CHAPITRE XLIX

Waterloo, tombeau d’un empire !

BYRON.

Buonaparte avait déjà commencé ces mouvements rapides et audacieux qui pour un moment mirent la paix du monde en danger, et tinrent en suspens le sort de l’Europe.

Un régiment de dragons traversait à toute bride un champ de bataille déjà inondé de sang, lorsque son colonel vit sur les hauteurs des Quatre-Bras un bataillon anglais succombant sous la charge pesante d’un parti de cuirassiers ennemis.

À l’instant l’ordre fut donné de voler à son secours ; les dragons redoublèrent de vitesse, et le son retentissant du cor anglais se fit entendre au-dessus du bruit du canon et des cris des combattants. Comme un éclair, ou plutôt comme la foudre qu’il précède, le colonel, à la tête de ses braves, tomba sur les Français qui déjà se croyaient vainqueurs.

– De grâce, épargnez ma vie, s’écriait un officier grièvement blessé en cherchant à éviter le sabre menaçant d’un Français furieux. Le colonel de dragons vit le danger qu’il courait, et d’un seul coup abattit le bras du cuirassier.

– Dieu soit loué ! murmura l’officier qui venait de tomber sous les pieds de son cheval.

Son libérateur se précipita du sien pour le secourir, et en le relevant pour examiner ses blessures, il reconnut Egerton. Lorsque le baronnet rouvrit les yeux, il poussa un long gémissement en voyant que celui qui l’avait sauvé était le comte de Pendennyss. Mais ce n’était pas le moment d’une explication.

Sir Henry fut transporté à l’arrière-garde, et le comte remonta à cheval. Les troupes éparses se rallièrent au son de la trompette ; et, guidées par leur intrépide colonel, elles se précipitèrent au fort de la mêlée et se couvrirent de gloire.

L’intervalle qui sépara la bataille des Quatre-Bras de celle de Waterloo fut un moment d’épreuve pour la discipline et pour le courage de l’armée anglaise. Les Prussiens, attaqués sur les flancs avec une ardeur incroyable, avaient été forcés de plier ; leur déroute était complète, et en face se trouvait un ennemi brave, adroit et victorieux, conduit par le grand capitaine du siècle. Le général anglais se replia prudemment sur la plaine de Waterloo, ce grand théâtre où allait se décider la lutte terrible qui depuis un quart de siècle avait ébranlé presque tout le globe civilisé.

C’était sur ces hauteurs, qui allaient être le tombeau de milliers de braves, que le combat le plus sanglant, le plus opiniâtre, en même temps le plus décisif, devait s’engager.

Pendant cette pause solennelle, Pendennyss, libre un moment de se livrer à ses réflexions, se transporta en idée auprès de son Émilie ; il revit cette figure angélique, rayonnante de grâces et d’innocence, ce sourire enchanteur où se peignait l’affection la plus vive ; et à cette vue son sang se glaça. Quel serait le sort de cette épouse infortunée s’il venait à succomber ? Pour chasser des idées aussi pénibles, et qui affaiblissaient son courage, il tourna ses pensées vers ces sentiments religieux qui seuls pouvaient lui offrir les consolations dont son âme ulcérée avait besoin. Dans ses autres campagnes, le comte voyant, par le spectacle qu’il avait sans cesse sous les yeux, combien est subit et imprévu le passage de la vie à la mort, y était toujours préparé, et la mort l’eût trouvé à tous les instants ferme dans sa foi et ardent dans ses espérances. Mais alors il ne tenait pas au monde par les liens les plus chers et les plus sacrés ; il était isolé et comme perdu dans ce vaste univers. Maintenant l’existence d’Émilie se rattachait à la sienne ; il ne vivait plus pour lui seul ; comment aurait-il pu affronter la mort si la religion ne fût encore venue à son secours, et, cachant d’une main leur séparation momentanée sur la terre, ne lui eût montré de l’autre leur réunion éternelle dans le ciel ?

L’ennemi était trop près pour qu’il ne fût pas nécessaire de redoubler de vigilance sur tous les points des lignes anglaises, et pendant la nuit terrible du 17 juin, le comte et George Denbigh, son lieutenant-colonel, n’eurent d’autre lit qu’un manteau, d’autre abri que le ciel.

Dès que le bruit du canon annonça l’approche du combat, Pendennyss s’élança à cheval, donna un dernier soupir à son épouse absente, et faisant un violent effort pour l’arracher en quelque sorte de son cœur, il fut dès ce moment tout entier à son devoir et à son pays.

Qui ne connaît les détails de cette journée funeste, pendant laquelle les destinées de l’Europe furent un moment en balance ? D’un côté, l’attaque conduite avec le sang-froid du désespoir, dirigée par une expérience consommée ; de l’autre, la défense soutenue avec une persévérance incroyable et un courage sans exemple.

Dans la soirée du 18, Pendennyss, qui était à cheval depuis le lever de l’aurore, mit pied à terre, après avoir reçu l’ordre d’abandonner la poursuite aux troupes prussiennes qui n’avaient pas encore donné. Il éprouvait cet accablement qui succède d’ordinaire à une agitation trop vive, et son premier mouvement fut de remercier le Ciel que cette lutte sanglante fût enfin terminée. L’image d’Émilie vint planer alors au-dessus de ces scènes de carnage qu’il avait toujours sous les yeux ; il respira plus librement, et il put songer au bonheur qui l’attendait à son retour.

– Je suis envoyé vers le colonel du régiment de dragons, dit un courrier en mauvais anglais à un soldat occupé à étriller le superbe coursier du comte ; est-ce bien ici que son régiment est campé, mon ami ?

– Oui, oui, répondit le soldat sans interrompre son travail, et il était facile de nous trouver ; vous n’aviez qu’à suivre la trace des cadavres de nos ennemis. Mais vous demandez après Milord, n’est-ce pas, mon garçon ? Devons-nous encore changer de position cette nuit ?

– Non pas que je sache, répondit le courrier ; je suis porteur d’un message pour votre colonel, de la part d’un officier qui est mourant ; voulez-vous bien m’indiquer où je pourrai le trouver ?

Le soldat le conduisit près de Pendennyss, qui était couché sur la terre, enveloppé dans son manteau. Dès que le courrier se fut acquitté de sa mission, le comte se leva et demanda son cheval. Précédé par le messager et suivi d’Harmer, il repassa sur le sol arrosé de sang, où quelques heures auparavant tant de malheureux avaient trouvé la mort.

Quelle impression différente fait sur notre âme la vue d’un champ de bataille pendant ou après le combat ! L’ardeur, le feu qui nous anime, les cris de guerre, les succès contestés, le tumulte, la confusion inséparable entre deux armées qui en viennent aux mains, le bruit de la mousqueterie, le son du tambour et des instruments guerriers, tout nous empêche de remarquer la scène d’horreur et de carnage qui se déploie autour de nous, et soit que nous exécutions une charge brillante ou une savante retraite, notre imagination, éblouie par l’espérance de la gloire, oublie qu’elle sera trop achetée par le sang de nos semblables.

Après l’action, cette terre jonchée de cadavres, qui ne présente de toutes parts que la dévastation et la mort, ce silence effrayant de la tombe qui a succédé aux cris de victoire, de rage ou de douleur, tout nous parle des malheurs de la guerre, dépouillée de ses faux prestiges.

À la vue de ce lugubre spectacle, Pendennyss tressaillit comme s’il frappait pour la première fois ses regards. Et comment voir sans émotion ces masses confuses de morts et de mourants entassés de toutes parts, et à travers lesquels on avait peine à se frayer un passage ? Comment surtout retenir son attendrissement en jetant les yeux sur ces hauteurs où les monceaux de cadavres, accumulés sur le même point, indiquaient l’endroit où avaient combattu ces braves bataillons qui avaient résisté si longtemps aux efforts de la cavalerie et de l’artillerie, et qui s’étaient laissé hacher à leur place plutôt que de quitter le poste que leur avait confié leur général ? Harmer, le dur Harmer lui-même, qui avait assisté à plus de vingt combats, sentit se mouiller sa paupière, et le sourire de triomphe qui l’instant d’auparavant respirait sur ses lèvres fit place à un morne abattement.

Des épreuves plus pénibles encore les attendaient à leur passage. À mesure qu’ils avançaient sur le champ de carnage, des mourants rassemblaient un reste de force pour implorer leur secours, des blessés les suppliaient de panser leurs plaies. Cet appel était irrésistible, et le comte s’arrêtait à chaque pas pour secourir l’infortune. Le messager fut obligé de lui rappeler qu’ils arriveraient trop tard au but de leur voyage, et qu’ils n’avaient pas un instant à perdre ; et Pendennys, mettant la main sur ses yeux pour échapper à cet horrible spectacle, se laissa conduire par son guide.

Il était dix heures avant qu’ils arrivassent à la ferme où était étendu, au milieu d’une foule de blessés, le premier amant de Jane, et nous donnerons un court précis de sa vie et des aveux que la crainte de la mort et la reconnaissance l’engagèrent à faire au comte.

Henry Egerton, comme beaucoup d’autres de ses compatriotes, était entré de bonne heure dans le monde, sans avoir de principes qui pussent contre-balancer la légèreté ordinaire à la jeunesse, et les dangers qu’offre la société à celui qui ose s’y lancer sans expérience et sans guide. Son père, qui avait une place du gouvernement, s’adonnait tout entier aux spéculations artificieuses de la diplomatie. Sa mère était une femme à la mode qui ne respirait que pour le monde et ses plaisirs. Tant qu’il resta dans la maison paternelle, Egerton ne reçut, d’une part, que des exemples d’égoïsme et de dissimulation, et de l’autre, que ceux de la folie et des extravagances que peut inspirer à une femme le goût effréné de la dissipation.

Très jeune encore, il choisit la carrière des armes ; le désir de la gloire séduisait, flattait son imagination, et, par orgueil autant que par tempérament, il ne craignait pas le danger. Cependant il aimait Londres et ses plaisirs plus encore que la gloire ; et l’argent de son oncle, sir Edgar, dont il devait être l’héritier, l’avait élevé au rang de lieutenant-colonel, avant qu’il se fût trouvé sur un champ de bataille.

Egerton avait de l’esprit et la plus vive imagination ; mais une indulgence funeste et de mauvais exemples l’empêchèrent d’en profiter pour acquérir des connaissances utiles ou des talents agréables, et de si heureuses dispositions ne lui servirent qu’à savoir plaire et tromper plus sûrement. La vivacité de son caractère, toujours avide de nouveautés et de mouvement, après l’avoir précipité dans d’autres excès, le conduisit à une table de jeu. Une imagination brûlante est un don bien dangereux pour un homme désœuvré et abandonné à ses passions ; s’il ne parvient pas à la maîtriser et à la diriger vers le bien, elle le conduira par une pente rapide hors des sentiers de la vertu.

Les vices se tiennent comme par la main, et ils semblent ne former qu’une longue chaîne dont tous les anneaux sont indissolubles. Une sorte d’influence électrique entraîne de l’un à l’autre, jusqu’à ce que nous ayons parcouru le cercle tout entier. On dirait aussi qu’il y a dans le vice une sorte de modestie qui le fait rougir de se trouver en bonne compagnie. S’il nous est impossible de concilier un de nos penchants avec nos principes, nous secouons aussitôt ce joug incommode, et une fois ce frein brisé, quelle digue s’opposera au déchaînement de toutes nos passions ? Egerton, comme mille autres, n’abandonna toutes les vertus, pour ainsi dire, qu’une à une, à mesure qu’elles gênaient ses vues ou qu’elles étaient un obstacle à ses plaisirs, et, libre de toute entrave, il se livra tout entier à ses penchants, évitant seulement de blesser les convenances sociales, c’est-à-dire de jeter le masque, car il ne voyait de crime que dans le scandale ; tout ce qui restait caché lui semblait innocent.

Lorsque son service l’appela pour la première fois sur le théâtre de la guerre en Espagne, et que le hasard lui montra Julia pleurant sur le corps de son mari, un sentiment de générosité et de compassion le fit voler à son secours ; mais ce sentiment, vif et rapide comme l’éclair, n’en eut que la courte durée. Voyant en son pouvoir une jeune femme belle et sans défense, il n’écouta bientôt que la voix de ses passions, et médita sa ruine.

D’autant plus dangereux qu’il était aimable, Egerton avait tout ce qu’il fallait pour séduire ; son ton, sa tournure, ses manières, étaient attrayants ; mais sa victime sut lui résister, et ce fut alors qu’il médita l’infâme projet que l’arrivée seule de Pendennyss l’avait empêché de mettre à exécution. Tel était l’aveuglement de l’insensé (et c’est où nous conduit la fatale influence de nos passions), qu’il ne croyait pas commettre un crime, et qu’il regardait son attentat comme une de ces fautes légères que tout gentilhomme peut se permettre impunément.

Malheureux ! ignorais-tu que dans une autre contrée, dans un pays où les lois auraient eu leur puissance, ton infâme tentative aurait pu te coûter la vie ?

Pendennyss ne s’était pas trompé. Egerton, caché dans la voiture, avait vu la figure de celui qui s’était interposé entre lui et celle qu’il voulait rendre sa victime. Il ne voulut pas le tuer, à moins de nécessité absolue ; mais il voulait pouvoir s’échapper, et s’échapper avant d’être reconnu. Heureusement il réussit du premier coup à démonter le comte qui sans cela eût été probablement sacrifié à la sûreté et à la réputation d’un homme dont l’honneur était établi sur des bases si solides, quoique personne ne fit moins de cas cependant de l’estime des gens de bien que le colonel Egerton.

Tandis que Julia était dans la cabane des paysans espagnols, et qu’Egerton méditait sa perfidie, il s’était bien gardé de laisser connaître à qui que ce fût qu’il eût une femme sous sa protection.

Avant d’entreprendre un voyage pendant lequel il espérait exécuter ses coupables projets, il attendit que le corps d’armée qui occupait cette partie de l’Espagne se fût éloigné, et lui eût laissé le champ libre.

Lorsque l’arrivée inattendue de Pendennyss vint s’opposer à ses odieuses tentatives, et qu’il l’eut mis hors d’état de le poursuivre, il pensa que la fuite était le seul parti qui lui restât ; et craignant que sa voiture ne le fît reconnaître, il l’abandonna bientôt et se jeta dans les bois. De peur d’être découvert, il jugea prudent de changer de route ; prétextant le vif désir qu’il éprouvait de se trouver à la bataille qu’on allait livrer, il rejoignit secrètement son corps d’armée, et la valeur du colonel Egerton occupait plusieurs lignes du bulletin du lendemain.

Sir Herbert Nicholson commandait le poste avancé auquel arrivèrent le comte et dona Julia, et comme tout homme d’honneur l’eût été à sa place, il fut indigné de la conduite de l’officier fugitif. La confusion de ces temps de troubles et les crimes qui se commettaient tous les jours sur le théâtre de la guerre empêchèrent qu’on pût découvrir ses traces. Egerton avait été si heureux et si adroit qu’il s’était entouré d’un mystère impénétrable, que la rencontre de Julia eût pu seule dévoiler.

Egerton connaissait beaucoup sir Herbert, qui, pendant une conversation qu’ils eurent ensemble à la caserne de F***, lui raconta sa propre histoire ; mais le hasard fit qu’il ne nomma point le libérateur de la belle en détresse. Egerton se garda bien de laisser paraître l’intérêt qu’il prenait à ce récit ; mais, craignant de se trahir, il chercha à faire prendre un autre tour à la conversation, et il n’apprit ni le nom de celui qui avait arraché Julia de ses mains, ni ce qu’était devenue cette dernière ; mais, comme il jugeait les autres d’après lui, il supposait qu’elle n’avait point gagné au change en se mettant sous la garde d’un militaire inconnu.

Il avait eu plusieurs motifs pour venir dans le Northampton d’abord il désirait se soustraire pendant quelque temps aux poursuites de ses créanciers ; ensuite Jarvis avait pris tout à coup une violente passion pour le jeu ; il jouait mal, quelle bonne connaissance pour le colonel ! Enfin, dans l’état précaire de ses affaires, la fortune de miss Jarvis ne lui paraissait pas à dédaigner.

Mais dès qu’il vit les filles de sir Edward, les beautés de la Cité perdirent tout leur attrait à ses yeux ; bientôt il prit une sorte de goût pour Jane ; elle était bien plus aimable et au moins aussi riche que les miss Jarvis, et puisque ses parents imprudents se contentaient de voir qu’il avait l’extérieur et les manières d’un gentilhomme, il se détermina à en faire sa femme.

Lorsqu’il vit Denbigh pour la première fois, il ne put le méconnaître, et il lui fut impossible de cacher l’impression que lui causait sa vue. Il n’était pas sûr de n’en avoir pas été aperçu à son tour, et dans cette supposition, sa réputation et sa fortune étaient au pouvoir du libérateur de Julia, qu’il apprenait enfin se nommer Denbigh.

À la manière dont celui-ci l’aborda, il espérait lui être inconnu ; mais lorsqu’un jour sir Herbert lui reparla des malheurs de Mrs Fitzgerald, il se sentit mal à l’aise, sans trop savoir pourquoi, et, remarquant que Denbigh évitait soigneusement sir Herbert, il résolut de profiter de cette circonstance, et il dit à ce dernier, sous le sceau du secret, qu’il s’était procuré des renseignements certains sur l’aventure de dona Julia, et que son persécuteur se nommait Denbigh.

Jugeant toujours les autres d’après son cœur corrompu, il ne doutait pas que la crainte que Denbigh laissait percer malgré lui de rencontrer sir Herbert ne vint de ce qu’il avait abusé à son tour de la position critique où se trouvait sa belle protégée ; sans doute il craignait que les questions de sir Herbert ne jetassent sur cette histoire un jour qui n’eût pas été avantageux pour lui :

Egerton espérait que si Denbigh n’était pas aussi coupable que lui, il l’était du moins assez pour désirer que cette affaire ne fût jamais connue d’Émilie. Le départ subit de sir Herbert le délivra de la crainte qu’une rencontre imprévue entre les deux officiers ne trahît un secret qu’il lui était si important de cacher, et, croyant enfin qu’il allait devenir beau-frère de Denbigh, et que leurs intérêts seraient communs, il se rassura un peu.

Comme Pendennyss avait cru se le rappeler, il avait mis son portefeuille sur une table, après en avoir tiré les plantes curieuses qu’il voulait montrer à Egerton. Tandis qu’ils les examinaient ensemble, Émilie passa sous les fenêtres du parloir. Le comte sortit pour la rejoindre, et le colonel, ne le voyant pas revenir, mit le portefeuille dans sa poche pour le lui rendre dès qu’il le trouverait.

Les Moseley, se conformant aux désirs de Mrs Fitzgerald, ne s’entretenaient jamais qu’en famille de sa situation et de ses malheurs. Mais Jane, qui ne pouvait avoir de secret pour son amant, lui avait parlé de celle qui habitait l’ermitage. Egerton fut sur le champ frappé de l’idée que Denbigh l’avait placée là pour ne se séparer ni de sa maîtresse ni de celle dont il voulait faire son épouse, et, quoiqu’il fût surpris d’une pareille audace, il résolut d’en profiter.

Tandis que Pendennyss trouvait un prétexte pour ne pas se rendre à la fête, où son ami Henry Stapleton n’eût pas tardé à trahir son incognito, Egerton méditait de consommer la ruine de Julia, et il dit à Jane qu’il ne pourrait arriver que pour le bal.

Les affaires qu’il avait prétextées l’empêchèrent de voir Denbigh pour lui rendre son portefeuille avant sa visite à l’ermitage. Les grandes phrases qu’il débita à Mrs Fitzgerald sur l’amour et la confiance, l’offre de renoncer à la femme qu’il allait épouser, la présomption qui le porta à parler des termes où il en était avec miss Moseley, tout cela n’était que des moyens préparés pour en venir à ses fins, et il croyait réussir plus sûrement auprès de Julia, en attaquant son cœur et son amour propre. Pendant l’espèce de lutte qui s’établit entre eux, tandis qu’il tâchait de l’empêcher de tirer le cordon de la sonnette, le portefeuille de Denbigh tomba de sa poche, et il fut forcé de s’enfuir si précipitamment qu’il ne s’en aperçut pas.

Mrs Fitzgerald était trop alarmée pour le remarquer dans le premier moment, et Egerton se rendit au bal avec l’indifférence d’un criminel endurci. Les propos de M. Holt, sa conversation avec sir Edward, le convainquirent que bientôt il allait être démasqué. Sa passion pour le jeu n’était déjà plus un mystère ; il lui serait impossible de fournir au baronnet les éclaircissements qu’il lui avait promis ; il ne lui restait qu’un parti à prendre pour sortir de cette position difficile : c’était de tenter un coup de main. Miss Jarvis s’était prise d’une belle passion pour lui ; elle avait une tête ardente et romanesque, il ne lui serait pas difficile de la faire entrer dans ses projets. Il n’avait pas un instant à perdre ; il fallait brusquer la déclaration, tenter un enlèvement, sauf ensuite à apaiser le courroux des parents… Nos lecteurs ont déjà vu que tout ne lui réussit que trop bien.

La blessure d’Egerton était mortelle. Peu de jours après l’entretien qu’il avait désiré avoir avec le comte de Pendennyss, pour lui ouvrir toute son âme, il expira dans la même cabane où le comte l’avait trouvé ; heureux si son repentir tardif a pu expier ses fautes et lui mériter le pardon de celui qu’il avait offensé tant de fois pendant sa vie !

CHAPITRE L#id__Toc269657838

Le dénouement doit être un mariage.

THOMAS BROWN.

Les riantes et fertiles vallées de Pendennyss étaient couvertes des plus belles moissons, et le laboureur content, après avoir contemplé les richesses que lui prodiguait la nature, jetait un regard satisfait sur le château qui avait été si longtemps inhabité, et qui était redevenu l’asile du bonheur et de la joie. Toutes les croisées étaient ouvertes pour recevoir les rayons du soleil ; et les vassaux du comte, heureux et surpris, ouvraient de grands yeux en voyant les nombreux domestiques en riches livrées qui allaient et venaient dans les vastes appartements, les chevaux magnifiques que promenaient les palefreniers, et les voitures portant différentes armoiries qui remplissaient les cours.

Pendennyss avait voulu montrer à Émilie la résidence de ses ancêtres, et il avait facilement décidé toute la famille et leurs meilleurs amis à les accompagner.

Dans une longue file de riches et vastes appartements, les maîtres et les hôtes de cette magnifique demeure étaient occupés à admirer toutes les beautés antiques qu’elle renfermait, et à arranger les parties de plaisir qui devaient employer leur journée.

John Moseley examinait avec soin quelques pierres à fusil que venait de lui apporter son domestique, tandis que Grace, assise près de lui, tâchait en plaisantant de les lui prendre l’une après l’autre, en lui disant du ton d’un tendre reproche :

– Vous ne devriez pas vous occuper si exclusivement de la chasse, Moseley ; il est cruel de tuer tant de pauvres oiseaux, pour votre seul plaisir.

– Demandez au cuisinier d’Émilie et à l’appétit de M. Haughton, dit John en étendant la main pour reprendre les pierres qu’elle lui avait escamotées, si je ne chasse que pour mon seul plaisir. Je vous l’ai déjà dit, Grace, il est bien rare que je manque mon coup.

– Jolie excuse, en vérité ! dit Grace en riant et en s’efforçant de garder sa prise ; savez-vous, John, que c’est fort mal ? Le massacre que vous faites tous les jours est vraiment affreux.

– Je vois, dit John, que votre cœur sensible aimerait mieux un chasseur comme le ci-devant ex-capitaine Jarvis, qui tirait un mois entier sans même toucher la plume d’un oiseau. Puis, jetant un regard malin sur Jane, qui, étendue sur un sofa, parcourait un volume de poésies nouvelles, il ajouta :

– Jane pouvait être bien tranquille avec lui ; la douce fauvette, le tendre rossignol, cette voix de l’amour qui, pendant la nuit sombre, charme les échos de la vallée, tous ces chanteurs emplumés n’avaient rien à craindre de lui.

– Moseley, dit Grace en lui laissant reprendre les pierres, mais en retenant doucement sa main, Pendennyss et Chatterton, comme de bons maris, conduisent leurs femmes voir la belle chute d’eau qu’on trouve dans les montagnes, à quelques milles d’ici. Que deviendrai-je seule pendant cette longue et ennuyeuse matinée ?

John jeta sur sa femme un regard pénétrant pour voir si elle avait un grand désir d’accompagner ses amies, et, remettant dans sa poche avec regret une excellente pierre qu’il venait de choisir, il lui dit :

– Mais vous n’aimez pas beaucoup la promenade, Mrs Moseley ?

– Je préférerais ce plaisir à tous les autres, dit Grace vivement, si…

– Eh bien ! si… ?

– Si nous nous promenions ensemble, dit-elle en rougissant.

– Eh bien ! dit John en la regardant avec tendresse, je veux bien être de la partie projetée, mais à une condition.

– Dites-la bien vite, Moseley, s’écria Grace les yeux brillants de plaisir au seul espoir de faire une longue promenade avec son mari.

– À condition que vous n’exposerez plus votre santé en allant à l’église le dimanche lorsqu’il pleuvra.

– Notre voiture est si bien fermée, Moseley, répondit Grace en baissant tristement les yeux sur le tapis ; il n’y a pas le moindre danger, je vous assure ; vous voyez que Pendennyss, Émilie et ma tante Wilson, ne manquent jamais au service divin, à moins qu’il ne leur soit impossible d’y assister.

– Le comte accompagne sa femme ; mais que voulez-vous que je devienne pendant vos longues absences ? dit John en lui pressant tendrement la main. J’aime à entendre un bon sermon, mais non lorsqu’il faut braver un mauvais temps pour l’aller chercher. Vous devez consentir à me faire ce plaisir, Grace ; vous savez que je ne suis heureux qu’auprès de vous.

Grace fit un léger sourire, et John, la voyant ébranlée, ajouta :

– Eh bien ! que dites-vous de ma condition ?

– Il faut bien l’accepter puisque vous le désirez, répondit Grace d’un air mélancolique, je n’irai plus lorsqu’il pleuvra. John demanda son phaéton, et Grace se rendit dans sa chambre pour s’habiller, en regrettant d’avoir si peu de caractère et de ne pouvoir rien refuser à son mari.

Dans l’embrasure d’une fenêtre sur laquelle étaient posés de grands vases renfermant des plantes exotiques, lady Marianne jouait avec une rose à peine éclose, et son cousin le duc de Derwent était devant elle, se demandant laquelle était la plus fraîche et la plus jolie.

– Vous avez entendu, lui dit-il, le projet que l’on a fait pendant le déjeuner d’aller voir la chute d’eau des montagnes. Mais je suppose que vous l’avez vue trop souvent pour être du nombre des curieux.

– Pardonnez-moi, répondit Marianne en souriant, j’ai toujours aimé beaucoup cette cascade, et je me fais un vrai plaisir d’être témoin de l’effet qu’elle produira sur Émilie ; je comptais même lui demander une place dans son phaéton.

– Que je serais heureux, s’écria le duc avec vivacité, si lady Marianne voulait en accepter une dans mon tilbury, et me permettre d’être son chevalier !

Marianne consentit à cet arrangement avec un plaisir qu’elle ne chercha point à cacher, et Derwent continua :

– Mais si vous voulez bien me prendre pour chevalier, il est juste que je porte vos couleurs, et sa main se dirigeait vers le bouton de rose. Marianne hésita un moment, jeta les yeux sur le beau point de vue dont on jouissait de la fenêtre, regarda autour de la chambré en demandant où pouvait être son frère ; mais pendant qu’elle cherchait ainsi à dissimuler son trouble, elle rencontra les yeux du duc fixés sur elle avec ardeur ; sa main suppliante était encore étendue vers elle, et elle lui abandonna la rose, dont ses joues éclipsaient en ce moment les plus riches couleurs. Ils se séparèrent pour se préparer à la promenade, et en revenant de cette petite excursion, le duc paraissait plus gai et plus heureux que jamais ; il ne dit rien qui pût en faire deviner la cause, mais ses yeux brillants de joie tournaient toujours vers sa cousine.

– En vérité, ma chère lady Moseley, dit la douairière en s’asseyant auprès d’elle, après avoir jeté les yeux sur les magnifiques domaines qu’on apercevait de la croisée, et sur le superbe salon où elles se trouvaient, Émilie est vraiment très bien établie, mais très bien, mieux même que ma Grace.

– Grace a un bon mari, qui l’aime tendrement et qui la rendra heureuse, je l’espère, répondit lady Moseley d’un air sérieux.

– Oh ! pour heureuse, je n’en doute pas, se hâta de dire la douairière ; mais j’ai entendu dire qu’Émilie a une pension de douze mille livres sterling. À propos, ajouta-t-elle en baissant la voix, quoique personne ne fût à portée de les entendre, dites-moi donc pourquoi le comte ne lui a pas assigné en douaire Lumley-Castle au lieu du Doyenné.

– Les douaires rappellent toujours des idées de veuvage : ne nous occupons pas d’un si triste sujet, dit lady Moseley ; puis elle ajouta d’un air plus gai :

– Mais vous avez été à Annerdale-House ; n’est-il pas vrai que c’est une maison magnifique ?

– Magnifique, en vérité, répondit la douairière en soupirant. Le comte n’a-t-il pas dessein d’augmenter le fermage des domaines de Pendennyss ? On m’a dit que les baux étaient près d’expirer et qu’ils avaient été passés à très bas prix.

– Je ne le crois pas, répondit lady Moseley ; le comte a assez de fortune pour ne pas désirer de l’augmenter, et il veut par-dessus tout le bonheur et la prospérité de ses vassaux. Mais voici Clara et son petit garçon ; n’est-ce pas un charmant enfant ? s’écria la grand-maman en le regardant avec admiration et en le prenant dans les bras.

– Oh ! oui, il est charmant, dit la douairière en promenant autour du salon ses regards distraits ; mais, voyant que Catherine changeait de place pour se rapprocher de sir Henry Stapleton, elle se hâta de l’appeler :

– Lady Herriefield, venez ici, ma chère, je désire vous voir près de moi.

Catherine obéit en faisant la moue : elle entra avec sa mère dans une longue discussion sur la couleur et la forme d’un chapeau ; mais ses yeux, errant dans tous les coins du salon, prouvaient qu’elle n’apportait pas toute l’attention nécessaire à un sujet si important.

La douairière avait à combattre les maximes frivoles qu’elle avait données à sa fille, et elle avait plus de peine maintenant à la retenir dans les bornes de la réserve et de la prudence, qu’elle n’en avait eu jadis à lui inspirer le goût de la coquetterie.

– Cher oncle Benfield, dit Émilie en s’approchant de lui un verre à la main, voici le negus que vous désiriez ; je l’ai apprêté moi-même, et j’espère que vous le trouverez bon.

– Ô chère lady Pendennyss ! dit le vieux gentilhomme en se levant avec l’ancienne courtoisie pour prendre le verre qu’elle lui offrait, vous vous donnez trop de peine pour un vieux garçon comme moi, beaucoup trop, en vérité, beaucoup trop.

– Les vieux garçons sont quelquefois plus recherchés que les jeunes, s’écria gaiement Pendennyss qui l’avait entendu. Voilà mon ami, M. Peter Johnson ; qui sait si nous ne danserons pas bientôt à ses noces ?

– Milord, milady et mon honorable maître, dit Peter gravement et avec un salut respectueux, sans bouger de la place où il attendait, un plateau à la main, que M. Benfield eût fini de boire, pour emporter son verre, j’ai passé l’âge de penser aux femmes ; j’aurai soixante-treize ans, vienne le 1er du mois d’août.

– Que pouvez-vous mieux faire de vos trois cents livres de rente, dit Émilie en souriant, que de les partager avec une bonne femme, qui embellisse le soir de vos jours ?

– Milady… hem… milady, dit l’intendant en rougissant, si votre bonté daignait y consentir, j’ai formé, pour en disposer, un petit plan qui me tient fort à cœur, car je n’ai dans le monde ni enfants ni parents pour recueillir ma succession.

– Je serais charmée de connaître ce plan, dit Émilie voyant que Peter brûlait de s’expliquer.

– Si milord, milady et mon honorable maître, l’avaient pour agréable, j’ajouterais un dernier codicille au testament de mon maître, pour disposer des dons qu’il m’a faits.

– Au testament de votre maître ! dit le comte en riant ; et pourquoi pas au vôtre, mon bon Peter ?

– Honorable lord, dit l’intendant avec une grande humilité, ce n’est pas à un pauvre serviteur comme moi qu’il appartient de faire un testament.

– Vous vous trompez, Peter, dit le comte avec bonté : d’ailleurs un testament n’est valable qu’après la mort du testateur, et deux personnes ne peuvent en faire en commun, puisqu’il est probable qu’elles ne mourront pas le même jour.

– Nos testaments seront cependant ouverts le même jour, dit Peter avec émotion. M. Benfield le regarda d’un air attendri, et le comte et Émilie furent si touchés de son attachement pour son maître, qu’il leur fut impossible de prononcer un mot.

Comme Peter l’avait dit, il avait son plan trop à cœur pour abandonner ce sujet au moment où il venait de rompre la glace. Il désirait vivement que la comtesse agréât son projet, car il n’eût point voulu lui désobéir, même après sa mort.

– Milady, se hâta de dire Peter, mon plan est, si mon honorable maître veut bien me le permettre, d’ajouter un codicille à mon testament, et de léguer ma petite fortune à une petite… lady Émilie Denbigh.

– Ô Peter ! vous et mon oncle Benfield, vous êtes cent fois trop bons, dit Émilie en riant et en rougissant à la fois, tandis qu’elle se tournait vers sa mère et Clara.

– Je vous remercie, je vous remercie, s’écria le comte touché en suivant des yeux sa chère Émilie, et en pressant cordialement la main de Peter. Puissiez-vous jouir longtemps de la petite fortune que vous destinez à notre petite ! et le comte alla rejoindre ses hôtes.

– Peter, lui dit son maître à voix basse, on ne doit jamais parler prématurément de ces choses-là ; ne voyez-vous pas comme elle rougit ?

– Ah ! chère Emmy, s’écria-t-il en prenant une des belles pêches qu’elle lui présentait, que vous êtes bonne de penser à votre vieil oncle !

– Milord, dit M. Haughton au comte, Mrs Francis Yves et moi nous avons eu une petite querelle au sujet du bonheur domestique. Elle prétend qu’elle est aussi heureuse au presbytère de Bolton que dans ce superbe château.

– J’espère, dit Francis, que vous n’employez pas votre éloquence à la faire changer d’opinion. Ce ne serait pas lui rendre un grand service.

– Laissez-le faire, mon ami, dit Clara en riant, il aura beau s’évertuer à me convaincre, je connais trop bien mes véritables intérêts pour qu’il puisse jamais y réussir.

– Vous avez raison, dit Pendennyss. Notre bonheur dépend-il donc de la place que nous occupons dans la société ? Lorsque je suis ici, entouré de mes vassaux, il est, je l’avoue, des moments de faiblesse dans lesquels la perte de mon rang et de ma fortune pourrait m’être sensible ; il est si doux de pouvoir faire le bien et d’avoir sous les yeux l’image du bonheur ! Et pourtant, quand je suis à l’armée, soumis à de grandes privations, forcé d’obéir à des hommes qui ont un grade supérieur au mien, entravé dans mes moindres actions, dirigé dans tous mes mouvements, il me semble qu’au fond mes jouissances sont encore les mêmes.

– C’est, dit Francis, que Votre Seigneurie a toujours été habituée à chercher hors des limites de ce monde ses consolations et ses espérances.

– Croyez-vous qu’il soit impossible d’en trouver même ici-bas ? reprit le comte en regardant tendrement Émilie ; chacun peut rencontrer le bonheur dans sa condition ; bien fou qui désire en changer !

– Et croyez-vous que j’aie cette folie ? s’écria M. Haughton ; savez-vous bien que moi qui parle, je ne voudrais pas changer même avec vous… à moins, pourtant, ajouta-t-il en saluant respectueusement la comtesse, que le désir d’avoir une aussi jolie femme…

– Vous êtes bien aimable, dit Émilie en riant ; mais je ne voudrais pas priver Mrs Haughton d’un mari dont elle se trouve si bien depuis vingt ans.

– Depuis trente, Milady, s’il vous plait.

– Et qui fera son bonheur pendant plus de trente ans encore, je l’espère, dit Émilie au moment où un domestique annonçait que les voitures étaient prêtes. Les jeunes gens se disposèrent à partir pour la promenade projetée. Pendennyss, John et Chatterton conduisirent chacun leur femme dans leur phaéton ; le duc et Marianne partirent les derniers, et eurent soin de rester toujours à quelque distance du reste du cortège.

Comme ils sortaient des cours du château, la comtesse leva les yeux, et vit à une croisée du salon sa tante et le docteur Yves ; elle leur envoya un baiser, et tourna vers eux, aussi longtemps qu’elle put les apercevoir, des yeux où brillaient à la fois l’innocence, la joie et l’amour.

Avant de quitter le parc, la petite caravane rencontra sir Edward, qui se promenait avec sa femme et sa fille. Le baronnet suivit des yeux les voitures, après avoir échangé des regards d’affection avec ses enfants ; et si celui qu’il jeta ensuite sur Jane était moins joyeux, il n’en exprimait que plus de sollicitude et d’amour paternel.

– Vous devez bien vous applaudir de l’heureux fruit de vos soins, dit le docteur Yves à Mrs Wilson. Autant que la prudence humaine peut en juger, Émilie est dans la situation la plus heureuse qu’une femme puisse désirer. Épouse d’un mari pieux, aimé de tous, et méritant de l’être.

– Oui, répondit Mrs Wilson ; ils sont aussi heureux qu’il est possible de l’être dans ce monde, et de plus ils sont préparés à supporter avec courage les revers qui pourraient leur arriver, et à s’acquitter chrétiennement des devoirs que leur nouvel état leur impose. Je ne crois pas, ajouta-t-elle d’un air pensif, que Pendennyss puisse jamais douter des affections d’une femme telle qu’Émilie.

– Et moi, dit le docteur en souriant, je ne conçois pas ce qui peut vous inspirer une pensée si injurieuse au caractère connu de George.

– La seule chose qui m’ait jamais déplu en lui, c’est la défiance qui l’a porté à adopter un faux nom pour s’introduire dans notre famille.

– Il ne l’a pas adopté, Madame ; le hasard et les circonstances accidentelles l’y ont entraîné, et en réfléchissant à l’impression profonde qu’avait faite sur son esprit la conduite de sa mère, à sa grande richesse et à son rang élevé, vous ne vous étonnerez plus qu’il ait cédé à la tentation de se servir d’une supercherie plus innocente qu’injurieuse.

– Docteur Yves, dit Mrs Wilson, je ne m’attendais pas à vous entendre défendre l’imposture.

– Je ne la défends pas, Madame, répondit le docteur Yves en souriant ; j’avoue la faute de George ; ma femme, mon fils et moi nous nous sommes réunis pour lui faire dans le temps des remontrances à ce sujet. Je dis que la réussite même ne justifierait pas les moyens illégitimes qu’on avait employés pour y arriver, et qu’il était toujours dangereux de se départir des règles ordinaires.

– Et vous n’avez pu convaincre votre auditoire, dit Mrs Wilson avec gaieté ; c’était donc la première fois, mon cher docteur ?

– De la flatterie, Mrs Wilson ? Est-ce donc pour me prouver qu’il n’y a personne sans défaut ? Je le convainquis de la vérité du principe ; mais le comte prétendit que le cas où il se trouvait faisait une exception innocente : il avait, je crois, la vanité de penser qu’en cachant son véritable nom il se faisait plus de tort qu’à aucun autre ; enfin il m’exposa tant de raisons différentes, que j’en fus presque étourdi, et il fallut bien capituler. Au reste, il a été assez puni de sa ruse ; il a souffert plus qu’il n’ose en convenir lui-même, et rien de tout cela ne serait arrivé s’il se fût présenté sous son véritable nom.

– S’ils étudient l’histoire de dona Julia et la leur, dit la bonne veuve, ils auront toujours sous les yeux des exemples salutaires qui leur rappelleront l’importance de deux vertus cardinales, l’obéissance et la véracité.

– Julia a beaucoup souffert, reprit le docteur, et, quoiqu’elle soit retournée auprès de son père, les suites de son imprudence subsisteront encore longtemps. Lorsqu’une fois les liens de la confiance et de l’estime ont été brisés, il est bien difficile qu’ils se rétablissent jamais avec la même force. Mais, pour en venir à un sujet qui vous intéresse plus particulièrement, combien ne devez vous pas vous applaudir de l’heureux succès de vos soins pour l’éducation d’Émilie ! Son bonheur est votre ouvrage.

– Il est certainement bien doux de penser que nous avons rempli notre devoir, dit Mrs Wilson ; et ce devoir est moins difficile à accomplir que nous ne sommes portés à le supposer. Il suffit de poser des bases qui soient capables de soutenir l’édifice. Dans l’âge où l’âme est encore flexible, je me suis appliquée à former celle d’Émilie, et à lui donner des principes qui pussent lui servir de guide dans toute sa vie. Ces principes se sont développés avec les années ; j’en observais les progrès avec une constante sollicitude, prête à lui tendre la main pour la soutenir dès que j’apercevrais la moindre faiblesse. Le ciel a béni mes efforts, et il m’en a bien récompensée en la guidant dans le choix d’un mari.

Share on Twitter Share on Facebook