CHAPITRE II.

Tous les lieux que visite l’œil du ciel sont, pour un sage, des ports heureux et des baies sûres : ne dites pas que c’est le roi qui vous a banni, mais que c’est vous qui avez banni le roi.

SHAKSPEARE. Richard II.

Environ cent vingt ans avant l’époque à laquelle se rattache le commencement de notre histoire, un des ancêtres de Marmaduke Temple était venu s’établir en Pennsylvanie, à la suite de l’illustre fondateur de cette colonie , dont il était l’ami et dont il partageait les opinions religieuses. L’ancien Marmaduke (car ce prénom formidable semble avoir été adopté par toute sa race) avait réalisé, en partant d’Angleterre, une fortune assez considérable. Il devint propriétaire, en Amérique, de plusieurs milliers d’acres de territoire inhabité qu’il fallait mettre en valeur, et il eut à pourvoir aux besoins d’un grand nombre d’émigrants qui ne comptaient que sur lui pour exister. Après avoir vécu, respecté pour sa piété, revêtu des premiers emplois de l’établissement, et dans l’abondance de toutes les bonnes choses de ce monde, il s’endormit du sommeil des justes, précisément assez à temps pour ne pas s’apercevoir qu’il mourait pauvre ; sort partagé par la plupart de ceux qui transportèrent ainsi leur fortune dans ces nouvelles colonies.

L’importance d’un émigrant dans ces provinces se mesurait généralement par le nombre de personnes blanches qui étaient à son service, par celui des nègres qu’il occupait, et par la nature des emplois qui lui étaient confiés ; on doit en conclure que celle dont jouissait le personnage dont nous venons de parler était assez considérable.

C’est une remarque assez curieuse à faire, qu’à très-peu d’exceptions près, tous ceux qui sont arrivés opulents dans nos colonies sont tombés peu à peu dans la misère, tandis que ceux qui leur étaient subordonnés s’élevaient graduellement à l’opulence. Accoutumé à l’aisance, et peu capable de lutter contre les embarras et les difficultés qu’offre toujours une société naissante, le riche émigrant avait peine à soutenir son rang par la supériorité de ses connaissances et de sa fortune ; mais du moment qu’il était descendu dans la tombe, ses enfants, indolents et peu instruits, se trouvaient obligés de céder le pas à l’industrie plus active d’une classe que la nécessité avait forcée à faire de plus grands efforts. Tel est le cours ordinaire des choses, même dans l’état actuel de l’Union américaine ; mais ce fut ce qui arriva surtout dans les colonies paisibles et peu entreprenantes de la Pennsylvanie et de New-Jersey.

La postérité de Marmaduke ne put échapper au sort commun de ceux qui comptaient sur leurs moyens, acquis plutôt que sur leur industrie ; et à la troisième génération, ils étaient tombés à ce, point au-dessous duquel, dans cet heureux pays, il est difficile à l’intelligence, à la probité et à l’économie, de déchoir. Le même orgueil de famille qui, nourri par l’indolence, avait contribué à leur chute, devint alors un principe qui les excita à faire des efforts, pour se relever et pour recouvrer l’indépendance ; la considération, et peut-être la fortune de leurs ancêtres. Le père, de nôtre nouvelle connaissance, le juge, fut le premier à remonter l’échelle de la société, et il fut aidé, par un mariage qui lui fournit le moyen de donner à son fils une éducation meilleure que celle qu’il aurait pu recevoir dans les écoles ordinaires de la Pennsylvanie.

Dans la pension où la fortune renaissante de son père avait permis à celui-ci de le placer, le jeune Marmaduke contracta une amitié intime avec un jeune homme dont l’âge était à peu près égal au sien. Cette liaison eut pour lui des suites fort heureuses, et lui aplanit le chemin vers son élévation future.

Les, parents d’Édouard Effingham non seulement étaient fort riches, mais jouissaient d’un grand crédit. Ils étaient d’une de ces familles, en très-petit nombre dans les États-Unis, qui regardaient le commerce comme une dégradation, et qui ne sortaient de la vie privée que pour présider aux conseils de la. Colonie, ou pour porter les armes pour sa défense. Le père d’Édouard était entré au service dès sa première jeunesse, mais, il y a soixante ans, on n’obtenait pas un avancement aussi rapide qu’aujourd’hui dans les armées de la Grande-Bretagne. On passait, sans murmurer, de longues années dans des grades inférieurs, et l’on n’en était dédommagé que par la considération qu’on accordait au militaire. Quand donc, après quarante ans, le père de l’ami de Marmaduke se retira avec le grade de major, et qu’on le vit maintenir un établissement splendide, il n’est pas étonnant qu’il fût regardé comme un des principaux personnages de sa colonie, qui était celle de New-York. Après avoir refusé l’offre qui lui fut faite, par le ministère anglais, de la demi-paie, ou d’une pension, pour le récompenser des services qu’il avait rendus, et que son âge ne lui permettait plus de rendre, il refusa même divers emplois civils honorifiques et lucratifs par suite d’un caractère chevaleresque qui le portait à l’indépendance et qu’il avait conservé toute sa vie.

Cet acte de désintéressement patriotique fut bientôt suivi d’un trait de munificence privée, qui, s’il n’était pas d’accord avec la prudence, l’était du moins avec son intégrité et sa générosité naturelle. Son fils Édouard, seul enfant qu’il eût jamais eu, ayant fait un mariage qui comblait tous les vœux de son père, le major se démit en sa faveur de la totalité de ses biens ; sa fortune consistait en une somme considérable placée dans les fonds publics, en une maison à New-York, en une autre à la campagne, en plusieurs fermes dans la partie habitée de la colonie, et en une vaste étendue de terre dans la partie qui ne l’était pas encore ; le père ne se réserva absolument rien pour lui même, et n’eut plus à compter que sur la tendresse de son fils.

Quand le major Effingham avait refusé les offres libérales du ministère, tous ceux qui briguent les faveurs de la cour l’avaient soupçonné de commencer à radoter ; mais quand on le vit se mettre ainsi dans une dépendance absolue de son fils, personne ne douta plus qu’il ne fût tombé dans une seconde enfance. Ce fait peut servir à expliquer la rapidité avec laquelle il perdit son importance ; et, s’il avait pour but de vivre dans la solitude, le vétéran vit combler ses souhaits. Mais quelque opinion, que le monde se fût formée de cet acte soit de folie, soit d’amour paternel, le major n’eut pourtant jamais à s’en repentir ; son fils répondit toujours à la confiance que lui avait montrée son père, et se conduisit à son égard comme s’il n’avait été qu’un intendant à qui il aurait eu confié l’administration de ses biens.

Dès qu’Édouard Effingham se trouva en possession de sa fortune, son premier soin fut de chercher son ancien ami Marmaduke, et de lui offrir toute l’aide qu’il était alors en son pouvoir de lui donner.

Cette offre venait à propos pour notre jeune Pennsylvanien ; car les biens peu considérables de Marmaduke ayant été partagés après sa mort entre ses nombreux enfants, il ne pouvait guère espérer d’avancer facilement dans le monde, et, tout en se sentant les facultés nécessaires pour y réussir, il voyait que les moyens lui manquaient. Il connaissait parfaitement le caractère de son ami, et rendait justice à ses bonnes qualités sans s’aveugler sur ses faiblesses. Effingham était naturellement confiant et indolent, mais souvent impétueux et indiscret. Marmaduke était doué d’une vive pénétration, d’une égalité d’âme imperturbable, et avait un esprit aussi actif qu’entreprenant. Dès le premier mot qu’Édouard lui dit à ce sujet, il conçut un projet dont le résultat devait être également avantageux pour tous deux, et son ami l’adopta sur-le-champ. Toute la fortune mobilière de M. Effingham fut placée entre les mains de Marmaduke Temple, et servit à établir une maison de commerce dans la capitale de la Pennsylvanie. Les profits devaient se partager par moitié, mais le nom d’Effingham ne devait paraître en rien, car il avait un double motif pour désirer que cette société restât secrète. Il avoua franchement le premier à Marmaduke, mais il garda l’autre profondément caché dans son sein : c’était l’orgueil. L’idée de montrer au monde le descendant d’une famille militaire occupé d’opérations commerciales, et en retirant un profit, même indirectement, lui était insupportable, et il aurait cru être déshonoré à jamais si ce fait était parvenu à la connaissance du public.

Mais, à part ce motif d’amour-propre, il en avait un autre pour désirer que cette liaison restât ignorée de son père. Indépendamment des préjugés du major contre le commerce, il avait une antipathie prononcée contre les Pennsylvaniens, parce qu’étant un jour détaché avec une partie de son régiment sur les frontières de la Pennsylvanie pour mettre obstacle aux progrès de Français unis à quelques tribus indiennes, il n’avait pu réussir à faire prendre les armes aux paisibles quakers qui habitaient cette province. Aux yeux d’un militaire, c’était une faute impardonnable. Il combattait pour leur défense et pour éloigner l’ennemi de leurs foyers, et eux, bien loin d’y concourir, ils le laissaient sans secours devant des forces supérieures. Il fut pourtant victorieux ; mais la victoire lui coûta cher, et il ne ramena au quartier-général qu’une poignée de braves qui avaient combattu sous ses ordres. Aussi ne pardonna-t-il jamais à ceux qui l’avaient exposé seul au danger : on avait beau lui dire que ce n’était nullement leur faute s’il avait été placé sur leurs frontières : c’était évidemment pour leur intérêt qu’il y avait été placé ; c’était donc leur devoir religieux, disait le major, c’était leur devoir religieux de marcher à son secours.

Jamais le vieux militaire ne fut un admirateur des paisibles disciples de Fox. Leur vie réglée et leur discipline sévère leur procuraient un air de santé et une stature athlétique ; le major ne voyait en eux qu’une vraie faiblesse morale ; il penchait aussi à croire que là où l’on donne tant aux formes extérieures de la religion, on ne saurait accorder beaucoup à la religion elle-même.

Nous n’exprimons ici que l’opinion du major Effingham sur la religion chrétienne, et nous nous abstenons de la discuter.

Il n’est donc pas étonnant qu’Édouard, qui connaissait les sentiments de son père relativement à cette secte, ne se souciât pas qu’il apprît qu’il avait formé une société avec un quaker, et qu’il n’en avait exigé d’autre garantie que son intégrité.

Le père de Marmaduke descendait, avons-nous dit, d’un coreligionnaire et d’un compagnon de Penn ; mais ayant épousé une femme qui ne professait pas les mêmes doctrines religieuses, il n’était pas regardé comme un des zélés de cette secte. Son fils fut pourtant élevé dans les principes religieux suivis dans sa colonie ; mais ayant été envoyé pour son éducation à New-York, où l’on ne professait pas les mêmes opinions, et ayant ensuite épousé une femme d’une religion différente, les dogmes de sa secte avaient perdu beaucoup de leur influence sur son esprit ; cependant, en bien des occasions, on reconnaissait encore en lui le quaker, à ses manières et à ses discours.

Nous anticipons pourtant un peu sur les événements, car lorsque Marmaduke Temple entra en société avec Édouard Effingham, il était encore complètement quaker, du moins quant à l’extérieur, et c’eût été une épreuve trop dangereuse pour les préventions et les préjugés du major que de risquer de lui faire connaître cette association. Elle resta donc dans le plus profond secret, et ne fut connue que des deux intéressés.

Marmaduke dirigea les opérations commerciales de sa maison avec une sagacité et une prudence qui les firent prospérer. Au bout de quelques années, il épousa une jeune personne qui fut mère d’Élisabeth, et ses affaires devinrent si florissantes, qu’Édouard, qui lui rendait de fréquentes visites et qui n’avait qu’à se louer de la justice et de la droiture de son associé, commençait à songer à lever le voile qui couvrait leur liaison, quand les troubles qui précédèrent la révolution prirent un caractère alarmant.

Élevé par son père dans des principes de soumission absolue à l’autorité, Édouard Effingham, dès l’origine des querelles entre les colons et la couronne d’Angleterre, avait soutenu avec chaleur ce qu’il appelait les justes prérogatives du trône, tandis que le jugement sain et l’esprit indépendant de M. Temple l’avaient porté à épouser ce qu’il regardait comme la cause des droits légitimes du peuple. Des impressions de jeunesse pouvaient avoir influé sur l’esprit de l’un et de l’autre ; car si le fils d’un brave et loyal militaire croyait devoir une obéissance aveugle aux ordres de son souverain, le descendant d’un ami persécuté de Penn pouvait se rappeler avec un peu d’amertume les souffrances que l’autorité royale avait accumulées sur ses ancêtres.

Cette différence d’opinions avait fait le sujet de bien des discussions amicales entre les deux associés ; mais les choses en vinrent bientôt a un tel point qu’il aurait été difficile de les continuer sans que l’aigreur s’y mêlât, et, ne voulant pas que rien pût troubler leur ancienne amitié, ils convinrent qu’il n’en serait plus question dans leurs entretiens. Cependant les étincelles de dissension produisirent bientôt un incendie ; et les colonies, qui prirent alors le nom d’États-Unis, devinrent un théâtre de guerre pendant plusieurs années.

Peu de temps avant la bataille de Lexington, Édouard Effingham, qui avait déjà perdu sa femme, envoya à Marmaduke Temple ses papiers et ses effets les plus précieux, en le priant de les lui garder jusqu’à la fin des troubles ; après quoi il partit d’Amérique, et y laissa son père. Cependant, quand la guerre, éclata sérieusement, on le vit reparaître à New-York, portant l’uniforme anglais, et il se mit en campagne à la tête d’un corps de troupes royales : Marmaduke, au contraire, était alors complètement engagé dans ce qu’on appelait le parti de la rébellion ; et il devint impossible aux deux amis d’entretenir aucunes relations entre eux. Les événements de la guerre forcèrent M. Temple à envoyer plus avant dans l’intérieur sa femme et sa fille, ainsi que ses papiers, ses effets les plus précieux, et ceux que lui avait confiés son ancien ami, afin de les mettre hors de la portée des troupes royales. Quant à lui, il continua à servir son pays dans divers emplois civils, qu’il remplit avec autant de talent que d’intégrité. Mais, tout en se rendant utile à sa patrie, il ne perdait pas de vue ses intérêts particuliers ; car, lorsqu’on eut prononcé la confiscation des biens des Américains qui avaient épousé la cause de l’Angleterre, il reparut dans l’État de New-York, et y acheta des domaines considérables, qui se vendaient alors bien au-dessous de leur valeur.

M. Temple avait déjà quitté le commerce, et lorsque l’indépendance des États-Unis fut établie et reconnue, il dirigea son industrie vers le défrichement et la mise en valeur des terres incultes dont il avait acheté une vaste étendue, près des sources de la Susquehanna. À force d’argent, de soins et de persévérance, cette entreprise lui réussit parfaitement, et beaucoup mieux que le climat et un sol coupé de montagnes n’auraient permis de l’espérer. Il décupla la valeur de cette propriété, et à l’époque où nous sommes parvenus il passait pour un des plus riches citoyens des États-Unis, Il n’avait qu’une fille pour héritière de cette belle fortune, Élisabeth, avec laquelle nos lecteurs ont déjà commencé à faire connaissance, et il la ramenait en ce moment de sa pension pour l’établir à la tête d’une maison qui, depuis plusieurs années, était privée de maîtresse.

Quand le district dans lequel ses biens étaient situés fut devenu assez peuplé pour être érigé en comté , M. Temple en fut nommé le principal juge. Ce fait ferait sourire un étudiant en droit  ; mais, indépendamment de la nécessité qui justifierait seule un pareil choix, M. Temple possédait un grand fonds de talents, d’expérience et d’équité, qualités qui attirent toujours le respect. Aussi non seulement ses jugements ne manquaient-ils jamais d’être d’accord avec la justice, mais il pouvait même rendre compte de leurs motifs, ce que nous voudrions qu’on pût dire de tous les juges. Au surplus, tel était alors l’usage invariable dans tous les nouveaux établissements ; et l’on y confiait les charges de la magistrature aux propriétaires qui réunissaient à la fortune une réputation intacte, des connaissances générales et de l’activité. Aussi le juge Temple, bien loin d’être placé au dernier rang des juges des nouveaux comtés, en était universellement reconnu comme l’un des meilleurs.

Nous terminerons ici cette courte explication sur l’histoire et le caractère de quelques uns de nos principaux personnages, et, leur laissant désormais le soin de se peindre par leurs discours et leurs actions, nous reprendrons le fil interrompu de notre histoire.

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