I LE BRACONNIER

—Bouge pas, ou je tire!

A vingt pas, le garde tenait Charoux au bout de son fusil.

Le braconnier, ramassé, aplati contre le sol, hésita une seconde. Soudain, il se détendit, d'un élan formidable. Un coup de feu éclata. Manqué! Charoux bondit à travers bois. Gare au second coup. Il entendit la détonation. En même temps, un atroce coup de fouet lui gifla l'oreille. Il buta, crut tomber. Il porta la main à sa nuque, la retira rouge et chaude de sang. Des plombs, heureusement. Mais le garde accourait, criant:

—Rends-toi! Rends-toi! Ou je recommence.

Alors, Charoux trouva la force de fuir. Et la poursuite reprit, féroce. Le garde, tout en courant, armait à nouveau son fusil. Le braconnier laissait de son sang aux feuilles du taillis. Mais, plus agile, éperonné par la volonté d'échapper à la loi, il augmentait entre eux la distance.

Cependant, il s'épuisait. Il ne s'orientait plus. Bientôt, il tomberait. Et le garde n'aurait plus qu'à le ramasser. L'éclaircie d'une route apparut à travers les arbres. D'un saut, il franchit le fossé. Puis il s'arrêta, fauché par cet effort suprême, envahi d'un vertige où la forêt tournoyait autour de lui.

Mais, dans la perspective droite, une auto approchait. Charoux n'hésita pas. Elle lui apportait la dernière chance de salut. Titubant, il s'avança vers elle, au milieu de la chaussée, les bras étendus, comme pour lui barrer le chemin.

Le conducteur était seul dans sa voiture. Il ralentit, s'arrêta. A la fois suppliant et farouche, le braconnier lui cria, la voix rauque, sans abandonner un perpétuel tutoiement:

—Emmène-moi... Emmène-moi, mon fistaud. Je t'expliquerai...

Il n'attendit pas la réponse, sauta dans la place libre:

—Vite, vite. Démarre. Filons...

Subjugué ou consentant, le chauffeur obéit. L'auto prit rapidement une allure tendue. Puis, sans mot dire, les deux hommes se dévisagèrent, d'un regard en coin.

Le conducteur avait une trentaine d'années. La tête était fine et soignée, la casquette et le manteau confortables. C'était, à coup sûr, le propriétaire de la voiture.

En sens inverse, l'examen dut être moins favorable. Avec ses vêtements en loques et sa figure en sang, Charoux, subitement surgi de la forêt, évoquait quelque homme des bois ou des cavernes, l'ancêtre primitif dont il gardait la forte mâchoire, les lourdes épaules en voûte, les mains emmanchées, comme des outils formidables, au bout des bras trop longs, le regard animal, à la fois violent et doux de bête traquée.

Cependant, le braconnier posait sa patte énorme sur le genou du conducteur. Et, de sa voix éraillée de solitaire:

—T'es un frère. Sans toi, il m'avait, le gâfier...

—Le gâfier?...

—Ben oui, quoi, le garde... le garde à M. Chatel. Crois-tu, mon fistaud, qu'il m'a envoyé un coup de clarinette dans la tronche, et tout ça pour un loustracot?

Et, narquois, remis de sa chaude alerte maintenant que l'auto l'emportait loin du garde, Charoux sortit de la poche de son ample pantalon de velours le loustracot, un petit lapin de garenne pris au collet.

Imperceptiblement, le chauffeur sourit. Alors, encouragé, reconnaissant aussi, le braconnier dit la longue rivalité, la vieille haine recuite entre lui et le garde de M. Chatel, leurs tours, leurs ruses à tous deux, les alternatives de victoires et de défaites.

Parbleu, il avait été pincé plus d'une fois. Ce qu'il en avait entassé, des amendes. Ce qu'il en devait... Ça se comptait par milliers de francs, dont il n'avait pas le premier sou. Il l'avouait avec une pointe d'orgueil, comme un capitaliste parle de ses fonds.

Seulement, dame, cette fois-ci, ça lui aurait coûté plus cher. On l'aurait salé. Parce qu'ils s'étaient un peu cognés, le garde et lui; ils avaient «fait des armes» au moment où le gâfier l'avait surpris à visiter ses collets.

Tout de même, il retournerait dans les bois de M. Chatel. Il ne pouvait pas travailler ailleurs. Il était là comme chez lui. Le propriétaire n'y chassait pas trois fois par an. C'était un gros monsieur de Paris, qui avait acheté tout le patelin et qui ne connaissait même pas au juste son domaine. Vraiment, ça ne lui faisait pas de tort, à ce M. Chatel, qu'on lui emprunte quelque gibier par-ci, par-là.

Et soudain, Charoux s'arrêta, frappé comme d'un nouveau coup de feu. Il exhala sa stupeur dans le plus gros juron. Devant ses yeux, sur la petite plaque de cuivre où doit s'inscrire le nom du propriétaire de l'auto, il venait de lire: «Lucien Chatel...»

Il se tourna vers le conducteur, et, la voix plus enrouée que jamais:

—Comment? Comment?... C'est toi, M. Chatel?

Son compagnon acquiesça d'un signe de tête. Alors, l'air piteux comme un fauve pris au piège, Charoux se lamenta. Non, vraiment, ce n'était pas chic de le laisser jaspiner, raconter ses histoires, au lieu de l'arrêter tout de suite.

Pas un instant, la tentation ne l'effleura d'user de violence, de menacer le conducteur, de le jeter bas, ou de s'enfuir. Non. En dehors de l'action, de la lutte, il était très doux. Puisqu'il était pincé, tant pis, il se rendait. Il dit, presque à voix basse:

—Alors, où que tu me mènes? A la ville? A la gendarmerie? Chez le garde?

Mais le jeune homme secoua la tête:

—Je suis le fils de ce M. Chatel chez qui vous braconnez...

Charoux l'interrompit. Et, avec une nuance de regret:

—Alors, t'es aussi proprio?

Lucien Chatel sourit:

—Mon père est industriel à Paris. Je m'occupe d'aviation.

—Les caisses qui volent?

—Oui. Je pourrais, en effet, vous conduire à la ville. Mais vous vous êtes fié à moi et je ne veux pas en abuser. Vous êtes libre.

Il stoppa. Stupéfait, Charoux restait assis auprès de lui. Enfin, le braconnier reprit haleine:

—Vrai? Vrai?

Lucien Chatel lui dit doucement:

—Mais oui. Seulement, essayez de profiter de la leçon, de travailler au lieu de braconner.

Mais Charoux n'était pas revenu de sa surprise. Il dit, en sautant sur la route:

—Ah! ben... Ah! ben!... Tu peux dire que t'es un bon fieu, toi.

Et l'auto repartait que, planté dans l'herbe du bas-côté, il criait encore:

—Tu sais, mon fistaud, je te revaudrai ça. J'ai du cœur dans le ventre, moi, sans en avoir l'air. Si jamais t'as besoin d'un gars fortiche, je serai là.

177

Share on Twitter Share on Facebook