CHAPITRE XLVIII

Tout est de rose avant le mariage, mais après ?

La fleur de la Tweed, ballade écossaise.

Le printemps venait de commencer, et sir Edward, qui depuis tant d’années passait une heure dans son parc tous les matins, ne voulut point rester enfermé à Londres dans un moment où le réveil de la nature et la végétation renaissante donnaient à la campagne un nouvel intérêt. Il loua une jolie maison dans les environs de la capitale ; ce fut là que Pendennyss reçut à l’autel la main de sa bien-aimée, et le jeune couple passa quelques jours dans ce petit Élysée.

Le docteur Yves, sa femme, Francis et Clara, étaient arrivés avec un empressement égal à la joie qu’ils avaient ressentie en apprenant l’heureuse nouvelle, et le bon ministre eut le bonheur de donner à ses jeunes amis la bénédiction nuptiale.

Une seule personne n’était pas tout à fait aussi heureuse qu’elle l’avait espéré : c’était lady Moseley, qui regrettait que la solitude et la petitesse de sa maison de campagne l’eussent empêchée de mettre à exécution tous les beaux projets qu’elle avait formés pour cette occasion. Mais Pendennyss mit fin à ses observations en lui disant avec gaieté :

– La Providence a été si prodigue envers moi, en me donnant de la fortune, des palais et des châteaux, que vous devez me permettre, chère lady Moseley, de profiter de la seule occasion que j’aurai peut-être pendant toute ma vie de faire l’amour dans une chaumière.

Quelques jours après, la bonne mère oublia ce petit mouvement de regret en voyant sa fille installée dans Annerdale-House.

Le jour où sir Edward revint avec sa famille dans Saint-James Square, Pendennyss s’empressa de venir les voir, et, après avoir salué Mrs Wilson, il lui dit en souriant :

– Je viens aussi, chère tante, vous chercher pour vous conduire dans votre nouvelle demeure.

Mrs Wilson tressaillit, et, le cœur palpitant d’émotion, elle lui demanda ce qu’il voulait dire.

– Chère Mrs Wilson, répondit-il, ma tante ou plutôt ma mère, après avoir jusqu’à présent servi de guide à mon Émilie, vous ne pouvez vouloir l’abandonner lorsqu’elle a le plus besoin de vos conseils. Je fus l’élève de votre mari, ajouta-t-il en lui prenant les mains avec affection, ne sommes-nous pas vos enfants ? et la même maison ne doit-elle pas réunir trois personnes qui n’ont qu’un même cœur ?

Mrs Wilson désirait en secret et avait à peine espéré une invitation qui comblait tous ses désirs ; en entendant Pendennyss la lui faire d’une manière si touchante et si sincère, elle ne put retenir ses larmes, et pressa tendrement la main du comte. Sir Edward, qui n’était point préparé à perdre la société d’une sœur si chère, désirant ne point abandonner l’espoir de la posséder encore quelquefois, la pressa vivement de partager au moins son temps entre les deux familles.

– Pendennys a raison, mon cher frère, répondit-elle en essuyant de douces larmes ; Émilie est l’enfant de mes soins et de mon amour, et les deux êtres que j’aime le plus au monde sont maintenant unis ; mais, ajouta-t-elle en pressant lady Moseley contre son sein, je ne vous en chéris pas moins tendrement, et ma reconnaissance pour vos tendres soins et votre amitié ne finira qu’avec ma vie. Nous ne sommes qu’une seule famille, et quoique nos devoirs puissent quelquefois nous séparer, nous serons toujours unis par la confiance et l’amitié. J’espère mes chers amis, que vous ne m’en voudrez point si je vous quitte pour aller demeurer avec George et Émilie.

– J’espère que vous habiterez quelquefois votre maison du comté de Northampton, dit lady Moseley à son gendre.

– Je n’ai aucune maison dans ce pays, ma bonne mère, répondit-il. Lorsque pour la première fois je conçus l’espoir d’obtenir ma chère Émilie, j’écrivis à mon homme d’affaires d’aller à Bath, où résidait alors sir William Barris, et de tâcher de l’engager à me vendre le Doyenné. Lors de ma mésaventure, ajouta-t-il en souriant, j’oubliai de révoquer mes ordres, et la nouvelle que je reçus quelque temps après que le Doyenné m’appartenait ne fit que une rappeler de cruels souvenirs. Mais j’ai maintenant disposé de cette maison d’après mes premières vues ; elle appartient à la comtesse de Pendennyss, et je ne doute pas que le désir de se rapprocher de vous ne lui fasse préférer le Doyenné à tous les autres séjours.

La certitude de n’être point séparés d’Émilie causa la joie la plus vive à tous ses amis, et Jane sentit son cœur pénétré d’un bonheur auquel elle était depuis longtemps étrangère.

S’il existe ici-bas une félicité qui puisse nous donner une idée de celle qui est le partage des bienheureux dans le ciel, c’est celle dont jouissent deux époux unis par les liens de l’amour, de la confiance et de l’amitié : l’innocence et la piété resserrent tous les jours leurs nœuds ; plaisirs et peines, tout leur est commun ; leurs plaisirs sont plus vifs puisqu’ils les partagent avec l’objet aimé ; la peine est plus légère supportée par deux cœurs fidèles et bien unis. Ce bonheur innocent et pur était le partage des nouveaux époux.

Mais le bonheur parfait ne nous est jamais donné dans ce monde, et quelques chagrins viennent bientôt rappeler au chrétien qu’il est appelé à une meilleure vie. Le courage d’Émilie devait être mis à une rude épreuve par le retour inattendu de Buonaparte, événement qui bouleversa l’Europe jusqu’à ses extrémités les plus reculées.

Dès que Pendennys apprit cette fatale nouvelle, il ne douta pas qu’il ne fût appelé à prendre une part active dans la guerre qui allait commencer ; son régiment était la gloire de l’armée.

Émilie cherchait à rassembler ses forces pour supporter le coup qui allait la frapper, et quelques jours après le comte reçut l’ordre de se disposer à l’embarquement.

Le son des trompettes vint troubler le calme d’une belle matinée, dans le petit village où était située la maison de campagne occupée momentanément par sir Edward. Sur le péristyle, la comtesse de Pendennyss et lady Marianne, presque entièrement cachées par les arbrisseaux qui entouraient la maison, attendaient avec impatience le passage des troupes qu’annonçait le bruit qu’elles venaient d’entendre.

Leur voiture les attendait à quelque distance, et la pâleur et la résignation qui étaient empreintes sur les traits de la comtesse et de sa sœur ne prouvaient que trop le combat que se livraient dans leurs cœurs des devoirs opposés.

Des bataillons nombreux, des canons, des drapeaux, de superbes coursiers, se succédaient à la file, dans toute la pompe de la splendeur militaire, et le regard inquiet des deux sœurs avait en vain cherché l’objet de leur sollicitude. Il parut enfin ; il les aperçut, et bientôt Émilie se trouva dans les bras de son mari.

– C’est le sort d’un militaire, dit le comte en essuyant une larme à la dérobée ; j’espérais que nous allions jouir d’une longue paix, et voilà que les sanglantes folies d’un ambitieux nous forcent à reprendre les armes ; mais prenez courage, ma chère amie, espérons que cette campagne se terminera heureusement ; votre confiance ne se repose pas seulement sur les secours terrestres, et votre bonheur est indépendant du pouvoir de l’homme.

– Ah ! Pendennyss !… mon cher ami, dit Émilie en sanglotant et en appuyant sa tête contre la poitrine de son mari, mon amour, mes prières vous suivront : que ne puis-je m’attacher à vos pas et partager vos dangers !… Je ne vous dirai pas d’avoir soin de vos jours… je ne connais que trop les cruels devoirs d’un militaire ; mais pensez quelquefois à votre amie, qui ne saurait vivre sans vous, et puisse le ciel que j’invoque vous rendre bientôt à mon amour !

Voulant abréger des adieux trop pénibles, le comte pressa encore une fois son Émilie contre son cœur, embrassa tendrement Marianne, et s’élançant sur son cheval, il fut bientôt hors de vue.

Quelques jours après le départ de Pendennyss, Chatterton fut surpris de voir arriver inopinément la douairière et Catherine. Il les reçut avec le respect qu’il avait toujours témoigné à sa mère, et sa femme tâcha, par amour pour l’époux qu’elle adorait, de faire un accueil agréable à des parentes qu’elle ne pouvait estimer. Ce qui leur était arrivé ne fut pas long à raconter : lord et lady Herriefield s’étaient séparés, et la douairière, connaissant tous les dangers qui entourent une jeune femme dans la situation de Catherine, surtout lorsque des principes solides ne forment point la base de sa conduite, l’avait ramenée en Angleterre afin de pouvoir veiller sur elle.

Catherine n’avait réalisé aucune des espérances qui avaient décidé lord Herriefield à se marier. Elle était encore belle, mais un mari est bientôt indifférent à ce frivole avantage. Aussitôt qu’elle eut atteint son but, l’air de modestie et de simplicité qu’elle avait pris pour lui plaire fit place aux manières décidées d’une femme du monde et vouée à toutes les extravagances de la mode.

Le vicomte avait trouvé tout simple qu’une jeune et innocente fille se fût éprise de sa figure jaune et ridée ; mais du moment où le changement de manières de Catherine lui découvrit le piège où il avait été pris, il aperçut l’artifice dont elle s’était servie pour le tromper, et dès ce moment il cessa de l’aimer.

Les hommes sont flattés un moment d’être remarqués par une femme sans avoir cherché à attirer son attention ; mais bientôt ces avances, désavouées par la modestie, leur déplaisent et leur inspirent une sorte de dégoût.

Lorsque l’ambition ou l’intérêt ont uni deux êtres qui n’ont ni les mêmes principes ni les mêmes opinions, et que le mari et la femme, également égoïstes, ne veulent céder ni l’un ni l’autre, une prompte séparation est le seul remède à des nœuds mal assortis, ou la vie de ces époux ne sera qu’une suite de disputes continuelles.

Catherine avait quitté son mari avec plaisir, et il avait eu plus de plaisir encore à se voir débarrassé d’elle.

Avant que la séparation ne fût décidée, la douairière avait un rôle très difficile à jouer ; témoin à chaque instant de nouvelles querelles, elle faisait de la morale au vicomte et des sermons à sa fille.

Le vicomte l’écoutait avec l’attention d’un enfant à qui un père ivre dit qu’il ne faut pas aimer le vin, et ses discours faisaient à peu près autant d’impression sur lui, tandis que Catherine, sûre de jouir, à tout événement, de deux milles livres sterling de rente, faisait aussi peu d’attention aux menaces qu’aux sourires de sa mère, et les recevait avec une égale indifférence.

Peu de jours après que la douairière et Catherine eurent quitté Lisbonne, lord Herriefield partit pour l’Italie avec la femme d’un officier de marine anglaise, dont on venait de prononcer le divorce ; et si Catherine ne se conduisit point mal, elle le dut plus à la vigilance de sa mère, que l’expérience avait rendue prudente, qu’à sa propre sagesse.

La présence de Mrs Wilson était une véritable consolation pour Émilie, et comme elle avait refusé d’être présentée à la cour pendant l’absence de son mari, toute la famille se décida à retourner dans le Northampton.

Le Doyenné avait été meublé au moment du mariage de Pendennyss, et la comtesse prit possession de sa nouvelle demeure. Les occupations et la distraction qu’apporte toujours un voyage, l’ordre à mettre dans sa maison et les améliorations à y faire, les devoirs nombreux de son nouvel état, tout se réunissait pour étourdir Émilie, et l’empêcher de s’abandonner en liberté à ses inquiétudes.

Elle mit d’abord au nombre de ses pensionnaires le vieux paysan dont son mari avait si généreusement réparé la perte, lors de son premier voyage à B***, après la mort de son père.

Ses bontés pour ce vieillard ne paraissaient pas guidées par ce même discernement qu’elle apportait à tous ses actes d’humanité ; mais le souvenir de ce brave homme se trouvait associé à l’image chérie de Pendennyss, et le sentiment qui portait Émilie à le combler de bienfaits n’étonnait point Mrs Wilson. Marianne seule était surprise de voir sa sœur visiter deux ou trois fois par semaine et accabler de soins un homme qui ne paraissait manquer de rien.

Dès que sir Edward se retrouva à Moseley-Hall, il eut bientôt le plaisir de voir sa table hospitalière entourée de tous ceux qu’il aimait ; le bon M. Haughton était toujours le bienvenu au château, et quelques jours après l’arrivée de ses amis, il fut invité à venir dîner avec eux.

– Lady Pendennyss, dit M. Haughton après le dîner, j’ai à vous donner des nouvelles du comte, qui vous feront certainement un grand plaisir.

Les yeux d’Émilie rayonnèrent de plaisir en entendant parler de son mari, quoiqu’elle fût bien sûre que M. Haughton ne pourrait rien lui apprendre dont les fréquentes lettres de Pendennyss ne l’eussent informée.

– Faites-moi le plaisir de me faire part de ces bonnes nouvelles, Monsieur, dit la comtesse.

– Il est arrivé sain et sauf près de Bruxelles avec son régiment ; je l’ai appris d’un fils de mes voisins qui l’a vu entrer dans la maison qu’occupe dans cette ville le duc de Wellington, tandis qu’il s’était glissé dans la foule pour tâcher d’apercevoir le noble duc.

– Émilie sait cela depuis dix jours, dit Mrs Wilson en riant ; mais votre ami ne vous dit-il rien de Buonaparte ? nous nous intéressons beaucoup à ses mouvements.

M. Haughton, un peu mortifié de voir qu’il n’avait débité qu’une vieille nouvelle, ne savait trop s’il devait continuer ; mais il aimait par-dessus tout à jouer le rôle d’une gazette, et il reprit :

– Je n’en sais rien de plus que ce qu’en disent les papiers ; mais je suppose que vous n’ignorez pas ce qui est arrivé au capitaine Jarvis ?

– Pardonnez-moi, dit Émilie en souriant ; les faits et gestes du capitaine ne sont pas tout à fait aussi intéressants pour moi que ceux de lord Pendennys. Le duc de Wellington l’a-t-il nommé son aide-de-camp ?

– Non, non, répondit l’autre enchanté d’avoir au moins une nouvelle à leur apprendre ; aussitôt qu’il entendit parler du retour de Buonaparte, il trouva prudent de donner sa démission et de se marier.

– De se marier ! s’écria John ; ce n’est sûrement pas avec miss Harris ?

– Non, non, il a épousé une sotte fille qu’il a trouvée dans le comté de Cornouailles, et qui a été assez folle pour s’amouracher de ses épaulettes. Le lendemain de son mariage, il a annoncé à sa femme inconsolable et à sa mère, qu’un tel discours a attérées, que l’honneur des Jarvis pouvait dormir jusqu’à ce que ses descendants fussent assez nombreux pour ne pas craindre de voir s’éteindre une si noble race, en exposant leur vie sur un champ de bataille.

– Et comment Mrs Jarvis et lady Timo reçurent-elles cette nouvelle foudroyante ? demanda John, espérant entendre le récit de quelque scène ridicule.

– La première se mit à pleurer, dit M. Haughton ; elle se plaignit d’avoir été trompée, puisqu’elle ne l’avait épousé que pour sa bravoure et son uniforme, et lady Timo déplora la perte de la splendeur en herbe de sa noblesse naissante.

– Et comment tout cela s’est-il terminé ? demanda Mrs Wilson.

– Tandis que le digne trio se querellait, le ministère de la guerre coupa court à toutes les tentatives des deux dames pour engager le capitaine à renoncer à son projet en acceptant la démission qu’il avait offerte. Je crois que son général avait entendu parler de la bassesse de son caractère ; mais, avant de vérifier les rapports qui lui étaient faits à ce sujet, il fit appeler le capitaine, et lui demanda une sincère déclaration de ses principes.

– Et quels peuvent être les principes de ce pauvre garçon ? demanda sir Edward, d’un air de pitié.

– Des principes républicains, répondit M. Haughton.

– Républicains ! s’écria-t-on de toutes parts.

– Oui, il prétendit que liberté et égalité était sa devise, et que son cœur lui défendait de se battre contre Buonaparte.

– La conclusion est singulière, dit M. Benfield. Je me rappelle que, pendant que je siégeais au parlement, il y avait dans la chambre un parti qui ne jurait que par ces deux grands mots ; mais lorsque ceux qui le composaient eurent le pouvoir en main, le peuple ne me parut pas jouir de plus de liberté qu’auparavant. Je présume que, se voyant parvenus à des postes importants, et qui laissaient peser sur eux une grande responsabilité, ils n’osèrent point mettre leurs théories en pratique, de peur de l’exemple.

– Beaucoup de gens aiment la liberté tant qu’ils sont esclaves, et la détestent dès qu’ils sont devenus maîtres, dit John en riant.

– Le capitaine Jarvis, à ce qu’il me semble, dit M. Haughton, s’en est servi comme d’un préservatif contre le danger d’exposer sa précieuse vie. Pour éviter les quolibets qui pleuvaient sur lui de toutes parts, il a consenti à céder au désir de son père ; il est retourné à Londres, et il est maintenant marchand dans la Cité.

– Puisse-t-il y rester ! s’écria John, qui, depuis la scène du berceau, pouvait à peine souffrir d’entendre prononcer son nom.

– Amen ! dit Émilie d’une voix si basse qu’elle ne fut entendue que de son frère.

– Et sir Timo ; demanda John, qu’est devenu ce bon, cet honnête marchand ?

– Il a abandonné son titre ; il ne veut plus être appelé que M. Jarvis, et il s’est fixé dans le comté de Cornouailles. Son noble gendre est parti pour la Flandre avec son régiment ; et lady Egerton, n’ayant pas assez de fortune pour vivre sans le secours de son père, est obligée de cacher sa dignité dans la petite province qu’habite M. Jarvis.

Lady Moseley témoigna que ce sujet lui était désagréable, et l’on s’empressa d’en changer.

Le triste résultat de ces conversations, qu’il était impossible d’éviter, était toujours de rendre Jane plus mécontente et plus réservée que jamais.

Les lettres du continent n’étaient remplies que des détails des préparatifs effrayants qui se faisaient de toutes parts pour la bataille décisive qui allait se donner, et de l’issue de laquelle dépendait le sort de tant de milliers d’hommes, celui de plusieurs monarques et de puissants empires. Au milieu de cette confusion d’intérêts et de ce conflit de passions opposées, d’innocentes prières s’élevaient vers le ciel pour la conservation de Pendennyss, aussi ardentes et aussi pures que l’amour qui les inspirait.

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