Chapitre XVII

Tissons, tissons la laine. Le fil est filé, la trame est tissée ; le travail est fini.

Gray.

Les armées ennemies campées dans les solitudes de l'Horican passèrent la nuit du 9 août 1757 à peu près comme elles l'auraient passée si elles se fussent trouvées sur le plus beau champ de bataille de l'Europe, les vaincus dans l'accablement de la tristesse, les vainqueurs dans la joie du triomphe. Mais il y a des bornes à la tristesse comme à la joie, et lorsque la nuit commença à s'avancer, le silence de ces immenses forêts n'était interrompu que par la voix insouciante de quelque jeune Français fredonnant une chanson aux avant-postes, ou par le Qui va là ? des sentinelles, prononcé d'un ton menaçant ; car les Anglais gardaient encore les bastions du fort, et ne voulaient pas souffrir qu'un ennemi en approchât avant l'instant qui avait été fixé pour en faire la reddition. Mais quand l'heure solennelle qui précède la naissance du jour fut arrivée, on aurait en vain cherché quelque signe qui indiquât la présence d'un si grand nombre d'hommes armés sur les rives du Saint-Lac.

Ce fut pendant cet intervalle de silence complet que la toile qui couvrait l'entrée de la plus grande tente du camp français se souleva doucement. Ce mouvement était produit par un homme qui était dans l'intérieur, et qui en sortit sans bruit. Il était enveloppé d'un grand manteau qui pouvait avoir pour but de le garantir de l'humidité pénétrante des bois, mais qui servait également à cacher toute sa personne. Le grenadier qui était de garde à l'entrée de la tente du général français le laissa passer sans opposition, lui présenta les armes avec la déférence militaire accoutumée, et le vit s'avancer d'un pas agile à travers la petite cité de tentes en se dirigeant vers William-Henry. Quand il rencontrait sur son passage quelqu'un des nombreux soldats qui veillaient à la sûreté du camp, il répondait brièvement à la question d'usage, et à ce qu'il paraissait d'une manière satisfaisante, car sa marche n'éprouvait jamais la moindre interruption.

À l'exception de ces rencontres, qui se répétèrent assez fréquemment, nul événement ne troubla sa promenade silencieuse, et il s'avança ainsi depuis le centre du camp jusqu'au dernier des avant-postes du côté du fort. Lorsqu'il passa devant le soldat qui était en faction le plus près de l'ennemi, celui-ci fit entendre le cri ordinaire :

– Qui vive ?

– France.

– Le mot d'ordre ?

– La victoire, répondit le personnage mystérieux en s'approchant de la sentinelle pour prononcer ce mot à voix basse.

– C'est bon, répliqua le soldat en replaçant son mousquet sur son épaule ; vous vous promenez bien matin, Monsieur ?

– Il est nécessaire d'être vigilant, mon enfant.

En prononçant ces paroles, tandis qu'il était en face de la sentinelle, un pan de son manteau s'écarta. Il s'en enveloppa de nouveau, et continua à s'avancer vers le fort anglais, pendant que le soldat, faisant un mouvement de surprise, lui rendait les honneurs militaires de là manière la plus respectueuse ; après quoi celui-ci, continuant sa faction, murmura à demi-voix :

– Oui, ma foi, il faut être vigilant, car je crois que nous avons là un caporal qui ne dort jamais !

L'officier n'entendit pas ou feignit de ne pas avoir entendu les paroles qui venaient d'échapper à la sentinelle ; il continua sa marche, et ne s'arrêta qu'en arrivant sur la rive sablonneuse du lac, assez près du bastion occidental du fort pour que le voisinage eût pu en être dangereux. Quelques nuages roulaient dans l'atmosphère, et l'un d'eux cachant en ce moment le globe de la lune, elle ne donnait qu'une clarté suffisante pour qu'on pût distinguer confusément les objets. Il prit la précaution de se placer derrière le tronc d'un gros arbre, et il y resta appuyé quelque temps, paraissant contempler avec une profonde attention les fortifications silencieuses de William-Henry. Les regards qu'il dirigeait vers les remparts n'étaient pas ceux d'un spectateur oisif et curieux. Ses yeux semblaient distinguer les endroits forts des parties plus faibles, et ses recherches avaient même un air de défiance. Enfin il parut satisfait de son examen, et ayant jeté les yeux avec une expression d'impatience vers le sommet des montagnes du côté du levant, comme s'il lui eût tardé de voir le lever de l'aurore, il allait retourner sur ses pas quand un léger bruit qu'il entendit sur le bastion dont il était voisin, le détermina à rester.

Il vit alors un homme s'approcher du bord du rempart, et s'y arrêter, paraissant contempler à son tour les tentes du camp français qu'on apercevait à quelque distance. Il jeta aussi un regard du côté de l'orient, comme s'il eût craint ou désiré d'y voir l'annonce du jour, et il tourna ensuite ses yeux sur la vaste étendue des eaux du lac, qui semblait un autre firmament liquide orné de mille étoiles. L'air mélancolique de cet individu qui restait appuyé sur le parapet, livré, à ce qu'il paraissait, à de sombres réflexions, sa grande taille, l'heure à laquelle il se trouvait en cet endroit, tout se réunit pour ne laisser à l'observateur caché qui épiait ses mouvements, aucun doute que ce ne fût le commandant du fort.

La délicatesse et la prudence lui prescrivaient alors de se retirer, et il tournait autour du tronc d'arbre afin de faire sa retraite de manière à courir moins de chance d'être aperçu, quand un autre bruit attira son attention, et arrêta une seconde fois ses pas : ce bruit semblait produit par le mouvement des eaux du lac, mais il ne ressemblait nullement à celui qu'elles font quand elles sont agitées par le vent, et l'on entendait de temps en temps les caïques frapper les uns contre les autres. L'instant d'après il vit le corps d'un Indien se lever lentement du bord du lac, monter sans bruit sur le rivage, s'avancer vers lui, et s'arrêter de l'autre côté de l'arbre derrière lequel il était lui-même placé. Le canon d'un fusil se dirigea alors vers le bastion ; mais avant que le sauvage eût eu le temps de lâcher son coup, la main de l'officier était déjà sur le chien de l'arme meurtrière.

L'Indien, dont le lâche et perfide projet se trouvait déjoué d'une manière si inattendue, fit une exclamation de surprise.

Sans prononcer un seul mot, l'officier français lui appuya la main sur l'épaule, et l'emmena en silence à quelque distance d'un endroit où la conversation qu'ils eurent ensuite aurait pu devenir dangereuse à tous deux. Alors entr'ouvrant son manteau de manière à laisser voir son uniforme et la croix de Saint-Louis attachée sur sa poitrine, Montcalm – car c'était lui – dit d'un ton sévère :

– Que signifie cela ? Mon fils ne sait-il pas que la hache de guerre est enterrée entre ses pères du Canada et les Anglais ?

– Que peuvent donc faire les Hurons ? répondit l'Indien en mauvais français ; pas un de leurs guerriers n'a une chevelure à montrer, et les Visages-Pâles deviennent amis les uns des autres !

– Ah ! c'est le Renard-Subtil ! Il me semble que ce zèle est excessif dans un ami qui était notre ennemi il y a si peu de temps ! Combien de soleils se sont levés depuis que le Renard a touché le poteau de guerre des Anglais ?

– Où est le soleil ? Derrière les montagnes, et il est noir et froid ; mais quand il reviendra il sera brillant et chaud. Le Renard-Subtil est le soleil de sa peuplade. Il y a eu bien des nuages et des montagnes entre lui et sa nation ; mais à présent il brille, et le firmament est sans nuages.

– Je sais fort bien que le Renard exerce une puissance sur ses concitoyens ; car hier il cherchait à se faire un trophée de leurs chevelures, et aujourd'hui ils l'écoutent devant le feu de leur conseil.

– Magua est un grand chef.

– Qu'il le prouve en apprenant à sa nation à se conduire convenablement envers nos nouveaux amis !

– Pourquoi le chef de nos pères du Canada a-t-il amené ses jeunes guerriers dans ces bois ? Pourquoi a-t-il fait tirer ses canons contre cette maison de terre ?

– Pour en prendre possession. C'est à mon maître que ce pays appartient, et il a ordonné à votre père du Canada d'en chasser les Anglais qui s'en étaient emparés. Ils ont consenti à se retirer, et maintenant il ne les regarde plus comme ses ennemis.

– C'est bien ; mais Magua a déterré la hache pour la teindre de sang. Elle est brillante à présent ; quand elle sera rouge, il consentira à l'enterrer de nouveau.

– Mais Magua ne doit pas souiller par le sang les lis blancs de la France. Les ennemis du grand roi qui règne au delà du lac d'eau salée doivent être les ennemis des Hurons, comme ses amis doivent être leurs amis.

– Leurs amis ! répéta l'Indien avec un sourire amer ; que le père de Magua lui permette de lui prendre la main.

Montcalm, qui savait que l'influence dont il jouissait sur les peuplades sauvages devait se maintenir par des concessions plutôt que par l'autorité, lui tendit la main, quoique avec répugnance. Magua la saisit, et plaçant un doigt du général français sur une cicatrice profonde au milieu de sa poitrine, il lui demanda d'un ton de triomphe :

– Mon père sait-il ce que c'est que cela ?

– Quel guerrier pourrait l'ignorer ? C'est la marque qu'a laissée une balle de plomb.

– Et cela ? continua l'Indien en lui montrant son dos nu ; car il n'avait alors d'autre vêtement qu'une ceinture et ses mocassins.

– Cela ?

– Mon fils a reçu une cruelle injure.

– Qui a fait cela ?

– Magua a couché sur un lit bien dur dans les wigwams des Anglais, et ces marques en sont le résultat.

Le sauvage accompagna encore ces paroles d'un sourire amer, mais qui ne cachait pas sa férocité barbare. Enfin, maîtrisant sa fureur, et prenant l'air de sombre dignité d'un chef indien, il ajouta :

– Allez ; apprenez à vos jeunes guerriers qu'ils sont en paix ! Le Renard-Subtil sait ce qu'il doit dire aux guerriers hurons.

Sans daigner prononcer un mot de plus, et sans attendre une réponse, Magua mit son fusil sous son bras, et reprit en silence le chemin qui conduisait dans la partie du bois où campaient ses compatriotes. Tandis qu'il traversait la ligne des postes, plusieurs sentinelles lui crièrent : Qui vive ? mais il ne daigna pas leur répondre, et il n'eut la vie sauve que parce que les soldats le reconnurent pour un Indien du Canada, et qu'ils savaient quelle était l'opiniâtreté intraitable de ces sauvages.

Montcalm resta quelque temps sur le lieu où son compagnon l'avait laissé, absorbé dans une méditation mélancolique, et songeant au caractère indomptable que venait de déployer un de ses alliés sauvages. Déjà sa renommée avait été compromise par une scène horrible, dans des circonstances semblables à celle dans laquelle il se trouvait alors. Au milieu de pareilles idées, il sentit bien vivement de quelle responsabilité se chargent ceux qui ne sont pas scrupuleux sur le choix des moyens pour parvenir à leur but, et combien il est dangereux de mettre en mouvement un instrument dont on n'a pas le pouvoir de maîtriser les effets.

Bannissant enfin des réflexions qu'il regardait comme une faiblesse dans un tel moment de triomphe, il retourna vers sa tente ; et l'aurore commençant à poindre lorsqu'il y entra, il ordonna que le tambour donnât le signal pour éveiller toute l'armée.

Dès que le premier coup de baguettes eut été donné dans le camp des Français, ceux du fort y répondirent, et presque au même instant les sons d'une musique vive et guerrière se firent entendre dans toute la vallée, et couvrirent cet accompagnement bruyant. Les cors et les clairons des vainqueurs ne cessèrent de sonner de joyeuses fanfares que lorsque le dernier traîneur fut sous les armes ; mais dès que les fifres du fort eurent donné le signal de la reddition, tout rentra dans le silence au camp.

Pendant ce temps, le jour avait paru, et lorsque l'armée française se fut formée en ligne pour attendre son général, les rayons du soleil en faisaient étinceler toutes les armes. La capitulation, déjà généralement connue, fut alors officiellement annoncée, et la compagnie destinée à garder les portes du fort conquis défila devant son chef ; le signal de la marche fut donné, et tous les préparatifs nécessaires pour que le fort changeât de maîtres se firent en même temps des deux côtés, quoique avec des circonstances qui rendaient la scène bien différente.

Dès que le signal de l'évacuation du fort eut été donné, toutes les lignes de l'armée anglo-américaine présentèrent les signes d'un départ précipité et forcé. Les soldats jetaient sur leur épaule, d'un air sombre, leur fusil non chargé, puis formaient leurs rangs en hommes dont le sang avait été échauffé par la résistance qu'ils avaient opposée à l'ennemi, et qui ne désiraient que l'occasion de se venger d'un affront qui blessait leur fierté, quoique l'humiliation en fut adoucie par la permission qui leur avait été accordée de sortir avec tous les honneurs militaires. Les femmes et les enfants couraient çà et là, les uns portant les restes peu lourds de leur bagage, les autres cherchant dans les rangs ceux sur la protection desquels ils devaient compter.

Munro se montra au milieu de ses troupes silencieuses avec un air de fermeté, mais d'accablement. Il était manifeste que la reddition inattendue du fort était un coup qui l'avait frappé au cœur, quoiqu'il tâchât de le supporter avec la mâle résolution d'un guerrier.

Heyward fut profondément ému. Il s'était acquitté de tous les devoirs qu'il avait à remplir, et il s'approcha du vieillard pour lui demander en quoi il pourrait maintenant être utile.

Munro ne lui répondit que deux mots : Mes filles ! Mais de quel ton expressif ces deux mots furent prononcés !

– Juste ciel ! s'écria Duncan, n'a-t-on pas encore fait les dispositions nécessaires pour leur départ ?

– Je ne suis aujourd'hui qu'un soldat, major Heyward, répondit le vétéran ; tous ceux que vous voyez autour de moi ne sont-ils pas mes enfants ?

Le major en avait assez entendu. Sans perdre un de ces instants qui devenaient alors si précieux, il courut au logement qu'avait occupé le commandant, pour y chercher les deux sœurs. Il les trouva à la porte, déjà prêtes à partir, et entourées d'une troupe de femmes qui pleuraient et se lamentaient, et qui s'étaient réunies en cet endroit par une sorte d'instinct qui les portait à croire que c'était le point où elles trouveraient le plus de protection. Quoique Cora fût pâle et inquiète, elle n'avait rien perdu de sa fermeté ; mais les yeux d'Alice, rouges et enflammés, annonçaient combien elle avait versé de larmes. Toutes deux virent le jeune militaire avec un plaisir qu'elles ne songèrent pas à déguiser, et Cora, contre son usage, fut la première à lui adresser la parole.

– Le fort est perdu, lui dit-elle avec un sourire mélancolique ; mais du moins j'espère que l'honneur nous reste.

– Il est plus brillant que jamais ! s'écria Heyward. Mais, ma chère miss Munro, il est temps de songer un peu moins aux autres et un peu plus à vous-même. L'usage militaire, l'honneur, cet honneur que vous savez si bien apprécier, exige que votre père et moi nous marchions à la tête des troupes, au moins jusqu'à une certaine distance ; et où chercher maintenant quelqu'un qui puisse veiller sur vous et vous protéger, au milieu de la confusion et du désordre d'un pareil départ ?

– Nous n'avons besoin de personne, répondit Cora : qui oserait songer à injurier ou à insulter les filles d'un tel père, dans un semblable moment ?

– Je ne voudrais cependant pas vous laisser seules pour le commandement du meilleur régiment des troupes de Sa Majesté, répliqua le major en jetant les yeux autour de lui, et en n'y apercevant que des femmes et quelques enfants. Songez que notre Alice n'est pas douée de la même fermeté d'âme que vous, et Dieu seul sait à quelles terreurs elle peut être en proie.

– Vous pouvez avoir raison, reprit Cora avec un sourire encore plus triste que le premier ; mais écoutez : le hasard nous a envoyé l'ami dont vous pensez que nous avons besoin.

Duncan écouta et comprit sur-le-champ ce qu'elle voulait dire. Le son lent et sérieux de la musique sacrée, si connu dans les colonies situées à l'est, frappa son oreille, et le fit courir sur-le-champ dans un bâtiment adjacent qui avait déjà été abandonné par ceux qui l'avaient occupé. Il y trouva David La Gamme.

Duncan resta à la porte sans se montrer, jusqu'au moment où le mouvement de main dont David accompagnait toujours son chant ayant cessé, il crut que sa prière était terminée ; et lui touchant alors l’épaule, pour attirer son attention, il lui expliqua en peu de mots ce qu’il désirait de lui.

– Bien volontiers, répondit l'honnête disciple du roi-prophète. J'ai trouvé dans ces deux jeunes dames tout ce qu'il y a de plus avenant et de plus mélodieux ; et après avoir partagé de si grands périls, il est juste que nous voyagions ensemble en paix. Je les suivrai dès que j'aurai terminé ma prière du matin, et il n'y manque plus que la doxologie. Voulez-vous la chanter avec moi ? L'air en est facile : c'est celui qui est connu sous le nom de Southwell.

Rouvrant alors son petit volume, et se servant de nouveau de son instrument pour suivre le ton exact de l'air, David continua son cantique avec une attention si scrupuleuse, que Duncan fut obligé d'attendre jusqu'à ce que le dernier verset fut terminé ; mais ce ne fut pas sans plaisir qu'il le vit remettre ses lunettes dans leur étui et son livre dans sa poche.

– Vous aurez soin, lui dit-il alors, que personne ne manque au respect dû à ces jeunes dames, et ne se permette devant elles aucun propos grossier qui aurait pour but de blâmer la conduite de leur père ou de plaisanter sur ses infortunes. Les domestiques de sa maison vous aideront à vous acquitter de ce devoir.

– Bien volontiers, répéta David.

– Il est possible, continua le major, que vous rencontriez en chemin quelque parti d'Indiens ou quelques rôdeurs français : en ce cas, vous leur rappellerez les termes de la capitulation, et vous les menacerez, si cela était nécessaire, de faire rapport de leur conduite à Montcalm. Un seul mot suffira.

– Et s'il ne suffisait pas, je leur parlerais sur un autre ton, répondit David en reprenant son livre et ses lunettes avec un air de pieuse confiance. J'ai ici un cantique qui, chanté convenablement et en mesure, imposerait au caractère le plus indomptable.

Et en même temps il entonna :

Pourquoi, païens, cette rage barbare ?…

– Suffit ! suffit ! s'écria Heyward, interrompant cette apostrophe musicale. Nous nous entendons, et il est temps que nous songions tous deux à nos devoirs respectifs.

David fit un signe d'assentiment, et ils se rendirent sur-le-champ auprès des deux sœurs. Cora reçut avec politesse son nouveau et un peu extraordinaire protecteur, et les joues pâles d'Alice se ranimèrent un instant d'un sourire malin, quand elle remercia Duncan des soins qu'il avait pris pour faire un si bon choix.

Le major lui répondit qu'il avait fait tout ce que les circonstances permettaient, et que, comme il n'y avait pas le moindre danger réel, la présence de David devait suffire pour lui donner toute assurance. Enfin, leur ayant promis qu'il viendrait les rejoindre à quelques milles de l'Hudson, il les quitta pour se rendre à son poste à la tête des troupes.

Le signal du départ avait déjà été donné, et la colonne anglaise était en mouvement. Le son du tambour se fit entendre à peu de distance, les deux sœurs tressaillirent à ce bruit, et elles virent les uniformes blancs des grenadiers français qui avaient déjà pris possession des portes du fort. Comme elles arrivaient près des remparts, il leur sembla qu'un nuage passait sur leur tête ; elles levèrent les yeux, et virent les longs plis blancs de l'étendard de la France planer au-dessus d'elles.

– Hâtons-nous, dit Cora, ce lieu ne convient plus aux filles d'un officier anglais.

Alice prit le bras de sa sœur, et toutes deux s’avancèrent vers la porte, toujours accompagnées de la foule de femmes et d'enfants qui les entouraient. Lorsqu'elles y passèrent, les officiers français qui s'y trouvaient, et qui avaient appris qu'elles étaient filles du commandant, les saluèrent avec respect ; mais ils s'abstinrent de tout autres attentions, parce qu'ils avaient trop de tact pour ne pas voir qu'elles ne seraient pas agréables à de jeunes dames dans une pareille situation.

Comme il y avait à peine assez de voitures et de chevaux pour les blessés et les malades, Cora et sa sœur avaient résolu de faire la route à pied plutôt que de priver quelqu'un de ces malheureux d'un secours qui leur était si nécessaire. Et malgré cela bien des soldats, commençant à peine à entrer en convalescence, étaient obligés de traîner leurs membres épuisés en arrière de la colonne, que leur faiblesse ne leur permettait pas de suivre, parce qu'il avait été impossible, dans ce désert, de leur procurer des moyens de transport. Cependant tout était alors en marche, les soldats dans un sombre silence, les blessés et les malades gémissant et souffrant, les femmes et les enfants frappés de terreur, quoiqu'ils n'eussent pu dire ce qui la causait.

Lorsque ce dernier groupe eut quitté les fortifications qui ne pouvaient plus protéger ni la force armée ni la faiblesse sans armes, tout ce tableau se développa en même temps sous les yeux. À quelque distance sur la droite, l'armée française était sous les armes, Montcalm ayant rassemblé toutes ses troupes dès que ses grenadiers avaient pris la garde des portes du fort. Les soldats regardaient avec attention, mais en silence, défiler les vaincus, ne manquaient pas de leur rendre tous les honneurs militaires convenus, et ne se permettaient, au milieu de leur triomphe, ni insulte ni sarcasme qui pût les humilier. L'armée anglaise, forte d'environ trois mille hommes, formait deux divisions, et marchait sur deux lignes qui se rapprochaient successivement pour aboutir au chemin tracé dans les bois, et qui conduisait à l'Hudson. Sur les lisières de la forêt, à quelque distance, était un nuage d'Indiens qui regardaient passer leurs ennemis, et qui semblaient des vautours que la présence et la crainte d'une armée supérieure empêchaient seules de fondre sur leur proie. Quelques-uns d'entre eux s'étaient pourtant mêlés aux différents groupes qui suivaient le corps d'armée d'un pas inégal, et auquel se joignaient les traîneurs, malgré la défense sévère qui avait été publiée que personne ne s'écartât de la troupe : mais ils semblaient n'y jouer que le rôle d'observateurs sombres et silencieux.

L'avant-garde, conduite par Heyward, avait déjà atteint le défilé et disparaissait peu à peu parmi les arbres, quand l'attention de Cora fut attirée par un bruit de discorde qui se fit entendre dans le groupe le plus voisin de celui des femmes avec lesquelles elle se trouvait. Un traîneur, soldat dans les troupes provinciales, subissait le châtiment de sa désobéissance en se voyant dépouillé du bagage dont le poids trop pesant l'avait engagé à ralentir sa marche. Un Indien voulut s'en emparer ; l'Américain était vigoureux, et trop avare pour céder sans résistance ce qui lui appartenait. Un combat s'ensuivit ; la querelle devint générale ; une centaine de sauvages parurent tout à coup comme par miracle dans un endroit où l'on en aurait à peine compté une douzaine quelques minutes auparavant ; et tandis que ceux-ci voulaient aider le pillage, et que les Américains cherchaient à s'y opposer, Cora reconnut Magua au milieu de ses compatriotes, leur parlant avec son éloquence insidieuse. Les femmes et les enfants s'arrêtèrent et se pressèrent les uns contre les autres comme un troupeau de brebis effrayées ; mais la cupidité de l'Indien fut bientôt satisfaite, il emporta son butin : les sauvages se retirèrent en arrière, comme pour laisser passer les Américains sans autre opposition, et l'on se remit en marche.

Lorsque la troupe de femmes approcha d'eux, la couleur brillante d'un châle que portait l'une d'elles excita la cupidité d'un Huron, qui s'avança sans hésiter pour s'en emparer. Cette femme portait un jeune enfant que couvrait un pan de son châle, et plutôt par terreur que par envie de conserver cet ornement, elle serra fortement le châle et l'enfant contre son sein. Cora était sur le point de lui adresser la parole pour lui dire d'abandonner au sauvage ce qui allumait tellement ses désirs ; mais celui-ci, lâchant le châle sur lequel il avait porté la main, arracha l'enfant des bras de sa mère. La femme, éperdue et le désespoir peint sur le visage, se précipita sur lui pour réclamer son fils, et l'Indien lui tendit une main avec un sourire féroce, comme pour lui indiquer qu'il consentait à faire un échange, tandis que de l'autre il faisait tourner autour de sa tête l'enfant qu'il tenait par les pieds, comme pour lui faire mieux sentir la valeur de la rançon qu'il exigeait.

– Le voilà ! Tenez ! tenez ! tout ! tout ! s'écria la malheureuse mère, pouvant à peine respirer, tandis que, d'une main tremblante et mal assurée, elle se dépouillait elle-même de tout ce qu'elle pouvait retrancher de ses vêtements ; prenez tout ce que je possède, mais rendez-moi mon enfant !

Le sauvage s'apercevant qu'un de ses compagnons s'était déjà emparé du châle qu'il convoitait, foula aux pieds tous les autres objets qu'elle lui présentait, et, sa férocité se changeant en rage, il brisa la tête de l'enfant contre un rocher et en jeta les membres encore palpitants aux pieds de la mère. L'infortunée resta un instant comme une statue ; ses yeux égarés se fixèrent sur l'être défiguré qu'une minute auparavant elle serrait si tendrement contre son sein tandis qu'il lui souriait. Elle leva ensuite la tête vers le ciel, comme pour appeler sa malédiction sur celle du meurtrier de son fils ; mais le barbare, dont la vue du sang qu'il avait fait couler augmentait encore la fureur, lui fendit la tête d'un coup de tomahawk. Elle tomba et mourut sur le corps de son enfant.

En ce moment de crise Magua porta ses deux mains à sa bouche, et poussa le fatal et effrayant cri de guerre. Tous les Indiens épars le répétèrent à l'envi ; des hurlements affreux retentirent sur toute la lisière du bois et à l'extrémité de la plaine.

À l'instant, et avec la même rapidité que des chevaux de course à qui l'on vient d'ouvrir la barrière, environ deux mille sauvages sortirent de la forêt, et s'élancèrent avec fureur sur l'arrière-garde de l'armée anglaise encore dans la plaine, et sur les différents groupes qui la suivaient de distance en distance. Nous n'appuierons pas sur la scène d'horreur qui s'ensuivit ; elle est trop révoltante. Les Indiens étaient complètement armés ; les Anglais ne s'attendant pas à être attaqués, leurs armes n'étaient pas chargées, et la plupart de ceux qui composaient les derniers groupes étaient même dépourvus de tous moyens de défense. La mort était donc partout, et elle se montrait sous son aspect le plus hideux. La résistance ne servait qu'à irriter la fureur des meurtriers, qui frappaient encore, même quand leur victime ne pouvait plus sentir leurs coups. Le sang coulait par torrents, et ce spectacle enflammant la rage de ces barbares, on en vit s'agenouiller par terre pour le boire avec un plaisir infernal.

Les troupes disciplinées se formèrent à la hâte en bataillon carré pour imposer aux sauvages. L'expérience leur réussit assez bien, car elles ne furent pas entamées, quoique bien des soldats se laissassent arracher des mains leurs fusils non chargés, dans le vain espoir d'apaiser la fureur de leurs cruels ennemis. Mais c'était parmi les groupes qui suivaient que se consommait l'œuvre du carnage.

Au milieu d'une telle scène, pendant dix minutes qui leur parurent autant de siècles, les deux sœurs étaient restées immobiles d'horreur. Lorsque le premier coup fut frappé, toutes leurs compagnes s'étaient pressées autour d'elles en poussant de grands cris, et les avaient empêchées de pouvoir songer à la fuite, et lorsqu'elles s'en furent séparées pour chercher vainement à éviter le sort qui les attendait, Cora et sa sœur ne pouvaient se sauver d'aucun côté sans tomber sous les tomahawks des sauvages qui les entouraient.

Des cris, des gémissements, des pleurs et des malédictions se mêlaient aux rugissements des Indiens.

En ce moment, Alice entrevit un guerrier anglais de grande taille, qui traversait rapidement la plaine en prenant la direction du camp de Montcalm. Elle crut reconnaître son père, et c'était lui véritablement. Bravant tous les dangers, il courait vers le général français pour lui demander où était la sûreté qu'il avait promise, et réclamer un secours bien tardif. Cinquante tomahawks furent levés successivement contre lui, cinquante couteaux le menacèrent tour à tour ; le bras encore nerveux du vétéran repoussait d'un air calme la main qui semblait vouloir l'immoler, sans se défendre autrement, sans ralentir un instant ses pas. Il semblait que les sauvages respectassent son rang, son âge, son intrépidité. Pas un seul n'avait le courage de porter le coup dont tous le menaçaient. Heureusement pour lui le vindicatif Magua cherchait alors sa victime au milieu de l'arrière-garde que le vieillard venait de quitter.

– Mon père ! mon père ! Nous sommes ici ! s'écria Alice dès qu'elle crut l'avoir reconnu. Au secours ! au secours ! mon père, ou nous sommes perdues !

Elle répéta plusieurs fois ces cris, d'un ton qui aurait attendri un cœur de pierre ; mais ils furent inutiles. La dernière fois, Munro parut pourtant avoir entendu quelques sons ; mais Alice venait de tomber à terre privée de connaissance, et Cora s'était précipitée sur sa sœur, qu'elle baignait de ses larmes. Le vieillard ne put donc les voir ; le cri qui avait enfin frappé ses oreilles ne se répéta plus, et secouant la tête d'un air chagrin, il, se remit en marche, et ne songea plus qu'à s'acquitter de ce que son devoir exigeait de lui.

– Jeunes dames, dit David, qui, quoique lui-même sans défense, n'avait pas encore songé à abandonner son poste, c'est ici le jubilé des diables, et il ne convient pas à des chrétiens de rester en ce lieu. Levez-vous, et fuyons !

– Fuyez ! répondit Cora, serrant toujours sa sœur dans ses bras, tâchez de vous sauver ! vous ne pouvez nous être d'aucun secours.

Le geste expressif dont elle accompagna ces paroles attira l'attention de La Gamme, et il comprit qu'Alice étant privée de sentiment, sa sœur était déterminée à ne pas l'abandonner. Il jeta un coup d'œil sur les démons qui poursuivaient à peu de distance de lui le cours de leurs meurtres ; sa poitrine se souleva, sa grande taille se redressa, et tous ses traits annoncèrent qu'il était agité par une nouvelle sensation pleine d'énergie.

– Si le jeune berger hébreu, dit-il, a pu dompter le mauvais esprit de Saül par le son de sa harpe et les expressions de ses cantiques divins, pourquoi n'essaierions-nous pas ici le pouvoir de la musique sacrée ?

Donnant alors à sa voix toute son étendue, il entonna un cantique sur un ton si haut, qu'on l'entendait par-dessus les cris, les gémissements des mourants, et les hurlements des féroces meurtriers.

Quelques sauvages s'avançaient vers eux en ce moment, dans l'intention de dépouiller les deux sœurs des ornements qu'elles portaient, et de leur enlever leurs chevelures ; mais quand ils virent ce grand spectre debout, à côté d'elles, immobile et comme absorbé dans l'esprit du cantique qu'il chantait, ils s'arrêtèrent pour l'écouter. Leur étonnement se changea en admiration, et, s'exprimant les uns aux autres leur satisfaction de la fermeté avec laquelle le guerrier blanc chantait son chant de mort, ils allèrent chercher d'autres victimes et un autre butin.

Encouragé et trompé par ce premier succès, David redoubla d'efforts pour augmenter le pouvoir de ce qu'il regardait comme une sainte influence. Ces sons extraordinaires frappèrent l'oreille d'un sauvage qui courait de groupe en groupe, en homme qui, dédaignant d'immoler une victime vulgaire, en cherchait une plus digne de lui : C'était Magua, qui poussa un long hurlement de triomphe en voyant ses anciennes prisonnières de nouveau à sa merci.

– Viens, dit-il en saisissant d'une main teinte de sang les vêtements de Cora, le wigwam du Huron t'attend. Ne t'y trouveras-tu pas mieux qu'ici ?

– Retire-toi ! répondit Cora en détournant la tête.

L'Indien étendit devant elle sa main ensanglantée, et lui dit avec un sourire féroce :

– Elle est rouge ; mais ce rouge sort des veines des blancs !

– Monstre ! s'écria-t-elle, c'est toi qui es l'auteur de cette scène horrible !

– Magua est un grand chef ! répondit-il d'un air de triomphe. Eh bien ! la fille aux cheveux noirs veut-elle le suivre dans sa peuplade ?

– Non, jamais ! répondit Cora avec fermeté. Frappe ! si tu le veux, et assouvis ton infernale vengeance !

Il porta la main sur son tomahawk, hésita un instant, et, comme par un mouvement subit, saisissant entre ses bras le corps inanimé d'Alice, il prit sa course du côté des bois.

– Arrêtez ! s'écria Cora en le poursuivant les yeux égarés ; arrêtez, misérable ! Laissez cette enfant ! Que voulez-vous donc faire ?

Mais Magua était sourd à sa voix, ou plutôt il voyait quelle influence exerçait sur elle le fardeau dont il s'était chargé, et il pouvait profiter de cet avantage.

– Attendez ! jeune dame, attendez ! s'écria David ; le saint charme commence à opérer, et vous verrez bientôt cet horrible tumulte s'apaiser.

S'apercevant à son tour qu'il n'était pas écouté, le fidèle David suivit la sœur désespérée, en commençant un nouveau cantique qu'il accompagnait, suivant son usage, du mouvement de son long bras, levé et baissé alternativement. Ils traversèrent ainsi le reste de la plaine, au milieu des mourants et des morts, des bourreaux et des victimes. Alice, portée dans les bras du féroce Huron, ne courait en ce moment aucun danger ; mais Cora aurait plus d'une fois succombé sous les coups de ses barbares ennemis sans l'être extraordinaire qui s'était attaché à ses pas, et qui semblait alors, aux yeux des sauvages étonnés, doué d'un esprit de folie qui faisait sa protection.

Magua, qui connaissait les moyens d'éviter les dangers les plus pressants et d'éluder toutes poursuites, entra dans les bois par une petite ravine, où l'attendaient les deux chevaux que les voyageurs avaient abandonnés quelques jours auparavant, et qu'il avait trouvés. Ils étaient gardés par un autre sauvage dont la physionomie n'était pas moins sinistre que la sienne. Jetant en travers sur l'un d'eux le corps d'Alice, encore privée de sentiment, il fit signe à Cora de monter sur l'autre.

Malgré l'horreur qu'excitait en elle la présence de cet homme farouche, elle sentait qu'elle éprouvait une sorte de soulagement en cessant d'avoir sous les yeux le spectacle affreux que présentait la plaine. Elle monta à cheval, et étendit les bras vers sa sœur avec un air si touchant, que le Huron n'y fut pas insensible. Ayant donc placé Alice sur le même cheval que sa sœur, il en prit la bride et s'enfonça dans les profondeurs de la forêt.

David, regardé probablement comme un homme qui ne valait pas le coup de tomahawk qu'il aurait fallu lui donner pour s'en défaire, s'apercevant qu'on le laissait seul sans que personne songeât à lui, jeta une de ses longues jambes par-dessus la selle du cheval qui restait, et, toujours fidèle à ce qui lui paraissait son devoir, suivit les deux sœurs d'aussi près que le permettaient les difficultés du chemin.

Ils commencèrent bientôt à monter ; mais comme le mouvement du cheval ranimait peu à peu les facultés d'Alice, l'attention de Cora, partagée entre sa tendre sollicitude pour sa sœur et les cris qu'elle entendait encore pousser dans la plaine, ne lui permit pas de remarquer de quel côté on les conduisait. Mais, en arrivant sur la plate-forme d'une montagne qu'on venait de gravir, elle reconnut l'endroit où un guide plus humain l'avait conduite quelques jours auparavant comme en un lieu de sûreté. Là, Magua leur permit de mettre pied à terre, et, malgré la triste captivité à laquelle elles étaient elles-mêmes réduites, la curiosité, qui semble inséparable de l’horreur, les porta à jeter un coup d'œil sur la scène lamentable qui se passait presque sous leurs pieds.

L'œuvre de mort durait encore. Les Hurons poursuivaient de toutes parts les victimes qu'ils n'avaient pas encore sacrifiées, et les colonnes de l'armée française, quoique sous les armes, restaient dans une apathie qui n'a jamais été expliquée, et qui laisse une tache ineffaçable sur la réputation de leur chef. Les sauvages ne cessèrent de frapper que lorsque la cupidité l'emporta sur la soif du sang. Peu à peu les cris des mourants et les clameurs des assassins furent étouffés sous le cri général de triomphe que poussèrent les sauvages.

Share on Twitter Share on Facebook