CHAPITRE III.

Tout ce que tu vois est l’œuvre de la nature elle-même : ces rochers qui élancent dans l’air leurs fronts parés de mousse comme les hauteurs crénelées des anciens temps ; ces vénérables troncs qui balancent lentement leurs branches abandonnées au souffle des vents d’hiver ; ce champ de frimas qui brille au soleil, et le dispute en blancheur a un sein de marbre : et cependant l’homme ose profaner de tels ouvrages avec son goût grossier, semblable à celui qui ose souiller la réputation d’une vierge .

Duo.

Dès que les chevaux attelés au sleigh se furent remis en marche, Marmaduke commença à examiner son nouveau compagnon. C’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, et des vêtements duquel on n’apercevait qu’une redingote de gros drap du pays, serrée autour de son corps par une ceinture de laine tricotée. Lorsqu’il était monté dans le sleigh, après avoir passivement consenti à se rendre à Templeton, il fronçait les sourcils, et son air soucieux avait attiré l’attention d’Élisabeth, qui ne savait comment l’expliquer. L’expression de ses yeux n’annonçait nullement qu’il fût content de la démarche qu’on l’avait en quelque sorte forcé à faire ; mais peu à peu ses traits s’adoucirent ; on put voir qu’il avait une physionomie intéressante et même prévenante, et il ne lui resta que l’air d’un homme absorbé dans ses réflexions.

Marmaduke, après l’avoir contemplé quelque temps avec attention, lui dit enfin en souriant : – Je crois, mon jeune ami, que la terreur que j’ai éprouvée en voyant que je vous avais blessé m’a fait perdre la mémoire. Votre figure ne m’est pas inconnue, et cependant, quand on m’assurerait l’honneur d’attacher à mon bonnet vingt queues de daim, je ne pourrais dire quel est votre nom.

– Je ne suis arrivé dans ce comté, Monsieur, que depuis trois semaines, répondit le jeune homme avec froideur ; et je crois que vous en avez été absent depuis plus longtemps.

– Depuis plus d’un mois, répondit le juge ; mais n’importe, vos traits ne me sont pas étrangers, je vous ai vu quelque part, quand ce ne serait qu’en songe ; il faut que cela soit, ou j’ai l’esprit égaré. Qu’en dis-tu, Bess ? Commencé-je à radoter ? suis-je en état de résumer une affaire au grand jury, ou, ce qui est en ce moment d’une nécessité plus pressante, de faire les honneurs de Templeton la veille de Noël.

– Plus en état de faire l’un et l’autre, mon père, répondit une voix enjouée sortant de dessous le grand capuchon de soie noire, que de tuer un daim avec un fusil de chasse.

Élisabeth se tut, et ajouta ensuite avec un accent bien différent, après un instant de silence : – Nous aurons ce soir plus d’une raison pour rendre au ciel des actions de grâces.

Un sourire un peu dédaigneux se peignit sur les traits du jeune homme quand il entendit l’espèce de sarcasme qu’Élisabeth adressait à son père ; mais il prit un air plus grave quand elle fit la réflexion qui termina son discours. M. Temple lui-même sembla tout à coup se recueillir, et s’occuper péniblement de l’idée qu’il s’en était fallu de bien peu qu’il n’eût ôté la vie à un de ses semblables. Il en résulta quelque temps un silence profond dans le sleigh.

Le juge ne sortit de ses réflexions qu’à l’instant où les chevaux, sentant l’écurie, commencèrent à marcher d’un pas plus rapide. Levant alors la tête, il vit de loin quatre colonnes d’épaisse fumée s’élever au dessus de ses cheminées. Le vallon, le village et sa maison s’offrirent en même temps à sa vue, et il s’écria avec gaieté :

– Regarde, Bess, regarde ! voilà un lieu de repos pour toute ta vie, – et pour la tienne aussi, jeune homme, si tu veux consentir à rester avec nous.

Les yeux du jeune homme et ceux de la jeune fille se rencontrèrent par hasard, tandis que M. Temple, dans la chaleur de son émotion et au milieu des regrets qu’il éprouvait, réunissait en quelque sorte sa fille et le jeune inconnu, et pour si longtemps, dans une destinée commune ; et si, malgré la rougeur qui couvrit le visage d’Élisabeth, l’expression de fierté de ses yeux sembla nier qu’il fût possible qu’un étranger, un inconnu, fût admis à faire partie du cercle domestique de sa famille, le sourire dédaigneux de celui-ci parut ne pas admettre la probabilité qu’il y consentît.

Quoique la montagne sur laquelle nos voyageurs étaient encore ne fût pas précisément escarpée, la descente en était assez rapide pour exiger toute l’attention du conducteur sur le chemin, alors fort étroit, qui était bordé d’un côté par des précipices. Le nègre retenait les rênes de ses coursiers impatients, et il donna ainsi à Élisabeth le temps d’examiner une scène que la main de l’homme avait tellement changée en quatre ans qu’à peine reconnaissait-elle les lieux où elle avait passé son enfance. Sur la droite une plaine étroite s’étendait à plusieurs milles vers le nord, ensevelie entre des montagnes de diverses hauteurs, couvertes de pins, de châtaigniers et de bouleaux. Le sombre feuillage des arbres verts faisait contraste avec la blancheur brillante de la plaine, qui offrait partout une nappe de neige où l’œil ne pouvait découvrir aucune tache. Du côté de l’ouest, les montagnes, quoique aussi hautes, étaient moins escarpées ; leurs flancs formaient des terrasses susceptibles de culture, elles étaient séparées par des vallées plus ou moins étendues et de diverses formes. Les pins maintenaient leur suprématie orgueilleuse sur les cimes de ces montagnes, mais dans l’éloignement on distinguait d’autres éminences couvertes de forêts de bouleaux et d’érables, sur lesquelles l’œil se reposait plus agréablement, et qui promettaient un sol plus favorable à la culture. Dans quelques endroits de ces forêts, on voyait s’élever au-dessus des arbres un léger nuage de fumée qui annonçait l’habitation des hommes et un commencement de défrichement. En général ces établissements nouveaux étaient isolés et peu considérables, mais ils avaient pris un accroissement si rapide qu’il ne fut pas difficile à Élisabeth de se figurer par l’imagination qu’elle les voyait se multiplier et se rapprocher sous ses yeux, tant quelques années avaient suffi pour changer sous ce rapport l’aspect du pays.

Les traits saillants de la partie occidentale de la plaine étaient à la fois plus larges et plus nombreux que ceux de l’horizon oriental, et il en était un surtout qui s’avançait de manière à former de chaque côté une baie de neige. À l’extrême pointe de cette espèce de promontoire, un superbe chêne étendait ses vastes rameaux, comme pour couvrir du moins par son ombrage le lieu où ses racines ne pouvaient pénétrer. Il s’était affranchi des limites qu’une végétation de plusieurs siècles avait imposées aux branches de la forêt environnante, et il jetait librement ses bras noueux hors de l’enceinte avec un désordre fantastique.

Au sud de cette belle étendue de terrain, et presque sous les pieds des voyageurs, au bas de la montagne qu’ils descendaient, un espace plus sombre, de quelques acres d’étendue, montrait seul, par le léger mouvement de sa superficie et les vapeurs qui s’en exhalaient, que ce qu’on aurait pu prendre pour une petite plaine était un lac dont l’hiver avait emprisonné les eaux. Un courant étroit s’en échappait impétueusement à l’endroit découvert que nous avons mentionné. L’œil pouvait en distinguer le cours pendant plusieurs milles, à travers la vallée réelle du sud, entre les pins de ses bords, et à la trace des vapeurs qui dominaient sa surface, dans l’atmosphère plus froide des montagnes. Au sud de ce beau bassin était une plaine peu large, mais de plusieurs milles de longueur, sur laquelle ou apercevait diverses habitations, témoignage rendu à la fertilité du sol : sur les bords du lac on voyait le village de Templeton.

Une cinquantaine de bâtiments de toute espèce, la plupart construits en bois, composaient ce village. La construction en était remarquable, non seulement par ce manque de tout principe d’architecture et de goût, mais par la manière grossière dont on avait employé des matériaux presque bruts, ce qui annonçait des travaux faits à la hâte et avec précipitation. Quelques maisons étaient entièrement peintes en blanc, mais la plupart n’offraient cette couleur dispendieuse que sur la façade, et l’on avait employé pour le reste un rouge plus économique. Elles étaient groupées en diverses directions, de manière à imiter les rues d’une ville, et il était évident que cet arrangement était le fruit des méditations de quelque grand génie, qui avait plus pensé aux besoins de la postérité qu’à ce qui pouvait être utile et commode à la génération actuelle. Trois ou quatre des plus beaux édifices s’élevaient fièrement d’un étage au-dessus des autres, qui n’en avaient qu’un seul au-dessus du rez-de-chaussée, et leurs fenêtres étaient garnies de contrevents peints en vert. Devant la porte de ces maisons à prétention s’élevaient quelques jeunes arbres encore dénués de branches, ou n’offrant que les faibles rameaux d’un ou de deux printemps, et qu’on aurait pu comparer à des grenadiers en faction devant un palais. Dans le fait les propriétaires de ces magnifiques habitations composaient la noblesse de Templeton, comme Marmaduke en était le roi. Là demeuraient deux jeunes gens, humbles serviteurs de Thémis, et connaissant assez bien le labyrinthe qui conduit à son temple ; deux autres individus qui, sous le titre modeste de marchands et par pure philanthropie, fournissaient à tous les besoins de cette petite communauté, et un disciple d’Esculape, qui, pour la singularité du fait, faisait entrer dans le monde plus d’habitants qu’il n’en faisait sortir.

Au milieu de ce groupe bizarre d’habitations s’élevait la demeure du juge, et elle surpassait toutes les autres en grandeur et en hauteur ; elle était située au centre d’un enclos contenant plusieurs acres de terrain, et qui était couvert en grande partie d’arbres à fruits ; Quelques uns avaient pris naissance sur le lieu même ; la mousse qui les couvrait rendait témoignage de leur vieillesse, et ils formaient un contraste frappant avec les jeunes arbres nouvellement plantés qu’ils avaient pour voisins. Un double rang de jeunes peupliers, arbre dont l’introduction en Amérique était encore récente, formait une avenue conduisant de la porte de l’enclos, qui donnait sur la principale rue, à celle de la maison.

La construction de cet édifice avait été dirigée par un M. Richard Jones, dont nous avons déjà prononcé le nom. Une certaine adresse qu’il avait pour les petites choses, sa vanité qui lui faisait croire que rien ne pouvait aller bien sans lui, la disposition qu’il avait à se mêler de tout, et la circonstance qu’il était cousin germain de M. Temple, avaient suffi pour faire de M. Richard Jones une sorte de factotum pour le juge. Il aimait à rappeler qu’il avait bâti deux maisons pour Marmaduke, une provisoire, et une définitive. La première n’était qu’un grand hangar en bois sous lequel la famille avait demeuré trois ans pendant qu’il faisait travailler à la seconde. Il avait été aidé dans cette construction par l’expérience d’un charpentier anglais, qui s’était emparé de son esprit en lui montrant quelques gravures d’architecture, et en lui parlant savamment de frises et d’entablements ; il lui vantait surtout l’ordre composite, qui, disait Hiram Doolittle, était un composé de tous les autres, et le plus utile de tous, attendu qu’il admettait tous les changements et toutes les additions que le besoin ou le caprice pouvaient réclamer. Richard affectait de regarder Doolittle comme un véritable empirique dans sa profession, et cependant il finissait toujours par adopter toutes ses vues. En conséquence, il fut décidé qu’on bâtirait la maison de M. Temple d’après les règles de l’ordre composite, ou, pour mieux dire, d’un ordre d’architecture qui avait pris naissance dans le cerveau du charpentier.

La maison proprement dite, c’est-à-dire la dernière construite, était en pierre, de forme carrée, vaste, et même confortable. C’étaient là quatre qualités sur lesquelles Marmaduke avait insisté avec une opiniâtreté plus qu’ordinaire ; tout le reste avait été abandonné aux soins de Richard et de son associé. Ces deux personnages ne trouvèrent à exercer leur talent dans un édifice eu pierre que pour le toit et le porche. Il fut décidé que le toit serait à quatre faces avec une plate-forme, afin de cacher une partie de l’édifice que tous les auteurs sont d’avis de cacher. Marmaduke fit observer que, dans un pays où il tombait beaucoup de neige, et où elle restait sur la terre, quelquefois pendant des mois entiers, à une épaisseur de trois ou quatre pieds, cet arrangement exposait la maison à être entourée pendant l’hiver d’un second mur de neige par l’accumulation de celle qui tomberait du toit. Heureusement les ressources de l’ordre composite s’offrirent pour effectuer un compromis, et les solives furent allongées de manière à former une pente qui ferait tomber la neige d’elle-même. Mais par malheur une erreur fut commise dans les proportions de cette partie matérielle de la construction, et comme un des plus grands talents d’Hiram était de travailler d’après la règle du carré, on ne découvrit l’effet de cette faute que lorsque les poutres massives furent placées après beaucoup de travaux sur les quatre murs. Le toit devint ainsi la partie la plus remarquable de tout l’édifice, celle qui attirait d’abord tous les yeux. Richard se flatta que la couverture ferait disparaître ce défaut, mais elle ne fit que le rendre plus sensible. Il appela la peinture à son secours pour y remédier, et employa successivement de ses propres mains jusqu’à quatre couleurs différentes. D’abord un bleu de ciel, dans l’espoir qu’il pourrait se confondre avec le firmament : ensuite une couleur d’un brun cendré, pour qu’on le prit pour un brouillard ou pour une fumée légère ; puis ce qu’il appelait un vert invisible, pour qu’il se confondît avec les masses de pins qu’on apercevait dans l’éloignement. Enfin, aucun de ces ingénieux expédients n’ayant réussi, nos artistes renoncèrent à cacher le dessous de leur toit si singulièrement avancé, et ne songèrent plus qu’à l’orner. Hiram pratiqua des moulures sur les poutres, qui avaient l’air de colonnes cannelées placées transversalement, et Richard les peignit en jaune, pour imiter, disait-il, les rayons du soleil. La plate-forme fut entourée d’une balustrade en bois sur laquelle le génie du charpentier n’épargna pas les moulures, et les quatre cheminées furent tenues assez basses pour paraître des ornements ajoutés aux quatre coins de la balustrade. Malheureusement, quand on essaya d’y faire du feu, on fut étouffé par la fumée, et il ne fut possible d’obvier à ce désagrément qu’en les élevant beaucoup au-dessus du toit. On les apercevait à une très-grande distance de Templeton, et c’était l’objet qui attirait les yeux des voyageurs, comme le dôme de Saint-Paul et celui des Invalides fixent les regards de ceux qui arrivent à Londres ou à Paris.

Comme c’était l’entreprise la plus importante qu’eût jamais faite M. Richard Jones, cet échec le mortifia sensiblement. D’abord il chercha à consoler son amour-propre en disant tout bas à toutes ses connaissances qu’il ne fallait en accuser qu’Hiram Doolittle, qui ne connaissait pas les règles du carré parfait ; mais bientôt, les yeux s’étant habitués à cette difformité, bien loin de songer à se justifier, il ne pensa plus qu’à faire valoir les beautés du reste de l’édifice, dont les distributions intérieures étaient assez commodes, ce qui était probablement dû au soin que M. Temple avait pris d’y veiller un peu lui-même. Il trouva des auditeurs, et, comme l’opulence exerce toujours une sorte d’influence sur le goût, cette maison devint bientôt un modèle ; et, avant l’expiration de deux années, M. Jones, perché sur le haut de sa plate-forme, eut la satisfaction de voir s’élever trois ou quatre humbles imitations du palais qu’il avait construit. C’est ainsi que vont les choses en ce monde, où l’on admire les grands jusque dans leurs fautes.

Marmaduke supporta sans se plaindre cette irrégularité de construction dans sa maison ; et il réussit même, par les améliorations qu’il fit dans les environs, à lui donner un air d’importance et de dignité. Il fit des plantations de peupliers qu’il avait fait venir d’Europe ; des saules et d’autres arbres y mêlèrent bientôt leur nuance de feuillage ; cependant, à quelque distance de son logis, on voyait quelques monticules de neige qui annonçaient la présence de souches que les flammes avaient épargnées lors du défrichement, et qu’on n’avait pas encore songé à arracher ; çà et là, le tronc d’un vieux pin, échappé de même à l’incendie, s’élevait de quinze à vingt pieds au-dessus de la neige comme une colonne d’ébène. Mais ce ne furent pas ces points saillants qui attirèrent les yeux d’Élisabeth tandis que les chevaux retenus par Aggy descendaient lentement la montagne ; elle cherchait à reconnaître tous les objets dont elle avait conservé le souvenir, le beau lac dont la surface était alors couverte de glace et de neige, l’onde qui semblait un ruban négligemment déroulé dans la vallée, les montagnes qu’elle avait tant de fois gravies, enfin toutes les scènes si chères à son enfance.

Cinq ans avaient produit plus de changement en cet endroit qu’un siècle n’en produirait dans un pays peuplé depuis longtemps. Ce spectacle n’offrait pas le même attrait de nouveauté pour le jeune chasseur et pour le juge ; mais qui peut sortir du sein d’une sombre forêt et d’un désert ténébreux, pour entrer dans une vallée riante et habitée, sans éprouver un sentiment délicieux de plaisir ? Le premier jeta un regard d’admiration du nord au sud, et, baissant ensuite la tête, il parut retomber dans ses réflexions. Le second contemplait avec attendrissement les beautés dont il était le créateur, et songeait avec une satisfaction intérieure qu’un grand nombre de ses semblables lui devaient le bonheur dont ils jouissaient dans ce hameau paisible.

Tout à coup le son d’un grand nombre de clochettes attira l’attention des voyageurs, et annonça l’approche d’un autre sleigh, et le bruit qu’elles faisaient annonçait que le conducteur menait ses chevaux grand train. La route faisant un coude en cet endroit et étant bordée d’épais buissons, ils ne purent savoir qui arrivait ainsi que lorsque les deux sleighs se rencontrèrent.

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