CHAPITRE XI

« Ordonnez au faucon, avant qu’il soit affaité, de se percher sur votre poing, ou au chien non dressé de suivre la piste du daim ; forcez l’homme libre à porter des fers contre sa volonté, ou celui qui est dans la tristesse à écouter un conte joyeux ; c’est temps perdu, vous n’y réussirez pas. Ainsi l’amour n’apprend pas à unir les cœurs par la force ; il ne joint que ceux qu’une douce sympathie rapproche. »

Miroir pour les Magistrats.

Il n’arrive pas souvent que l’espoir soit récompensé par la jouissance aussi complètement que les vœux des jeunes officiers de la garnison furent comblés par le temps qu’il fit le lendemain. Il peut se faire que ce ne soit que l’effet de la bizarrerie ordinaire de l’esprit humain, mais les Américains sont assez portés à s’enorgueillir des choses que des hommes intelligents trouveraient sans doute d’une qualité très-inférieure, tandis qu’ils oublient ou qu’ils déprécient les avantages qui les mettent certainement au niveau, sinon au-dessus du plus grand nombre de leurs semblables. Parmi ces avantages est le climat, qui, au total, et sans vouloir lui attribuer une perfection chimérique, est infiniment plus agréable et tout aussi salubre que celui de bien des pays dont les habitants parlent le plus haut pour se plaindre du nôtre.

À l’époque dont nous parlons, les chaleurs de l’été se faisaient peu sentir à Oswego, comme on appelait le fort situé à l’embouchure de la rivière du même nom ; car l’ombre de la forêt, se joignant à la fraîcheur des brises qui venaient du lac, diminuait l’influence du soleil au point de rendre les nuits toujours fraîches, tandis que la chaleur des jours était rarement étouffante.

On était alors en septembre, mois pendant lequel les vents venant de la côte paraissent souvent s’ouvrir un chemin à travers les terres pour arriver jusqu’aux grands lacs ; et ceux qui naviguent sur ces mers intérieures sentent quelquefois l’influence favorable qui caractérise les vents de l’Océan, et qui, en leur donnant une nouvelle vigueur au moral et au physique, leur inspire en même temps une nouvelle ardeur. C’était par un jour semblable que la garnison d’Oswego s’était rassemblée pour voir ce que son commandant avait appelé en plaisantant « une passe d’armes. » Lundie était un homme instruit, – du moins dans sa profession, – et il se faisait un plaisir de diriger l’esprit des jeunes gens qui étaient sous ses ordres vers les lectures les plus convenables à l’état qu’ils avaient embrassé. Il avait une bibliothèque bien choisie et assez considérable pour la situation dans laquelle il se trouvait, et il prêtait volontiers ses livres à tous ceux qui le désiraient. Entre autres fantaisies que ces lectures avaient introduites dans la garnison, était un goût pour cette sorte d’amusement qui allait avoir lieu, et auquel quelques chroniques du temps de la chevalerie avaient donné une teinte romanesque qui était assez en harmonie avec l’humeur et les dispositions de soldats en garnison dans un fort isolé, situé dans un pays éloigné et sauvage. Mais tandis que la plupart ne songeaient qu’au plaisir, ceux qui étaient chargés de ce devoir ne négligeaient pas la sûreté du poste. Un homme placé sur les remparts du fort, et regardant cette vaste étendue d’eau tranquille et brillante qui bornait la vue du côté du nord, et la forêt paisible et en apparence sans bornes qui formait l’autre côté de ce panorama, se serait cru dans un séjour de paix et de sécurité. Mais Duncan de Lundie ne savait que trop que les bois pouvaient à chaque instant faire paraître plusieurs centaines de sauvages résolus à détruire le fort et à massacrer tout ce qui s’y trouvait, et que les eaux du lac offraient un chemin facile par lequel des ennemis plus civilisés, mais presque aussi astucieux, les Français, pouvaient approcher du fort à l’improviste. Il envoya donc des détachements, commandés par des vétérans qui se souciaient peu des plaisirs de la journée, faire des patrouilles dans la forêt, et une compagnie entière resta sous les armes dans le fort, comme si l’on eût su qu’un ennemi de force supérieure était dans les environs. Avec ces précautions, les autres, tant soldats qu’officiers, ne songèrent plus qu’aux plaisirs que leur promettait cette matinée.

L’endroit qui devait être la scène du divertissement était une sorte d’esplanade sur le bord du lac, un peu à l’ouest du fort. On avait choisi ce terrain pour y faire la parade, parce qu’il avait l’avantage d’être protégé en arrière par le lac, et sur un de ses flancs par le fort. On y avait abattu tous les arbres et déraciné toutes les souches. On ne pouvait donc y être attaqué, quand on y faisait l’exercice, que de deux côtés seulement ; et comme on avait pratiqué au-delà une grande clairière au sud et à l’ouest, les ennemis auraient été obligés de se montrer hors des bois avant de pouvoir s’approcher assez pour être dangereux.

Quoique les armes régulières du régiment fussent des mousquets, une cinquantaine de fusils de chasse parurent en cette occasion. Chaque officier en avait un pour son amusement ; il y en avait qui appartenaient à des Indiens de tribus alliées aux Anglais, et il s’en trouvait toujours quelques-uns dans les forts ; les guides ou éclaireurs en avaient aussi, et le régiment en gardait un certain nombre qu’on prêtait à ceux qui allaient chasser dans la forêt pour procurer des vivres à la garnison. Parmi ceux qui portaient cette arme en ce moment, cinq ou six individus étaient particulièrement connus comme s’en servant si bien, qu’ils avaient acquis de la célébrité sur toute la frontière, une douzaine passaient pour avoir une adresse plus qu’ordinaire, et plusieurs autres auraient été regardés comme de fort bons tireurs partout ailleurs que dans la situation où ils se trouvaient placés.

La distance était cinquante toises, et l’on devait se servir du fusil, sans fourchette. Le but était une planche, sur laquelle divers cercles étaient peints en blanc, suivant l’usage, avec un point blanc au centre. Les premières épreuves d’adresse commencèrent par des défis entre les plus humbles des compétiteurs, qui désiraient montrer leur dextérité avant le divertissement général. Des soldats y figurèrent, et ce prélude eut peu d’intérêt pour les spectateurs, parmi lesquels il ne se trouvait encore aucun officier.

La plupart des soldats étaient écossais, le régiment ayant été levé à Stirling et dans les environs ; mais, de même que le sergent Dunham, bien des Américains y avaient été reçus depuis son arrivée dans les colonies. Ceux-ci étaient naturellement les meilleurs tireurs, et au bout d’une demi-heure, il fut universellement reconnu qu’un jeune homme, né dans la colonie de New-York, mais d’extraction hollandaise, qui portait le nom euphonique de Van Vattenburg, et qu’on appelait familièrement Follock, s’était montré le plus expert de tous ceux qui avaient fait l’essai de leur adresse. Au moment où l’opinion générale venait de se déclarer à ce sujet, le capitaine le plus ancien, suivi de la plupart des officiers et des dames du fort, entra sur l’esplanade. Une vingtaine de femmes de plus humble condition les suivaient, et l’on distinguait parmi elles la jolie fille du sergent Dunham, qui joignait à des joues vermeilles et à une physionomie intelligente et animée un costume aussi propre que simple, qui lui allait à ravir.

Parmi toutes ces femmes, il n’y en avait que trois qui fussent officiellement reconnues comme ayant droit au titre de dames. C’étaient les épouses de trois officiers, matrones graves, dont tout l’extérieur offrait un singulier mélange des habitudes prises dans la simplicité des mœurs de la moyenne classe de la société avec les idées qu’elles se formaient de la supériorité de la profession de leurs maris, des droits qu’elles avaient d’après les grades de chacun d’eux, et des devoirs de l’étiquette. Les autres étaient femmes de sous-officiers. Mabel, comme l’avait dit le quartier-maître, était strictement la seule qui pût avoir des prétentions au mariage, car, quoiqu’il se trouvât aussi dans le fort une douzaine de jeunes filles, elles ne pouvaient encore être classées que parmi les enfants, aucune d’elles n’étant d’âge à prétendre aux honneurs conjugaux.

On avait fait quelques préparatifs pour la réception du beau sexe. Des bancs, formés de planches clouées sur des pieux enfoncés dans la terre, avaient été établis sur le bord du lac, et à côté était un poteau auquel les prix étaient suspendus. On avait eu soin de réserver le premier banc pour les trois dames et leurs filles ; le second fut occupé par Mabel et par les femmes et filles des sous-officiers ; les autres se placèrent en arrière sur le troisième, et celles qui ne purent y trouver place restèrent debout. Mabel, qui avait déjà été admise dans la société des femmes des officiers, mais seulement comme une humble compagne, devint le but de leurs regards, car plus elles avaient une haute idée de leur rang, surtout dans une garnison, plus elles appréciaient sa modestie.

Dès qu’on vit à leurs places cette partie importante des spectateurs, le major Duncan ordonna que le divertissement commençât, de la manière qui était prescrite dans les ordres qu’il avait donnés antérieurement. Huit à dix des meilleurs tireurs de la garnison s’avancèrent alors vers l’endroit d’où l’on devait tirer. Les soldats y étaient admis comme les officiers, et ceux mêmes qui ne se trouvaient dans le fort que comme visiteurs n’en étaient pas exclus. Comme on pouvait l’attendre d’hommes dont les amusements et une variété agréable dans leur nourriture dépendaient de leur adresse à tirer, ils touchèrent tous le point central. D’autres qui leur succédèrent, eurent la main et l’œil moins sûrs ; mais presque tous envoyèrent leur balle dans un des cercles qui entouraient le point du milieu.

Suivant les règles de ce divertissement, personne ne pouvait passer à la seconde épreuve sans avoir réussi dans la première ; et l’adjudant de la place, qui remplissait les fonctions de maître des cérémonies, ou de maréchal de « la passe d’armes, » appela les noms de tous ceux qui avaient touché le point central, pour les avertir de se préparer à la seconde épreuve, et annonça en même temps que ceux qui ne se seraient pas présentés pour tirer au blanc seraient nécessairement exclus des épreuves suivantes. En ce moment, le major Duncan, le quartier-maître Muir et Jasper Western arrivèrent à l’endroit d’où l’on tirait, tandis que Pathfinder se promenait tranquillement à côté ; il ne portait pas sa chère carabine, circonstance si extraordinaire que tous les spectateurs la regardèrent comme une preuve qu’il n’avait pas dessein de disputer l’honneur de cette journée. Chacun fit place au major Duncan, qui, couchant son fusil avec nonchalance, fit feu sur-le-champ. Sa balle alla frapper à quelques pouces du but.

– Le major Duncan est exclu des épreuves suivantes, – cria l’adjudant à voix haute. Les anciens officiers et le vieux sergent comprirent fort bien que le major avait manqué le but volontairement. Mais les jeunes gens et les soldats n’en furent que plus encouragés par cette preuve de l’impartialité avec laquelle les règles de ce divertissement étaient observées, rien n’étant si attrayant qu’une justice rigoureuse, comme rien n’est si rare que de la voir administrer ainsi.

– Maintenant, c’est votre tour, Eau-douce, – dit David Muir, – et si vous ne battez pas le major, je dirai que votre main est plus propre à la rame qu’au fusil.

Les joues de Jasper étaient pourpres ; il se mit en place, jeta un regard sur Mabel, dont il vit la tête penchée en avant, comme pour mieux voir le résultat de l’épreuve qu’il allait faire, appuya, sans beaucoup de soin, le canon de son fusil sur la paume de sa main gauche, en leva le bout un instant d’une main ferme, et tira. Sa balle traversa exactement le centre du point blanc, ce qui était de beaucoup le meilleur coup qui eût encore été tiré, puisque les autres n’avaient fait qu’en effleurer les bords.

– Bravo, maître Jasper, – dit Muir dès que le résultat eut été proclamé. C’est un coup qui aurait pu faire honneur à une tête plus âgée et à un œil plus exercé. Je crois pourtant que vous avez eu un peu de bonheur, car vous n’avez pas ajusté avec un soin bien particulier. Vous pouvez avoir de la vivacité dans le mouvement, Eau-douce, mais vous n’avez ni science ni philosophie dans le maniement de votre arme. – Maintenant, je vous prie, sergent Dunham, d’inviter toutes ces dames à faire une attention toute particulière, car je vais faire ce qu’on peut appeler un usage intellectuel de ce fusil. Jasper aurait tué son adversaire, j’en conviens, mais il n’y aurait pas eu la moitié autant de satisfaction à recevoir son feu, que si le coup eût été tiré scientifiquement.

Pendant ce temps, il se préparait à son épreuve scientifique, mais il ne voulut en venir au fait que lorsqu’il vit les yeux de Mabel, comme ceux de toutes les autres femmes, fixés sur lui avec curiosité. Comme les autres se tenaient à une certaine distance, par respect pour son rang, il n’avait près de lui que son commandant, et il lui dit avec son ton familier :

– Vous voyez, Lundie, qu’on peut gagner quelque chose à exciter la curiosité d’une femme. C’est un sentiment très-actif que la curiosité, et, en la piquant convenablement, elle peut finir par conduire à de plus douces innovations.

– Vous avez raison, Davy ; mais vous nous faites tous attendre pendant que vous faites vos préparatifs ; et voici Pathfinder qui s’approche pour prendre une leçon de votre plus grande expérience.

– Eh bien ! Pathfinder, et vous aussi, vous êtes venu pour vous faire une idée de la philosophie d’un coup de feu ? Je ne désire pas cacher ma lumière sous un boisseau ; et vous êtes le bienvenu à tout ce que vous voudrez apprendre. – N’avez-vous pas envie d’essayer vous-même de tirer un coup ?

– Moi, quartier-maître ! à quoi bon ? Je n’ai besoin d’aucun des prix ; et quant à l’honneur, j’en ai déjà assez, si c’en est un de tirer mieux que vous. Je ne suis pas une femme pour porter une calèche.

– Fort vrai, mais vous pourriez trouver une femme, – une femme précieuse à vos yeux, pour la porter.

– Allons, Davy, – dit le major, – tirez, ou battez en retraite. L’adjudant s’impatiente.

– Le département du quartier-maître et celui de l’adjudant sont rarement d’accord ensemble, Lundie ; mais je suis prêt. – Pathfinder, mettez-vous un peu à l’écart, pour que les dames puissent voir.

Le lieutenant Muir se mit en place dans une attitude d’élégance étudiée, leva lentement son fusil, le baissa, répéta plusieurs fois ces manœuvres, et enfin lâcha son coup.

– La balle n’a pas touché la planche, – s’écria l’adjudant, qui n’avait pas beaucoup de goût pour la science lente du quartier-maître, – la balle n’a pas même touché la planche.

– Impossible ! s’écria Muir, le visage rouge d’indignation et de honte. – Cela est impossible, adjudant. De ma vie je n’ai fait une pareille maladresse. J’en appelle aux dames pour obtenir un meilleur jugement.

– Les dames ont fermé les yeux quand vous avez tiré, – dit un plaisant de la garnison, – vos longs préparatifs les avaient alarmées.

– Je n’en crois rien, – s’écria le quartier-maître, s’échauffant de plus en plus. – C’est une calomnie contre les dames et contre mon adresse ; c’est une conspiration pour priver un homme de ce qui lui est dû à juste titre.

– C’est un coup perdu, Muir, dit le major en riant, – et il faut vous résigner tranquillement à ce malheur.

– Non, non, major, dit enfin Pathfinder ; – le quartier-maître est bon tireur, quand il y met le temps, et qu’il n’est pas à trop longue distance, quoique, pour un service réel, il ne soit rien d’extraordinaire. Sa balle a couvert celle de Jasper, comme on le verra en y regardant.

Le respect qu’on avait pour les talents de Pathfinder, et l’idée qu’on avait de l’excellence de sa vue, firent que, dès qu’il eut parlé, tous les spectateurs commencèrent à se méfier de leur propre opinion. Une douzaine d’entre eux coururent vers la planche pour vérifier le fait, et ils reconnurent que la balle du quartier-maître avait si exactement passé par le trou fait par la balle de Jasper, qu’il fallut un examen très-minutieux pour s’assurer du fait. Mais il devint incontestable quand on trouva la balle de Muir couvrant celle de Jasper dans le trou fait par celle-ci à la souche d’arbre à laquelle la planche était attachée.

– Je vous avais bien dit, Mesdames, – dit le quartier-maître en s’avançant vers elles, – que vous alliez voir l’influence de la science sur l’artillerie. Le major Duncan rit de l’idée de faire entrer les mathématiques pour quelque chose dans l’art de tirer au blanc ; mais je lui dis que la philosophie colore, agrandit, perfectionne, dilate et explique tout ce qui appartient à la nature humaine, qu’il s’agisse de tirer au blanc ou de prononcer un sermon. En un mot, la philosophie est la philosophie, et c’est dire tout ce que le sujet exige.

– Je suppose que vous ne comprenez pas l’amour dans votre liste, – dit la femme d’un capitaine, qui connaissait l’histoire des mariages du quartier-maître, et qui avait recours à la malice d’une femme contre celui qui avait fait un monopole de son sexe. – Il semble que la philosophie a peu de chose de commun avec l’amour.

– Vous ne parleriez pas ainsi, Madame, si votre cœur en avait fait plusieurs épreuves. C’est l’homme ou la femme qui a eu le plus d’occasions de perfectionner ses affections qui peut le mieux parler d’un pareil sujet. Et, croyez-moi, de tous les genres d’amour, l’amour philosophique est le plus durable comme le plus raisonnable.

– Vous recommanderiez donc l’expérience comme un perfectionnement de l’amour ?

– Votre esprit subtil a saisi mon esprit au vol. Les plus heureux mariages sont ceux où la jeunesse, la beauté et la confiance d’une part s’appuient sur la sagacité, la modération et la prudence de l’âge, – de l’âge moyen, j’entends ; car je ne nierai pas que certain mari ne puisse être trop vieux pour certaine femme. – Et voici la charmante fille du sergent Dunham qui approuvera ces sentiments, j’en suis sûr ; car son caractère de discrétion est déjà bien connu dans la garnison, quoiqu’elle n’y ait encore passé que bien peu de temps.

– La fille du sergent Dunham est un tiers qui convient à peine dans un entretien entre vous et moi, lieutenant Muir, – répondit la dame, voulant soutenir sa dignité ; – et pour changer de sujet, voilà Pathfinder qui va essayer si la chance lui sera favorable.

– Je proteste, major, – s’écria Muir en courant, les deux bras levés pour donner plus de force à ses paroles, vers l’endroit d’où l’on tirait, – je proteste, Messieurs, et de la manière la plus forte, contre toute permission donnée ou à donner à Pathfinder, de se servir de Tue-daim dans cette passe d’armes. Pour ne rien dire de la longue habitude qu’il a de cette carabine, elle est hors de toute proportion avec les fusils de chasse du gouvernement.

– Tue-daim prend du repos, quartier-maître, – répondit Pathfinder avec sang-froid ; – et personne ne songe à le troubler. Je n’avais pas dessein de brûler une amorce aujourd’hui, mais le sergent Dunham m’a dit que je manquerais d’égards envers sa jolie fille, que j’ai conduite ici, si je me tenais en arrière en cette occasion. Je vais donc me servir du fusil de Jasper, comme vous pouvez le voir, et il n’est pas meilleur que le vôtre.

Le lieutenant Muir n’eut plus d’objection à faire. Pathfinder se mit en place, et tous les yeux se fixèrent sur lui. L’air et l’attitude de ce célèbre guide avaient quelque chose d’extrêmement remarquable lorsqu’il redressa sa grande taille et coucha son fusil pour tirer, montrant autant d’empire sur lui-même que de connaissance du pouvoir du corps humain et de l’arme dont il allait se servir. Grand et même musculeux, la charpente de son corps aurait été regardée comme presque parfaite s’il n’eût été entièrement dénué de chair. La corde à fouet était à peine plus roide que ses bras et ses jambes, et tous ses membres offraient trop d’angles à la vue pour que l’œil pût en approuver les proportions. Cependant tous ses mouvements avaient quelque chose de gracieux parce qu’ils étaient naturels, et comme ils étaient toujours accompagnés de calme et de régularité, ils lui donnaient un air de dignité qui répondait à l’idée qu’on se faisait généralement de son mérite et de ses services. Ses traits brûlés par le soleil prouvaient la vie dure et active qu’il menait, et ses mains nerveuses, qui annonçaient la force, montraient en même temps qu’elles n’étaient ni endurcies ni déformées par des travaux ignobles. Quoique personne n’aperçût en lui ces qualités douces et insinuantes qui peuvent gagner le cœur d’une femme, pas une femme ne fixait les yeux sur lui quand il allait tirer sans donner une approbation silencieuse à son air mâle et à la liberté de ses mouvements. La pensée excédait à peine la rapidité avec laquelle il ajustait son but. Et en cette occasion, quand une légère fumée s’éleva au-dessus de sa tête, la crosse de son fusil touchait déjà la terre, sa main en entourait le canon, et son visage était animé par son rire silencieux ordinaire.

– Si l’on osait énoncer une telle idée, – dit le major, – je dirais que Pathfinder n’a pas touché la planche.

– Ne dites pas cela, major, – répondit le guide, – ce serait un peu trop risquer. N’ayant pas chargé le fusil, je ne puis savoir ce qui s’y trouvait, mais si c’est une balle, je réponds qu’elle couvre celles du quartier-maître et de Jasper, ou mon nom n’est pas Pathfinder.

De grands cris qui se firent entendre près de la planche annoncèrent la vérité de cette assertion.

– Ce n’est pas tout, – dit Pathfinder, s’avançant à pas lents vers les bancs occupés par les femmes ; – ce n’est pas tout. Si la balle a seulement effleuré la planche, je consens que ce soit un coup manqué. Le quartier-maître a entamé le bois, mais vous verrez que ma balle n’a pas élargi le trou.

– Cela est vrai, Pathfinder, très-vrai, dit Muir, qui se tenait à peu de distance de Mabel, quoiqu’il n’osât lui parler en présence des femmes des officiers ; – le quartier-maître a entamé le bois, et il a par là rendu le passage plus facile à votre balle.

– Eh bien ! quartier-maître, voilà qu’on place le clou, nous verrons qui l’enfoncera le plus avant dans la planche de vous ou de moi. Car, quoique je ne songeasse pas à faire voir aujourd’hui ce que peut faire un fusil, je ne tournerai le dos à aucun homme porteur d’une commission du roi George. Chingachgook est en expédition, sans quoi il aurait pu m’obliger à faire voir quelques-uns des mystères de notre art ; mais quant à vous, quartier-maître, si vous passez heureusement par l’épreuve du clou, la pomme de terre vous arrêtera.

– Vous êtes un peu fanfaron ce matin, Pathfinder, mais vous verrez que vous n’avez pas affaire à un blanc-bec fraîchement arrivé des établissements ou des villes ; soyez-en bien sûr.

– Je le sais, quartier-maître, je le sais parfaitement, et je ne nie pas votre expérience. Vous avez passé bien des années sur les frontières, et il s’est écoulé le temps de la vie ordinaire d’un homme depuis que j’ai entendu parler de vous dans les colonies et même parmi les Indiens.

– Non, non, – s’écria Muir, – vous me faites injustice. Je n’ai pas vécu aussi longtemps que vous le prétendez.

– Je vous rendrai justice, lieutenant, quand même vous l’emporteriez sur moi à l’épreuve de la pomme de terre. Je répète que vous avez passé l’espace d’une bonne vie humaine, pour un soldat, dans des endroits où l’on se sert tous les jours du mousquet ; et je sais que vous êtes un bon tireur ; mais, malgré tout cela, vous n’êtes pas un vrai chasseur au tir. Quant aux fanfaronnades, j’espère que je ne cherche pas à me vanter ; mais les talents que la Providence nous a donnés nous appartiennent, et c’est l’insulter que de les nier. La fille du sergent, que voici, sera juge entre nous, si vous voulez vous en rapporter à un aussi joli juge.

Pathfinder avait pris Mabel pour arbitre parce qu’elle lui plaisait, et que le rang était presque sans aucun prix à ses yeux : mais la présence de trois femmes d’officiers fit hésiter le lieutenant Muir. Il aurait bien voulu se maintenir constamment sous les yeux et dans l’imagination de celle qui était l’objet de ses désirs ; mais ses anciens préjugés avaient encore trop d’influence sur lui, et peut-être était-il d’ailleurs trop circonspect pour lui faire ouvertement la cour sans avoir une sorte de certitude de réussir. Il avait une entière confiance dans la direction du major Duncan, mais il savait que si le bruit se répandait qu’il avait été refusé par la fille d’un sous-officier, ce serait un obstacle sérieux à ce qu’il pût prétendre par la suite à la main d’une femme d’une condition égale à la sienne. Cependant, malgré ces doutes et cette hésitation, Mabel lui paraissait si jolie, elle rougissait d’une manière si charmante, elle souriait si agréablement, enfin elle présentait un tableau si attrayant de beauté, de jeunesse et de modestie, qu’il ne put résister à la tentation de se placer en première ligne dans son imagination, et de trouver ainsi le moyen de lui parler ensuite librement.

– Il en sera ce que vous voudrez, Pathfinder, – répondit-il, dès que ses doutes eurent fait place à une détermination. – Que la fille du sergent, – sa charmante fille, j’aurais dû dire, – soit arbitre entre nous, et c’est à elle que sera offert le prix que vous ou moi nous devons certainement remporter. – Vous le voyez, mesdames, il faut contenter Pathfinder, sans quoi nous nous serions assurément soumis à l’arbitrage d’une dame de votre honorable compagnie.

L’appel des compétiteurs mit fin à cette conversation, et au bout de quelques instants la seconde épreuve commença. La pointe d’un clou ordinaire, dont la tête était peinte en blanc, fut légèrement enfoncée dans la planche, et le tireur devait le toucher ou il perdait tout droit aux épreuves suivantes. Personne ne pouvait prendre part à celle-ci sans avoir réussi dans la première.

Il se trouvait sept aspirants aux honneurs de cette épreuve. L’un d’eux, qui avait effleuré le blanc dans l’épreuve précédente, se retira des rangs, préférant se contenter de la réputation qu’il avait acquise, plutôt que de risquer de la perdre en échouant dans une épreuve plus difficile. Trois autres tirèrent successivement ; leurs balles percèrent la planche près du clou, mais aucune ne le toucha. Le quatrième candidat fut le quartier-maître, qui, après avoir pris toutes ses attitudes affectées, emporta une petite partie de la tête du clou, et planta sa balle tout à côté de la pointe. Cela ne parut pas un exploit très-extraordinaire, mais il donnait au candidat le droit de figurer à l’épreuve suivante.

– Vous avez sauvé votre lard, comme on dit dans les établissements, quartier-maître, – dit Pathfinder en riant tout bas, – mais il faudrait longtemps pour bâtir une maison avec un marteau qui ne vaudrait pas mieux que le vôtre. Jasper que voici vous montrera comment il faut frapper un clou, ou il a perdu quelque chose de sa bonne vue et de la fermeté de sa main. Vous-même, lieutenant, vous auriez fait mieux, si vous n’aviez pas tant songé à prendre des attitudes militaires. Tirer est un don naturel, et il faut s’en servir d’une manière naturelle.

– Nous verrons, Pathfinder. Ce que j’ai fait n’est pas mal tirer sur un clou. Je doute qu’il se trouve dans le 55e un autre marteau, comme vous l’appelez, qui puisse en faire autant.

– Jasper n’appartient pas au 55e ; mais voilà son marteau qui frappe.

Pathfinder parlait encore quand la balle de Jasper frappa droit sur le clou, et l’enfonça dans la planche jusqu’à un pouce de la tête.

– Soyez prêts à river le clou, – cria Pathfinder eu prenant sur-le-champ la place de son ami. – Ne mettez pas un nouveau clou ; je puis voir celui-ci, quoique la peinture soit effacée, et tout ce que je puis voir, je puis le toucher à la distance de cinquante toises, quand ce ne serait que l’œil d’un moustique. – Préparez-vous à river le clou !

Le coup partit, la balle alla à sa destination, et le clou fut enfoncé bien avant dans le bois, et sa tête couverte de plomb aplati.

– Eh bien, Jasper, – dit Pathfinder, laissant retomber à terre la crosse de son fusil, et reprenant le fil de son discours, comme s’il n’eût attaché aucune importance à ce qu’il venait de faire, – vous vous perfectionnez tous les jours, mon garçon. Encore quelques excursions dans la forêt avec moi, et le meilleur tireur de toute la frontière y regardera à deux fois avant de jouter contre vous. Le quartier-maître tire bien, mais il n’ira jamais plus loin, au lieu que vous, avec les dons que vous tenez de la Providence, vous pouvez un jour défier quiconque a jamais tenu un fusil.

– Allons donc. – s’écria Muir, – appelez-vous seulement bien tirer, détacher nettement une partie de la tête d’un clou, quand c’est la perfection de l’art ? Quiconque a les sentiments les moins raffinés et les moins élevés sait pourtant que la délicatesse des touches est ce qui fait connaître le grand maître ; au lieu que les coups de marteau d’enclume sont donnés par des mains grossières et inexpertes. S’il est vrai que lorsqu’on manque son coup peu importe que ce soit d’une ligne ou d’un mille, Pathfinder, vous devez convenir que lorsqu’on atteint son but, peu importe qu’on blesse ou qu’on tue.

– Suffit, suffit, – dit le major ; – le meilleur moyen de décider la question, c’est de passer à la troisième épreuve, et ce sera celle de la pomme de terre. Vous êtes Écossais, monsieur Muir, et vous feriez meilleure chère avec un gâteau de farine d’orge ou un chardon ; mais la loi des frontières a prononcé en faveur du légume américain, et ce sera la pomme de terre.

L’air du major Duncan annonçant quelque impatience, David Muir avait trop de tact pour différer plus longtemps l’épreuve par de nouveaux discours, et il se prépara à répondre à l’appel. Pour dire la vérité, le quartier-maître avait fort peu de confiance en lui-même pour cette nouvelle épreuve, et il n’aurait pas été si empressé à se mettre au nombre des compétiteurs, s’il avait cru qu’elle dût avoir lieu. Mais le major Duncan, qui, avec ces manières tranquilles écossaises, avait quelque chose de cette singularité piquante qu’on appelle humour, l’avait fait ajouter secrètement au programme du divertissement, afin de le mortifier ; car, étant lui-même un laird d’Écosse, il n’aimait pas qu’un de ses officiers voulût faire honte à son régiment en contractant un mariage inégal. Dès que tout fut préparé, Muir fut appelé et l’adjudant prit en main la pomme de terre. Mais comme ce genre de divertissement peut être nouveau pour le lecteur, quelques mots d’explication ne seront probablement pas inutiles pour le lui faire comprendre. On choisit une grosse pomme de terre ; et un homme, placé à une dizaine de toises de l’endroit d’où l’on tire, la prend en main et la jette en l’air à un signal donné. Il faut alors que la balle du tireur la traverse avant qu’elle retombe à terre.

Le major avait tenté plus de cent fois cet exploit difficile, et n’y avait jamais réussi qu’une seule. Un espoir aveugle, destiné à être désappointé, le porta à l’essayer de nouveau. La pomme de terre fut jetée en la manière accoutumée ; il tira, et elle retomba sans avoir été touchée.

– Demi-tour à droite, et hors des rangs, quartier-maître, – dit le major, souriant de la réussite de son projet. – La calèche de soie appartiendra nécessairement à Jasper Eau-douce ou à Pathfinder.

– Et comment cela finira-t-il, major ? – demanda le dernier. – Aurons-nous l’épreuve des deux pommes de terre, ou l’affaire sera-t-elle décidée par le centre et la peau ?

– Par le centre et la peau, à moins que les balles ne passent à égale distance du centre ; auquel cas, l’épreuve des deux pommes de terre aurait lieu.

– C’est un moment terrible pour moi, Pathfinder, – dit Jasper en s’avançant pour prendre sa place.

Pathfinder le regarda avec attention, et priant le major d’avoir un instant de patience, il prit à part son jeune ami, de manière à ce que personne ne pût les entendre.

– Vous semblez prendre cette affaire à cœur, Jasper ? – lui dit-il, les yeux fixés sur ceux du jeune homme.

– Je dois avouer, Pathfinder, que jamais je n’ai tant désiré le succès.

– Désirez-vous donc tellement l’emporter sur moi, – moi, votre ancien ami, votre ami éprouvé, – et dans ce que je puis appeler mon métier ? Tirer est ma nature, et nulle main ordinaire ne peut égaler la mienne.

– Je le sais, Pathfinder, je le sais ; et cependant…

– Cependant quoi, Jasper ? parlez franchement ; vous parlez à un ami.

Jasper serra les lèvres, passa une main sur ses yeux, rougit et pâlit tour à tour, comme une jeune fille qui avoue son amour, et enfin, serrant la main de son compagnon, il lui dit d’un ton calme, comme si la fermeté l’avait emporté sur toutes autres sensations :

– Je donnerais un de mes bras, Pathfinder, pour pouvoir offrir cette calèche à Mabel Dunham.

Le chasseur baissa les yeux, et retourna à pas lents vers l’endroit d’où il venait, ayant l’air de réfléchir sur ce que Jasper lui avait appris.

– Vous ne pourriez réussir aux deux pommes de terre ? – dit-il tout à coup.

– Non, certainement, et c’est ce qui m’inquiète.

– Quelle créature est l’homme ! il désire des choses qui ne sont pas dans sa nature, et il ne songe pas aux dons qu’il a reçus de la Providence ! – N’importe, n’importe ! – Prenez votre poste, Jasper, car le major attend, – et écoutez-moi. – Il faut que je touche la peau, c’est le moins que je puisse faire, sans quoi, je n’oserais plus me montrer dans la garnison.

– Je suppose qu’il faut me résigner à mon destin, – dit Jasper, changeant encore alternativement de couleur ; – mais je ferai tous mes efforts, dussé-je en mourir !

– Quelle pauvre chose est l’homme ! – dit encore Pathfinder en s’éloignant de quelques pas pour laisser à son ami une place suffisante pour tirer ; – il oublie les talents qu’il a reçus ; et il porte envie à ceux des autres.

La pomme de terre fut jetée en l’air, Jasper fit feu, et de grands cris précédèrent l’annonce qui fut faite que la balle avait traversé le point central, ou en était passée si près que la différence n’était pas sensible.

– Voici un compétiteur digne de vous, Pathfinder, – s’écria le major avec transport, pendant que le guide se mettait en place, – je suppose que nous verrons l’épreuve des deux pommes de terre.

– Quelle pauvre chose est l’homme ! – répéta encore Pathfinder, qui semblait à peine faire attention à ce qui se passait autour de lui, tant il était absorbé dans ses réflexions. – Jetez !

L’adjudant jeta la pomme de terre, et l’on remarqua que le coup partit à l’instant où elle semblait stationnaire avant de retomber ; car le guide semblait avoir pris un soin tout particulier pour la bien ajuster. Mais le désappointement et la surprise se peignirent sur les traits de ceux qui ramassèrent la pomme de terre.

– Les deux balles ont-elles passé par le même trou ? – demanda le major.

– La peau, la peau, – répondit-on ; – elle n’a fait qu’emporter la peau !

– Que signifie cela, Pathfinder ? Jasper Eau-douce doit-il remporter les honneurs de la journée ?

– La calèche est à lui, – répondit le chasseur en secouant la tête, et il se retira tranquillement en murmurant encore : – Quelle créature est l’homme ! jamais satisfait des dons qu’il a reçus de la Providence, et désirant toujours ceux qu’elle ne lui a pas accordés !

Comme la balle de Pathfinder n’avait pas traversé la pomme de terre, et n’avait fait qu’en emporter la peau, le prix fut décerné à Jasper sur-le-champ. La calèche était entre ses mains, quand le quartier-maître s’approcha de lui, et avec un air de cordialité, félicita son heureux rival de sa victoire.

– Mais à présent que la calèche est à vous, – ajouta-t-il, – et qu’elle ne peut vous servir à rien, puisque vous ne pouvez en faire ni une voile, ni même une banderole, je suppose, Eau-douce, que vous ne seriez pas fâché d’en avoir la valeur en bon argent du roi.

L’argent ne peut l’acheter, lieutenant, – répondit Jasper, dont les yeux étincelaient de joie. – J’aime mieux avoir gagné cette calèche que d’avoir obtenu cinquante nouvelles voiles pour le Scud.

– Allons donc, Jasper, vous devenez fou comme tous les autres. J’irai jusqu’à vous offrir une demi-guinée de cette bagatelle plutôt que de savoir quelle sera à traîner dans la chambre de votre cutter, et qu’elle finira par orner la tête de quelque squaw.

Quoique Jasper ne sût pas que Muir ne lui avait pas offert la moitié de la valeur réelle de la calèche, il écouta cette proposition avec indifférence. Secouant la tête d’un air négatif, il s’avança vers les bancs où les femmes étaient assises, et sa présence fit quelque sensation ; car chacune des épouses des officiers avait résolu d’accepter ce présent, si la galanterie de Jasper le portait à le lui offrir. Mais la méfiance que Jasper avait de lui-même, quand ce n’eût pas été l’admiration qu’une autre lui inspirait, ne lui aurait pas permis de songer à offrir un présent à aucune des dames qu’il regardait comme étant tellement au-dessus de lui.

– Mabel, – dit-il, – cette calèche est pour vous, à moins que…

– À moins que… Jasper ? – répéta Mabel, perdant sa timidité naturelle, par suite du désir qu’elle avait de faire cesser l’embarras qu’il éprouvait évidemment. Cependant tous deux rougirent de manière à trahir les sentiments qu’ils éprouvaient…

– À moins que vous ne la regardiez d’un œil trop indifférent, parce qu’elle vous est offerte par un homme qui peut ne pas avoir le droit d’espérer que son présent sera accepté.

– Je l’accepte, Jasper ; et ce sera un souvenir des dangers que j’ai courus en votre compagnie, ainsi que des soins que vous avez pris de moi, et dont je suis très-reconnaissante, comme de ceux de Pathfinder.

– Ne pensez pas à moi, – s’écria le guide, – ne pensez pas à moi ; c’est un coup de bonheur de Jasper, et c’est un présent de Jasper. Croyez bien ce que je vous dis. Mon tour peut venir un autre jour ; le mien et celui du quartier-maître, qui semble envier la calèche du jeune homme. Je ne conçois pourtant pas quel besoin il peut en avoir, puisqu’il n’a pas de femme.

– Et Jasper Eau-douce a-t-il une femme ? demanda le lieutenant Muir – Vous-même, Pathfinder, en avez-vous une ? Je puis en avoir besoin pour m’aider à me procurer une femme ; ou pour me souvenir que j’en ai eu une ; ou pour prouver mon admiration pour le beau sexe ; ou parce que c’est un vêtement de femme ; ou pour quelque autre motif également respectable. Ce n’est pas l’être irréfléchi qui est le plus estimé par celui qui pense, et permettez-moi de vous le dire, il n’y a pas de meilleur signe qui puisse prouver qu’un homme a été bon mari pour sa première femme, que de le voir en chercher promptement une autre, après l’avoir perdue. L’amour est un don de la Providence, et ceux qui ont aimé fidèlement une femme, prouvent jusqu’à quel point ce don leur a été accordé, en en aimant une autre le plus tôt possible.

– Cela se peut ; cela peut être. Je n’ai point de pratique en pareille chose, et je ne puis vous contredire. Mais Mabel que voici, la fille du sergent, en croira vos paroles. Allons, Jasper, quoique nous n’ayons plus rien à faire, allons voir ce que les autres pourront faire avec leurs fusils.

Pathfinder et ses compagnons se retirèrent, car le divertissement allait recommencer. Cependant les dames n’étaient pas assez occupées du tir pour oublier la calèche. Elle passa de main en main, on en examina la soie, on critiqua la forme et l’ouvrage, enfin on discuta à demi-voix la question de savoir s’il convenait qu’une si belle parure passât en la possession de la fille d’un sous-officier.

– Vous serez peut-être disposée à vendre cette calèche, Mabel, quand vous l’aurez eue quelques jours en votre possession, – dit la femme du capitaine, – car vous ne pouvez jamais la porter.

– Il est possible que je ne la porte pas, Madame, – répondit notre héroïne avec modestie, – mais je n’ai pas dessein de la vendre.

– J’ose dire que le sergent Dunham ne vous met pas dans la nécessité de vendre vos vêtements, mon enfant ; mais cependant c’est de l’argent perdu que de conserver une parure que vous ne pouvez jamais porter.

– J’aime à conserver le présent d’un ami, Madame.

– Mais le jeune homme n’en aurait que meilleure opinion de vous, pour votre prudence, quand il aura oublié son triomphe d’un jour. C’est une jolie calèche, et il ne faut pas qu’elle soit perdue.

– Je n’ai pas dessein de la perdre, Madame, mais je désire la garder.

– Comme il vous plaira, mon enfant. Les filles de votre âge négligent souvent leur avantage réel. Souvenez-vous pourtant, si vous vous déterminez à disposer de cette calèche, qu’elle est retenue, et que je ne la prendrai pas si vous l’avez portée une seule fois.

– Oui, Madame, – répondit Mabel de la voix la plus douce possible, quoique ses yeux brillassent comme des diamants, et que ses joues eussent pris la teinte de deux roses, tout en plaçant la calèche sur sa tête, comme pour l’essayer ; et au bout d’une minute elle l’en retira.

Le reste du divertissement n’offrit rien d’intéressant. On tira en général assez bien, mais les compétiteurs n’étaient pas comparables à ceux qui les avaient précédés, et ils furent bientôt abandonnés à eux-mêmes, car les dames et les officiers s’étant retirés, les autres femmes et le reste des spectateurs suivirent leur exemple. Mabel s’en retournait le long des petits rochers qui bordent le lac, portant sa jolie calèche sur un doigt encore plus joli ; quand Pathfinder la rencontra, il portait encore le fusil dont il venait de se servir, mais il n’avait pas l’air d’aisance franche qui lui était ordinaire, et son œil inquiet se promenait de côté et d’autre. Après quelques mots insignifiants sur la belle nappe d’eau qui s’étendait devant eux, il se tourna tout à coup vers elle, ses traits exprimant un vif intérêt, et il lui dit :

– Jasper vous a gagné cette calèche, Mabel, sans mettre beaucoup à l’épreuve ses dons naturels.

– Il l’a gagnée légitimement, Pathfinder.

– Sans doute, sans doute ; sa balle a traversé la pomme de terre, et personne ne pouvait en faire davantage, quoique d’autres eussent pu en faire autant.

– Mais personne n’en a fait autant, – s’écria Mabel avec une vivacité qu’elle regretta sur-le-champ, car elle vit à l’air du guide qu’il était également mortifié de cette remarque et du sentiment qui l’avait inspirée.

– C’est vrai, Mabel, c’est vrai ; personne n’en a fait autant alors. Mais, – et pourtant je ne vois pas de raison pour renier les dons que je tiens de la Providence. – Sans doute, Mabel, personne n’en a fait autant là-bas, mais vous allez voir ce qu’on peut faire ici ; – voyez-vous les mouettes qui volent au-dessus de nos têtes ?

– Certainement, elles sont en trop grand nombre pour que je ne les voie pas.

– Voyez-vous comme elles se croisent en volant ? – ajouta-t-il en armant son fusil et en le levant. – Eh bien ! deux à la fois, – deux avec une seule balle ! – Regardez !

Le coup partit à l’instant où deux de ces oiseaux se trouvaient sur la même ligne, quoiqu’à plusieurs pieds l’un de l’autre, et la balle, rapide comme la pensée, traversa le corps des deux victimes : En voyant les mouettes tomber dans le lac, Pathfinder appuya sur la terre la crosse de son fusil, se mit à rire à sa manière particulière, et ses traits ne conservèrent aucune trace de mécontentement ou de mortification.

– C’est quelque chose que cela, Mabel ; c’est quelque chose, quoique je n’aie pas de calèche à vous donner. Au surplus, demandez à Jasper ; je lui laisse le soin de tout vous dire, car il n’y a pas une langue plus vraie et un cœur plus franc dans toute l’Amérique.

– Ce n’est donc pas la faute de Jasper, s’il a gagné le prix ?

– Ce n’est pas ce que je veux dire, il a fait de son mieux, et il a réussi. Pour un homme dont la nature est l’eau plutôt que la terre, Jasper a une adresse peu commune, et l’on ne pourrait être mieux soutenu que par lui sur terre et sur eau. C’est ma propre faute, Mabel, s’il a gagné la calèche ; mais cela ne fait aucune différence, – pas la moindre, puisque la calèche a pris le bon chemin.

– Je crois que je vous comprends, Pathfinder, – dit Mabel, rougissant en dépit d’elle-même ; et je regarde la calèche comme un présent que je vous dois ainsi qu’à Jasper.

– Ce ne serait pas lui rendre justice, Mabel. Il a gagné la calèche, et il avait le droit de la donner. Tout ce que vous pouvez croire, c’est que, si je l’avais gagnée, elle aurait été offerte à la même personne.

– Je m’en souviendrai, Pathfinder, et j’aurai soin que les autres connaissent votre adresse, comme vous venez d’en donner une preuve en ma présence sur ces pauvres oiseaux.

– Que le Seigneur vous protège, Mabel, vous n’avez pas plus besoin sur toute cette frontière de parler de ce que je puis faire avec un fusil, que de l’eau qui est dans le lac, ou du soleil qui brille dans le firmament. Chacun sait ce dont je suis capable à cet égard, et ce serait perdre vos paroles, comme si vous parliez français à un ours d’Amérique.

– Vous croyez donc que Jasper savait que vous lui faisiez un avantage dont il a profité avec si peu de délicatesse ? – dit Mabel, la couleur qui avait donné tant de lustre à ses yeux abandonnant ses joues peu à peu, et laissant à sa physionomie un air grave et pensif !

– Je ne dis pas cela ; j’en suis fort loin. Nous oublions toutes les choses que nous savons, quand nous ne songeons qu’à nos désirs. Jasper sait que je puis faire passer une balle à travers deux pommes de terre, comme je viens de le faire à travers ces deux oiseaux, et il sait aussi que personne sur cette frontière n’en peut faire autant. Mais ayant devant les yeux la calèche et l’espoir de vous en faire présent, il a été porté en ce moment à avoir une meilleure opinion de lui-même qu’il ne l’aurait peut-être dû. Non, non, il n’y a pas un atome de bassesse dans Jasper Eau-douce, quoique ce soit la nature de tous les jeunes gens de souhaiter de se rendre agréables aux yeux des jeunes et jolies filles.

– Je tâcherai d’oublier tout, excepté les bontés que vous avez eues tous deux pour une pauvre fille qui n’a plus de mère, – dit Mabel, cherchant à maîtriser une émotion qu’elle savait à peine comment expliquer. – Croyez-moi, Pathfinder, il est impossible que j’oublie jamais tout ce que vous avez fait pour moi, – vous et Jasper, et je suis très-sensible à cette nouvelle preuve de votre affection. Tenez, voici une épingle d’argent, je vous l’offre comme un souvenir que je vous dois la vie et la liberté.

– Que ferai-je de cela, Mabel ? – demanda le chasseur étonné, tenant en main ce petit bijou. – Je n’ai ni boucles ni boutons, car je ne me sers que de courroies de cuir, et elles sont faites de bonne peau de daim. – Ce bijou est joli, mais il était plus joli où il était qu’il ne pourra l’être sur moi.

– Attachez-le à votre chemise de chasse, et il vous siéra bien. Souvenez-vous, Pathfinder, que c’est un gage d’amitié entre nous, et un signe que je ne puis jamais vous oublier, ni les services que vous m’avez rendus.

Mabel lui dit adieu en souriant, et, bondissant légèrement, elle disparut bientôt derrière le fort.

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