Chapitre VI

« Ces saisons, en changeant, Père tout-puissant, ne sont que la divinité sous différentes formes. »

THOMSON

Pathfinder s’avança vers le chef dès qu’il eut gagné la terre, et lui parla dans la langue de sa tribu.

– Avez-vous eu raison, Chingachgook, – lui dit-il d’un ton de reproche, – de dresser une embuscade, vous seul, à une douzaine de Mingos ? Il est vrai que Tue-daim trompe rarement mon attente, mais il y a loin d’une rive de l’Oswego à l’autre, et ce mécréant ne montrait guère que sa tête et ses épaules au-dessus des buissons ; de sorte qu’une main et un œil peu exercés auraient pu ne pas atteindre le but. Vous auriez dû songer à cela, chef, vous auriez dû y songer.

– Le Grand-Serpent est un guerrier mohican, il ne voit ses ennemis que lorsqu’il est sur le sentier de la guerre ; et ses pères ont frappé les Mingos par-derrière, depuis que les eaux ont commencé à couler.

– Je connais votre nature, chef, et je la respecte. Personne ne m’entendra me plaindre qu’une peau-rouge ait la nature d’une peau-rouge. Mais un guerrier a besoin de prudence comme de valeur, et si ces démons d’Iroquois n’avaient pas été occupés à regarder leurs compagnons qui étaient dans l’eau, la piste que vous leur auriez laissée aurait été chaude.

– Que va donc faire le Grand-Serpent ? – demanda Jasper, qui remarqua en ce moment que le chef avait quitté brusquement Pathfinder, et s’était approché du bord de l’eau, avec l’air de vouloir se jeter encore une fois dans la rivière. – J’espère qu’il n’est pas fou au point de retourner sur l’autre rive pour y aller chercher une bagatelle qu’il peut avoir oubliée ?

– Non, non, il est au fond aussi prudent que brave, quoiqu’il se soit tellement oublié dans sa dernière embuscade. – Écoutez-moi, Jasper, – ajouta-t-il en le tirant à part, tandis qu’il entendait le Mohican se jeter dans l’eau, – écoutez-moi ; Chingachgook n’est ni un homme blanc ni un chrétien, comme nous, c’est un chef mohican qui a sa nature, et à qui ses traditions disent ce qu’il doit faire ; et celui qui vit avec des gens qui ne sont pas strictement de la même nature que lui, fait mieux de laisser ses compagnons se conduire d’après leur nature et leurs coutumes. Un soldat du roi jurera, boira, et il est à peu près inutile de vouloir l’en empêcher ; un homme riche voudra avoir ses aises, une belle dame ses plumes ; et vous ne réussirez pas à les y faire renoncer. Or, la nature et les inclinations d’un Indien sont encore bien plus fortes, et il n’y a nul doute que Dieu ne les lui ait données dans de sages vues, quoique ni vous ni moi nous ne puissions les pénétrer.

– Mais que veut-il donc faire ? Voyez ! le Mohican nage vers le corps qui s’est arrêté sur ces roches. Quel peut être son but en s’exposant ainsi ?

– L’honneur, la gloire, la renommée ; de même que de grands personnages quittent leurs demeures tranquilles au-delà des mers, où, comme ils le disent, le cœur n’a rien à désirer, – c’est-à-dire le cœur qui peut se contenter de vivre dans une clairière, – pour venir ici manger du gibier et se battre contre les Français.

– Je vous comprends. Votre ami est allé prendre la chevelure du défunt.

– C’est sa nature, et il faut le laisser faire. Nous sommes blancs, et nous ne pouvons mutiler le corps d’un ennemi mort ; mais aux yeux d’une peau-rouge, c’est un honneur de le faire. Cela peut vous paraître singulier, Eau-douce, mais j’ai entendu des hommes blancs ayant un grand nom et une grande réputation manifester des idées aussi étranges sur l’honneur. Oui, je l’ai entendu.

– Un sauvage sera toujours un sauvage, Pathfinder, n’importe quelle compagnie il fréquente.

– Il est fort bien à nous de le dire ; mais je vous dis, moi, que l’honneur blanc n’est pas toujours conforme à la raison ni à la volonté de Dieu. J’ai passé des jours entiers à réfléchir à tout cela dans les bois, et j’en suis venu à penser que, comme la Providence gouverne tout, elle a donné à chacun sa nature dans quelque vue sage et raisonnable. Si les Indiens n’étaient bons à rien, elle n’aurait pas créé les Indiens, et je suppose que si vous pouviez pénétrer jusqu’au fond des choses, vous verriez que les Mingos eux-mêmes ont été créés dans quelque but sage et convenable, quoique j’avoue qu’il est hors de mon pouvoir de dire quel est ce but.

– Le Grand-Serpent s’expose terriblement aux mousquets des ennemis pour s’emparer d’une chevelure ! Cela peut faire tourner contre nous la fortune de ce jour.

– Ce n’est pas ce qu’il pense, Jasper. D’après les idées du Grand-Serpent, il y a plus d’honneur à prendre cette chevelure, qu’à laisser un champ de bataille couvert de morts qui conservent leurs cheveux sur leurs têtes. Or, il y avait ce beau jeune homme, capitaine dans le 60e régiment, qui, dans la dernière escarmouche que nous eûmes avec les Français, sacrifia sa vie en tâchant de leur enlever une pièce de canon de trois livres de balle : il croyait que l’honneur le lui ordonnait. Et j’ai vu un jeune enseigne dangereusement blessé s’entourer le corps de son drapeau, s’endormir dans son sang, et s’imaginer qu’il était couché sur quelque chose de plus doux que même des peaux de buffle.

– Oui, oui, je conçois qu’on attache du mérite à conserver son drapeau.

– Ces chevelures sont le drapeau de Chingachgook ; il les conservera pour les montrer aux enfants de ses enfants. – Que dis-je ? – ajoute Pathfinder d’une voix mélancolique, – il ne reste aucun rejeton du tronc du vieux Mohican. – Il n’a ni enfants à qui il puisse porter ses trophées, ni tribu à honorer par ses exploits. Il est resté seul dans le monde, et pourtant il est fidèle à sa nature, à ses habitudes. Vous devez convenir, Eau-douce, qu’il y a en cela quelque chose de convenable, quelque chose qui mérite honneur et respect.

De grands cris s’élevèrent en ce moment parmi les Iroquois, et ils furent suivis de plusieurs coups de mousquet. Le désir d’empêcher le Mohican de s’emparer de son trophée devint si violent, qu’ils entrèrent dans l’eau, et plusieurs avancèrent même jusqu’à une centaine de pieds du rift écumant, comme s’ils eussent voulu en braver la fureur pour aller attaquer leur ennemi. Chingachgook resta impassible ; il exécuta sa tâche avec la promptitude et la dextérité qu’il devait à une longue habitude, et se retira sans avoir été blessé, brandissant en l’air son trophée sanglant, et poussant le cri de guerre avec ses intonations les plus effrayantes. Pendant une minute les arches des bois silencieux, et la longue percée formée par le cours de la rivière, retentirent de cris si terribles que Mabel baissa la tête d’épouvante, et que son oncle pensa un instant à prendre la fuite.

– Cela surpasse tout ce que j’ai déjà entendu dire de ces misérables, – dit Jasper en se bouchant les oreilles d’horreur et de dégoût.

– C’est leur musique, – Eau-douce, – répondit Pathfinder sans la moindre émotion. – Cela leur tient lieu de tambours et de fifres, de trompettes et de clairons ; ils aiment de pareils sons, car ils excitent en eux la férocité et la soif du sang. Ils me paraissaient horribles dans ma première jeunesse, mais à présent ils sont pour mes oreilles comme le chant d’un oiseau. Les cris de tous ces reptiles, fussent-ils assez nombreux pour couvrir tout le terrain entre la cataracte et la garnison, ne feraient pas aujourd’hui la moindre impression sur mes nerfs. Je ne le dis pas pour me vanter, Jasper, car celui qui laisse entrer la lâcheté par ses oreilles, doit avoir le cœur bien faible, pour ne rien dire de plus, les cris et le bruit étant faits pour alarmer les femmes et les enfants, plutôt que les hommes qui chassent dans la forêt et qui font face à leurs ennemis. – J’espère que le Grand-Serpent est satisfait à présent, car le voici qui revient avec la chevelure pendue à sa ceinture.

Jasper détourna la tête avec dégoût, tandis que le Mohican sortait de l’eau ; mais Pathfinder regarda son ami en homme qui avait pris le parti de voir avec une indifférence philosophique les choses qui étaient sans importance. Tandis que le Delaware s’enfonçait dans les buissons pour tordre le peu de vêtements qu’il portait, et en faire sortir l’eau, et pour mettre son mousquet en état de lui rendre de nouveaux services, il jeta un regard de triomphe sur ses compagnons, et tout signe d’émotion causée par ce dernier exploit disparut de sa physionomie.

– Jasper, – reprit Pathfinder, – allez trouver maître Cap et priez-le de venir se joindre à nous. Nous avons peu de temps pour tenir conseil, et il faut que nous arrêtions un plan à la hâte, car ces Mingos ne tarderont pas à chercher les moyens de nous assaillir.

Le jeune homme partit, et quelques minutes après ils étaient tous quatre réunis près du rivage, mais bien cachés à leurs ennemis, quoiqu’ils pussent eux-mêmes les surveiller, afin de régler leur propre conduite d’après les mouvements des Iroquois.

Le jour était alors tellement avancé qu’il ne restait plus que quelques minutes à s’écouler avant que la nuit arrivât, et elle promettait d’être très-obscure. Le soleil venait de se coucher, et le crépuscule d’une basse latitude fait bientôt place aux ténèbres. La principale espérance des fugitifs se fondait sur cette circonstance, quoiqu’il en résultât quelque danger, car l’obscurité, en favorisant leur fuite, leur cacherait aussi les mouvements de leurs ennemis astucieux.

– Le moment est arrivé, mes amis, – dit Pathfinder, – de tracer nos plans avec sang-froid, afin que nous agissions de concert et en pleine connaissance de ce que nous avons à faire. Dans une heure de temps, il fera aussi noir dans ces bois qu’à minuit ; et si nous devons arriver au fort, il faut que ce soit à la faveur de cette circonstance. Que nous direz-vous à ce sujet, maître Cap ? Car quoique vous n’ayez pas beaucoup d’expérience des combats et des retraites dans les bois, votre âge vous donne le droit de parler le premier dans le conseil.

– Et ma proche parenté avec Mabel doit aussi compter pour quelque chose.

– Je n’en sais rien ; je n’en sais rien. L’affection est affection, soit qu’elle vienne par nature, ou qu’elle soit la suite du jugement ou de l’inclination. Je ne dirai rien du Grand-Serpent qui a passé l’âge de songer aux femmes ; mais quant à Jasper et à moi, nous sommes prêts à nous placer entre la fille du sergent et les Mingos comme son père pourrait le faire lui-même. – Dis-je plus que la vérité, Eau-douce ?

– Mabel peut compter sur moi jusqu’à la dernière goutte de mon sang, – répondit Jasper, parlant bas, mais avec chaleur.

– Fort bien, fort bien, – reprit l’oncle, – nous ne discuterons pas le sujet, puisque nous paraissons tous disposés à la servir de notre mieux, et les actions valent mieux que les paroles. À mon avis, ce que nous avons à faire, c’est de nous embarquer dans la pirogue dès qu’il fera assez noir pour que les vigies de l’ennemi ne puissent nous apercevoir, et de faire voile vers le port aussi vite que le vent et la marée le permettront.

– Cela est aisé à dire, mais plus difficile à faire, – répondit le guide ; – nous serons plus exposés sur la rivière que dans les bois ; et ensuite il y a au-dessous de nous le rift de l’Oswego, et je ne suis pas sûr que Jasper lui-même puisse y diriger une pirogue en sûreté pendant l’obscurité. Que nous direz-vous, Eau-douce, en ce qui concerne votre jugement et votre dextérité ?

– Je pense comme maître Cap, qu’il faut nous servir de la pirogue. Mabel n’est pas en état de marcher dans les marécages et au milieu des racines d’arbres, par une nuit telle que celle-ci paraît devoir être ; et quant à moi, je me trouve toujours le cœur plus assuré et l’œil meilleur sur l’eau que sur la terre.

– Vous avez toujours le cœur assuré, Jasper, et je crois que vous avez l’œil assez bon pour un homme qui a vécu si longtemps au grand soleil, et si peu dans les bois. Ah ! si l’Ontario avait des arbres, ce serait une plaine à réjouir le cœur et l’œil d’un chasseur. – Il y a du pour et du contre à ce que vous dites, mes amis. Le pour, c’est que l’eau ne laisse pas de traces…

– Pas de traces ! – s’écria Cap d’un ton dogmatique ; – qu’appelez-vous donc le sillage ?

– Continuez, dit Jasper, – maître Cap croit être sur l’Océan. L’eau ne laisse pas de traces, disiez-vous.

– Elle n’en laisse aucune, Jasper ; ici du moins, car je ne prétends pas dire ce qui peut arriver sur la mer. Ensuite une pirogue est légère et facile à conduire quand elle suit le courant, et le mouvement n’en fatiguera pas les membres délicats de la fille du sergent. Mais d’un autre côté, la rivière n’a d’autre abri que la voûte des cieux ; le rift est difficile à passer même en plein jour, et il y a par eau six milles bien mesurés d’ici à la garnison. Ensuite une piste n’est pas facile à trouver dans les bois pendant l’obscurité. – Je suis vraiment embarrassé, Jasper, pour donner mon avis sur le parti à prendre.

– Si le Grand-Serpent et moi nous nous mettions à la nage pour aller chercher la seconde pirogue et l’amener ici ? il me semble que l’eau serait le parti le plus sûr.

– Oui, si ! – Et cependant cela pourrait se faire quand il fera un peu plus obscur. Eh bien ! eh bien ! prenant en considération la fille du sergent et sa nature, je ne suis pas certain que ce ne soit pas le meilleur parti. Et cependant, si nous n’avions pas de femme avec nous, ce serait comme une partie de chasse pour des hommes braves et vigoureux de jouer à cache-cache avec ces mécréants qui sont sur l’autre rive. Eh bien ! Jasper, – continua le guide, dans le caractère duquel il n’entrait rien qui sentît la vaine gloire ou l’effet théâtral, – entreprenez-vous d’amener ici la pirogue ?

– J’entreprendrai tout ce qui peut servir et protéger Mabel.

– C’est un sentiment louable, et je suppose que c’est votre nature. Le Grand-Serpent, qui est déjà presque nu, pourra vous aider ; et ce sera en outre ôter à ces démons un moyen de nous nuire.

Ce point matériel étant réglé, on se prépara à exécuter le projet qui venait d’être arrêté. Les ombres de la nuit tombaient rapidement sur la forêt, et lorsque tout fut prêt, on ne pouvait plus distinguer aucun objet sur la rive opposée. Le temps pressait, car les Indiens rusés pouvaient imaginer bien des expédients pour traverser une rivière si peu large, et il tardait à Pathfinder de pouvoir partir. À l’instant où Jasper et le Delaware entrèrent dans l’eau, le guide alla chercher Mabel dans l’endroit où elle s’était cachée, et lui dit d’aller avec son oncle le long du rivage jusqu’en face du rapide. Il s’embarqua ensuite dans la pirogue qui restait en sa possession, pour la conduire au même endroit.

Il y réussit sans difficulté. Il fit approcher la pirogue du rivage ; Mabel et son oncle s’y embarquèrent et y prirent leurs places ordinaires, tandis que Pathfinder, debout sur l’arrière, tenait une branche d’arbre pour empêcher la pirogue d’être entraînée par le courant. Un intervalle d’inquiétude pénible s’écoula, tandis qu’ils attendaient le résultat de l’entreprise hardie de leurs deux compagnons.

Nos deux aventuriers eurent à passer à la nage un canal rapide et profond avant d’atteindre une partie du rift qui leur permit de toucher la terre du pied. Cette partie de leur entreprise fut bientôt achevée, et Jasper et le Grand-Serpent sentirent le fond en même temps. S’étant assuré le pied, ils se prirent par la main et marchèrent avec lenteur et précaution du côté où ils supposaient trouver la pirogue. Mais l’obscurité était déjà si profonde, qu’ils reconnurent bientôt que le sens de la vue ne les aidait guère, et qu’ils devaient faire leur recherche avec cette sorte d’instinct qui permet à l’homme vivant dans les bois de trouver son chemin quand le soleil est couché, qu’aucune étoile ne se montre, et que tout semble un chaos à quiconque n’est pas habitué aux labyrinthes des forêts. Dans ces circonstances Jasper se laissa conduire par le Mohican, que ses habitudes rendaient plus propre à servir de guide. Il n’était pourtant pas facile de marcher dans un élément courroucé à une pareille heure, et de conserver un souvenir exact des localités. Lorsqu’ils se crurent au milieu de la rivière, ils ne voyaient plus aucune des deux rives, et ils ne pouvaient les distinguer que par des masses d’obscurité plus épaisses, quelques cimes d’arbres seulement se dessinant faiblement sur l’horizon. Une ou deux fois nos aventuriers changèrent de direction, en se trouvant tout à coup dans une eau profonde, car ils savaient que la pirogue s’était arrêtée dans la partie du rift où il y avait le moins d’eau. En un mot, avec ce fait pour toute boussole, ils marchèrent dans l’eau, de côté et d’autre, près d’un quart d’heure, et à la fin de ce temps, qui commençait à paraître interminable au jeune homme, ils ne semblaient pas être plus près du but de leur entreprise qu’au moment de leur départ. À l’instant où le Delaware allait s’arrêter pour proposer à son compagnon de retourner à terre pour mieux s’assurer de la direction qu’ils devaient suivre, il vit un homme marchant dans l’eau, presque à portée de son bras, et il comprit sur-le-champ que les Iroquois avaient formé le même projet qu’eux.

– Mingo ! – dit-il à l’oreille de Jasper, qui était à son côté ; – le Grand-Serpent va donner à son frère une leçon de ruse.

Le jeune marin entrevit l’étranger, et la vérité se présenta aussi à son esprit. Sentant la nécessité de laisser le soin de tout au Mohican, il se tint en arrière, tandis que son ami avançait du côté par où l’Iroquois avait disparu. Il le revit bientôt, et il avançait vers eux en droite ligne. Les eaux faisaient un tel vacarme en cet endroit, qu’on pouvait parler sans danger, et le chef, tournant la tête, dit à la hâte à son compagnon :

– Fiez-vous à l’astuce du Grand-Serpent.

– Hugh ! – s’écria l’Iroquois, et il ajouta dans sa propre langue : – J’ai trouvé la pirogue, mais je n’ai personne pour m’aider. Suivez-moi, et nous l’enlèverons du rocher.

– Volontiers, – répondit Chingachgook, qui connaissait ce dialecte. – Conduisez-nous, nous vous suivrons.

L’Iroquois, ne pouvant distinguer la voix ni l’accent au milieu du bruit du rapide furieux, marcha en avant sans répondre ; les deux amis le suivirent, et tous trois arrivèrent bientôt près de la pirogue. L’Iroquois la prit par un bout, Chingachgook au centre, et Jasper à l’autre bout ; car il était important que leur ennemi ne pût voir que l’un de ses nouveaux associés était un homme blanc, découverte qui aurait pu être occasionnée par le peu de vêtements que Jasper avait conservés, aussi bien que par la couleur de sa peau.

– Levez ! – dit l’Iroquois avec le laconisme ordinaire aux Indiens ; et sans de bien grands efforts la pirogue fut soulevée, tenue un moment en l’air pour la vider et remise sur l’eau avec soin. Tous trois continuaient à la tenir, de peur que la force du courant ne l’entraînât. L’Iroquois, qui tenait l’avant, se dirigea du côté de la rive orientale, vers l’endroit où ses amis attendaient son retour.

Comme le Delaware et Jasper sentaient qu’il devait y avoir plusieurs autres Iroquois dans le rapide, puisque leur apparition n’avait causé aucune surprise à celui qu’ils avaient rencontré, ils reconnurent la nécessité d’une extrême circonspection. Des hommes moins hardis et moins déterminés auraient cru courir un trop grand risque en se hasardant ainsi au milieu de leurs ennemis ; mais ils étaient inaccessibles à la crainte et habitués au péril, et ils sentaient si bien la nécessité d’empêcher leurs ennemis de se mettre en possession de la pirogue, qu’ils se seraient exposés à des périls encore plus grands pour y réussir. Jasper surtout regardait la possession ou la destruction de cette pirogue comme si importante à la sûreté de Mabel, qu’il avait tiré son couteau pour en couper l’écorce, et la mettre ainsi hors de service pour le moment, si quelque événement forçait le Mohican et lui à abandonner leur prise.

Cependant l’iroquois, qui était en avant, marchait lentement dans l’eau, traînant après lui la pirogue et les deux compagnons qui le suivaient fort à contre-cœur. Chingachgook leva une fois son tomahawk, et fut sur le point de briser le crâne de l’Indien qui n’avait aucun soupçon ; mais il craignit que le cri qu’il pousserait en mourant, ou la vue de son corps, qui pouvait être porté sur le rivage, ne donnât l’alarme, et il changea de résolution par prudence. Il regretta son indécision le moment d’après, car il vit arriver près d’eux quatre autres Iroquois, qui s’étaient aussi occupés à chercher la pirogue.

Après l’exclamation laconique de satisfaction qui caractérise les sauvages, ils s’empressèrent tous de s’approcher de la pirogue, car ils en sentaient l’importance tant pour aller attaquer l’ennemi, que pour assurer leur retraite. L’augmentation du nombre des Iroquois était si inattendue et leur donnait une supériorité si complète, que pour un moment l’astuce et la dextérité du Grand-Serpent lui-même furent en défaut. Les cinq Iroquois, qui semblaient parfaitement entendre leur affaire, faisaient hâte pour arriver vers leur rive, sans s’arrêter pour dire un seul mot. Dans le fait, leur but était d’aller prendre des rames, dont ils s’étaient préalablement assurés, et d’y placer trois ou quatre guerriers avec tous leurs mousquets et leurs cornes à poudre ; car la difficulté de transporter ces objets sans les mouiller les avait seule empêchés de passer la rivière à la nage dès que la nuit était tombée.

Cette petite troupe, composée d’amis et d’ennemis, arriva ainsi au bord du courant oriental, où l’eau, comme à celui qui régnait le long de la rive occidentale, était trop profonde pour être traversée sans nager. Là, une courte pause eut lieu ; elle était nécessaire pour déterminer de quelle manière on ferait arriver la pirogue au rivage. Un des quatre Iroquois qui venaient de paraître était un chef, et la déférence habituelle que l’Indien américain a pour le mérite, l’expérience et le titre de chef, fit que tous gardèrent le silence et attendirent qu’il parlât.

Cette halte ajouta beaucoup au danger que les deux intrus, et surtout Jasper, couraient d’être découverts. Le dernier avait eu la précaution de jeter son bonnet au fond de la pirogue et comme il n’avait ni jaquette ni chemise, il en devenait moins probable qu’on le reconnût dans l’obscurité. Sa position à l’arrière de la pirogue aidait aussi un peu à le cacher, les Iroquois se tenant assez naturellement en avant, et étant tournés vers le rivage. Il n’en était pas de même de Chingachgook : il était littéralement au milieu de ses ennemis les plus mortels, et il pouvait à peine remuer sans en toucher quelqu’un. Cependant il ne montrait aucune émotion, quoique tous ses sens fussent en garde, et qu’il fût prêt soit à s’échapper, soit à frapper un coup quand l’occasion l’exigerait. En s’abstenant avec soin de tourner la tête vers ceux qui étaient derrière lui, il diminuait les chances d’être découvert, et il attendait, avec la patience inépuisable d’un Indien, l’instant où il devrait agir.

– Que tous mes jeunes gens, à l’exception de deux, l’un à chaque bout de la pirogue, fassent la traversée à la nage et aillent préparer leurs armes, – dit le chef Iroquois, – et que les deux autres poussent la pirogue.

Les Indiens obéirent en silence, laissant à l’arrière de la pirogue Jasper, et à l’avant l’Iroquois qui avait trouvé cette légère nacelle. Chingachgook s’enfonça si profondément dans l’eau, que les autres passèrent près de lui sans l’apercevoir. Le bruit des nageurs, le remuement de leurs bras, et les appels qu’ils se faisaient les uns aux autres annoncèrent bientôt que les quatre Indiens qui avaient joint le premier étaient dans le canal. Dès qu’il en fut certain, le Grand-Serpent releva la tête, reprit son ancienne place, et commença à croire que le moment d’agir était arrivé.

Un homme moins habitué à se maîtriser lui-même que ce vieux guerrier, aurait probablement alors frappé le coup qu’il méditait. Mais il pensa qu’il pouvait rester encore des Iroquois dans le rapide, et il avait trop d’expérience pour risquer quelque chose sans nécessité. Il laissa l’Indien qui était à l’avant de la pirogue la tirer en pleine eau, et tous trois se mirent alors à la nage, en se dirigeant vers la rive orientale. Mais au lieu d’aider la pirogue à couper le courant en ligne droite, dès que Chingachgook et Jasper furent arrivés à l’endroit où le courant avait le plus de force, ils cherchèrent à imprimer à l’esquif un mouvement en ligne oblique, afin de retarder sa course. Ils ne le firent pas tout d’un coup, avec l’imprudence qu’aurait probablement eue un homme civilisé qui aurait eu recours à cette ruse ; mais ce fut avec une lenteur et une circonspection qui firent croire d’abord à l’Iroquois qui était à l’avant, qu’il n’avait à lutter que contre la violence du courant. Tandis qu’ils exécutaient cette manœuvre, la pirogue allait en dérivant, et, au bout d’une minute, elle se trouva par une eau encore plus profonde au bord du rapide. L’Iroquois s’aperçut enfin alors que quelque chose d’extraordinaire retardait la marche de la pirogue. Il se retourna tout à coup, et il vit que la résistance qu’il éprouvait était causée par les efforts de ses compagnons.

Cette seconde nature qui doit sa naissance à l’habitude, apprit sur-le-champ à l’Iroquois qu’il était seul avec deux ennemis. Fendant l’eau avec rapidité, il serra d’une main le gosier de Chingachgook, et les deux Indiens, abandonnant la pirogue, se saisirent l’un et l’autre comme des tigres. Au milieu des ténèbres, et flottant dans un élément si dangereux pour l’homme, quand il est aux prises avec un ennemi, ils semblaient avoir tout oublié, si ce n’est leur animosité mutuelle et le désir qu’avait chacun d’eux de triompher de l’autre.

Jasper était alors maître de la pirogue, qui volait sur l’eau comme une plume poussée par le vent. Sa première idée fut d’aller à la nage au secours du Mohican ; mais l’importance de s’assurer de la pirogue se présenta alors à son esprit, quoiqu’il entendît la respiration pénible des deux guerriers qui cherchaient mutuellement à s’étouffer ; et il se dirigea, avec toute la rapidité possible, vers la rive occidentale, où il ne tarda pas à arriver. Après une courte recherche, il découvrit ses amis, reprit ses vêtements, et raconta ensuite en peu de mots tout ce qui venait de se passer.

Un profond silence suivit ce récit. Chacun écoutait avec attention, dans l’espoir d’entendre quelque son qui annoncerait le résultat de la lutte entre les deux Indiens, si elle n’était pas encore terminée ; mais on n’entendit que les mugissements continuels du rapide : la politique des sauvages, qui étaient sur la rive opposée, étant de garder un profond silence.

– Prenez cette rame, Jasper, – dit Pathfinder d’un ton calme, quoique ceux qui l’écoutaient trouvassent le son de sa voix plus mélancolique que de coutume ; il ne serait pas prudent de rester plus longtemps.

– Mais le Grand-Serpent ?

– Il est entre les mains de ce qu’il appelle le Grand-Esprit ; il vivra ou il mourra, suivant les intentions de la Providence. Nous ne pouvons rien faire pour lui, et nous aurions trop à risquer en restant ici les bras croisés, comme des femmes qui bavardent sur leur détresse. La nuit nous est précieuse, et…

Un cri perçant et prolongé partit de l’autre rive, et interrompit le guide.

– Que signifie ce hurlement ? – demanda Cap. – Il ressemble plus au cri infernal des démons qu’à rien de ce qui peut sortir du gosier d’un homme et d’un chrétien.

– Ils ne sont pas chrétiens, et ils ne prétendent ni ne désirent l’être ; mais en les nommant des démons, vous ne vous êtes guère trompé. Ce cri est un cri de joie, et c’est comme vainqueurs qu’ils l’ont poussé. Il n’y a nul doute que le corps du Grand-Serpent, mort ou vif, ne soit entre leurs mains.

– Et nous… ! – s’écria Jasper, qui éprouva une sorte de regret généreux en songeant que ce malheur ne serait peut-être point arrivé s’il n’avait pas abandonné son compagnon.

– Nous ne pouvons être d’aucune utilité au chef, mon garçon ; et il faut que nous quittions cet endroit le plus promptement possible.

– Quoi ! sans faire un effort pour le sauver ! sans même savoir s’il est mort ou vivant !

– Jasper a raison, – dit Mabel, faisant un effort pour parler, car elle avait la voix tremblante et étouffée. – Je n’ai aucune crainte, mon oncle, et je resterai volontiers ici jusqu’à ce que nous sachions ce qu’est devenu notre ami.

– Cela paraît raisonnable, Pathfinder, – dit Cap ; – un vrai marin ne peut abandonner son camarade, et je vois avec plaisir qu’un sentiment aussi louable existe parmi des marins d’eau douce.

– Bah ! bah ! – répliqua le guide avec impatience, en poussant la pirogue en pleine eau, – vous ne savez rien, et vous ne craignez rien. Si vous faites cas de votre vie, songez à gagner le fort, et laissez le Mohican entre les mains de la Providence. – Hélas ! hélas ! le daim qui va trop souvent au lick rencontre enfin le chasseur.

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