II SERVICE DE NUIT

Lucien Chatel atterrit sans encombre. Il avait à peu près atteint le point qu'il s'était fixé pour sa première escale. Parti de ses ateliers de Vincennes, vers cinq heures du soir, il s'arrêtait, deux heures plus tard, en pleine Touraine. Il aurait voulu descendre exactement au Chesnaye, dans le domaine de famille. Mais son oreille exercée discernait, depuis peu, un bruit anormal dans la marche de l'appareil. Quelque organe devait chauffer. Ç'eût été folie que de compromettre le sort de la randonnée finale, de Paris à Bordeaux, pour la puérile satisfaction de descendre sur ses terres. Sagement, il avait donc stoppé à une vingtaine de kilomètres du Chesnaye.

Il était seul. Il avait atterri à la lisière d'un bois, dans une sorte d'enclave dérobée aux regards, d'où, cependant, il apercevait la route, entre ses deux rangs de peupliers. Bien que les jours fussent longs, les paysans avaient déjà dû regagner les villages. Son mécanicien devait bien essayer de le suivre en auto. Il avait même pris de l'avance. Mais quand parviendrait-il à le rejoindre? Il ne fallait pas oublier que son appareil avait presque atteint le cent à l'heure.

Secouant la mélancolie de la solitude et du soir, Chatel se mit à la besogne. Il avait hâte de connaître le dommage. Hélas! ses prévisions étaient dépassées. Un grippage était à craindre. Continuer sa route dans ces conditions, c'était compromettre le succès de l'entreprise. Une substitution s'imposait. Mais la pièce de rechange était à l'usine. Il voulait la choisir lui-même. Et cette voiture qui n'arrivait pas...

Un moment, il s'abandonna au découragement. Il jouait une partie suprême. Véritable précurseur, il avait longtemps tenu le premier rang parmi les héros de l'aviation. Mais la chance avait tourné. D'autres aéroplanes s'affirmaient supérieurs aux siens. Alors, d'un sursaut d'énergie, il avait créé, d'après des conceptions toutes neuves, un appareil destiné, dans sa pensée, à rétablir sa souveraineté. Ses essais étaient demeurés ignorés de ses concurrents. Enfin, sûr de lui, il avait entrepris dans le mystère cette randonnée de Paris à Bordeaux avec une seule escale, dans un temps réduit à l'extrême. Devrait-il donc rester à mi-chemin? Ses rivaux auraient bientôt fait de connaître et de répandre son insuccès.

Dans le crépuscule, il sonda la route. Un nuage de poussière monta entre les deux lignes de peupliers. Chatel reconnut de loin sa voiture, où, dans l'un des deux baquets, s'incrustait son mécanicien. De son côté, le chauffeur l'avait découvert. Très vite, il le mit au courant de l'incident. Il s'agissait de rebrousser chemin ensemble, de rapporter au plus tôt la pièce indispensable. Une nuit blanche sur la route noire? Il en avait connu bien d'autres.

Mais qui garderait l'aéroplane? Il ne pouvait pas l'abandonner seul, dans la nuit, en pleins champs? Exaspéré par de récentes trahisons, il en était arrivé à un tel état de défiance qu'il redoutait tout de ses adversaires. La lutte lui apparaissait sans merci. Qui sait si on ne l'avait pas dépisté; s'il ne retrouverait pas son appareil sournoisement détérioré; si tout au moins on n'en aurait pas surpris le secret?

De nouveau, Chatel sentit le sort contraire. Mais, dans la pénombre, un homme jaillit du bois. Formidable, déguenillé, il bondit jusqu'au jeune inventeur et le dévisagea rapidement. Puis il prononça, essoufflé:

—Ah! c'est bien toi, mon fistaud. Je t'ai vu tomber, de loin. Une heure que je cours. Ce que j'en ai mis. Tu t'es pas fait mal? T'as pas besoin de moi?

Chatel se souvenait de l'avoir vu. Mais où? Quand? Il prononça:

—Qui êtes-vous?

L'homme leva vers le ciel des mains énormes. Puis il les laissa bruyamment retomber sur ses genoux repliés:

—Comment! tu ne me reconnais pas? Tu sais bien, il y a six mois... Ton gâfier, ton garde, me courait après, à cause que je bricolais dans tes bois. Alors, j'ai sauté juste dans ta bagnole, qui passait sur la route. Et toi, au lieu de me ficher dedans, tu m'as laissé partir, à quelques lieues de là. Ah! c'est moi qui n'oublierai jamais ça. Je te l'ai dit, que je te le revaudrais. T'as bien quelque chose à me commander. Tu sais, j'ai tâté un peu de tous les métiers. Je suis bon à tout.

Chatel se rappelait maintenant l'aventure. Oui, un braconnier redoutable, qui s'était pris au piège, en effet, dans sa fuite, et qu'il avait eu la faiblesse de rendre à la liberté. Il s'inquiétait de voir ce louche individu rôder autour de son appareil. Il lui dit:

—Non. Je vous remercie. Je n'ai pas besoin de vous.

Mais l'autre insistait, tenace, ses grands traits hâves allongés de réel chagrin:

—Ah! mon fistaud, c'est pas bien, ce que tu fais là. T'as pas confiance en moi, t'as tort. Tu comprends, moi, je veux ma revanche. Juste, je te vois tomber du ciel. Je me dis: «Chouette! c'est M. Chatel. Je vais pouvoir y donner un coup de main». Je galope, je galope à m'en crever. Et puis, v'là que tu me renvoies. Faut-y qu'on aille te chercher du monde? Je peux encore courir. Dans une heure, je t'aurais ramené des gens. Ou bien des fois qu'y faudrait te garder ton cerf-volant, on serait là, tu sais.

Chatel haussa les épaules. Talonné par l'heure, il avait bien pensé à confier son appareil au premier venu. Mais quoi? S'en remettre à ce braconnier qui ne saurait pas résister à la tentation, à l'appât d'une pièce d'or? Non, non, ce serait folie. Il répéta:

—Je vous remercie.

Le braconnier fit un pas en arrière, roula ses épaules formidables:

—Allons, tant pis. Je m'en vais. Mais c'est dommage. Parce que, vois-tu, mon fistaud, ça m'aurait fait plaisir de te servir. Et puis, ça m'aurait peut-être porté chance. Justement, je voulais acheter une conduite. Depuis que je t'ai vu, j'ai fait quatre mois de prison, sans que ça paraisse. Oui, oui, tu ne t'occupes pas de ces affaires-là. Mais, enfin, ton gâfier a fini par m'avoir. Et, comme on s'était un peu cogné, on m'a salé. Alors, j'ai réfléchi, entre mes quatre murs. J'ai soupé du truc. Je voudrais devenir comme les autres. Et des fois que tu m'aurais employé, ça m'aurait peut-être montré la route... Allons, bonsoir la compagnie.

Déjà, il s'enfonçait dans l'ombre. Alors, d'une brusque impulsion, Chatel le rappela:

—C'est sérieux, que vous voulez devenir un honnête homme?

—Ah! mon fistaud, vrai comme je te parle.

—Eh bien, soit. Vous allez garder l'appareil jusqu'à ce que je revienne. Je vous le confie. Vous n'en laisserez approcher personne, absolument personne...

Le braconnier, ardent et joyeux, étendit la main:

—Ah! pour ça, tu peux être tranquille. Le premier qui s'amène, je le casse.

Chatel ne put s'empêcher de sourire:

—Je n'en demande pas tant. Il vous suffira de l'éloigner. Alors, c'est entendu: je peux compter sur vous? Vous ne vous endormirez pas?

—Moi? Dormir la nuit! Tu ne me connais pas. C'est le jour que je rouffionne!

Le lendemain, dans la matinée, Chatel retrouva le braconnier à son poste. Quelques paysans regardaient l'appareil, mais à longue portée. Le gardien les éloignait, d'un poing formidable. Épanoui, il rendit compte de sa mission: tout s'était bien passé. Mais quand Chatel, la main au gousset, voulut lui régler son salaire, il s'assombrit soudain. Et, abandonnant son tutoiement, pour la première fois, tant il était indigné:

—Non, mais des fois. Monsieur Chatel, vous ne m'avez pas regardé. Est-ce que je passe pas toujours mes nuits dehors? Ça ne me change pas. Et même, c'est moi qui vous redois. Car c'est décidément moins amusant de prendre un lièvre au collet que de garder un aéroplane... 186

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