On annonçait de toutes parts que, le prochain dimanche, Lucien Chatel traverserait Paris, à grande hauteur, du bois de Vincennes au bois de Boulogne. Il se proposait de s'élancer droit et haut, de tracer un invisible arc-en-ciel au-dessus de la ville. Il ne se doutait guère, en décidant cette expérience, qu'il signait son arrêt de mort.
Car Villeret était résolu. Cette traversée de Paris lui apparaissait comme une indication du Destin. Ce jour-là, Lucien Chatel devait périr. Dans ce cerveau dégradé par le vice et rongé par la haine, l'idée du meurtre peu à peu avait germé, s'était affirmée, épanouie. Maintenant elle l'envahissait tout entier...
Ayant condamné son rival à mort, Villeret préparait l'exécution avec un soin féroce. Il lui fallait, la veille de la tentative, travailler secrètement pendant une heure sur l'appareil qui enlèverait le héros. Et toute son ingéniosité, toute sa ruse se concentraient vers ce but.
Qui veillait, le soir venu, sur l'annexe des ateliers où reposaient les grands oiseaux blancs? Villeret eut tôt fait de découvrir le gardien en qui Chatel avait placé sa confiance. Un homme amenait-il à lui seul—besogne d'hercule—un aéroplane sur le champ de manœuvre? C'était Lanoix. Qui donc apportait au trot le bidon d'essence, l'arrosoir d'eau, l'outil nécessaire? Encore Lanoix. Qui donc excellait à refouler sans phrases les curieux derrière la barrière? Toujours Lanoix. A tout instant, on entendait la voix ferme de Lucien Chatel, la voix plutôt émue des clients assis pour la première fois au volant: «Lanoix! Lanoix!»
C'était, tout ensemble, le chien de garde et le chien de berger. Mais quel molosse! Un géant, haut, large, massif, le buste moulé dans un maillot rayé blanc et bleu, les jambes perdues dans un immense pantalon de velours brun, les genoux, les poings, le menton toujours portés en avant, comme prêts à la lutte. Et avec cela, des yeux clairs, de bonnes grosses lèvres où fumottait, sous la moustache hirsute, une éternelle cigarette.
Le patron d'une guinguette voisine acheva de renseigner Villeret. Lanoix était un ancien ravageur de la Marne. Dans ce temps-là, quand il avait bu, il était terrible. A la suite d'une rixe—peut-être avait-il pris une absinthe de trop—il avait attrapé un an de prison. A sa sortie, M. Chatel avait eu la bizarre idée de se l'attacher. Il l'avait apprivoisé, rendu doux comme une demoiselle. Lanoix ne buvait plus. Ça durerait ce que ça durerait. Au fond, le cabaretier restait sceptique, quelque peu méprisant, à l'endroit de cet homme qui refusait un petit verre. Mais M. Chatel, lui, avait la foi. La preuve, c'est qu'il avait confié à Lanoix la garde des appareils. L'ancien ravageur s'était construit, dans un angle du garage, une sorte de cabine où il mangeait, où il couchait, un gros revolver à portée de sa main. Ah! il ne ferait pas bon s'y frotter. Car Lanoix avait le coup de feu facile.
Le vendredi qui précédait la traversée de Paris, Villeret attendit le moment où, les appareils rentrés et Chatel parti, la foule commença de se disperser. Accostant Lanoix qui fermait les portes de la cour:
—Rude journée, mon brave. Pas fâché de vous reposer, hein? Vous accepterez bien de prendre quelque chose auparavant, un petit apéritif, là, tout près?
Et il montrait le cabaret proche. Ému, Lanoix cracha sa cigarette, avala sa salive. Mais s'il fut agité d'un désir, il l'étouffa vite. Car secouant la tête, il refusa net.
Villeret craignit de se démasquer par trop d'insistance. Il rompit, chercha une autre ligne d'attaque:
—Il est trop tard pour visiter les ateliers aujourd'hui, n'est-ce pas?
Lanoix trancha l'air de sa main énorme, en couperet de guillotine:
—Fermé.
Pas prolixe, le ravageur. Villeret regretta:
—C'est dommage. Je suis un ami, un admirateur de M. Chatel.
Ah! certes, M. Chatel n'avait pas de plus fervent admirateur que Lanoix lui-même. C'était son dieu. Pourtant, le gardien resta inflexible. D'un seul coup de sa paume glissée sur sa cuisse, il roula une cigarette:
—Parlez-y.
Et il poussa la porte. Villeret haussa les épaules. Il ne pourrait pas avoir raison de cette brute en l'attaquant de front. Il fallait ruser et ruser vite, car le temps pressait.
Et le lendemain samedi, veille de l'expérience, tandis que tous les regards étaient tournés vers Lucien Chatel qui s'entraînait à grande hauteur, Villeret, payant d'audace, entra délibérément dans la cour, pénétra dans le garage désert.
Là, il stoppa une seconde. Le long du mur, s'alignaient d'immenses caisses à claires-voies, à demi couvertes de bâches, et qui servaient à expédier au loin les aéroplanes. Villeret se jeta dans cette cachette... Une heure après, les essais achevés, Lanoix bouclait la porte. Il enfermait l'ennemi dans la place.
Par les interstices des bâches, Villeret avait épié la rentrée des grands oiseaux blancs. Surtout il avait minutieusement repéré l'appareil de Chatel. Il ne le quittait pas des yeux. Diable! Il ne s'agissait pas de se tromper. Mais aucune erreur n'était possible. Le jeune inventeur l'avait encore inspecté en tous ses détails après l'avoir fait rentrer. C'était bien celui qu'il emploierait le lendemain.
Maintenant, Villeret restait seul dans l'immense halle. Sans doute, Lanoix allait chercher son repas à la guinguette voisine. Il fallait profiter de son absence. Villeret eut vite découvert, dans l'angle opposé à sa cachette, la cabine du gardien. Il y courut, l'inventoria d'un regard: un petit lit à couverture brune dans un cadre de sapin, une étroite table de chevet où traînaient un vieux magazine, une bougie dans un chandelier, un énorme revolver chargé.
Rapidement, il tira d'une de ses poches une bouteille colletée de papier d'argent, écussonnée de la croix de Genève, la plaça bien en vue sur la planche et regagna son abri au pas de course. Deux minutes après, Lanoix rentra.
Des heures, dans la nuit, Villeret attendit. Oh! il avait bien réfléchi, rejeté bien des solutions. Évidemment, il aurait pu limer l'arbre de l'hélice, ou quelque pièce du moteur. Mais chacun savait que l'appareil Chatel, privé de ses moyens de propulsion, glissait doucement sur les couches aériennes, atterrissait sans choc. Non. Il fallait que l'étoffe des ailes, la toile tendue qui seule soutenait l'engin dans l'air, disparût, s'anéantît soudain... Alors, il ne resterait plus qu'une lourde carcasse, cinq cents kilos de métal, qui s'effondreraient, s'abîmeraient sur le sol...
Parbleu! Ce n'était pas sorcier. Il suffisait d'y penser. Il allait enduire les toiles d'une dissolution phosphorique de sa façon. Au repos, elle resterait bien sage. Rien ne le trahirait. Mais quand l'air frapperait les ailes à cent kilomètres à l'heure, elle s'évaporerait et, sous ce furieux coup de briquet, le phosphore prendrait feu. Dans le souffle de la vitesse, l'étoffe caoutchoutée, vernie, flamberait d'une lampée, comme une pièce d'artifice.
Mais pour mener à bien sa besogne, Villeret avait besoin que Lanoix fût endormi, assommé par l'ivresse. Viderait-il ce flacon d'absinthe placé sous ses yeux, en tentation? Après sa longue abstinence, allait-il se jeter sur le poison délicieux?
Soudain, la porte s'ouvrit et le géant parut, la face éclairée en dessous par le flambeau qu'il tenait d'une main. De l'autre, il étreignait son revolver. Dès le seuil, il buta lourdement. Puis il sortit en titubant. Il était ivre.
Mais sans doute un instinct surnageait dans la débâcle: selon sa coutume, Lanoix faisait sa ronde. Terrifiant spectacle... Le pas mou, la tête et les épaules balancées d'un mouvement de roulis, son revolver dans une main, sa lumière dans l'autre, le colosse avançait parmi les grands oiseaux blancs. Tantôt son ombre mouvante se projetait nette sur une toile tendue, tantôt elle se répandait, énorme, sur les murailles ou le plafond. Il donnait du front dans les haubans, s'empêtrait dans des tendeurs. Une morne fureur creusait sa face. Par moments, il poursuivait d'indicibles injures un ennemi imaginaire. A d'autres, il hoquetait d'ignobles refrains. Puis le silence.
Un instant, il frôla Villeret, tapi, réduit à rien derrière ses bâches. Mais déjà il était passé, éructant de vagues paroles, butant de-ci, cognant de-là, toujours son arme et sa bougie aux poings. C'était miracle qu'il ne mît pas le feu. Mais l'instinct le guidait. Et, à mesure qu'il poursuivait sa marche, devant lui, les grandes ailes blanches se levaient dans la nuit, les fuselages se dressaient en squelettes antédiluviens, tout un troupeau fantastique s'éveillait, dont les ombres mobiles se mêlaient sur les murs à celle du gardien...
Puis, un dernier juron éclata, la lumière s'éteignit. La brute se terrait au gîte pour cuver son ivresse. Cinq minutes après, dans le calme absolu, Villeret perçut un souffle profond et régulier, la respiration du sommeil.
Alors, refoulant sa terreur, mais le cœur lui sautant jusqu'à la gorge, les mains en avant dans la nuit, le pas feutré, Villeret se dirigea avec d'infinies précautions vers l'aéroplane de Chatel. Et quand il l'eut enfin reconnu, palpé, il entreprit, à petits gestes soigneux et caressants, la besogne de mort.
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