conseils des Delawares, et ce n’est pas non plus ce qu’on prêche si souvent aux assemblées des Peaux-Blanches, dans les habitations, quoique (il faut le dire à la honte de la couleur) ils en retirent si peu de fruit. Pawnie, je vous aime ; mais je suis chrétien, et à se titre je ne puis être porteur d’un pareil message.

– Si mon père craint que les Tetons ne l’entendent, qu’il le dise tout bas à l’oreille de nos vieillards.

– Pour ce qui est de la crainte, jeune guerrier, un Visage Pâle ne la connaît pas plus qu’une Peau Rouge. Le Wahcondah nous apprend à aimer la vie qu’il nous donne ; mais c’est comme les hommes aiment la chasse, leurs chiens et leurs carabines, et non pas avec cette tendresse d’une mère qui ne peut se détacher de son enfant. Le maître de la vie n’aura pas à parler deux fois quand il appellera mon nom ; je suis aussi prêt à lui répondre aujourd’hui que je le serai demain, ou à tel moment qu’il plaira à sa volonté toute puissante. Mais qu’est-ce qu’un guerrier sans ses traditions ? les miennes me défendent de porter vos paroles.

Le chef fit avec noblesse un signe d’assentiment, et il était à craindre que ces symptômes de confiance qui commençaient à se manifester entre eux d’une manière si singulière ne s’arrêtassent tout à coup pour ne plus reparaître. Mais la force des souvenirs avait fait vibrer une corde trop sensible dans le cœur du vieillard pour qu’il pût se décider à terminer aussi brusquement l’entretien. Il réfléchit une minute, puis il reprit, en attachant ses yeux expressifs sur la figure de son jeune ami :

– Chaque guerrier doit être jugé d’après ses dons. J’ai dit à mon fils ce que je ne pouvais point faire ; mais qu’il ouvre ses oreilles pour entendre ce qui m’est possible. Un élan ne franchira pas la Prairie beaucoup plus vite que ces vieilles jambes, si le Pawnie veut me donner un message qu’un blanc puisse porter.

– Que le Visage Pâle écoute, répondit le jeune captif après un seul instant d’indécision causée par le refus qu’il venait d’éprouver. Il restera ici jusqu’à ce que les Sioux aient fini de compter les têtes scalpées de leurs guerriers morts. Il attendra qu’ils aient essayé de couvrir les têtes de dix-huit Tetons de la peau d’un seul Pawnie, il ouvrira ses yeux tout grands, pour qu’il puisse voir la place où ils enterreront les os d’un guerrier.

– Tout cela, je puis le faire, et je le ferai, brave jeune homme.

– Il fera bien attention à la place, pour qu’il puisse la reconnaître.

– Pas de crainte, croyez-moi, pas de crainte que j’oublie la place, répondit le vieillard attendri, que son courage commençait à abandonner à la vue d’un calme et d’une résignation si héroïques.

– Eh bien ! je compte sur la promesse de mon père. Je sais qu’il ira trouver mon peuple. Sa tête est grise, et ses paroles ne s’envoleront pas comme la fumée. Lorsqu’il sera devant ma hutte, qu’il prononce à haute voix le nom de Cœur-Dur. Aucun Pawnie ne sera sourd. Alors, que mon père demande le poulain qui n’a jamais été monté, mais qui est plus svelte que le daim, et plus agile que l’élan.

– Je vous comprends, mon garçon, je vous comprends, interrompit le Trappeur attentif ; ce que vous désirez sera fait ; oui, et bien fait, entendez-vous, ou bien je me connais peu aux désirs d’un Indien mourant.

– Et lorsque mes jeunes guerriers auront remis à mon père la bride de ce poulain, il l’amènera par un chemin détourné sur le tombeau de Cœur-Dur.

– Si je le ferai ? oui, sans doute, mon brave jeune homme, quand même l’hiver couvriraient ces plaines de montagnes de neige, et quand même le soleil ne se montrerait pas plus le jour que la nuit. Oui, j’amènerai la noble bête à l’endroit sacré, et je la placerai la tête tournée vers le soleil couchant.

– Et mon père lui parlera ; il lui dira que le maître qui l’a élevé depuis qu’il est au monde a maintenant besoin de ses services.

– Je le lui dirai, je n’y manquerai pas ; quoique le Seigneur sache, ajouta le vieillard en anglais, que, si je converse avec un cheval, ce ne sera pas dans la vaine persuasion que mes paroles seront comprises, mais seulement pour satisfaire aux besoins de la superstition indienne. Hector qu’en penses-tu, mon vieux ? aller parler à un cheval !

– Que la barbe grise lui parle avec la langue d’un Pawnie, dit le jeune captif remarquant que son compagnon venait de parler un idiome qui lui était inconnu.

– La volonté de mon fils sera accomplie ; et de ces mains décharnées qui, je l’avais espéré, ne devaient plus verser de sang, quel qu’il fût, j’immolerai le poulain sur votre tombeau.

– C’est bien, répondit la victime, tandis qu’un rayon de joie brillait sur sa figure calme et tranquille. Cœur-Dur montera sur son cheval pour aller dans les Prairies bienheureuses, et il paraîtra devant le maître de la vie, comme il convient à un chef.

Le changement soudain et frappant qui s’opéra à l’instant dans tous les traits de l’Indien étonna le Trappeur ; il tourna la tête pour en découvrir la cause, et il s’aperçut que la conférence des Sioux était terminée ; et que Mahtoree, suivi d’un ou deux de ses principaux guerriers, s’avançait d’un pas délibéré vers le poteau où était attachée sa victime.

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