Chapitre XVI

Mais avant de combattre ouvrez donc cette lettre.

Shakespeare. Le Roi Lear.

Munro était seul avec ses deux filles lorsque le major entra dans son appartement. Alice était assise sur un de ses genoux, et ses doigts délicats s’amusaient à séparer les cheveux blancs qui tombaient sur le front de son père. Cette sorte d’enfantillage fit froncer le sourcil du vétéran ; mais elle ramena la sérénité sur son front en y appuyant ses lèvres de rose. Cora, toujours calme et grave, était assise près d’eux, et regardait le badinage de sa jeune sœur avec cet air de tendresse maternelle qui caractérisait son affection pour elle.

Au milieu des plaisirs purs et tranquilles dont elles jouissaient dans cette réunion de famille, les deux sœurs semblaient avoir oublié momentanément, non seulement les dangers qu’elles avaient si récemment courus dans les bois, mais même ceux qui pouvaient encore les menacer dans une forteresse assiégée par une force si supérieure. On eût pu croire qu’elles avaient voulu profiter de cet instant de trêve pour se livrer à l’effusion de leurs plus tendres sentiments, et tandis que les filles oubliaient leurs craintes, le vétéran lui-même, dans ce moment de repos et de sécurité, ne songeait qu’à l’amour paternel.

Duncan, qui, dans l’empressement qu’il avait dé rendre compte de sa mission au commandant, était entré sans se faire annoncer, resta une minute ou deux spectateur immobile d’une scène qui l’intéressait vivement et qu’il ne voulait pas interrompre ; mais enfin les yeux actifs d’Alice virent son image dans une glace placée devant elle, et elle se leva en s’écriant :

– Le major Heyward !

– Eh bien ! qu’avez-vous à en dire ? lui demanda son père sans changer de position ; il est à présent à jaser avec le Français dans son camp, où je l’ai envoyé.

Duncan s’étant avancé vers lui : – Ah ! vous voilà, Monsieur ! continua-t-il ; vous êtes jeune, et leste par conséquent. – Allons, enfants, retirez-vous ! que faites-vous ici ? croyez-vous qu’un soldat n’ait pas déjà assez de choses dans la tête, sans venir la remplir encore de bavardages de femmes ?

Cora se leva sur-le-champ, voyant que leur présence n’était plus désirée, et Alice la suivit, un sourire sur les lèvres.

Au lieu de demander au major le résultat de sa mission, Munro se promena quelques instants, les mains croisées derrière le dos et la tête penchée sur sa poitrine, en homme livré à de profondes réflexions. Enfin il leva sur Duncan des yeux exprimant sa tendresse paternelle, et s’écria :

– Ce sont deux excellentes filles, Heyward ! Qui ne serait fier d’être leur père !

– Je crois que vous savez déjà tout ce que je pense de ces deux aimables sœurs, colonel Munro.

– Sans doute, sans doute, et je me rappelle même que le jour de votre arrivée au fort vous aviez commencé à m’ouvrir votre cœur à ce sujet d’une manière qui ne me déplaisait nullement ; mais je vous ai interrompu, parce que je pensais qu’il ne convenait pas à un vieux soldat de parler de préparatifs de noces, et de se livrer à la joie qu’elles entraînent, dans un moment où il était possible que les ennemis de son roi voulussent avoir leur part du festin nuptial sans y avoir été invités. Cependant je crois que j’ai eu tort, Duncan. – Oui, j’ai eu tort, et je suis prêt à entendre ce que vous avez à me dire.

– Malgré tout le plaisir que me donne cette agréable assurance, mon cher monsieur, il faut d’abord que je vous rende compte d’un message que le marquis de…

– Au diable le Français et toute son armée ! s’écria le vétéran en fronçant le sourcil ; Montcalm n’est pas encore maître de William-Henry, et il ne le sera jamais si Webb se conduit comme il le doit. Non, Monsieur, non ; grâce au ciel, nous ne sommes pas encore réduits à une extrémité assez urgente pour que Munro ne puisse donner un instant à ses affaires domestiques, aux soins de sa famille. Votre mère était fille unique de mon meilleur ami, Duncan, et je vous écouterai en ce moment, quand même tous les chevaliers de Saint-Louis, avec leur patron à leur tête, seraient à la poterne, me suppliant de leur accorder un moment d’audience. – Jolie chevalerie, ma foi, que celle qu’on peut acheter avec quelques tonnes de sucre ! – Et leurs marquisats de deux sous ? On en ferait de semblables par douzaines dans le Lothian. – Parlez-moi du Chardon, quand vous voudrez me citer un ordre de chevalerie antique et vénérable ; le véritable nemo me impunè lacessit de la chevalerie ! Vous avez eu des ancêtres qui en ont été revêtus, Duncan, et ils faisaient l’ornement de la noblesse d’Écosse.

Heyward vit que son commandant se faisait un malin plaisir de montrer son mépris pour les Français et pour le message de leur général ; sachant que l’humeur de Munro ne serait pas de longue durée, et qu’il reviendrait de lui-même sur ce sujet, il n’insista plus pour rendre compte de sa mission, et parla d’un objet qui l’intéressait davantage.

– Je crois, Monsieur, lui dit-il, vous avoir fait connaître que j’aspirais à être honoré du nom de votre fils.

– Oui, j’ai eu assez d’intelligence pour le comprendre ; mais avez-vous parlé aussi intelligiblement à ma fille ?

– Non, sur mon honneur, Monsieur ! j’aurais cru abuser de la confiance que vous m’aviez accordée si j’avais profité d’une pareille occasion pour lui faire connaître mes désirs.

– Vous avez agi en homme d’honneur, Heyward, et je ne puis qu’approuver de tels sentiments ; mais Cora est une fille sage, discrète, et dont l’âme est trop élevée pour qu’elle ait besoin qu’un père exerce quelque influence sur son choix.

– Cora !

– Oui, Monsieur, Cora ! – De quoi parlons-nous, Monsieur ? N’est-ce pas de vos prétentions à la main de miss Munro ?

– Je… je… ne crois pas avoir prononcé son nom, balbutia le major avec embarras.

– Et pour épouser qui me demandez-vous donc mon consentement ? dit le vétéran en se redressant, avec un air de mécontentement et de dignité blessée.

– Vous avez une autre fille, Monsieur, répondit Heyward ; une fille non moins aimable, non moins intéressante.

– Alice ! s’écria Munro avec une surprise égale à celle que Duncan venait de montrer en répétant le nom de Cora.

– C’est à elle que s’adressent tous mes vœux, Monsieur. Le jeune homme attendit en silence le résultat de l’effet extraordinaire que produisait sur le vieux guerrier une déclaration à laquelle il était évident que celui-ci s’attendait si peu. Pendant quelques minutes Munro parcourut sa chambre à grands pas, comme agité de convulsions et absorbé par des réflexions pénibles. Enfin il s’arrêta en face d’Heyward, fixa les yeux sur les siens, et lui dit avec une émotion qui rendait ses lèvres tremblantes :

– Duncan Heyward, je vous ai aimé pour l’amour de celui dont le sang coule dans vos veines. – Je vous ai aimé pour vous-même, à cause des bonnes qualités que j’ai reconnues en vous. Je vous ai aimé parce que j’ai pensé que vous pourriez faire le bonheur de ma fille ; mais toute cette affection se changerait en haine si j’étais sûr que ce que j’appréhende soit vrai !

– À Dieu ne plaise que je puisse faire, dire, ou penser la moindre chose capable d’amener un si cruel changement ! s’écria Heyward, qui soutint d’un œil ferme les regards fixes et pénétrants de son commandant.

Sans réfléchir à l’impossibilité où se trouvait le jeune homme qui l’écoutait de comprendre des sentiments qui étaient cachés au fond de son cœur, Munro se laissa pourtant fléchir par l’air de candeur et de sincérité qu’il remarqua en lui, et reprit la parole d’un ton plus doux. – Vous désirez être mon fils, Duncan, lui dit-il, et vous ignorez encore l’histoire de celui que vous voulez appeler votre père. Asseyez-vous, et je vais vous ouvrir, aussi brièvement qu’il me sera possible de le faire, un cœur dont les blessures ne sont pas encore cicatrisées.

Le message de Montcalm fut alors complètement oublié ; et celui qui en était chargé n’y songeait pas plus que celui à qui il était destiné. Chacun d’eux prit une chaise, et tandis que le vieillard gardait le silence pour rassembler ses idées, en se livrant à des souvenirs qui paraissaient mélancoliques, le jeune homme réprima son impatience, et prit un air et une attitude d’attention respectueuse ; enfin Munro commença son récit.

– Vous savez déjà, major Heyward, dit l’Écossais, que ma famille est ancienne et honorable, quoique la fortune ne l’ait pas favorisée d’une manière proportionnée à sa noblesse. J’avais à peu près votre âge quand j’engageai ma foi à Alice Graham, fille d’un laird du voisinage, propriétaire de biens assez considérables ; mais divers motifs, peut-être ma pauvreté, firent que son père s’opposa à notre union : en conséquence je fis ce que tout homme honnête devait faire, je rendis à Alice sa parole, et étant entré au service du roi, je quittai l’Écosse. J’avais déjà vu bien des pays, mon sang avait déjà coulé dans bien des contrées, quand mon devoir m’appela dans les îles des Indes occidentales : là le hasard me fit faire la connaissance d’une dame qui avec le temps devint mon épouse, et me rendit père de Cora. Elle était fille d’un homme bien né, dont la femme avait le malheur, si le terme vous convient, Monsieur, dit le vieillard avec un accent de fierté, de descendre, quoiqu’à un degré déjà éloigné, de cette classe infortunée qu’on a la barbarie de réduire à un infâme esclavage pour fournir aux besoins de luxe des nations civilisées. – Oui, Monsieur, et c’est une malédiction qui a frappé l’Écosse même, par suite de son union contre nature à une terre étrangère et à un peuple de trafiquants. Mais si je trouvais parmi eux un homme qui osât se permettre une réflexion méprisante sur la naissance de ma fille, sur ma parole, il sentirait tout le poids du courroux d’un père ! – Mais vous-même, major Heyward, vous êtes né dans les colonies du sud, où ces êtres infortunés et tous ceux qui en descendent sont regardés comme appartenant à une race inférieure à la nôtre.

– Cela n’est malheureusement que trop vrai, Monsieur, dit Duncan avec un tel embarras qu’il ne put s’empêcher de baisser les yeux.

– Et vous en faites un sujet de reproche à ma fille ! s’écria le père d’un ton où l’on reconnaissait en même temps le chagrin et la colère, l’ironie et l’amertume ; quelque aimable, quelque vertueuse qu’elle soit, vous dédaignez de mêler le sang des Heyward à un sang si dégradé, si méprisé ?

– Dieu me préserve d’un préjugé si indigne et si déraisonnable ! répondit Heyward, quoique la voix de sa conscience l’avertit en secret que ce préjugé, fruit de l’éducation, était enraciné dans son cœur aussi profondément que s’il y eût été implanté par les mains de la nature : – la douceur, l’ingénuité, les charmes et la vivacité de la plus jeune de vos filles, colonel Munro, vous expliquent assez mes motifs pour qu’il soit inutile de m’accuser d’une injustice.

– Vous avez raison, Monsieur, dit le vieillard, prenant une seconde fois un ton radouci ; elle est l’image parlante de ce qu’était sa mère à son âge avant qu’elle eût connu le chagrin. Lorsque la mort m’eut privé de mon épouse, je retournai en Écosse, enrichi par ce mariage ; et le croiriez-vous, Duncan ? j’y retrouvai l’ange qui avait été mon premier amour, languissant dans le célibat depuis vingt ans, et uniquement par affection pour l’ingrat qui avait pu l’oublier ; elle fit encore plus, elle me pardonna mon manque de foi, et comme elle était encore sa maîtresse, elle m’épousa…

– Et devint mère d’Alice ! s’écria Heyward avec un empressement qui aurait pu être dangereux dans un moment où le vieux militaire aurait été moins occupé des souvenirs qui le déchiraient.

– Oui, répondit Munro, et elle paya de sa vie le précieux présent qu’elle me fit ; mais c’est une sainte dans le ciel, Monsieur, et il conviendrait mal à un homme sur le bord du tombeau de murmurer contre un sort si désirable. Elle ne vécut avec moi qu’une seule année, terme de bonheur bien court pour une femme qui avait passé toute sa jeunesse dans la douleur.

Munro se tut, et son affection muette avait quelque chose de si imposant et de si majestueux qu’Heyward n’osa hasarder un seul mot de conversation. Le vieillard semblait avoir oublié qu’il n’était pas seul, et ses traits agités annonçaient sa vive émotion, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Enfin il parut revenir à lui ; il se leva tout à coup, fit un tour dans l’appartement, comme pour se donner le temps de retrouver le calme que ce récit lui avait fait perdre, et se rapprocha d’Heyward avec un air de grandeur et de dignité.

– Major, lui dit-il, n’avez-vous pas un message à me communiquer de la part du marquis de Montcalm ?

Duncan tressaillit à son tour, car ce message était alors bien loin de ses pensées, et il commença sur-le-champ, quoique non sans embarras, à rendre le compte qu’il devait de son ambassade. Il est inutile d’appuyer ici sur la manière adroite, mais civile, avec laquelle le général français avait su éluder toutes les tentatives qu’avait faites Heyward pour tirer de lui le motif de l’entrevue qu’il avait proposée au commandant de William-Henry, et sur le message conçu en termes toujours polis, mais très décidés, par lequel il lui donnait à entendre qu’il fallait qu’il vînt chercher cette explication lui-même, ou qu’il se déterminât à s’en passer.

Pendant que Munro écoutait le récit détaillé que lui faisait le major de sa conférence avec le général ennemi, les sensations que l’amour paternel avait excitées en lui s’affaiblissaient graduellement pour faire place aux idées que lui inspirait le sentiment de ses devoirs militaires ; et lorsque Duncan eut fini de rendre compte de sa mission, le père avait disparu, il ne restait plus devant lui que le commandant de William-Henry, mécontent et courroucé.

– Vous m’en avez dit assez, major Heyward, s’écria le vieillard d’un ton qui prouvait combien il était blessé de la conduite du marquis, assez pour faire un volume de commentaires sur la civilité française. Voilà un monsieur qui m’invite à une conférence, et quand je me fais remplacer par un substitut très capable, car vous l’êtes, Duncan, quoique vous soyez encore jeune, il refuse de s’expliquer et me laisse tout à deviner !

– Mon cher monsieur, reprit le major en souriant, il est possible qu’il ait une idée moins favorable du substitut. D’ailleurs, faites attention que l’invitation qu’il vous a faite et qu’il m’a chargé de vous réitérer s’adresse au commandant en chef du fort, et non à l’officier qui commande en second.

– Eh bien ! Monsieur, répondit Munro, un substitut n’est-il pas investi de tout le pouvoir et de toute la dignité de celui qu’il représente ? – Il veut avoir une conférence avec le commandant en personne ! Sur ma foi, Duncan, j’ai envie de la lui accorder, ne fût-ce que pour lui montrer une contenance ferme, en dépit de son armée nombreuse et de ses sommations. Ce serait un coup de politique qui ne serait peut-être pas mauvais, jeune homme.

Duncan, qui croyait de la dernière importance de connaître le plus promptement possible le contenu de la lettre dont le batteur d’estrade était chargé, se hâta d’appuyer sur cette idée.

– Sans aucun doute, dit-il, la vue de notre air d’indifférence et de tranquillité ne sera pas propre à lui inspirer de la confiance.

– Jamais vous n’avez dit plus grande vérité. – Je voudrais qu’il vînt inspecter nos fortifications en plein jour, et en manière d’assaut, ce qui est le meilleur moyen pour voir si un ennemi fait bonne contenance, et ce qui serait infiniment préférable au système de canonnade qu’il a adopté. La beauté de l’art de la guerre a été détruite, major, par les pratiques modernes de votre M. Vauban. Nos ancêtres étaient fort au-dessus de cette lâcheté scientifique.

– Cela peut être vrai, Monsieur, mais nous sommes obligés maintenant de nous défendre avec les mêmes armes qu’on emploie contre nous. – Que décidez-vous, relativement à l’entrevue ?

– Je verrai le Français ; je le verrai sans crainte et sans délai, comme il convient à un fidèle serviteur du roi mon maître. – Allez, major Heyward, faites-leur entendre une fanfare de musique, et envoyez un trompette pour informer le marquis que je vais me rendre à l’endroit indiqué. Je le suivrai de près avec une escorte, car honneur est dû à celui qui est chargé de garder l’honneur de son roi. Mais écoutez, Duncan, ajouta-t-il en baissant la voix, quoiqu’ils fussent seuls, il sera bon d’avoir un renfort à portée, dans le cas où quelque trahison aurait été préméditée.

Heyward profita sur-le-champ de cet ordre pour quitter l’appartement ; et comme le jour approchait de sa fin, il ne perdit pas un instant pour faire les arrangements nécessaires. Il ne lui fallut que quelques minutes pour dépêcher au camp des Français un trompette avec un drapeau blanc, afin d’y annoncer l’arrivée très prochaine du commandant du fort, et pour ordonner à quelques soldats de prendre les armes. Dès qu’ils furent prêts, il se rendit avec eux à la poterne, où il trouva son officier supérieur qui l’attendait déjà. Dès qu’on eut accompli le cérémonial ordinaire du départ militaire, le vétéran et son jeune compagnon sortirent de la forteresse, suivis de leur escorte.

Ils n’étaient qu’à environ cent cinquante pas des bastions quand ils virent sortir d’un chemin creux, ou pour mieux dire d’un ravin qui coupait la plaine entre les batteries des assiégeants et le fort, une petite troupe de soldats qui accompagnaient leur général. En quittant ses fortifications pour aller se montrer aux ennemis, Munro avait redressé sa grande taille, et pris un air et une démarche tout à fait militaires ; mais dès qu’il aperçut le panache blanc qui flottait sur le chapeau de Montcalm, ses yeux s’enflammèrent ; il sentit renaître en lui la vigueur de la jeunesse.

– Dites à ces braves gens de se tenir sur leurs gardes, Monsieur, dit-il à Duncan à demi-voix, et d’être prêts à se servir de leurs armes au premier signal ; car sur quoi peut-on compter avec ces Français ? En attendant, nous nous présenterons devant eux en hommes qui ne craignent rien. – Vous me comprenez, major Heyward ?

Il fut interrompu par le son d’un tambour des Français ; il fit répondre à ce signal de la même manière ; chaque parti envoya en avant un officier d’ordonnance, porteur d’un drapeau blanc, et le prudent Écossais fit halte ; Montcalm s’avança vers la troupe ennemie avec une démarche pleine de grâce, et salua le vétéran en ôtant son chapeau, dont le panache toucha presque la terre. Si l’aspect de Munro avait quelque chose de plus mâle et de plus imposant, il n’avait pas l’air d’aisance et de politesse insinuante de l’officier français. Tous deux restèrent un moment en silence, se regardant avec intérêt et curiosité. Enfin Montcalm parla le premier, comme semblaient l’exiger son rang supérieur et la nature de la conférence.

Après avoir fait un compliment à Munro, et adressé à Duncan un sourire agréable comme pour lui dire qu’il le reconnaissait, il dit à ce dernier en français :

– Je suis doublement charmé, Monsieur, de vous voir ici en ce moment ; votre présence nous dispensera d’avoir recours à un interprète ordinaire ; car si vous voulez bien nous en servir, j’aurai la même sécurité que si je parlais moi-même votre langue.

Duncan répondit à ce compliment par une inclination de tête, et Montcalm, se tournant vers son escorte, qui, à l’imitation de celle de Munro, s’était rangée derrière lui, dit en faisant un signe de la main :

– En arrière, mes enfants ; il fait chaud ; retirez-vous un peu.

Avant d’imiter cette preuve de confiance, le major Heyward jeta un coup d’œil autour de lui dans la plaine, et ce ne fut pas sans quelque inquiétude qu’il vit des groupes nombreux de sauvages sur toutes les lisières des bois, dont ils étaient sortis par curiosité pour voir de loin cette conférence.

– Monsieur de Montcalm reconnaîtra aisément la différence de notre situation, dit-il avec quelque embarras, en lui montrant en même temps ces troupes d’auxiliaires barbares ; si nous renvoyons notre escorte, nous restons à la merci de nos plus dangereux ennemis.

– Monsieur, dit Montcalm avec force, en plaçant une main sur son cœur, vous avez pour garantie la parole d’honneur d’un gentilhomme» français, et cela doit vous suffire.

– Et cela suffira, Monsieur, répondit Duncan. Et se tournant vers l’officier qui commandait l’escorte, il ajouta : – En arrière, Monsieur. Retirez-vous hors de la portée de la voix, et attendez de nouveaux ordres.

Tout ce dialogue ayant eu lieu en français, Munro, qui n’en avait pas compris un seul mot, vit ce mouvement avec un mécontentement manifeste, et il en demanda sur-le-champ l’explication au major.

– N’est-il pas de notre intérêt, Monsieur, de ne montrer aucune méfiance ? dit Heyward. Monsieur de Montcalm nous garantit notre sûreté sur son honneur, et j’ai ordonné au détachement de se retirer à quelque distance, pour lui prouver que nous comptons sur sa parole.

– Vous pouvez avoir raison, major ; mais je n’ai pas une confiance excessive en la parole de tous ces marquis, comme ils se nomment. Les lettres de noblesse sont trop communes dans leur pays pour qu’on puisse y attacher une idée d’honneur véritable.

– Vous oubliez, mon cher Monsieur, que nous sommes en conférence avec un militaire qui s’est distingué par ses exploits en Europe et en Amérique. Nous n’avons certainement rien à appréhender d’un homme qui jouit d’une réputation si bien méritée.

Le vieux commandant fit un geste de résignation ; mais ses traits rigides annonçaient qu’il n’en persistait pas moins dans une méfiance occasionnée par une sorte de haine héréditaire contre les Français, plutôt que par aucun signe extérieur qui pût alors donner lieu à un sentiment si peu charitable. Montcalm attendit patiemment la fin de cette petite discussion qui eut lieu en anglais et à demi-voix, et s’approchant alors des deux officiers anglais, il ouvrit la conférence.

– J’ai désiré avoir cette entrevue avec votre officier supérieur, Monsieur, dit-il en adressant la parole à Duncan, parce que j’espère qu’il se laissera convaincre qu’il a déjà fait tout ce qu’on peut exiger de lui pour soutenir l’honneur de son souverain, et qu’il consentira maintenant à écouter les avis de l’humanité. Je rendrai un témoignage éternel qu’il a fait la plus honorable résistance, et qu’il l’a continuée aussi longtemps qu’il a eu la moindre espérance de la voir couronnée par le succès.

Lorsque ce discours eut été expliqué à Munro, il répondit avec dignité et avec assez de politesse :

– Quelque prix que j’attache à un pareil témoignage, rendu par monsieur de Montcalm, il sera encore plus honorable quand je l’aurai mieux mérité.

Le général français sourit pendant que Duncan lui traduisait cette réponse, et ajouta sur-le-champ :

– Ce qu’on accorde volontiers à la valeur qu’on estime, peut se refuser à une obstination inutile. Monsieur veut-il voir mon camp, compter lui-même les soldats qu’il renferme, et se convaincre par là de l’impossibilité de résister plus longtemps ?

– Je sais que le roi de France est bien servi, répondit l’Écossais imperturbable, dès que Duncan eut fini sa traduction ; mais le roi mon maître a des troupes aussi braves, aussi fidèles et aussi nombreuses.

– Qui malheureusement ne sont pas ici, s’écria Montcalm emporté par son ardeur, sans attendre que Duncan eût joué son rôle d’interprète. Il y a dans la guerre une destinée à laquelle un homme brave doit se soumettre avec le même courage qu’il fait face à l’ennemi.

– Si j’avais su que monsieur de Montcalm sût si bien l’anglais, je me serais épargné la peine de lui faire une mauvaise traduction de ce que lui a adressé mon commandant, dit Duncan d’un ton piqué, en se rappelant le dialogue qu’il avait eu avec Munro un instant auparavant.

– Pardon, Monsieur, répondit le général français, il y a une grande différence entre pouvoir comprendre quelques mots d’une langue étrangère et être en état de la parler ; je vous prierai donc de vouloir bien continuer à me servir d’interprète. Ces montagnes, ajouta-t-il après un instant de silence, nous procurent toutes les facilités possibles pour reconnaître l’état de vos fortifications, et je puis vous assurer que je connais leur état actuel de faiblesse aussi bien que vous le connaissez vous-même. – Demandez au général, dit Munro avec fierté, si la portée de ses télescopes peut s’étendre jusqu’à l’Hudson, et s’il a vu les préparatifs de marche de Webb.

– Que je général Webb réponde lui-même à cette question, répondit le politique marquis en offrant à Munro une lettre ouverte. Vous verrez dans cette épître, Monsieur, qu’il n’est pas probable que les mouvements de ses troupes soient inquiétants pour mon armée.

Le vétéran saisit la lettre qui lui était présentée, avec un empressement qui ne lui permit pas d’attendre que Duncan lui eût interprété ce discours, et qui prouvait combien il attachait d’importance à ce que pouvait contenir cette missive. Mais à peine l’eut-il parcourue qu’il changea de visage : ses lèvres tremblèrent, le. papier lui échappa des mains, sa tête se pencha sur sa poitrine.

Duncan ramassa la lettre, et sans songer à s’excuser de la liberté qu’il prenait, il n’eut besoin que d’un coup d’œil pour s’assurer de la cruelle nouvelle qu’elle contenait. Leur chef commun, le général Webb, bien loin de les exhorter à tenir bon, leur conseillait, dans les termes les plus clairs et les plus précis, de se rendre sur-le-champ, en alléguant pour raison qu’il ne pouvait envoyer un seul homme à leur secours.

– Il n’y a ici ni erreur ni déception, s’écria Heyward en examinant la lettre avec une nouvelle attention : c’est bien le cachet et la signature de Webb ; c’est certainement la lettre interceptée.

– Je suis donc abandonné, trahi ! s’écria Munro avec amertume : Webb veut couvrir de honte des cheveux qui ont honorablement blanchi ! il verse le déshonneur sur une tête qui a toujours été sans reproche !

– Ne parlez pas ainsi ! s’écria Duncan avec feu à son tour ; nous sommes encore maîtres du fort et de notre honneur. Défendons-nous jusqu’à la mort, et vendons notre vie si cher que l’ennemi soit forcé de convenir qu’il en a trop payé le sacrifice !

– Je te remercie, jeune homme, dit le vieillard sortant d’une sorte de stupeur ; pour cette fois, tu as rappelé Munro au sentiment de ses devoirs. Retournons au fort, et creusons notre sépulture derrière nos remparts !

– Messieurs, dit Montcalm en s’avançant vers eux avec un air de véritable intérêt et de générosité, vous connaissez peu Louis de Saint-Véran, si vous le croyez capable de vouloir profiter de cette lettre pour humilier de braves soldats, et se déshonorer lui-même. Avant de vous retirer, écoutez du moins les conditions de la capitulation que je vous offre.

– Que dit le Français ? demanda le vétéran avec une fierté dédaigneuse. Se fait-il un mérite d’avoir fait prisonnier un batteur d’estrade, et d’avoir intercepté un billet venant du quartier général ? Major, dites-lui que s’il veut intimider ses ennemis par des bravades, ce qu’il a de mieux à faire est de lever le siège de William-Henry et d’aller investir le fort Édouard.

Duncan lui expliqua ce que venait de dire le marquis.

– Monsieur de Montcalm, nous sommes prêts à vous entendre, dit Munro d’un ton plus calme.

– Il est impossible que vous conserviez le fort, répondit le marquis, et l’intérêt du roi mon maître exige qu’il soit détruit. Mais quant à vous et à vos braves camarades, tout ce qui peut être cher à un soldat vous sera accordé.

– Nos drapeaux ? demanda Heyward.

– Vous les remporterez en Angleterre, comme une preuve que vous les avez vaillamment défendus.

– Nos armes ?

– Vous les conserverez. Personne ne pourrait mieux s’en servir.

– La reddition de la place ? Notre départ ?

– Tout s’effectuera de la manière la plus honorable pour vous, et comme vous le désirerez.

Duncan expliqua toutes ces propositions à son commandant, qui les entendit avec une surprise manifeste, et dont la sensibilité fut vivement émue par un trait de générosité si extraordinaire et auquel il s’attendait si peu.

– Allez, Duncan, dit-il, allez avec ce marquis, et il est vraiment digne de l’être. Suivez-le dans sa tente, et réglez avec lui toutes les conditions. – J’ai assez vécu pour voir dans ma vieillesse deux choses que je n’aurais jamais crues possibles : – un Anglais refusant de secourir son compagnon d’armes ; – un Français ayant trop d’honneur pour profiter de l’avantage qu’il a obtenu.

Après avoir ainsi parlé, le vétéran laissa tomber sa tête sur sa poitrine ; et ayant salué le marquis, il retourna vers le fort avec sa suite. Son air abattu et consterné annonçait déjà à la garnison qu’il n’était pas satisfait du résultat de l’entrevue qui venait d’avoir lieu.

Duncan resta pour régler les conditions de la reddition de la place. Il rentra au fort pendant la première veille de la nuit, et après un court entretien avec le commandant on l’en vit sortir de nouveau pour retourner au camp français. On annonça alors publiquement la cessation de toutes hostilités, Munro ayant signé une capitulation en vertu de laquelle le fort devait être rendu à l’ennemi le lendemain matin, et la garnison en sortir avec ses drapeaux, ses armes, ses bagages, et par conséquent, suivant les idées militaires, avec tout honneur.

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