D'une courte lancée, l'aéroplane prit son vol. Et, tout de suite remise du premier émoi, Claire, assise sur le siège étroit près de Lucien Chatel, goûta les délices de la sensation inconnue. Adieu les cahots du chemin, la trépidation du rail, le tangage et le roulis de la mer, le clapotis du fleuve. La fuite même du patin sur la glace apparaissait rude et grossière à côté de la course aérienne. Surpris et dompté par la brusque attaque des ailes étendues, l'air devenait l'esclave le plus sûr. Et il emportait l'énorme engin, d'une allure plane et tendue, sur les routes innombrables du ciel. Pénétrée de confiance, de bien-être et d'orgueil, Claire aurait voulu crier sa joie d'échapper à la terre.
Elle se sentait affranchie. Et cette allégresse d'évasion se confondait en elle avec la certitude d'échapper à l'homme odieux dont elle avait dû, pendant cinq années, porter le nom. La loi même lui rendait la liberté reconquise en fait, rompait la dernière chaîne par un jugement de divorce en sa faveur. Libre, libre, elle était libre! Et l'essor en plein azur symbolisait sa délivrance. Il lui semblait se porter au-devant de la vie, marcher dans l'avenir.
L'avenir... Pour elle, il était aux mains de celui-là même qui l'entraînait d'un si prodigieux essor. Elle allait oublier le mauvais rêve, recommencer sa vie aux côtés du cher compagnon d'adolescence enfin retrouvé. Elle serait sa femme... Elle contempla, sous le léger feutre rabattu que ses portraits, depuis un an, avaient rendu légendaire, ses yeux pleins d'espace et son profil tenace. Chaque fois qu'elle criait d'un mot son ravissement, il s'éclairait d'un joli sourire, juvénile et charmant. Elle songea: «Tout me plaît de lui.» Le grand volant d'acajou prenait, sous ses doigts nerveux, une majesté de sceptre. N'était-il pas le jeune souverain reconnu, acclamé, du royaume de l'air, sur ce char triomphal qu'il semblait conduire vers quelque apothéose? Ah! comme elle l'aimait, comme elle l'aimait!...
Il s'élevait en décrivant au-dessus du champ d'essor une large spirale. En se penchant, Claire distinguait les toits de verre des ateliers Chatel scintillants au soleil et les frondaisons du Bois de Vincennes, répandu comme un géant tapis de mousse. Ils montaient toujours. Le calme grandissait à ces hauteurs. On n'entendait plus que le bruissement soyeux de l'hélice et, de temps en temps, quelque écho de la vie, la trompe d'une auto, le coup de feu d'une fête foraine, un aboiement de chien... Et de réaliser ainsi le rêve le plus ancien des hommes, d'échapper aux lois de la nature et aux rumeurs de la terre, de monter en spire glorieuse vers l'infini bleu, dans cet air de cristal et d'or, parmi cette paix solennelle, de se sentir seule aux côtés de l'être adoré, le jour même où elle pouvait se promettre à lui, c'étaient pour Claire des fiançailles inouïes, éperdues, en plein ciel.
Au moment où ils touchaient le sol, la foule, débordant ses barrières, accourue de toutes parts, les entoura, dans une clameur confuse, d'un cercle de mains tendues, d'objectifs braqués, de bouches ouvertes, de fronts levés. Et soudain, parmi tous ces visages, Claire ne vit plus qu'un visage: celui de Villeret, son ancien mari...
Elle frissonna. Ses pires souvenirs se dressaient devant elle. Derrière cette barbe lisse et correcte, elle devinait la mâchoire de squale, énorme, mauvaise, pleine d'injures. Elle savait comme ces yeux caressants s'embuaient vite de haine et se chargeaient de cruauté, comme la voix mielleuse s'aigrissait vite.
Avait-elle souffert avant de le démasquer! On le lui avait présenté comme un ingénieur écouté, un administrateur de grandes sociétés industrielles. Et elle lui avait découvert peu à peu, mais trop tard, tout un passé d'expédients, ballotté des mines du Cap à celles du Caucase, en cent entreprises louches, à la recherche de l'argent nécessaire à ses vices. Marié, il avait continué de glisser sur la pente, jusqu'à la chute: une vilaine histoire de poudre d'or mêlée à du sable, pour fausser le rendement aurifère d'un gisement africain. Ce jour-là, Claire dut acheter de sa fortune le silence des dupes de son mari.
Sans doute, si Villeret n'avait été qu'un pauvre être désarmé contre la tentation, lui eût-elle continué son aide, par pitié. Mais il était aussi brutal que lâche, aussi jaloux que débauché, aussi cruel que fourbe, et sans qu'un peu d'amour excusât ses violences. Au lendemain du scandale, elle s'était séparée de lui, résolue à gagner sa vie. Elle dessinait avec un goût très vif. Elle aimait surtout à peindre les oiseaux. Elle composa donc des tableautins de genre qui, peu à peu, trouvaient preneur. Villeret la relançait. Le plus souvent, sa mise était sordide. Parfois, il était impeccable et magnifique. Il la pressait de reprendre la vie commune. Elle ne démêlait pas dans quelle mesure la jalousie, la misère, un obscur besoin de tyrannie le poussaient à ces tentatives. Mais elle refusait obstinément, s'en débarrassait avec quelque argent.
Cette vie ambiguë durait depuis un an, lorsque Claire retrouva Lucien Chatel. Ils s'étaient connus, aimés, dans l'adolescence. Mais il ne pouvait pas être question de mariage entre eux. Unit-on des enfants de même âge, surtout quand leurs fortunes sont inégales? On lui avait préféré Villeret. Seulement, ces puériles amours sont pareilles à ces initiales gravées dans l'écorce des jeunes arbres. Les années, loin de les effacer, élargissent et creusent leur trace. Et quand, déjà célèbre avant la trentaine, Lucien retrouva Claire seule et malheureuse, ils s'aperçurent que leur cœur n'avait pas changé. Leur vie reprit où ils l'avaient laissée...
Dès lors, Chatel supplia sans cesse son amie de reconquérir toute sa liberté. Elle céda. Villeret avait trop de torts envers elle pour oser lui résister. En effet, étouffant sa rage, il laissa engager sans protestation la procédure de divorce. Depuis deux mois, elle ne l'avait pas revu. Que lui voulait-il?
Ah! l'envolée en plein ciel, la trêve bleue n'avait pas duré. Aussitôt qu'elle touchait terre, elle retrouvait le souci. Villeret la guettait fixement. Dès que leurs regards se croisèrent, il esquissa un bref signe d'appel. Soit. Elle consentait. D'autant qu'elle craignait un conflit entre les deux hommes, qui se connaissaient de vue. Elle aurait avec Villeret une explication décisive. Ce serait la dernière. En somme, il ne lui était plus rien.
Anxieuse, elle gagna la lisière du Bois, s'engagea dans une avenue voûtée de verdure où bientôt Villeret la rejoignit. Tout de suite elle attaqua:
—Que voulez-vous?
Il railla, la voix aimable:
—Mais j'ai voulu vous féliciter. C'est charmant, cette échappée à deux... La vie des abeilles... le vol nuptial. Car vous l'épousez, naturellement?
—Oui.
Villeret s'arrêta. Son masque était tombé. Hideux de haine, il cria, les poings serrés:
—Eh bien, je ne veux pas, tu entends, je ne veux pas!
Elle haussa les épaules, forte du courage que verse l'amour. Lui s'exaspérait:
—Oui, oui, je sais bien, je n'ai pas le droit de m'opposer à ce mariage. Tu m'as contraint de divorcer. Aujourd'hui c'est chose faite. Et tu triomphes. Mais moi, je m'en moque, de la loi, je m'en...
Elle coupa, ironique, d'une allusion à ses louches tripotages:
—Oh! je sais.
Mais il ne l'écoutait pas:
—Avoue, poursuivit-il, que tu n'as jamais cessé de voir cet homme, que vous m'avez laissé m'enfoncer, me perdre, pour mieux vous débarrasser de moi?...
Elle se révolta:
—Je vous jure que je n'ai jamais revu Lucien pendant notre mariage.
—En tous cas, vous en êtes arrivés à vos fins, tous les deux. Vous êtes libres, vous vous croyez libres. Mais moi je te répète que je ne veux pas que vous profitiez de votre liberté. Écoute. J'ai voulu voir... ce vol... J'étais dans la foule. J'entendais tout ce qu'on disait de lui, de toi, de vous deux. Ah! ce que j'ai souffert... Ce que j'ai eu envie d'étrangler des gens autour de moi... Alors, je ne veux pas que ça continue... Je ne veux pas assister toute la vie à votre apothéose. Ce n'est pas possible. Je vous empêcherai de vous... Renonce, Claire, crois-moi, tu feras bien. Renonce.
Il respirait tellement la cruauté, la perfidie, la souffrance, qu'elle eut peur. Que pouvait-il contre eux? Un meurtre? Non. Il était trop lâche. Une trahison sournoise? Mais Lucien, prévenu, se tiendrait sur ses gardes. Si pourtant il parvenait à réaliser ses menaces? Alors quoi? Faudrait-il donc, pour éviter tout danger, renoncer au cher avenir? Non. Ils souffriraient trop, tous les deux. Elle agita la tête:
—Il n'y a plus rien de commun entre nous maintenant. Je ne vous obéirai pas. Laissez-moi, une fois pour toutes.
Déjà, elle rebroussait chemin vers les ateliers. Il la toucha à l'épaule, d'une main agitée et brûlante:
—Vous ne serez pas à un autre. Vous n'épouserez pas cet homme.
Elle déclara fermement:
—Nous sommes fiancés d'aujourd'hui même. Je l'épouserai.
Alors, décomposé de rage, il grinça:
—C'est bien. J'ai voulu vous prévenir. J'ai voulu éviter un malheur. Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui arrivera.
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