Chapitre VII

« Est-ce bien là l’Yarrow ? Est-ce cette onde fugitive dont mon imagination a conservé si fidèlement un tableau qui n’était qu’un songe, qu’une image qui a disparu ? Que n’ai-je près de moi quelque ménestrel dont la harpe fasse entendre des sons joyeux, pour chasser de l’air ce silence qui remplit mon cœur de mélancolie ! »

WORDSWORTH.

La scène n’était pas sans sublimité. La généreuse et ardente Mabel sentit son sang couler plus rapidement dans ses veines, et monter à ses joues quand la pirogue entra dans le courant pour partir. Les nuages s’étant dissipés, les ténèbres étaient moins épaisses, mais les bois qui croissaient sur les bords de la rivière, et dont les arbres couvraient de leurs branches une partie du lit de l’Oswego, en rendaient les rives si obscures, que les fugitifs étaient à l’abri de toute découverte. Ils étaient pourtant loin d’éprouver un sentiment de sécurité parfaite, et Jasper lui-même, qui commençait à trembler pour Mabel, jetait des regards inquiets autour de lui à chaque son extraordinaire qui sortait du sein de la forêt. Il ne maniait la rame que légèrement et avec la plus grande précaution, car le moindre bruit au milieu du silence de la nuit, et dans un tel endroit, aurait pu faire connaître leur position aux oreilles vigilantes des Iroquois.

Toutes ces circonstances rendaient plus imposante la situation de Mabel, et faisaient de ce moment celui de sa courte existence où elle avait été le plus agitée. Pleine d’ardeur, habituée à avoir confiance en elle-même, soutenue par la fierté que lui inspirait l’idée qu’elle était fille d’un soldat, on ne pouvait dire qu’elle éprouvât l’influence de la crainte ; cependant son cœur battait plus rapidement que de coutume, ses beaux yeux bleus avaient une expression de détermination qui était perdue dans les ténèbres, et toutes ses sensations ajoutaient à la sublimité réelle de cette scène et des événements de cette nuit.

– Mabel, – lui dit Jasper d’une voix retenue, tandis que les deux pirogues étaient si près l’une de l’autre, qu’il pouvait toucher de la main celle sur laquelle elle était, – j’espère que vous n’avez aucune crainte, et que vous comptez sur nos soins et sur notre détermination à vous protéger ?

– Je suis fille d’un soldat, comme vous le savez, Jasper Western, et je devrais rougir si j’avais à avouer quelque crainte.

– Comptez sur moi, comptez sur nous tous. Votre oncle, Pathfinder, le Mohican, – s’il était ici, le pauvre diable, – et moi, nous courrons tous les risques plutôt qu’il ne vous arrive aucun mal.

– Je vous crois, Jasper, – répondit Mabel, sa main jouant dans l’eau sans qu’elle y songeât. – Je sais que mon oncle m’aime, et qu’il ne pensera jamais à lui qu’après avoir pensé à moi, et je crois que vous êtes tous les amis de mon père, et disposés à aider sa fille. Mais je n’ai ni le corps ni l’esprit aussi faibles que vous pouvez vous l’imaginer, car, quoique je ne sois qu’une fille des villes, et que, comme la plupart des autres, je sois un peu disposée à voir du danger où il n’y en a point, je vous promets, Jasper, que je ne vous empêcherai par aucune folle crainte de faire votre devoir.

– La fille du sergent a raison, – dit Pathfinder, – et elle est digne d’avoir pour père le brave Thomas Dunham. Ah ! combien de fois votre père et moi nous avons harcelé les flancs et l’arrière de l’ennemi, pendant des nuits aussi obscures que celle-ci, et quand nous ne savions pas si nous ne tomberions pas dans une embuscade le moment d’après ! J’étais à son côté quand il fut blessé à l’épaule, et le brave homme vous racontera, quand vous le verrez, de quelle manière nous réussîmes à passer une rivière qui était derrière nous, et à sauver sa chevelure.

– Je le sais déjà, répondit Mabel avec plus d’énergie peut-être qu’il n’était prudent dans leur situation. – J’ai les lettres dans lesquelles il en a parlé, et je vous remercie du fond du cœur du service que vous lui avez rendu. Dieu s’en souviendra, Pathfinder, et il n’y a pas de preuve de reconnaissance que vous ne puissiez demander à sa fille, et qu’elle ne soit disposée à vous donner.

– Oui, oui, c’est ainsi que parlent toutes ces douces et bonnes créatures. J’en ai vu quelques-unes, et j’ai entendu parler de quelques autres. Le sergent lui-même m’a parlé de ses jeunes années ; de la manière dont il a fait la cour à votre mère ; des contrariétés et des désappointements qu’il a éprouvés, et du succès qu’il a enfin obtenu.

– Ma mère n’a pas vécu assez longtemps pour l’indemniser de tout ce qu’il avait fait pour obtenir sa main, – dit Mabel, dont les lèvres tremblaient pendant qu’elle parlait ainsi.

– C’est ce qu’il m’a dit. L’honnête sergent ne m’a rien caché, car, étant mon aîné de tant d’années, il me regardait dans nos excursions en quelque sorte comme son fils.

– Et peut-être ne serait-il pas fâché que vous le fussiez réellement, – dit Jasper, d’un ton peu d’accord avec cette tentative de plaisanterie.

– Et quand cela serait, Eau-douce, où serait le mal ? il sait ce que je vaux quand il s’agit de suivre une piste, et il m’a vu en face des Français. – J’ai quelquefois pensé que nous devrions tous chercher une femme ; car l’homme qui vit entièrement dans les bois, sans autre compagnie que ses ennemis et les animaux qu’il chasse, perd quelque chose de la nature de son espèce, après tout.

– D’après l’échantillon que j’ai vu, – dit Mabel, – je pourrais dire que ceux qui vivent longtemps dans les bois n’y apprennent pas les vices et la fausseté des villes.

– Il n’est pas facile, Mabel, de vivre toujours en présence de Dieu et de ne pas sentir le pouvoir de sa bonté. J’ai assisté au service de l’église dans les forts, et j’ai fait tout mon possible, comme cela convient à un bon soldat, pour me joindre aux prières qu’on y faisait ; car quoique je ne sois pas enrôlé au service du roi, j’ai toujours combattu pour lui. J’ai donc fait tout ce que j’ai pu pour adorer Dieu à la manière des garnisons ; mais il ne m’a jamais été possible de faire naître en moi les sentiments solennels que j’éprouve quand je suis seul avec Dieu dans la forêt. Là, il me semble que je suis face à face avec mon maître ; tout ce qui m’entoure est frais et pur comme sortant de ses mains, et il n’y a ni formes ni doctrines qui viennent glacer le cœur. Non, non ; les bois sont le véritable temple après tout, car là les pensées prennent des ailes, et peuvent s’élever même au-dessus des nuages.

– Vous dites la vérité, Pathfinder, – dit Cap, – et c’est une vérité que connaissent tous ceux qui vivent beaucoup dans la solitude. Par exemple, pourquoi les marins sont-ils, en général, si religieux et si consciencieux dans tout ce qu’ils font, si ce n’est parce qu’ils sont si souvent seuls avec la Providence, et qu’ils ont si peu de rapports avec les iniquités qui se passent sur terre ? Bien des fois j’ai fait mon quart, tantôt sous l’équateur, tantôt dans l’Océan méridional, quand les nuits sont éclairées par les feux célestes, et je puis vous dire, mes amis, que c’est le moment qui fait songer un homme à faire ses relèvements en ce qui concerne sa conscience. Bien des fois, en pareilles circonstances, j’ai mis des enfléchures à la mienne au point que ses haubans et ses vides en craquaient. Je conviens donc avec vous que si l’on veut trouver un homme vraiment religieux, il faut le chercher sur la mer ou dans les bois.

– Je croyais, mon oncle, qu’en général on ne supposait pas aux marins beaucoup de respect pour la religion.

– C’est une infernale calomnie, ma nièce. Demandez à un marin quelle est sa véritable opinion privée de vos hommes de terre, prédicateurs et autres, et vous apprendrez de lui l’autre côté de la question. Je ne connais aucune chose qui ait été aussi calomniée que les marins à cet égard ; et tout cela parce qu’ils ne restent pas à terre pour se défendre et payer le clergé. Peut-être ne sont-ils pas aussi forts sur la doctrine que quelques hommes de terre ; mais quant à tout ce qui est l’essentiel du christianisme, le marin bat l’homme de terre haut la main.

– Je ne réponds pas de tout cela, maître Cap, – répliqua Pathfinder, – mais j’ose dire qu’il peut s’y trouver quelque chose de vrai. Je n’ai besoin ni du tonnerre ni des éclairs pour me rappeler mon Dieu ; et je ne suis jamais si disposé, dans mes troubles et mes tribulations, à penser à toutes ses bontés, que par un jour calme, solennel et tranquille dans la forêt, où sa voix se fait entendre à mes oreilles dans le craquement d’une branche morte ou dans le chant d’un oiseau, aussi bien qu’on l’a jamais entendue dans les tempêtes ou les ouragans. Qu’en dites-vous, Jasper ? vous avez à essuyer des tempêtes aussi bien que maître Cap, et vous devez savoir quelque chose des sensations qu’elles font éprouver.

– Je crois que je suis trop jeune et trop inexpérimenté pour parler beaucoup d’un pareil sujet, – répondit Jasper avec modestie.

– Mais vous avez des sensations, – dit Mabel avec vivacité, – vous ne pouvez – personne ne peut vivre au milieu de pareilles scènes, et ne pas sentir combien il doit de confiance à Dieu.

– Je ne ferai pas injure à mon éducation en disant que de pareilles idées ne m’occupent pas quelquefois, mais je crains que ce ne soit ni aussi souvent ni autant que cela devrait être.

– Tout cela n’est que de l’eau douce, – dit Cap avec force. – Vous ne devez pas trop attendre de ce jeune homme, Mabel. – Je crois, monsieur Jasper, qu’on vous donne quelquefois un nom qui fait entendre tout cela. N’est-ce pas Eau-de-Vie ?

– C’est Eau-douce, – répondit tranquillement Jasper, qui, en naviguant sur le lac, avait acquis quelque connaissance du français comme de plusieurs dialectes indiens. – C’est un nom que les Iroquois m’ont donné pour me distinguer de quelques-uns de mes compagnons qui avaient voyagé sur mer, et qui aimaient à raconter aux Indiens des histoires de leurs grands lacs d’eau salée.

– Et pourquoi non ? J’ose dire qu’ils ne font en cela aucun mal aux sauvages. S’ils ne les civilisent pas, ils ne les rendent pas plus barbares qu’ils ne le sont. Oui, oui, Eau-douce ; cela doit vouloir dire de l’eau-de-vie blanche, qui n’est pas grand’chose après tout, et qu’on peut bien appeler deuce , car c’est une drogue infernale.

– Eau-douce signifie sweet water ou de l’eau bonne à boire, et c’est ainsi que les Français expriment fresh water, – répondit Jasper, un peu piqué de la manière dont Cap expliquait son sobriquet, tout oncle de Mabel qu’il était.

– Et comment diable font-ils water d’Eau-douce, quand cela veut dire brandy ou eau-de-vie en français ? Ce peut être le français qu’on parle ici, mais ce n’est pas celui qu’on parle à Burdoux ? et dans les autres ports de France. Eau, parmi les marins, signifie toujours brandy ; et eau-de-vie, brandy d’un haut degré. Je ne vous fais pas un reproche de votre ignorance, jeune homme, elle est naturelle dans votre situation, et vous ne pouvez y rien faire. Si vous voulez revenir avec moi et faire un voyage ou deux sur l’Atlantique, cela vous sera utile pour tout le reste de votre vie ; et Mabel que voilà, et toutes les autres jeunes filles vivant près de la côte en penseront mieux de vous, quand vous vivriez assez pour devenir aussi vieux que les arbres de cette forêt.

– Non, non, – dit le guide, aussi franc que généreux, – Jasper ne manque point d’amis dans ce pays, je puis vous l’assurer. Voir le monde, suivant ses habitudes, pourrait lui faire autant de bien qu’à un autre, mais personne n’en pensera plus mal de lui s’il ne nous quitte jamais. Eau-douce, ou Eau-de-Vie, comme il vous plaira, est un brave jeune homme sur qui l’on doit compter, et je dors toujours aussi profondément quand il est chargé de veiller que si j’étais moi-même de garde ; oui, et c’est plus profondément que je dois dire. La fille du sergent, que voilà, ne pense sûrement pas qu’il soit nécessaire que Jasper aille en mer pour devenir un homme digne d’être estimé et respecté.

Mabel ne répondit rien à ce propos, et elle tourna même la tête vers la rive occidentale, quoique l’obscurité ne rendît pas ce mouvement naturel nécessaire pour cacher son visage. Mais Jasper se crut obligé de dire quelque chose. Sa fierté se révoltait de l’idée de passer pour ne pas être en état de commander le respect de ses compagnons, ou d’obtenir les sourires des jeunes filles de même condition que lui. Cependant il ne voulait rien dire à l’oncle de Mabel qui pût lui paraître désagréable, et son empire sur lui-même lui faisait peut-être encore plus d’honneur que sa modestie et sa vivacité.

– Je n’ai pas de prétention à ce que je ne possède pas, – dit-il, – et je conviens que je ne connais ni l’Océan ni la navigation. Nous naviguons sur nos lacs à l’aide des astres et de la boussole, passant d’un cap à un autre, et n’ayant guère besoin de chiffres et de calculs, nous n’en faisons pas usage. Mais nous avons pourtant nos prétentions, comme je l’ai souvent entendu dire à des hommes qui avaient passé des années sur l’Océan. D’abord nous avons toujours la terre en vue, très fréquemment nous l’avons sous le vent, et c’est ce qui fait de bons marins comme je l’ai souvent entendu dire. Nos coups de vent sont soudains et violents, et nous sommes obligés, à toute heure du jour, de chercher à nous réfugier dans nos ports.

– Vous avez vos sondes, dit Cap.

– La sonde nous sert peu, et nous la jetons rarement.

– En pleine mer.

– J’ai entendu parler de pareilles choses, mais j’avoue que je n’en ai jamais vu.

– Comment diable, jeune homme ! vous ne pouvez avoir la moindre prétention à être un marin. Qui diable a jamais entendu parler d’un marin qui ne connût pas la pleine mer ?

– Je ne prétends à aucune connaissance particulière…

– Si ce n’est à descendre des cataractes et des rifts, Jasper. Et à cet égard, maître Cap, vous devez convenir vous-même qu’il n’est pas sans mérite. Suivant moi, chacun doit être estimé ou blâmé suivant sa nature. Si maître Cap n’est bon à rien quand il s’agit de descendre la cataracte de l’Oswego, je tache de me souvenir qu’il est utile quand il est hors de vue de la terre ; et si Jasper est inutile hors de vue de la terre, je n’oublie pas qu’il a l’œil sûr et la main ferme pour descendre une cataracte.

– Mais Jasper n’est pas inutile, – ne le serait jamais hors de vue de terre, – s’écria Mabel, en donnant à sa voix un éclat qui fit tressaillir ses auditeurs au milieu du silence solennel de cette scène extraordinaire. – Ce que je veux dire, – ajouta-t-elle, – c’est qu’on ne peut être inutile là quand on est si utile ici, quoique je conçoive qu’il ne connaît pas les navires comme mon oncle.

– Oui, soutenez-vous l’un l’autre dans votre ignorance, – dit Cap en ricanant. – Nous autres marins, nous sommes tellement écrasés par le nombre quand nous sommes à terre, qu’il est rare que nous puissions obtenir ce qui nous est dû. Mais quand il s’agit de vous défendre ou de transporter vos marchandises, on nous appelle à assez grands cris.

– Mais, mon oncle, les hommes de terre ne viennent pas attaquer nos côtes, de sorte que les marins n’ont à combattre que des marins ?

– Voilà ce que c’est que l’ignorance ! – Où sont tous les ennemis qui ont débarqué dans ce pays, Français et Anglais ? Permettez-moi de vous le demander, ma nièce ?

– Oui sans doute, où sont-ils ? s’écria Pathfinder. – Personne ne peut le dire que nous autres qui demeurons dans les bois, maître Cap. J’ai souvent suivi leur ligne de marche à l’aide de leurs ossements blanchis par la pluie, et j’ai retrouvé leur piste par leurs tombeaux bien des années après qu’ils avaient disparu eux et leur orgueil. Généraux et soldats, tous sont ainsi épars dans le pays comme autant de preuves de ce que sont les hommes quand ils se laissent conduire par l’amour d’une grande renommée et par le désir d’être plus que leurs semblables.

– Je dois dire, maître Pathfinder, que vous énoncez des opinions un peu remarquables pour un homme qui vit de sa carabine, reniflant rarement sans sentir la poudre à fusil, et ne sortant de son gîte que pour poursuivre un ennemi.

– Si vous croyez que je passe mes jours à faire la guerre à mes semblables, vous ne connaissez ni moi ni mon histoire. L’homme qui vit dans les bois et sur la frontière, doit courir la chance des choses au milieu desquelles il demeure. Je n’ai encouru aucune responsabilité à cet égard, n’étant qu’un humble guide, un chasseur sans pouvoir. Ma véritable profession est de chasser pour l’armée, soit quand elle est en campagne, soit en temps de paix, quoique je sois plus spécialement engagé au service d’un officier, qui est maintenant absent dans les établissements, où je ne le suivrai jamais. Cependant je dois faire face à l’ennemi aussi bien qu’un autre ; et quant à un Mingo, je le regarde comme on regarde un serpent, c’est-à-dire, comme une créature sur laquelle il faut appuyer le talon, quand l’occasion favorable s’en présente.

– Fort bien, fort bien ; je me suis mépris sur votre profession. Je l’avais crue aussi régulièrement belliqueuse que celle du maître canonnier d’un vaisseau. Voilà mon beau-frère, il a été soldat depuis l’âge de seize ans, et il regarde son métier comme aussi respectable à tous égards que celui de marin, question que je crois à peine mériter d’être discutée avec lui.

– Mon père a dû apprendre qu’il est honorable de porter les armes, – dit Mabel, – car son père avait été soldat avant lui.

– Oui, oui, – dit Pathfinder, – la nature du sergent est en général martiale, et il regarde la plupart des choses de ce monde par-dessus le canon de son fusil. Une de ses idées est de préférer le fusil du roi à une longue carabine. L’habitude donne aux hommes de pareils préjugés, et c’est peut-être le défaut le plus commun de la nature humaine.

– À terre, je vous l’accorde, – dit Cap ; – je ne suis jamais revenu d’un voyage sans faire la même remarque. Or, à mon dernier retour, je trouvai à peine à New-York un seul homme qui eût en général la même idée que moi des choses. Chacun de ceux que je rencontrais semblait avoir halé toutes ses idées dans le point du vent, et quand il en déviait tant soit peu, c’était ordinairement pour virer de bord le plus court possible, vent arrière, et tenir le plus près du vent sur l’autre bord.

– Comprenez-vous cela, Jasper ? – demanda à demi-voix Mabel en souriant au jeune homme, qui maintenait sa pirogue si près de l’autre, qu’il était presque à côté d’elle.

– Il n’y a pas assez de différence entre l’eau douce et l’eau salée, pour que nous, qui y passons notre vie, nous ne puissions nous entendre. Ce n’est pas un grand mérite, Mabel, de comprendre le langage de sa profession.

– La religion même, – continua Cap, – n’est pas amarrée précisément au même endroit qu’elle l’était dans ma jeunesse. On la traite à terre comme toute autre chose ; on la hale en dessus par secousses, comme un cordage, et il n’est pas surprenant que ce cordage se trouve parfois engagé. Tout semble changer, excepté la boussole, et elle a elle-même ses variations.

– Eh bien ! – dit Pathfinder, – je croyais la religion et la boussole stationnaires.

– Elles le sont en mer, sauf les variations. La religion en mer est exactement aujourd’hui la même chose que lorsque j’ai touché du goudron pour la première fois. Quiconque a la crainte de Dieu devant les yeux, ne peut le contester. Je ne puis voir aucune différence entre l’état de la religion à bord d’un bâtiment à présent, et dans le temps où je suis entré dans la marine ; mais il n’en est pas de même à terre, il s’en faut de beaucoup. Comptez sur ma parole, maître Pathfinder, il est difficile de trouver un homme, – j’entends un homme de terre, – qui envisage ces choses comme il les envisageait il y a quarante ans.

– Et cependant Dieu n’a pas changé, ses œuvres n’ont pas changé, sa sainte parole n’a pas changé ; tous ceux qui doivent bénir et honorer son nom n’auraient pas dû changer davantage.

– C’est ce qui n’est point arrivé à terre, et c’est ce qu’on peut en dire de pire. Je vous dis que tout est en mouvement sur la terre, quoiqu’elle ait l’air si solide. Si vous plantez un arbre et que vous le laissiez pour faire un voyage de trois ans, vous ne le reconnaissez plus à votre retour. Les villes s’agrandissent, de nouvelles rues s’élèvent ; les quais changent de face ; en un mot, tout est changement sur terre. Au contraire, un navire revient d’un voyage dans les Indes-Orientales, tel qu’il était parti, sauf la peinture, les avaries et les accidents de la mer.

– Cela n’est que trop vrai, maître Cap, et c’est bien dommage. – Ah ! tout ce qu’on appelle améliorations a détérioré la face du pays. On coupe et l’on détruit tous les jours les glorieux ouvrages de Dieu, et la main de l’homme semble se lever en mépris de sa puissante volonté. On dit qu’il existe des signes effrayants à l’ouest et au sud des grands lacs de ce que nous pouvons attendre ; mais je n’ai pas encore été dans ces régions.

– Que voulez-vous dire ? demanda Jasper.

– Je veux parler de ces endroits marqués par la vengeance du ciel, ou qui peut-être sont destinés à donner une leçon solennelle aux dévastateurs inconsidérés qui se trouvent dans ce pays. On les appelle prairies, et j’ai entendu d’assez honnêtes Delawares, que je n’ai jamais connus, déclarer que la main de Dieu s’est tellement appesantie sur ces vastes terrains qu’il n’y croît pas un seul arbre. C’est un terrible fléau qui a frappé une terre innocente, et il ne peut avoir d’autre but que de montrer quelles suites effrayantes peut avoir un désir inconsidéré de détruire.

– Et cependant j’ai vu des colons qui aiment ces endroits sans arbres, parce que cela leur évite la peine du défrichement. Vous aimez votre pain, Pathfinder, et cependant le blé ne peut mûrir à l’ombre.

– Mais on voit naître l’honnêteté, des désirs simples et l’amour de Dieu, Jasper. Maître Cap vous dira lui-même qu’une plaine sans arbres ressemble à une île déserte.

– Quant à cela, – dit Cap, – les îles désertes ne sont pas sans utilité, car elles servent à rectifier le point. Si l’on consulte mon goût, je ne chercherai jamais querelle à une plaine parce qu’elle est sans arbres. Comme la nature a donné à l’homme des yeux pour voir et un soleil pour l’éclairer, je ne vois pas trop à quoi sert un arbre, si ce n’est pour la construction des navires, et de temps à autre d’une maison, surtout quand il ne porte ni fruits ni singes.

Le guide ne répondit à cette remarque qu’en tirant de son gosier un son sourd destiné à enjoindre le silence à ses compagnons. Pendant que la conversation que nous venons de rapporter avait lieu à voix basse, les pirogues entraient peu à peu dans le courant qui bordait la rive occidentale, car on n’employait les rames que pour les maintenir dans la direction convenable. La force de ce courant variait beaucoup, l’eau y étant tranquille en certains endroits, tandis qu’en d’autres il coulait à raison de deux et même de trois milles par heure, et dans les rifts il prenait une rapidité effrayante pour l’œil qui n’y était pas habitué. Jasper pensait qu’ils pouvaient, en suivant ce courant, arriver à l’embouchure de la rivière en deux heures de temps, à compter du moment où ils avaient quitté le rivage, et Pathfinder et lui étaient convenus de ne pas accélérer la marche des pirogues, du moins jusqu’à ce qu’elles eussent passé les endroits les plus dangereux. Ils avaient eu soin de ne parler qu’à voix basse car, quoique le repos d’une solitude profonde régnât dans cette vaste forêt, la nature, avec ses mille langues, y parlait le langage éloquent de la nuit dans un désert. L’air soupirait à travers des milliers d’arbres, l’eau murmurait partout et mugissait en certains endroits, le long des rivages, et l’on entendait de temps en temps le bruit d’une branche qui, agitée par le vent, en touchait une autre. Aucun des sons appartenant à la vie ne se faisait plus entendre. Une fois, à la vérité, Pathfinder avait cru entendre le hurlement d’un loup dans le lointain, car il y en avait qui rôdaient dans cette forêt ; mais c’était un son douteux et momentané et qui pouvait n’être que l’effet de l’imagination. Cependant quand il recommanda le silence à ses compagnons, son oreille toujours vigilante venait d’entendre le bruit particulier d’une branche sèche qui se brise, et, si elle ne l’avait pas trompé, ce bruit venait de la rive occidentale. Tous ceux qui sont accoutumés à ce son particulier comprendront combien l’oreille l’entend aisément, et combien il est facile de distinguer le pas qui rompt une branche sèche de tous les autres bruits d’une forêt.

– Un homme marche sur le rivage, – dit Pathfinder à Jasper, ne parlant ni très-bas ni assez haut pour pouvoir être entendu à quelque distance. – Ces maudits Iroquois auraient-ils traversé la rivière avec leurs armes sans avoir un canot ?

– Ce peut être le Mohican. Il nous suivrait certainement le long de cette rive, car il sait où nous trouver. Permettez-moi d’approcher du rivage pour m’en assurer.

– Allez, Eau-douce, allez ; mais maniez la rame avec prudence, et pour rien au monde ne vous hasardez sur le rivage sans bien savoir ce que vous faites.

– Cela est-il prudent ? – s’écria Mabel avec une vivacité qui lui fit oublier la nécessité de parler bas.

– Non, certainement, si vous parlez si haut, – répondit le guide. – Après avoir été si longtemps à n’entendre que des voix d’hommes, j’aime le son de la vôtre, qui est douce et agréable ; mais il n’est pas à propos de la faire entendre trop librement en ce moment. Votre père, le brave sergent, vous dira, quand vous le verrez, que le silence est une double vertu sur une piste. – Allez, Jasper, et n’oubliez pas que vous avez une réputation de prudence à soutenir.

Dix minutes d’inquiétude suivirent le départ de Jasper, qui disparut dans l’obscurité sans faire plus de bruit que s’il eût été englouti dans le courant, et avant que Mabel eût pu se persuader qu’il se hasardât seul à une entreprise que son imagination lui représentait comme particulièrement dangereuse. Pendant ce temps l’autre pirogue continua à suivre le courant sans que personne parlât, on pourrait même presque dire sans que personne respirât, tant chacun désirait entendre le moindre son qui pourrait partir du rivage. Mais il régnait toujours le même silence qu’auparavant, un silence solennel et l’on pourrait dire sublime. L’eau qui frappait contre quelques obstacles et les branches que le vent agitait, produisaient le seul bruit qui interrompît le sommeil de la forêt. Enfin on entendit encore, quoique faiblement, quelques branches sèches se briser, et Pathfinder crut entendre le son étouffé de quelques voix.

– Je puis me tromper, – dit-il, – car l’imagination se figure souvent ce que le cœur désire, mais ce son me paraît être celui de la voix du Grand-Serpent.

– Les morts reviennent-ils chez les sauvages ? – demanda Cap.

– Oui, oui, et ils chassent aussi ; mais ce n’est que dans le pays des esprits. Une peau-rouge n’a plus rien de commun avec la terre quand le souffle de la vie a abandonné son corps. Il n’est pas dans sa nature de rôder autour de son wigwam quand son heure est passée.

– Je vois quelque chose sur l’eau, – dit Mabel à voix basse ; car ses yeux n’avaient pas cessé de chercher à percer à travers l’obscurité depuis que Jasper avait disparu.

– C’est la pirogue, – dit le guide avec joie. – Tout va bien, sans quoi nous aurions revu Jasper plus tôt.

Une minute après, les deux embarcations, qui ne devinrent visibles l’une pour l’autre que lorsqu’elles se furent approchées, étaient bord à bord, et l’on reconnut Jasper debout sur l’arrière de la sienne. Un autre homme était assis sur l’avant, et le jeune homme ayant, par un vigoureux coup de rame, placé le visage de son compagnon en face de Pathfinder et de Mabel, ils reconnurent le Delaware.

– Chingachgook ! mon frère ! – s’écria le guide, le tremblement de sa voix annonçant l’intensité de son émotion. – Chef des Mohicans, mon cœur nage dans la joie. Nous avons bien souvent combattu ensemble ; mais je craignais que cela ne nous arrivât plus.

– Hugh ! – Les Mingos sont des squaws. Trois de leurs chevelures sont suspendues à ma ceinture. Ils ne savent pas comment frapper le Grand-Serpent des Delawares. Leurs cœurs n’ont pas de sang, et ils pensent à prendre le sentier du retour, à travers les eaux du Grand-Lac.

– Avez-vous été parmi eux, chef ? Et qu’est devenu le guerrier que vous combattiez dans la rivière ?

– Il est devenu poisson ; il est au fond avec les anguilles ; ses frères peuvent amorcer leurs hameçons pour le pêcher. – Pathfinder, j’ai compté les ennemis, et j’ai touché leurs mousquets.

– Ah ! je pensais bien qu’il serait trop audacieux, dit le guide en anglais. – Il s’est hasardé au milieu d’eux, et il nous rapporte toute leur histoire. Parlez-moi, Chingachgook, et je rendrai ensuite nos amis aussi savants que nous.

Le Mohican lui fit part à voix basse, dans son dialecte, de tout ce qu’il avait découvert depuis que Jasper l’avait laissé luttant dans l’eau avec un Iroquois. Il ne parla plus du destin de son ennemi, l’usage des guerriers indiens n’étant pas de se vanter quand ils font une relation destinée à instruire leurs auditeurs. Dès qu’il fut vainqueur dans cette lutte terrible, il nagea vers la rive orientale ; il y aborda avec précaution, et, protégé par l’obscurité, il se mêla aux Iroquois sans être reconnu ni même soupçonné. On lui demanda une fois qui il était ; il répondit – Arrowhead, – et on ne lui fit plus aucune question. Par les remarques qu’il entendit, il apprit que l’expédition des Iroquois avait eu pour but spécial de s’emparer de Mabel et de son oncle sur le rang duquel ils s’étaient mépris. Il en apprit suffisamment aussi pour prouver la justesse du soupçon qu’Arrowhead les avait trahis ; mais il n’était pas facile de deviner quel avait été le motif de sa perfidie, puisqu’il n’avait pas encore reçu la récompense de ses services.

De tout ce qu’il venait d’apprendre, Pathfinder ne communiqua à ses compagnons que ce qu’il jugea le plus propre à diminuer leurs appréhensions, et il leur dit en même temps que c’était le moment de redoubler d’efforts, pendant que les Iroquois n’étaient pas encore sortis de l’état de confusion causé par les pertes qu’ils avaient faites.

– Je ne doute pas que nous ne les trouvions dans le rift, – continua-t-il, – et il faudra alors les passer ou tomber entre leurs mains. La distance jusqu’au fort n’est pas bien grande, et j’ai presque envie de monter à terre avec Mabel afin de l’y conduire par des sentiers que je connais, et de laisser les pirogues courir leur chance sur le rift.

– Cela est impossible, Pathfinder, – dit Jasper avec vivacité ; – Mabel n’est pas assez forte pour rôder dans les bois par une nuit comme celle-ci. Mettez-la dans ma pirogue, et je perdrai la vie, ou je la conduirai en sûreté au-delà du rift, malgré l’obscurité.

– Je n’en doute pas, Eau-douce, et personne ne doute de votre désir d’être utile à la fille du sergent. Mais c’est l’œil de la Providence, et non le vôtre, qui peut lui faire passer le rift de l’Oswego par une nuit si obscure.

– Et qui la conduira en sûreté au fort, si elle y va par terre ? La nuit n’est-elle pas aussi noire sur le rivage que sur l’eau ? Ou croyez-vous que je connaisse mon métier moins bien que vous ne connaissez le vôtre ?

– C’est bien parlé, jeune homme. Mais, si je perdais mon chemin dans l’obscurité, – et je crois que personne ne peut dire que cela me soit jamais arrivé, – mais quand je le perdrais, tout ce qui en résulterait, ce serait d’avoir à passer une nuit dans la forêt ; au lieu qu’un coup de rame donné mal à propos sur le rift, ou un roulis subit de la pirogue, vous jetterait tous deux dans la rivière ; et il est plus que probable que la fille du sergent n’en sortirait jamais vivante.

– Je laisse à Mabel le soin d’en décider. Je suis certain qu’elle sera plus tranquille dans la pirogue.

– J’ai beaucoup de confiance en tous deux, – dit Mabel, – et je n’ai nul doute que chacun de vous ne fasse tout ce qui sera en son pouvoir pour prouver à mon père son affection pour lui. Mais j’avoue que je n’aimerais pas à quitter la pirogue quand nous savons qu’il y a dans la forêt des ennemis comme ceux que nous avons vus. Au surplus, c’est mon oncle qui en décidera.

– Je ne me soucie point des bois, – dit Cap, – quand j’ai devant moi un bon courant comme celui-ci ; d’ailleurs, maître Pathfinder, pour ne rien dire des sauvages, vous oubliez les requins.

– Les requins ! Qui a jamais entendu parler de requins dans une forêt ?

– Par requins j’entends des loups, des ours. – Qu’importe le nom que vous donniez à un animal, s’il a le pouvoir et la volonté de mordre ?

– Seigneur, Seigneur ! craignez-vous aucune des créatures qui se trouvent dans les bois de l’Amérique ? Le léopard est un animal qui mérite attention, j’en conviens ; mais ce n’est rien entre les mains d’un chasseur expérimenté. Parlez des Mingos et de leurs diableries, à la bonne heure, mais ne nous donnez pas une fausse alarme, avec vos ours et vos loups.

– Oui, oui, maître Pathfinder, tout cela est fort bon pour vous qui connaissez probablement le nom de toutes les créatures que vous pourriez rencontrer. L’habitude fait tout, et elle donne de la hardiesse à un homme qui, sans cela, pourrait avoir peur. J’ai vu des marins, dans les basses latitudes, nager pendant des heures entières au milieu de requins de quinze à vingt pieds de longueur, sans s’en mettre plus en peine qu’un paysan ne songe aux autres villageois qui sortent avec lui de l’église le dimanche.

– Cela est fort extraordinaire ! – s’écria Jasper, qui, dans le fait, n’avait pas encore acquis cette qualité essentielle dans sa profession, la faculté d’inventer un conte. – J’avais toujours entendu dire que c’était courir à une mort certaine que de se hasarder dans l’eau près d’un requin.

– J’oubliais de dire qu’ils avaient toujours soin de se munir d’une barre du cabestan ou d’un anspect, pour rabattre le nez des requins, s’ils devenaient importuns. Non, non, je n’ai aucun goût pour les loups et les ours, quoique à mes yeux une baleine soit à peu près le même genre de poisson qu’un hareng séché et salé. Mabel et moi, nous nous en tiendrons aux pirogues.

– Mabel ferait bien d’en changer, – dit Jasper. La mienne est vide, et Pathfinder lui-même conviendra que, sur l’eau, mon œil est plus sûr que le sien.

– Je l’avouerai volontiers ; l’eau est votre nature, et personne ne niera que vous ne l’ayez perfectionnée au plus haut point. Vous avez raison de croire que la fille du sergent sera plus en sûreté dans votre pirogue que dans la mienne, et quoique je fusse très-charmé de la garder près de moi, j’ai sa sûreté trop à cœur pour ne pas lui donner mon avis avec franchise. Placez votre pirogue le long de la mienne, Jasper, et je vous remettrai ce que vous devez regarder comme un trésor précieux.

– C’est ainsi que je le regarde, – répondit le jeune homme, qui ne perdit pas un instant pour faire avancer sa pirogue ; et Mabel, y ayant passé, s’assit sur les bagages, qui en faisaient toute la charge.

Dès que cet arrangement fut terminé, les pirogues se tinrent à quelque distance l’une de l’autre, et l’on prit les rames, mais avec le plus grand soin pour ne faire aucun bruit en s’en servant. Toute conversation cessa, car, comme on approchait du redoutable rift, chacun songeait à l’importance de ce moment. Il était presque certain que leurs ennemis chercheraient à arriver avant eux en cet endroit, et il paraissait si peu probable qu’on essayât de le passer pendant la profonde obscurité qu’il faisait, que Pathfinder était convaincu qu’un parti d’Iroquois était posté de chaque côté de la rivière pour les attaquer quand ils débarqueraient. Il n’aurait donc pas fait la proposition de conduire Mabel par terre, s’il n’avait été sûr de se faire de cette circonstance un moyen de déjouer les plans des Iroquois. Au surplus, d’après le plan qui avait été adopté, tout dépendait du talent de ceux qui guidaient les pirogues, car si ces frêles esquifs avaient touché contre un rocher, quelque pointe les aurait fendus, ou ils auraient chaviré, et alors venait le danger pour tous, et surtout pour Mabel, d’être noyés ou de tomber entre les mains de leurs ennemis. La plus grande circonspection devenait donc indispensable, et chacun était trop absorbé dans ses propres pensées pour éprouver le désir de parler plus que les circonstances ne l’exigeaient.

Tandis que les pirogues glissaient silencieusement sur la rivière, les mugissements du rapide annonçaient qu’ils s’en approchaient, et il fallut tout le courage de Cap pour le faire rester à sa place au milieu de ces sons de mauvais augure, et d’une obscurité qui permettait à peine d’entrevoir les contours des bois qui s’étendaient sur les deux rives, et la voûte sombre du ciel qui lui couvrait la tête. L’impression que lui avait faite la cataracte n’était pas effacée, et son imagination, grossissant les dangers, lui présentait ceux du rapide comme étant les mêmes que ceux du saut de douze à quinze pieds qu’il avait fait le même jour, et les lui faisait même paraître encore plus grands par l’influence du doute et de l’incertitude. Le vieux marin se trompait pourtant ; car le ri ft et la cataracte de l’Oswego diffèrent considérablement, le premier n’étant qu’un rapide qui coule sur des rochers et des bas-fonds, tandis que l’autre mérite réellement le nom qu’il porte.

Mabel n’était certainement pas sans crainte, mais sa situation était si nouvelle, et elle avait tant de confiance dans son guide, qu’elle conservait un sang-froid qu’elle n’aurait peut-être pas gardé si elle eût eu une idée plus juste de la vérité, ou qu’elle eût mieux connu la faiblesse de l’homme quand il a à lutter contre la force et le pouvoir de la nature.

– C’est là l’endroit dont vous avez parlé, – dit-elle à Jasper, – quand les mugissements du ri ft se firent entendre distinctement et de plus près à son oreille.

– Oui, et je vous prie d’avoir confiance en moi, Mabel. Nous ne sommes pas d’anciennes connaissances ; mais bien des jours s’écoulent en un seul dans ces déserts ; il me semble déjà que je vous connais depuis plusieurs années.

– Et il ne me semble pas que vous soyez un étranger pour moi, Jasper. Je compte sur votre talent comme sur votre désir de m’être utile.

– Nous verrons, nous verrons. – Pathfinder est dans le rapide trop près du centre de la rivière ; elle a son lit plus près de la rive orientale ; mais il est impossible que je me fasse entendre de lui. – Tenez-vous ferme à la pirogue, Mabel, et ne craignez rien.

Le moment d’après, le courant entraîna la pirogue dans le rift, et, pendant trois ou quatre minutes, Mabel, plus étonnée qu’alarmée, ne vit autour d’elle que des nappes d’écume et n’entendit que le rugissement des eaux. Vingt fois la pirogue parut sur le point d’aller heurter une vague en tourbillon qui brillait même au sein de cette obscurité, mais autant de fois le bras vigoureux de celui qui en dirigeait les mouvements la remit sur sa route sans accident. Une fois seulement, Jasper parut perdre tout son pouvoir sur son esquif, qui ne fit que tourner pendant quelques secondes, mais un effort désespéré le remit sous ses ordres ; il le fit rentrer dans le canal dont il s’était écarté, et il fut bientôt récompensé de son travail et de ses soins en voyant sa pirogue flotter sur une eau tranquille et profonde au-delà du rift, à l’abri de tout danger, et sans avoir embarqué la moindre quantité d’eau.

– Tout est fini, Mabel, – s’écria le jeune homme avec joie ; – le danger est passé, et vous pouvez à présent espérer de voir votre père cette nuit même.

– Dieu soit loué ! Et c’est à vous, Jasper, que je dois ce bonheur.

– Pathfinder a le droit de réclamer une bonne part de ce mérite. – Mais où est donc l’autre pirogue ?

– Je vois quelque chose sur l’eau près de nous. – N’est-ce pas la pirogue de nos amis ?

Quelques coups de rames conduisirent Jasper près de l’objet en question. C’était bien la seconde pirogue, mais vide et sens dessus dessous. Dès qu’il se fut assuré du fait, il chercha ses compagnons. À sa grande joie, il découvrit bientôt Cap, suivant le courant à la nage, car il préférait le risque de se noyer à celui de tomber entre les mains des sauvages. Il l’embarqua, non sans peine, dans la pirogue, et ne fit pas d’autres recherches, convaincu que Pathfinder gagnerait le rivage en marchant dans l’eau, qui n’était pas très-profonde en cet endroit, plutôt que d’abandonner sa chère carabine.

Le reste du passage fut court, quoique fait dans l’obscurité. Après un court intervalle, on entendit un bruit sourd qui ressemblait à celui du tonnerre dans le lointain, auquel se joignait encore celui du bouillonnement des eaux. Jasper dit à ses compagnons que le bruit qu’ils entendaient était celui du ressac du lac. Des pointes de terre basse se présentaient devant eux, et la pirogue entrant dans une baie formée par l’une d’elles, s’arrêta sur une rive sablonneuse. Le changement qui suivit fut si grand et si précipité, que Mabel sut à peine ce qui se passait. Cependant, au bout de quelques minutes, elle avait passé devant plusieurs sentinelles, une porte s’ouvrit, et elle se trouva dans les bras d’un père qui était presque un étranger pour elle.

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