Chapitre XV

Allons, et apprenons le but de son ambassade ; c’est ce que j’aurai deviné facilement avant que le Français en ait dit un mot.

Shakespeare. Henri V.

Quelques jours qui suivirent l’arrivée d’Heyward et de ses deux compagnes à William-Henry se passèrent au milieu des privations, du tumulte et des dangers d’un siège que pressait avec vigueur un ennemi contre les forces supérieures duquel Munro n’avait pas de moyens suffisants de résistance. Il semblait que Webb se fût endormi avec son armée sur les bords de l’Hudson, et eût oublié l’extrémité à laquelle ses compatriotes étaient réduite. Montcalm avait rempli tous les bois du portage de ses sauvages, dont on entendait les cris et les hurlements dans tout le camp anglais, ce qui ne contribuait pas peu à jeter une nouvelle terreur dans le cœur des soldats découragés, parce qu’ils sentaient leur faiblesse, et par conséquent disposés à s’exagérer les dangers qu’ils avaient à craindre.

Il n’en était pourtant pas de même de ceux qui étaient assiégés dans le fort. Animés par les discours de leurs, chefs, et excités par leur exemple, ils étaient encore armés de tout leur courage et soutenaient leur ancienne réputation avec un zèle auquel rendait justice leur sévère commandant.

De son côté le général français, quoique connu par son expérience et son habileté, semblait se contenter d’avoir traversé les déserts pour venir attaquer son ennemi ; il avait négligé de s’emparer des montagnes voisines, d’où il aurait pu foudroyer le fort avec impunité, avantage que dans la tactique moderne on n’aurait pas manqué de se procurer.

Cette sorte de mépris pour les hauteurs, ou pour mieux dire cette crainte de la fatigue qu’il faut endurer pour les gravir, peut être regardée comme la faute habituelle dans toutes les guerres de cette époque. Peut-être avait-elle pris son origine dans la nature de celles qu’on avait eu à soutenir contre les Indiens, qu’il fallait poursuivre dans les forêts où il ne se trouvait pas de forteresses à attaquer, et où l’artillerie devenait presque inutile. La négligence qui en résulta se propagea jusqu’à la guerre de la révolution, et fit perdre alors aux Américains la forteresse importante de Ticonderago, perte qui ouvrit à l’armée de Burgoyne un chemin dans ce qui était alors le cœur du pays. Aujourd’hui on regarde avec étonnement cette négligence, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner. On sait que l’oubli des avantages que pourrait procurer une hauteur, quelque difficile qu’il puisse être de s’y établir, difficulté qu’on a souvent exagérée, comme cela est arrivé à Mont-Défiance, perdrait de réputation l’ingénieur chargé de diriger les travaux militaires et même le général commandant l’armée.

Le voyageur oisif, le valétudinaire, l’amateur des beautés de la nature, traversent maintenant dans une bonne voiture la contrée que nous avons essayé de décrire, pour y chercher l’instruction, la santé, le plaisir, ou bien il navigue sur ces eaux artificielles, sorties de terre à la voix d’un homme d’État qui a osé risquer sa réputation politique dans cette entreprise hardie  ; mais on ne doit pas supposer que nos ancêtres traversaient ces bois, gravissaient ces montagnes ou voguaient sur ces lacs avec la même facilité. Le transport d’un seul canon de gros calibre passait alors pour une victoire remportée, si heureusement les difficultés du passage n’étaient pas de nature à empêcher le transport simultané des munitions, sans quoi ce n’était qu’un tube de fer, lourd, embarrassant. et inutile.

Les maux résultant de cet état de choses se faisaient vivement sentir au brave Écossais qui défendait alors William-Henry. Quoique Montcalm eût négligé de profiter des hauteurs, il avait établi avec art ses batteries dans la plaine, et elles étaient servies avec autant de vigueur que d’adresse. Les assiégés ne pouvaient lui opposer que des moyens de défense préparés à la hâte dans une forteresse située dans le fond d’un désert ; et ces belles nappes d’eau qui s’étendaient jusque dans le Canada ne pouvaient leur procurer aucun secours, tandis qu’elles ouvraient un chemin facile à leurs ennemis.

Ce fut dans la soirée du cinquième jour du siège, le quatrième depuis qu’il était rentré dans le fort, que le major Heyward profita d’un pourparler pour se rendre sur les parapets d’un des bastions situés sur les bords du lac, afin de respirer un air frais, et d’examiner quels progrès avaient faits dans la journée les travaux des assiégeants. Il était seul, si l’on excepte la sentinelle qui se promenait sur les remparts, car les artilleurs s’étaient retirés pour profiter aussi de la suspension momentanée de leurs devoirs. La soirée était calme, et l’air qui venait du lac, doux et rafraîchissant : délicieux paysage où naguère le retentissement de l’artillerie et le bruit des boulets qui tombaient dans le lac frappaient les oreilles. Le soleil éclairait cette scène de ses derniers rayons. Les montagnes couvertes de verdure s’embellissaient sous la clarté plus douce du déclin du jour, et l’on voyait se dessiner successivement l’ombre de quelques petits nuages chassés par une brise fraîche. Des îles sans nombre paraient l’Horican, comme les marguerites ornent un tapis de gazon, les unes basses et presque à fleur d’eau, les autres formant de petites montagnes vertes. Une foule de barques voguant sur la surface du lac étaient remplies d’officiers et de soldats de l’armée des assiégeants, qui goûtaient tranquillement les plaisirs de la pêche ou de la chasse.

Cette scène était en même temps paisible et animée. Tout ce qui y appartenait à la nature était plein de douceur et d’une simplicité majestueuse, et l’homme y mêlait un agréable contraste de mouvement et de variété…

Deux petits drapeaux blancs étaient déployés, l’un à l’angle du fort le plus voisin du lac, l’autre sur une batterie avancée du camp de Montcalm, emblème de la trêve momentanée qui suspendait non seulement les hostilités, mais même l’animosité des combattants. Un peu en arrière, on voyait flotter les longs plis de soie des étendards rivaux de France et d’Angleterre.

Une centaine de jeunes Français, aussi gais qu’étourdis, tiraient un filet sur le rivage sablonneux du lac, à portée des canons du fort, dont l’artillerie gardait alors le silence : des soldats s’amusaient à divers jeux au pied des montagnes, qui retentissaient de leurs cris de joie ; les uns accouraient sur le bord du lac pour suivre de plus près les diverses parties de pêche et de chasse, les autres gravissaient les hauteurs pour avoir en même temps sous les yeux tous les différents traits de ce riant tableau. Les soldats en faction n’en étaient pas même spectateurs indifférents, quoiqu’ils ne relâchassent rien de leur surveillance. Plusieurs groupes dansaient et chantaient au son du tambour et du fifre, au milieu d’un cercle d’Indiens que ce bruit avait attirés du fond d’un bois, et qui les regardaient avec un étonnement silencieux. En un mot, tout avait l’aspect d’un jour de plaisir plutôt que d’une heure dérobée aux fatigues et aux dangers d’une guerre.

Duncan contemplait ce spectacle depuis quelques minutes, et se livrait aux réflexions qu’il faisait naître en lui, quand il entendit marcher sur le glacis en face de la poterne dont nous avons déjà parlé. Il s’avança sur un angle du bastion pour voir quels étaient ceux qui s’en approchaient, et vit arriver Œil-de-Faucon, sous la garde d’un officier français. Le chasseur avait l’air soucieux et abattu, et l’on voyait qu’il se sentait humilié et presque déshonoré, par le fait qu’il était tombé au pouvoir des ennemis. Il ne portait plus son arme favorite, son tueur-de-daims, comme il l’appelait, et il avait même les mains liées derrière le dos avec une courroie. Des drapeaux blancs avaient été envoyés si souvent pour couvrir quelque message, que le major, en s’avançant sur le bord du bastion, ne s’était attendu à voir qu’un officier français chargé d’en apporter quelqu’un ; mais dès qu’il eut reconnu la grande taille et les traits de son ancien compagnon, il tressaillit de surprise, et se hâta de descendre du bastion pour regagner l’intérieur de la forteresse.

Le son de quelques autres voix attira pourtant son attention, et lui fit oublier un instant son dessein. À l’autre bout du bastion, il rencontra Alice et Cora qui se promenaient sur le parapet, où de même que lui elles étaient venues pour respirer l’air frais du soir. Depuis le moment pénible où il les avait quittées, uniquement pour assurer leur entrée sans danger dans le fort, en arrêtant ceux qui les poursuivaient, il ne les avait pas vues un seul instant, car les devoirs qu’il avait à remplir ne lui avaient pas laissé une minute de loisir. Il les avait quittées alors pâles, épuisées de fatigue, abattues par les dangers qu’elles avaient courus, et maintenant il voyait les roses refleurir sur leurs joues et la gaieté reparaître sur leur front, quoiqu’elle ne fût pas sans mélange d’inquiétude. Il n’était donc pas surprenant qu’une pareille rencontre fît oublier un instant tout autre objet au jeune militaire, et ne lui laissât que le désir de les entretenir. Cependant la vivacité d’Alice ne lui donna pas le temps de leur adresser la parole le premier.

– Vous voilà donc, chevalier déloyal et discourtois, qui abandonnez vos damoiselles dans la lice pour courir au milieu des hasards du combat ! s’écria-t-elle en affectant un ton de reproche que démentaient ses yeux, son sourire et le geste de sa main ; voilà plusieurs jours, plusieurs siècles que nous nous attendons à vous voir tomber à nos pieds pour implorer notre merci, et nous demander humblement pardon de votre fuite honteuse ; car jamais daim effarouché, comme le dirait notre digne ami Œil-de-Faucon, n’a pu courir plus vite.

– Vous savez qu’Alice veut parler du désir que nous avions de vous faire tous les remerciements que nous vous devons, dit Cora plus grave et plus sérieuse. Mais il est vrai que nous avons été surprises de ne pas vous avoir vu plus tôt, quand vous deviez être sûr que la reconnaissance des deux filles était égale à celle de leur père.

– Votre père lui-même pourrait vous dire, répondit le major, que, quoique éloigné de vous, je n’en ai pas moins été occupé de votre sûreté. La possession de ce village de tentes, ajouta-t-il en montrant le camp retranché occupé par le détachement venu du fort Édouard, a été vivement contestée ; et quiconque est maître de cette position doit bientôt l’être du fort et de tout ce qu’il contient. J’ai passé tous les jours et toutes les nuits depuis notre arrivée au fort. Mais, continua-t-il en détournant un peu la tête avec un air de chagrin et d’embarras, quand je n’aurais pas eu une raison aussi valable pour m’absenter, la honte aurait peut-être dû suffire pour m’empêcher d’oser me montrer à vos yeux.

– Heyward ! Duncan ! s’écria Alice, se penchant en avant, pour lire dans ses traits si elle ne se trompait pas en devinant à quoi il voulait faire allusion en parlant ainsi ; si je croyais que cette langue babillarde vous eût causé quelque peine, je la condamnerais à un silence éternel ! Cora peut dire, si elle le veut, combien nous avons apprécié votre zèle, et quelle est la sincérité, j’allais presque dire l’enthousiasme de notre reconnaissance.

– Et Cora attestera-t-elle la vérité de ce discours ? demanda gaiement Heyward, les manières cordiales d’Alice ayant dissipé un premier sentiment d’inquiétude ; que dit notre grave sœur ? Le soldat plein d’ardeur, qui veille à son poste, peut-il faire excuser le chevalier négligent qui s’est endormi au sien ?

Cora ne lui répondit pas sur-le-champ, et elle resta quelques instants le visage tourné vers l’Horican, comme si elle eût été occupée de ce qui se passait sur la surface du lac. Lorsqu’elle fixa ensuite ses yeux noirs sur le major, ils avaient une telle expression d’anxiété que l’esprit du jeune militaire ne put se livrer à aucune autre idée que celle de l’inquiétude et de l’intérêt qu’elle faisait naître en lui.

– Vous êtes indisposée, ma chère miss Munro, lui dit-il ; je regrette que nous nous soyons livrés au badinage pendant que vous souffrez.

– Ce n’est rien, répondit-elle sans accepter le bras qu’il lui offrait. Si je ne puis voir le côté brillant du tableau de la vie sous les mêmes couleurs que cette jeune et innocente enthousiaste, ajouta-t-elle en appuyant une main avec affection sur le bras de sa sœur, c’est un tribut que je paie à l’expérience, et peut-être un malheur de mon caractère. Mais voyez, major Heyward, continua-t-elle en faisant un effort sur elle-même pour écarter toute apparence de faiblesse, comme elle pensait que son devoir l’exigeait, regardez autour de vous, et dites-moi quel spectacle est celui qui nous environne, pour la fille d’un soldat qui ne connaît d’autre bonheur que son honneur et son renom militaire.

– Ni l’un ni l’autre ne peuvent être ternis par des circonstances qu’il lui est impossible de maîtriser, répondit Duncan avec chaleur. Mais ce que vous venez de me dire me rappelle à mon devoir. Je vais trouver votre père pour savoir quelle détermination il a prise sur des objets importants relatifs à notre défense. – Que le ciel veille sur vous ! noble Cora, car je dois vous nommer ainsi. (Elle lui offrit la main, mais ses lèvres tremblaient, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle.) Dans le bonheur comme dans l’adversité, je sais que vous serez toujours l’ornement de votre sexe. – Adieu, Alice, ajouta-t-il avec un accent de tendresse au lieu de celui de l’admiration ; nous nous reverrons bientôt comme vainqueurs, j’espère, et au milieu des réjouissances.

Sans attendre leur réponse, il descendit rapidement du bastion, traversa une petite esplanade, et au bout de quelques instants il se trouva en présence du commandant. Munro se promenait tristement dans son appartement quand Heyward y arriva.

– Vous avez prévenu mes désirs, major, dit-il ; j’allais vous faire prier de me faire le plaisir de venir ici.

– J’ai vu avec peine, Monsieur, que le messager que je vous avais recommandé avec tant de chaleur est arrivé ici prisonnier des Français. – J’espère que vous n’avez aucune raison pour suspecter sa fidélité ?

– La fidélité de la Longue-Carabine m’est connue depuis longtemps, et elle est au-dessus de tout soupçon, quoique sa bonne fortune ordinaire semble avoir fini par se démentir. Montcalm l’a fait prisonnier, et avec la maudite politesse de son pays il me l’a renvoyé en me faisant dire, que sachant le cas que je faisais de ce drôle il ne voulait pas me priver de ses services. C’est une manière jésuitique d’apprendre à un homme ses infortunes, major Heyward !

– Mais le général Webb, – le renfort que nous en attendons…

– Avez-vous regardé du côté du sud ? n’avez-vous pas pu l’apercevoir ? s’écria le commandant avec un sourire plein d’amertume ; allons, allons, vous êtes jeune, major, vous n’avez pas de patience, vous ne laissez pas à ces messieurs le temps de marcher !

– Ils sont donc en marche ? Votre messager vous en a-t-il assuré ?

– Quand arriveront-ils, et par quel chemin, c’est ce qu’il lui est impossible de me dire. Il paraît aussi qu’il était porteur d’une lettre, et c’est la seule partie de l’affaire qui semble agréable ; car malgré les attentions ordinaires de votre marquis de Montcalm, je suis convaincu que si cette missive avait contenu de mauvaises nouvelles, la politesse du Monsieur l’aurait certainement empêché de me les laisser ignorer.

– Ainsi donc il a renvoyé le messager et gardé le message ?

– Précisément, c’est ce qu’il a fait ; et tout cela par suite de ce qu’on appelle sa bonhomie. Je gagerais que si la vérité était connue, on verrait que le grand-père du noble marquis donnait des leçons de l’art sublime de la danse.

– Mais que dit le chasseur ? il a des yeux, des oreilles, une langue. Quel rapport verbal vous a-t-il fait ?

– Oh ! il a certainement tous les organes que la nature lui a donnés, et il est fort en état de dire tout ce qu’il a vu et entendu. Eh bien ! le résultat de son rapport est qu’il existe sur les bords de l’Hudson un certain fort appartenant à Sa Majesté britannique, nommé Édouard, en l’honneur de Son Altesse le duc d’York, et qu’il est défendu par une nombreuse garnison, comme cela doit être.

– Mais n’y a-t-il vu aucun mouvement, aucun signe qui annonçât l’intention de marcher à notre secours ?

– Il y a vu une parade le matin et une parade le soir, et quand un brave garçon des troupes provinciales… Mais vous êtes à demi Écossais, Duncan, et vous connaissez le proverbe qui dit que, quand on laisse tomber sa poudre, si elle touche un charbon elle prend feu, ainsi… Ici le vétéran s’interrompit tout à coup, et quittant le ton d’ironie amère, il en prit un plus grave et plus sérieux. – Et cependant il pouvait, il devait y avoir dans cette lettre quelque chose dont il aurait été bon que nous fussions instruits.

– Notre décision doit être prompte, dit Duncan, se hâtant de profiter du changement d’humeur qu’il remarquait dans son commandant, pour lui parler d’objets qu’il regardait comme encore plus importants ; je ne puis vous cacher que le camp fortifié ne peut tenir longtemps encore, et je suis fâché d’avoir à ajouter que les choses ne me paraissent pas aller beaucoup mieux dans le fort. – La moitié de nos canons sont hors de service.

– Cela pourrait-il être autrement ? Les uns ont été péchés dans le lac, les autres se sont rouillés au milieu des bois depuis la découverte de ce pays, et les meilleurs ne sont que des joujoux de corsaires ; ce ne sont pas des canons. Croyez-vous, Monsieur, que vous puissiez avoir une artillerie bien montée au milieu du désert, à trois mille milles de la Grande-Bretagne ?

– Nos murs sont près de tomber, continua Heyward sans se laisser déconcerter par ce nouvel élan d’indignation du vétéran ; les provisions commencent à nous manquer, et les soldats donnent même déjà des signes de mécontentement et d’alarmes.

– Major Heyward, répondit Munro en se tournant vers lui avec l’air de dignité que son âge et son grade supérieur lui permettaient de prendre, j’aurais inutilement servi Sa Majesté pendant un demi-siècle et vu ma tête se couvrir de ces cheveux blancs, si j’ignorais ce que vous venez de me dire et tout ce qui a rapport aux circonstances pénibles et urgentes dans lesquelles nous nous trouvons ; mais nous devons tout à l’honneur des armes du roi, et nous nous devons aussi quelque chose à nous-mêmes. Tant qu’il me restera quelque espoir d’être secouru, je défendrai ce fort, quand ce devrait être avec des pierres ramassées sur le bord du lac. – C’est cette malheureuse lettre que nous aurions besoin de voir, afin de connaître les intentions de l’homme que le comte de Soudon nous a laissé pour le remplacer.

– Et puis-je vous être de quelque utilité dans cette affaire ?

– Oui, Monsieur, vous le pouvez. En addition à ses autres civilités, le marquis de Montcalm m’a fait inviter à une entrevue personnelle avec lui dans l’espace qui sépare nos fortifications des lignes de son camp. Or je pense qu’il ne convient pas que je montre tant d’empressement à le voir, et j’ai dessein de vous employer, vous, officier revêtu d’un grade honorable, comme mon substitut ; car ce serait manquer à l’honneur de l’Écosse que de laisser dire qu’un de ses enfants a été surpassé en civilité par un homme né dans quelque autre pays que ce soit de la terre.

Sans entrer dans une discussion sur le mérite comparatif de la politesse des différents pays, Duncan se borna à assurer le vétéran qu’il était prêt à exécuter tous les ordres dont il voudrait le charger. Il s’ensuivit une longue conversation confidentielle, pendant laquelle Munro informa le jeune officier de tout ce qu’il aurait à faire, en y ajoutant quelques avis dictés par son expérience ; après quoi Heyward prit congé de son commandant.

Comme il ne pouvait agir qu’en qualité de représentant du commandant du fort, on se dispensa du cérémonial qui aurait accompagné une entrevue des deux chefs des forces ennemies. La suspension d’armes durait encore, et après un roulement de tambours, Duncan sortit par la poterne, précédé d’un drapeau blanc, environ dix minutes après avoir reçu ses instructions. Il fut accueilli par l’officier qui commandait les avant-postes avec les formalités d’usage, et conduit sur-le-champ sous la tente du général renommé qui commandait l’armée française.

Montcalm reçut le jeune major, entouré de ses principaux officiers et ayant près de lui les chefs des différentes tribus d’Indiens qui l’avaient accompagné dans cette guerre. Heyward s’arrêta tout à coup involontairement quand, en jetant les yeux sur cette troupe d’hommes rouges, il distingua parmi eux la physionomie farouche de Magua, qui le regardait avec cette attention calme et sombre qui était le caractère habituel des traits de ce rusé sauvage. Une exclamation de surprise pensa lui échapper ; mais se rappelant sur-le-champ de quelle mission il était chargé, et en présence de qui il se trouvait, il supprima toute apparence extérieure d’émotion, et se tourna vers le général ennemi, qui avait déjà fait un pas pour aller au-devant de lui.

Le marquis de Montcalm, à l’époque dont nous parlons, était dans la fleur de son âge ; et l’on pourrait ajouter qu’il était arrivé à l’apogée de sa fortune. Mais même dans cette situation digne d’envie, il était poli et affable, et il se distinguait autant par sa scrupuleuse courtoisie que par cette valeur chevaleresque dont il donna tant de preuves, et qui deux ans après lui coûta la vie dans les plaines d’Abraham. Duncan, en détournant les yeux de la physionomie féroce et ignoble de Magua, en vit avec plaisir le contraste parfait dans l’air noble et militaire, les traits prévenants et le sourire gracieux du général français.

– Monsieur, dit Montcalm, j’ai beaucoup de plaisir… Eh bien ! où est donc cet interprète ?

– Je crois, Monsieur, qu’il ne sera pas nécessaire, dit Heyward avec modestie ; je parle un peu le français.

– Ah ! j’en suis charmé, répliqua le marquis ; et prenant familièrement Duncan sous le bras, il le conduisit à l’extrémité de la tente, où ils pouvaient s’entretenir sans être entendus. – Je déteste ces fripons-là, ajouta-t-il en continuant à parler français ; car on ne sait jamais sur quel pied on est avec eux. – Eh bien ! Monsieur, je me serais fait honneur d’avoir une entrevue personnelle avec votre brave commandant ; mais je me félicite qu’il se soit fait remplacer par un officier aussi distingué que vous l’êtes, et aussi aimable que vous le paraissez.

Duncan le salua, car le compliment ne pouvait lui déplaire, en dépit de la résolution héroïque qu’il avait prise de ne pas souffrir que les politesses ou les ruses du général ennemi lui fissent oublier un instant ce qu’il devait à son souverain. Montcalm reprit la parole après un moment de silence et de réflexion.

– Votre commandant est plein de bravoure, Monsieur, dit-il alors ; il est plus en état que personne de résister à une attaque. Mais n’est-il pas temps qu’il commence à suivre les conseils de l’humanité, plutôt que ceux de la valeur ? L’une et l’autre contribuent également à caractériser le héros.

– Nous regardons ces deux qualités comme inséparables, répondit Duncan en souriant ; mais tandis que vous nous donnez mille motifs pour stimuler l’une, nous n’avons encore jusqu’à présent aucune raison particulière pour mettre l’autre en action.

Montcalm salua à son tour ; mais ce fut avec l’air d’un homme trop habile pour écouter le langage de la flatterie, et il ajouta :

– Il est possible que mes télescopes m’aient trompé, et que vos fortifications aient résisté à notre artillerie mieux que je ne le supposais. – Vous savez sans doute quelle est notre force ?

– Nos rapports varient à cet égard, répondit Heyward nonchalamment ; mais nous ne la supposons que de vingt mille hommes tout au plus.

Le Français se mordit les lèvres, et fixa ses yeux sur le major comme pour lire dans ses pensées, et alors il ajouta avec une indifférence bien jouée et comme s’il eût voulu reconnaître la justesse d’un calcul auquel il voyait fort bien que Duncan n’ajoutait pas foi :

– C’est un aveu mortifiant pour un soldat, Monsieur ; mais il faut convenir que, malgré tous nos soins, nous n’avons pu déguiser notre nombre. On croirait pourtant que, s’il était possible d’y réussir, ce devrait être dans ces bois. – Mais quoique vous pensiez qu’il est encore trop tôt pour écouter la voix de l’humanité, continua-t-il en souriant, il m’est permis de croire qu’un jeune guerrier comme vous ne peut être sourd à celle de la galanterie. Les filles du commandant, à ce que j’ai appris, sont entrées dans le fort depuis qu’il est investi ?

– Oui, Monsieur, répondit Heyward ; mais cette circonstance, bien loin d’affaiblir notre résolution, ne fait que nous exciter à de plus grands efforts par l’exemple de courage qu’elle nous a mis sous les yeux. S’il ne fallait que de la fermeté pour repousser même un ennemi aussi habile que monsieur de Montcalm, je confierais volontiers la défense de William-Henry à l’aînée de ces jeunes dames.

– Nous avons dans nos lois saliques une sage disposition en vertu de laquelle la couronne de France ne peut jamais tomber en quenouille, répondit Montcalm un peu sèchement et avec quelque hauteur ; mais reprenant aussitôt son air d’aisance et d’affabilité ordinaire, il ajouta : – Au surplus, comme toutes les grandes qualités sont héréditaires, c’est un motif de plus pour vous croire ; mais ce n’est pas une raison pour oublier que, comme je vous le disais, le courage même doit avoir des bornes, et qu’il est temps de faire parler les droits de l’humanité. – Je présume, Monsieur, que vous êtes autorisé à traiter des conditions de la reddition du fort ?

– Votre Excellence trouve-t-elle que nous nous défendions assez faiblement pour regarder cette mesure comme nous étant imposée par la nécessité ?

– Je serais fâché de voir la défense se prolonger de manière à exaspérer mes amis rouges, dit Montcalm sans répondre à cette question, en jetant un coup d’œil sur le groupe d’Indiens attentifs à un entretien que leurs oreilles ne pouvaient entendre ; même à présent je trouve assez difficile d’obtenir d’eux qu’ils respectent les usages de la guerre des nations civilisées.

Heyward garda le silence, car il se rappela les dangers qu’il avait courus si récemment parmi ces sauvages, et les deux faibles compagnes qui avaient partagé ses souffrances.

– Ces messieurs-là, continua Montcalm voulant profiter de l’avantage qu’il croyait avoir remporté, sont formidables quand ils sont courroucés, et vous savez combien il est difficile de modérer leur colère. – Eh bien ! Monsieur, parlerons-nous des conditions de la reddition ?

– Je crois que Votre Excellence n’apprécie pas assez la force de William-Henry et les ressources de sa garnison.

– Ce n’est pas Québec que j’assiège ; c’est une place dont toutes les fortifications sont en terre, et défendue par une garnison qui ne consiste qu’en deux mille trois cents hommes, quoique un ennemi doive rendre justice à leur bravoure.

– Il est très vrai que nos fortifications sont en terre, Monsieur, et qu’elles ne sont point assises sur le rocher du Diamant ; mais elles sont élevées sur cette rive qui a été si fatale à Dieskau et à sa vaillante armée ; et vous ne faites pas entrer dans vos calculs une force considérable qui n’est qu’à quelques heures de marche de nous, et que nous devons regarder comme faisant partie de nos moyens de défense.

– Oui, répondit Montcalm avec le ton d’une parfaite indifférence, de six à huit mille hommes, que leur chef circonspect juge plus prudent de garder dans leurs retranchements que de mettre en campagne.

Ce fut alors le tour d’Heyward de se mordre les lèvres de dépit, en entendant le marquis parler avec tant d’insouciance d’un corps d’armée dont il savait que la force effective était fort exagérée. Tous deux gardèrent le silence quelques instants, et Montcalm reprit la parole de manière à annoncer qu’il croyait que la visite de l’officier anglais n’avait d’autre but que de proposer des conditions de capitulation. De son côté le major chercha à donner à la conversation une tournure qui amenât le général français à faire quelque allusion à la lettre qu’il avait interceptée ; mais ni l’un ni l’autre ne réussit à atteindre son but, et après une longue et inutile conférence, Duncan se retira avec une impression favorable des talents et de la politesse du général ennemi, mais aussi peu instruit sur ce qu’il désirait apprendre que lorsqu’il était arrivé.

Montcalm l’accompagna jusqu’à la porte de sa tente, et le chargea de renouveler au commandant du fort l’invitation qu’il lui avait déjà fait faire de lui accorder le plus tôt possible une entrevue sur le terrain situé entre les deux armées. Là ils se séparèrent ; l’officier qui avait amené Duncan le reconduisit aux avant-postes, et le major étant rentré dans le fort se rendit sur-le-champ chez Munro.

Share on Twitter Share on Facebook