CHAPITRE X

« Ne croyez pas que je l’aime, quoique je fasse une demande pour lui ; ce n’est qu’un homme quinteux – Il parle bien pourtant. – Mais que me font de vaines paroles ? »

ANONYME.

Une semaine se passa dans la routine ordinaire d’une garnison. Mabel commençait à s’habituer à une situation qu’elle avait trouvée d’abord non-seulement nouvelle, mais un peu ennuyeuse ; et les officiers et les soldats accoutumés peu à peu à la présence d’une jeune fille dont l’air et la mise avaient cette noblesse modeste qu’elle avait puisée dans la famille de sa protectrice, la fatiguaient moins par une admiration mal cachée, qu’ils ne la charmaient par un respect dont elle reportait la cause à son père, quoique dans le fait il dût être attribué à son air décent et modeste, encore plus qu’à leur déférence pour le digne sergent.

Les connaissances qu’on peut faire dans une forêt, ou dans des circonstances extraordinaires, trouvent bientôt leurs bornes. Une semaine de séjour dans le fort de l’Oswego suffit pour apprendre à Mabel quels étaient ceux qu’elle pouvait voir, et ceux qu’elle devait éviter. L’espèce de position neutre qu’occupait son père, qui n’était pas officier, et que son grade élevait au-dessus des soldats, écartait d’elle deux grandes classes de militaires, diminuait par conséquent le nombre de ceux qu’elle était obligée de voir, et rendait plus facile le choix qu’elle avait à faire. Elle découvrit pourtant qu’il y avait quelques individus, même parmi ceux qui pouvaient aspirer à une place à la table du commandant, qui étaient disposés à oublier le rang subalterne du sergent, en faveur de la taille bien tournée et du visage attrayant qu’ils trouvaient chez lui, et au bout des deux ou trois premiers jours elle avait déjà des admirateurs parmi les officiers. Le quartier-maître surtout, homme de moyen âge, qui avait goûté plus d’une fois les douceurs du mariage, mais qui était alors veuf, était évidemment disposé à augmenter son intimité avec le sergent, quoique leurs devoirs les rapprochassent déjà souvent. Les plus jeunes de ses compagnons de table ne manquèrent pas de remarquer que cet officier, qui était un Écossais, nommé Muir, rendait au sergent des visites plus fréquentes qu’il n’y avait été accoutumé : un sourire ou une plaisanterie en l’honneur de – la fille du sergent, – étaient pourtant tout ce qu’on se permettait ; mais – Mabel Dunham – devint un toast que l’enseigne et même le lieutenant ne dédaignaient pas de proposer.

À la fin de la semaine, le commandant de la garnison, le major Duncan de Lundie, un soir, après que la retraite eut été battue, envoya chercher le sergent Dunham, en lui donnant à entendre qu’il s’agissait d’une affaire qui exigeait une entrevue personnelle. Le major demeurait dans une hutte mobile qui, étant placée sur des roulettes, pouvait se transporter dans telle partie de la cour du fort qu’il le jugeait à propos. Elle en occupait alors presque le centre, et ce fut là que le sergent trouva son officier supérieur. Il fut admis en sa présence sans aucun délai, et sans être obligé de faire le pied de grue dans une antichambre. Dans le fait il y avait peu de différence entre les logements des officiers et ceux des soldats, si ce n’est que les premiers étaient plus spacieux ; de sorte que Mabel et son père étaient presque aussi bien logés que le commandant.

– Entrez, sergent, entrez, mon bon ami ! – dit Lundie d’un ton cordial, tandis que le subalterne se tenait dans une attitude respectueuse à la porte d’une pièce servant de bibliothèque et de chambre à coucher dans laquelle on l’avait introduit ; – entrez, et asseyez-vous sur cette escabelle. Je vous ai fait venir pour une discussion qui n’aura rapport ni aux revues ni aux feuilles de paie. Il y a bien des années que nous sommes camarades, et un temps si long doit compter pour quelque chose, même entre un major et son sergent d’ordonnance, entre un Écossais et un Yankee. Asseyez-vous, vous dis-je. – La journée a été belle, sergent.

– Oui, sans doute, major Duncan, – répondit Dunham, qui, tout en obéissant à l’ordre qu’il avait reçu de s’asseoir, avait trop d’expérience pour oublier le degré de respect qu’il devait montrer à son commandant ; – la journée a été très-belle, et nous pouvons en espérer encore de semblables en cette saison de l’année.

– Je le désire de tout mon cœur. Tout promet une belle récolte ; et vous verrez que les soldats du 55e sont presque aussi bons fermiers que bons soldats. Je n’ai jamais vu en Écosse les pommes de terre croître mieux que celles que nous avons plantées.

– Elles promettent une bonne récolte, et, sous ce rapport, un hiver plus agréable que le dernier.

– La vie fait des progrès dans tout ce qui est agréable, sergent, ainsi que dans le besoin qu’on en éprouve. Nous devenons vieux, et je crois qu’il est temps de songer à une retraite et de vivre pour moi. Je sens que mes jours d’activité touchent à leur fin.

– Le roi, – que Dieu le protège ! – a encore bien des services à recevoir de vous, major.

– Cela peut être ; surtout s’il lui reste à donner une place de lieutenant-colonel.

– Le jour où cette commission sera donnée au major Duncan de Lundie, sera un honneur pour le 55e.

– Et celui où Duncan de Lundie la recevra, en sera un pour lui. Mais si vous n’avez jamais eu le rang de lieutenant-colonel, sergent, vous avez eu une bonne femme ; et après le rang, c’est ce qui peut rendre un homme le plus heureux.

– Oui, major, j’ai été marié, mais je suis veuf depuis bien longtemps, et il ne me reste que mon amour pour le roi et pour mes devoirs.

– Quoi ! comptez-vous donc pour rien cette jeune et jolie fille, à membres si bien arrondis, à joues de roses, que je vois depuis quelques jours dans le fort ? Fi donc, sergent ! Tout vieux que je suis, je serais presque capable d’aimer cette petite friponne, et d’envoyer au diable le grade de lieutenant-colonel.

– Nous savons tous où est le cœur du major Duncan. Il est en Écosse, où une belle dame est disposée à le rendre heureux dès que le sentiment de ses devoirs lui permettra d’y retourner.

– Ah ! l’espoir est toujours une perspective éloignée, sergent, – répondit le major, un nuage de mélancolie passant sur ses traits, – et la bonne Écosse n’est pas près d’ici. Eh bien ! si nous n’avons en ce pays ni bruyères ni farine d’orge, nous y avons de la venaison qui ne nous coûte qu’une charge de poudre et une balle, et du saumon aussi abondamment qu’à Berwick sur la Tweed. Est-il vrai, sergent, que nos soldats se plaignent de ce qu’on leur sert trop de venaison et de pigeons depuis quelque temps ?

– Non pas depuis quelques semaines, major ; car les daims et les oiseaux, dans cette saison, ne sont pas en aussi grand nombre dans les environs qu’ils l’ont été. Ils commencent seulement à se plaindre du saumon. Mais j’espère que l’été se passera sans que nous ayons aucun embarras sérieux quant aux vivres. Il est pourtant vrai que les Écossais qui font partie de la garnison parlent plus qu’il ne serait prudent de leur privation de farine d’orge, et murmurent de temps en temps contre notre pain de froment.

– Ah ! c’est la nature humaine, sergent ; la simple et pure nature écossaise. Un gâteau de farine d’orge, pour dire la vérité, est un morceau friand, et il y a des moments où je voudrais moi-même en avoir une tranche.

– Si ce désir devient trop importun, major, – je parle des soldats, Monsieur, car je ne voudrais pas parler avec si peu de respect de Votre Honneur, – si les soldats, dis-je, viennent à regretter sérieusement une nourriture naturelle, je vous conseillerais humblement de faire importer ici de la farine d’orge ou d’en faire préparer dans ce pays, et je crois que nous n’en entendrons plus parler. – Il n’en faudrait pas beaucoup pour opérer une cure, Monsieur.

– Vous êtes un railleur malin, sergent ; mais je ne voudrais pas jurer que vous avez tort. Après tout, il peut y avoir dans le monde des choses plus appétissantes que la farine d’orge, et entre autres vous avez une fille qui est très-appétissante, Dunham.

– La fille est comme sa mère, major Duncan, et elle peut passer l’inspection, – dit le sergent avec fierté. – Ni l’une ni l’autre n’ont été élevées avec quelque chose de meilleur que de bonne farine américaine. – Oui, oui, la fille peut passer l’inspection.

– J’en répondrais moi-même. – Eh bien ! autant en venir au fait tout d’un coup, et conduire mon corps de réserve en première ligne. – Davy Muir, le quartier-maître, sergent, est disposé à prendre votre fille pour femme, et il m’a chargé d’entamer cette affaire avec vous de crainte de compromettre sa dignité ; et je puis ajouter que la moitié de nos jeunes officiers portent sa santé et parlent d’elle du matin au soir.

– C’est beaucoup d’honneur pour elle, Monsieur, – répondit le père d’un air roide ; – mais j’espère qu’ils trouveront bientôt quelque chose qui méritera mieux la peine d’en parler. – Je me flatte de la voir la femme d’un honnête homme dans quelques semaines d’ici, Monsieur.

– Oui, Davy est un honnête homme, et c’est plus qu’on n’en pourrait dire de beaucoup de quartiers-maîtres, à ce que je pense, sergent, – dit le major avec un léger sourire. – Eh bien ! puis-je dire au jouvenceau que Cupidon a blessé que l’affaire est à peu près arrangée ?

– Je remercie Votre Honneur ; mais Mabel est promise à un autre.

– Comment diable ! cela fera sensation dans le fort. Cependant je ne suis pas fâché de l’apprendre, sergent ; car, pour être franc avec vous, je ne suis point partisan des mariages inégaux.

– Je pense comme Votre Honneur, et je n’ai nul désir de voir ma fille femme d’un officier. Si elle peut s’élever au même rang qu’occupait sa mère avant elle, cela doit satisfaire toute fille raisonnable.

– Et puis-je demander, sergent, quel est l’heureux mortel que vous avez dessein de nommer votre gendre ?

– C’est Pathfinder, Votre Honneur.

– Pathfinder ?

– Lui-même, major ; et en vous le nommant, je vous fais toute son histoire. Personne n’est mieux connu sur cette frontière que mon honnête, mon brave, mon sincère ami.

– Tout cela est assez vrai ; mais, après tout, est-il l’espèce d’homme qu’il faut pour rendre heureuse une fille d’une vingtaine d’années ?

– Pourquoi non, Votre Honneur ? Il est à la tête de sa profession. Il n’y a pas un guide, pas un éclaireur attaché à l’armée qui ait la moitié de la réputation de Pathfinder, ou qui la mérite à moitié autant.

– J’en conviens, sergent, mais la réputation d’un éclaireur est-elle tout à fait celle qui peut gagner le cœur d’une jeune fille ?

– Parler des caprices des jeunes filles, major Duncan, c’est, dans mon humble opinion, à peu près comme si l’on parlait du jugement d’une nouvelle recrue. Si nous prenions pour modèle les mouvements d’un malotru gauche et mal bâti, nous ne pourrions jamais former un bataillon sur une bonne ligne.

– Mais il n’y a rien de gauche ni de mal bâti dans votre fille ; on ne trouverait pas, même dans la vieille Angleterre, une femme de sa classe qui ait une meilleure tournure. – Pense-t-elle comme vous sur cette affaire ? Je dois le supposer, puisque vous dites que vous l’avez promise.

– Nous n’avons pas encore conversé sur ce sujet, major ; mais, d’après plusieurs petites circonstances que je pourrais citer, je pense que c’est comme si elle y avait formellement consenti.

– Et quelles sont ces circonstances, sergent ? – demanda le major, qui commençait à prendre plus d’intérêt à cette affaire qu’il n’en avait d’abord éprouvé. – Étant garçon moi-même, comme vous le savez, j’avoue que j’ai quelque curiosité de connaître quelque chose de l’esprit d’une femme.

– Eh bien ! major, quand je lui parle de Pathfinder, elle me regarde toujours en face ; elle renchérit sur tout le bien que j’en puis dire, et cela franchement, ouvertement, comme si elle le regardait déjà presque comme son mari.

– Hum ! – Et vous croyez que ce sont là des preuves certaines des sentiments de votre fille ?

– Sans doute, major, car tout cela me frappe comme étant naturel. Quand un soldat me regarde en face en louant son officier, – car, sauf votre pardon, les soldats s’avisent quelquefois de critiquer leurs supérieurs, – et quand je vois un homme me regarder dans les yeux en faisant l’éloge de son capitaine, je me dis toujours qu’il est franc et qu’il pense ce qu’il dit.

– N’y a-t-il pas une forte différence d’âge entre Pathfinder et votre jolie fille ?

– Oui sans doute, Votre Honneur. Pathfinder marche vers la quarantaine, et Mabel a la perspective de tout le bonheur qu’une femme peut goûter avec un mari plein d’expérience. J’avais même quarante ans passés quand j’épousai sa mère.

– Mais est-il probable que la jaquette verte de chasse et le bonnet de peau de renard de notre digne guide plairont autant aux yeux de votre fille que l’élégant uniforme du 55e régiment ?

– Peut-être non, Monsieur ; et en ce cas elle aura le mérite de ne pas suivre son propre goût, ce qui rend toujours une jeune femme plus sage et plus prudente.

– Et ne craignez-vous pas que votre fille ne reste veuve encore bien jeune ? Toujours au milieu des bêtes sauvages et des Indiens qui le sont encore plus, on peut dire que Pathfinder est à chaque instant en danger pour sa vie.

– Chaque balle a sa destination, Lundie, – répondit le sergent, car le major aimait qu’on lui donnât ce nom dans ses moments de condescendance, et quand il n’était pas occupé de ses devoirs militaires ; – et pas un homme du 55° ne peut se croire à l’abri des chances d’une mort soudaine. À cet égard, Mabel ne gagnerait rien à prendre un autre mari. D’ailleurs, si je puis parler librement sur un tel sujet, je doute que Pathfinder meure jamais dans un combat, ou par suite de quelqu’une des chances de sa vie dans les forêts.

– Et pourquoi cela, sergent ? – demanda le major, regardant Dunham avec cette sorte de respect qu’un Écossais de ce temps était plus disposé que ceux d’aujourd’hui à avoir pour les connaissances mystérieuses. – Il est aussi exposé au danger qu’un soldat, peut-être même davantage : pourquoi donc serait-il plus sûr d’y échapper ?

– Je ne crois pas que Pathfinder s’imagine avoir plus de chances de sûreté qu’un autre, major, mais il ne mourra jamais d’une balle. Je l’ai vu si souvent manier sa carabine avec le même sang-froid que si c’eût été une houlette de berger, quand les balles nous sifflaient aux oreilles, et dans des circonstances si extraordinaires, que je ne crois pas que la Providence veuille qu’il périsse de cette manière. Et pourtant, s’il y a un homme dans les domaines de Sa Majesté qui mérite réellement cette mort glorieuse, c’est Pathfinder.

– C’est ce qu’on ne peut savoir, sergent, – répondit Lundie d’un air grave et pensif ; – et moins on en parle, mieux cela vaut peut-être. Mais votre fille – Mabel, je crois que vous l’appelez ; – Mabel sera-t-elle aussi disposée à accepter pour mari un homme qui, après tout, n’est qu’à la suite de l’armée, qu’un militaire qui en fait partie ? Il n’y a aucun espoir de promotion pour le guide, sergent.

– Il est déjà à la tête de sa profession, Votre Honneur. D’ailleurs Mabel a pris sa résolution sur cette affaire. Et comme vous avez eu la bonté de me parler de M. Muir, j’espère que vous voudrez bien lui dire qu’il doit la regarder comme ayant un billet de logement à vie.

– Fort bien ; c’est votre affaire. Et maintenant, – sergent Dunham !

– Major Duncan ! – répondit le sergent, se levant en faisant le salut militaire.

– Vous savez que mon intention est de vous envoyer aux Mille-Îles pour un mois. Tous les anciens sous-officiers y ont fait leur tour de service, – tous ceux à qui je puis me fier du moins, – et le vôtre est enfin arrivé. Il est vrai que le lieutenant Muir réclame le droit de commander cette expédition ; mais comme il est quartier-maître, je n’aime pas à rien changer à des arrangements bien organisés. – A-t-on fait le tirage des hommes ?

– Tout est prêt, major. Le tirage est fait, et j’ai appris que le canot qui est arrivé la nuit dernière a apporté un message pour annoncer que le détachement qui est là-bas attend celui qui doit le relever.

– Cela est vrai, et il faut que vous mettiez à la voile après-demain matin, sinon demain soir. Peut-être serait-il plus prudent de profiter de l’obscurité.

– C’est ce que pense Jasper, major Duncan ; et je ne connais personne à qui l’on puisse mieux s’en rapporter, en pareille affaire, qu’au jeune Jasper Western.

– Jasper Eau-douce, – dit Lundie en souriant, – doit-il partir avec vous ?

– Votre Honneur doit se rappeler que le Scud ne quitte jamais le port sans lui.

– Vous avez raison, mais toutes les règles ont des exceptions. N’ai-je pas vu un marin dans le fort depuis quelques jours ?

– Oui, major, c’est mon beau-frère Cap qui a accompagné ma fille ici.

– Ne pourrait-on pas le mettre à bord du Scud, pour cette fois, et laisser ici Jasper ? La variété d’une croisière sur le lac plairait à votre beau-frère, et vous jouiriez davantage de sa compagnie.

– J’avais dessein de vous demander la permission de l’emmener avec moi, major ; mais il faut que ce soit comme volontaire. Jasper est un trop brave garçon pour le priver de son commandement sans raison. D’ailleurs, je crois que Cap a trop de mépris pour l’eau douce, pour remplir sa place convenablement.

– Vous avez raison, sergent, je laisse tout cela à votre discrétion. En y réfléchissant une seconde fois, Eau-douce doit conserver son commandement. Vous comptez aussi prendre Pathfinder avec vous ?

– Si vous le trouvez bon, major, il y aura du service pour les deux guides, la peau-rouge et l’homme blanc.

– Je crois que vous avez raison. Eh bien, sergent, je vous souhaite du bonheur dans cette entreprise, et souvenez-vous qu’à la fin de votre commandement, le poste doit être abandonné et détruit. Il nous aura alors rendu le service que nous en attendions, ou nous aurons tout à fait manqué notre but, et c’est une position trop dangereuse pour chercher à s’y maintenir sans nécessité. Vous pouvez vous retirer.

Le sergent fit le salut d’usage, tourna sur ses talons comme s’ils eussent été des pivots, et il tirait la porte après lui quand son commandant le rappela.

– J’avais oublié une chose, sergent. Nos jeunes officiers m’ont demandé un tir, et c’est à demain que ce divertissement a été fixé. Tout compétiteur sera admis, et les prix seront une poudrière de corne garnie en argent, une bouteille de cuir garnie de même, et une calèche de soie pour une dame. Ce dernier prix permettra à celui qui l’obtiendra de montrer sa galanterie, en en faisant l’offrande à la dame qu’il aime le mieux.

– Tout cela est fort agréable, Votre Honneur, surtout pour celui qui réussira. Sera-t-il permis à Pathfinder de disputer ces prix ?

– Je ne vois pas comment on pourrait l’exclure du nombre des compétiteurs s’il lui plaît de se présenter ; mais j’ai remarqué depuis quelque temps qu’il ne prend aucune part à ces divertissements ; peut-être parce qu’il connaît son adresse sans égale.

– C’est cela, major. Le brave garçon sait qu’il n’y a pas un homme sur toute la frontière qui soit en état de lutter contre lui, et il ne veut pas nuire aux plaisirs des autres. Je crois qu’on peut en toute chose se fier à sa délicatesse, Monsieur. Je crois qu’il faut le laisser agir à sa discrétion.

– Il le faut en cette occasion, sergent ; il restera à voir s’il réussira aussi bien que dans les précédentes. – Bonsoir, Dunham.

Le sergent se retira, laissant Duncan de Lundie livré à ses propres pensées. Les sourires qui se montraient de temps en temps sur une physionomie dont l’expression ordinaire était martiale et sévère, prouvaient qu’elles n’étaient pas désagréables, quoique la sévérité y reparût par moments. Une demi-heure pouvait être écoulée quand on frappa à la porte, et à peine eut-il prononcé le mot – Entrez ! – qu’un homme de moyen âge, en costume militaire, mais dont l’uniforme ne paraissait pas avoir reçu tous les soins qu’en prend ordinairement un officier, entra dans la chambre, et le major le salua sous le nom de M. Muir.

– Je viens, comme vous me l’avez permis, pour connaître mon sort, major Duncan, – dit le quartier-maître avec un accent écossais fortement prononcé, dès qu’il se fut assis sur le siège qui lui avait été offert. – Pour vous dire la vérité, cette jeune fille fait autant de ravage dans la garnison que les Français en ont fait devant Ty. Je n’ai jamais vu une déroute si complète en si peu de temps.

– Sûrement, Davy, vous n’avez pas dessein de me faire croire qu’une semaine a vu allumer une telle flamme dans un cœur jeune et simple comme le vôtre. Sur ma foi, ce serait encore pire que votre affaire d’Écosse, quand on disait que le feu qui vous consumait intérieurement était si violent qu’il avait pratiqué dans votre corps un trou par lequel toutes les jeunes filles pouvaient voir quelle était la valeur des combustibles enflammés.

– Il faut que vous plaisantiez, major Duncan, comme votre père et votre mère avant vous, quand même l’ennemi serait dans le camp. Je ne vois rien de bien extraordinaire à ce que des jeunes gens suivent la pente de leurs désirs et de leurs inclinations.

– Mais vous avez si souvent suivi celle des vôtres, Davy, que je croyais qu’à présent vous ne pouviez plus y trouver l’attrait de la nouveauté. En comptant l’affaire d’Écosse dont je viens de parler, vous avez déjà été marié quatre fois.

– Seulement trois, major ; aussi vrai que j’espère avoir une quatrième femme. Mon nombre n’est pas encore complet. Non, non, rien que trois.

– Je crois que vous oubliez le mariage sans ministre, Davy.

– Et pourquoi y songerais-je, major ? Les cours de justice ont décidé que ce n’était pas un mariage ; que faut-il de plus ? Cette femme avait profité d’une légère disposition amoureuse, qui est peut-être une faiblesse dans ma constitution, pour m’entraîner dans une liaison qui a été déclarée illégale.

– Si je m’en souviens bien, Muir, on disait dans le temps qu’il y avait deux côtés à envisager dans cette question.

– Toute chose a deux côtés, mon cher major, et j’en ai connu qui en avaient trois. Mais la pauvre femme est morte ; il n’y avait pas d’enfants ; ainsi il n’en est rien résulté, après tout. Ensuite, j’ai été particulièrement malheureux avec ma seconde femme ; je dis seconde, par déférence pour vous, major, et d’après la fausse supposition qu’il y avait un premier mariage. Mais que ce fût le second ou le premier, j’ai été particulièrement malheureux avec Jeanie Graham, car elle est morte sans enfants dans le cours du premier lustre de notre union. – Je crois que si elle avait vécu, je n’aurais jamais songé à prendre une autre femme.

– Mais comme elle est morte, vous en avez épousé ensuite deux autres, et vous désirez en prendre une troisième.

– On ne doit jamais nier la vérité, major Duncan, et je suis toujours prêt à l’avouer. Mais il me semble, Lundie, que vous avez l’air mélancolique par une si belle soirée ?

– Non, Muir ; pas absolument mélancolique, mais un peu pensif. Je pensais aux jours de ma jeunesse, lorsque moi fils du laird, et vous fils du ministre, nous gravissions ensemble nos montagnes natales, heureux, sans soucis, et nous inquiétant peu de l’avenir ; et il s’en est suivi quelques idées, qui peuvent être un peu pénibles, sur la manière dont cet avenir s’est développé pour moi.

– À coup sûr, Lundie, vous n’avez pas à vous en plaindre ; vous vous êtes élevé au rang de major, et vous ne tarderez pas à être lieutenant-colonel, s’il faut en croire les lettres que nous recevons ; tandis que moi, je ne suis qu’un pauvre diable de quartier-maître, n’ayant qu’un grade de plus que lorsque mon honorable père me présenta ma première commission.

– Et vos quatre femmes ?

– Trois, Lundie, trois seulement qui l’étaient légitimement, même d’après les lois saintes et libérales de notre pays.

– Soit ! n’en supposons que trois. Vous savez, Davy, – continua le major, reprenant sans s’en apercevoir le dialecte et l’accent de son pays, ce qui arrive aux Écossais les mieux élevés, quand ils parlent d’un sujet qui leur tient au cœur, – vous savez que mon choix est fait depuis longtemps, quelles longues espérances j’ai nourries, combien il m’en a coûté pour attendre pendant tant d’années l’heureux moment où je pourrai appeler mon épouse une femme tellement adorée ; tandis que vous, sans fortune, sans nom, sans naissance, sans mérite, – je veux dire sans mérite particulier…

– Ne dites pas cela, Lundie ; les Muir sont d’un sang particulièrement bon.

– Eh bien ! sans autre chose qu’un sang particulièrement bon, vous avez épousé quatre femmes…

– Seulement trois, Lundie ; si vous en comptez quatre, vous affaiblirez notre ancienne amitié.

– Comptez-les comme il vous plaira, Davy, et vous en trouverez plus que votre part légitime. Nous avons donc passé notre vie bien différemment, du moins sous le rapport du mariage : vous devez en convenir, mon ancien ami.

– Et quel est celui qui y a le plus gagné, major, à parler aussi franchement que lorsque nous étions enfants ?

– Je ne désire rien cacher. J’ai passé ma vie dans un espoir différé, et la vôtre s’est écoulée…

– Non dans un espoir réalisé, major Duncan ; je vous l’assure sur mon honneur. À chaque nouvelle épreuve, j’ai cru mieux réussir, mais l’homme est né pour le désappointement. Ah ! tout est vanité dans ce monde, Lundie, et il n’y a en rien plus de vanité que dans le mariage.

– Et cependant vous êtes prêt à passer votre cou dans le nœud coulant pour la cinquième fois.

– Je désire vous faire observer que ce ne sera que la quatrième, major, – dit le quartier-maître, et sa physionomie s’animant en même temps de tout l’enthousiasme d’un jeune homme, il ajouta : – Mais cette Mabel Dunham est un rara avis. Nos filles d’Écosse sont jolies, agréables ; mais il faut convenir qu’elles sont bien au-dessous de celles de ces colonies.

– Vous ferez bien de vous rappeler votre commission et votre sang, Davy. Je crois que toutes vos quatre femmes…

– Je voudrais, mon cher Lundie, que vous fussiez un peu plus fort en arithmétique. Trois fois un font trois.

– Eh bien ! toutes trois étaient, je crois, des femmes d’un sang particulièrement bon.

– Précisément, toutes trois, comme vous le dites, étaient de bonnes familles, et les alliances étaient sortables.

– Et la première de toutes étant fille du jardinier de mon père, cette alliance ne l’était pas. Mais ne craignez-vous pas, en épousant la fille d’un sous-officier qui sert dans le même corps que vous, de voir diminuer votre importance dans le régiment ?

– Ce dont vous parlez a été mon côté faible toute ma vie, major Duncan ; car je me suis toujours marié sans égard pour les conséquences. Chacun a son péché favori, et je crois que le mariage est le mien. – Mais à présent que nous avons discuté ce qu’on peut appeler les principes de l’alliance, je vous demanderai si vous m’avez rendu le service de parler au sergent de cette petite affaire.

– Oui, Davy ; et je suis fâché, pour vos espérances, d’avoir à vous dire que je ne vous vois pas beaucoup de chance de réussir.

– Je ne réussirais pas ! un officier, et par-dessus le marché un quartier-maître, ne réussirait pas auprès de la fille d’un sergent !

– C’est précisément ce que je vous dis, Davy.

– Et pourquoi cela, Lundie ? Aurez-vous la bonté de répondre à cette question ?

– Parce que la fille est promise. La parole est donnée, la main accordée, la foi jurée. – Non ! je veux être pendu si je crois un mot de ce dernier point ; mais le fait est qu’elle est promise.

– Eh bien ! c’est un obstacle, il faut l’avouer, major. Mais c’est peu de chose si le cœur de la fille est libre.

– Sans doute ; et je crois probable que c’est le cas dont il s’agit ; car le prétendu me paraît être le choix du père plutôt que celui de la fille.

– Et qui peut être ce prétendu, major ? – demanda le quartier-maître avec cette philosophie tranquille que donne l’habitude. – Je ne me rappelle aucun aspirant convenable qui puisse me barrer le chemin.

– Non, vous êtes le seul aspirant convenable sur la frontière, Davy. Au surplus, l’heureux mortel est Pathfinder.

– Pathfinder, major !

– Ni plus ni moins, Davy Muir. Pathfinder est son nom. Mais, pour calmer un peu votre jalousie, je vous dirai qu’à mon avis du moins c’est un mariage conçu dans le cerveau du père plutôt que dans le cœur de la fille.

– C’est ce que je pensais, – s’écria le quartier-maître, respirant plus librement. – Cela me semblait impossible, avec mon expérience de la nature humaine.

– Et particulièrement de la nature des femmes, Davy.

– Il vous faut votre plaisanterie, Lundie, n’importe qui en souffre. Mais je ne croyais pas possible que je me trompasse sur les inclinations de cette jeune fille, et je crois pouvoir prononcer hardiment qu’elles s’élèvent fort au-dessus de la condition de Pathfinder. – Quant à cet homme lui-même… eh bien, on verra avec le temps !

Le major, qui se promenait dans sa chambre, s’arrêta tout à coup, regarda son compagnon en face avec une expression comique de surprise sérieuse, et s’écria : – Dites-moi franchement, Davy Muir, supposez-vous qu’une jeune fille comme Mabel Dunham puisse concevoir un penchant sérieux pour un homme ayant votre âge, votre extérieur, et je puis ajouter votre expérience ?

– Allez, allez, Lundie, vous ne connaissez pas le sexe, et voilà pourquoi vous n’êtes pas encore marié dans votre quarante-cinquième année. Il y a longtemps que vous êtes garçon, major.

– Et quel peut être votre âge, lieutenant Muir, si je puis me permettre une question si délicate ?

– Quarante-sept ans, je n’ai pas envie de le nier, Lundie ; et si j’obtiens Mabel, ce sera juste une femme par deux lustres. Mais je ne croyais pas que le sergent Dunham eût l’esprit assez humble pour songer à donner une jolie fille comme la sienne à un homme tel que Pathfinder.

– Ce n’est pas un songe, Davy : le sergent est aussi sérieux qu’un soldat prêt à passer par les verges.

– Fort bien, fort bien, major, nous sommes d’anciens amis, et nous devons savoir lâcher et recevoir un brocard, quand nous ne sommes pas de service. Il est possible que le digne sergent n’ait pas compris mes demi-mots, sans quoi il n’aurait jamais songé à un tel mariage. Il y a une aussi vaste différence entre l’épouse d’un officier et la femme d’un guide, qu’entre l’antiquité de l’Écosse et celle de l’Amérique. – Je suis aussi d’un sang très-ancien.

– Croyez-en ma parole, Davy, votre antiquité ne vous rendra pas de grands services dans cette affaire ; et quant à votre sang, il n’est pas plus ancien que vos os. Je vous ai fait part de la réponse du sergent, et vous voyez que mon influence, sur laquelle vous comptiez tellement, ne peut rien faire pour vous. Buvons un coup à notre ancienne connaissance, Davy ; et ensuite vous ferez bien de songer au détachement qui part demain, et d’oublier Mabel Dunham aussitôt qu’il vous sera possible.

– Ah, major ! j’ai toujours trouvé plus facile d’oublier une femme qu’une maîtresse. Quand un couple est une fois marié, tout est fini, peut-on dire, jusqu’à ce que la mort vienne opérer une séparation ; et il me semble peu respectueux de troubler le repos des morts en songeant trop à eux. Au contraire, il y a tant d’inquiétudes, tant d’espérances, tant de félicité à venir, avec une maîtresse, que l’esprit en est toujours occupé.

– C’est précisément l’idée que je me fais de votre situation, Davy ; car je n’ai jamais supposé que vous attendiez quelque bonheur de plus avec l’une ou l’autre de vos femmes. J’ai pourtant entendu parler d’hommes assez stupides pour espérer qu’ils seraient heureux avec leur femme, même au-delà du tombeau. – Je bois au succès de votre nouvel amour, lieutenant Muir, ou à la prompte guérison de cette maladie ; et je vous invite à veiller sur vous-même avec plus de soin à l’avenir ; sans quoi, vous pourrez encore vous laisser entraîner par la violence d’un accès semblable.

– Bien des remerciements, mon cher major. Et moi, je bois à l’hymen qui couronnera une ancienne passion dont je connais quelque chose. – Ce whisky est de la vraie rosée de montagnes, Lundie, et il réchauffe le cœur en faisant penser à notre bonne Écosse. – Quant aux hommes dont vous venez de parler, ils ne pouvaient avoir eu que chacun une femme, car s’ils en avaient eu plusieurs, ces femmes, d’après leurs actions pendant leur vie, auraient pu prendre différents chemins après leur mort ; je pense donc qu’un mari raisonnable doit se contenter de passer en ce monde, avec une femme, le temps qui lui est accordé sans rêver à des choses qui sont hors de sa portée. – Je vous suis infiniment obligé, major Duncan, de cette preuve d’amitié, comme de toutes celles que vous m’avez déjà données ; et si vous pouviez en ajouter encore une autre, je croirais que vous n’avez pas tout à fait oublié le compagnon des jeux de votre enfance.

– Eh bien, Davy, si la demande est raisonnable, et telle qu’un officier supérieur puisse l’accorder, faites-la-moi connaître.

– Si vous pouviez me trouver quelque petit service à faire aux Mille-Îles, pendant une quinzaine ou environ, je crois que l’affaire en question pourrait s’arranger à la satisfaction de toutes les parties. Faites attention, Lundie, que Mabel est la seule fille blanche qui soit à marier sur toute cette frontière.

– Il y a toujours du service pour un homme chargé de votre emploi, dans un petit poste comme dans un grand ; mais celui dont il s’agit peut être fait par le sergent aussi bien que par le quartier-maître-général et même mieux.

– Mais pas mieux que par un officier. Il y a en général beaucoup de désordre avec les sous-officiers.

– J’y réfléchirai, Muir, répondit le major en riant, – et vous aurez ma réponse demain matin. Vous aurez demain une bonne occasion de vous montrer avec avantage aux yeux de votre belle. Vous êtes bon tireur, et il y a des prix à gagner. Décidez-vous à déployer votre adresse, et qui sait ce qui peut arriver avant le départ du Scud ?

– Je suppose que nos jeunes gens voudront s’essayer la main à ce divertissement, major ?

– Je le pense de même, et quelques vieux officiers aussi, si vous vous y présentez. Et pour que vous ne soyez pas seul, Davy, je tirerai moi-même un coup ou deux ; et vous savez que j’ai quelque réputation en ce genre.

– Cela pourrait réussir. Le cœur d’une femme, major Duncan, peut s’attaquer de différentes façons, et quelquefois d’une manière que les règles de la philosophie pourraient rejeter. Quelques femmes exigent qu’on établisse devant elles, en quelque sorte, un siège régulier, et elles ne capitulent que lorsque la place ne peut tenir plus longtemps ; d’autres aiment à être emportées d’assaut ; et il y en a dont on ne peut venir à bout qu’en les faisant donner dans quelque embuscade. La première manière est la plus honorable, celle peut-être qui convient le mieux à un officier ; mais je crois que la troisième est la plus agréable.

– Opinion que vous devez à l’expérience, je n’en doute nullement. Mais que dites-vous de l’assaut ?

– Cela peut réussir à des hommes plus jeunes que nous, Lundie, – répondit le quartier-maître en se levant, et en faisant à son commandant un clin d’œil expressif, liberté qu’il se permettait souvent, par suite d’une longue intimité. – Chaque âge a les qualités qui lui sont propres, et à quarante-sept ans je crois qu’on fait bien de compter un peu sur la tête. Je vous souhaite le bon soir, major Duncan, absence de tout accès de goutte, et un sommeil doux et rafraîchissant.

– Je vous en souhaite autant, monsieur Muir, et je vous remercie. N’oubliez pas la passe d’armes de demain.

Le quartier-maître se retira, laissant Lundie dans sa bibliothèque, libre de réfléchir sur ce qui venait de se passer. Le temps avait tellement habitué le major Duncan au caractère et à l’humeur du lieutenant Muir, que la conduite de cet officier ne lui semblait pas aussi étrange qu’elle le paraîtra peut-être au lecteur. Dans le fait, tandis que tous les hommes sont assujettis à une loi commune qu’on appelle nature, la variété de leurs penchants, de leurs manières de voir et de sentir, et des formes que prend leur égoïsme, est inépuisable.

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