III

La foule a couvert l'ancien Polygone. Et, par toute la ville, des millions de regards vont suivre l'aéroplane, le soutenir dans sa course. Le temps resplendit. Le ciel, palpitant et soyeux, semble un grand velum accroché au clou d'or du soleil et tendu sur la fête.

Claire suit de loin tous les mouvements de son fiancé. Elle a peur. Les menaces de Villeret la hantent. Si elle osait, elle irait à Lucien, elle le supplierait: «Ne partez pas». Mais elle n'ose pas. Et puis, Paris attend.

Le feutre rabattu sur les yeux, Chatel serre des mains, se laisse accaparer par un journaliste, par un ami, surveille le ciel, revient à son appareil, examine encore les tendeurs, l'hélice. Il tire sa montre. L'heure approche.

Lucien se dirige vers Claire. Devant la foule, par respect humain, ils se contentent de se serrer la main. Mais qui dira tout le réconfort, tout l'espoir, tout l'amour qui peuvent passer entre deux mains qui s'étreignent...

Déjà, Chatel est au volant. Il lève le bras, afin qu'on s'écarte. Le moteur part, l'hélice tourne. Et tandis que, d'un geste coutumier, le pilote assure son feutre sur son front, déjà l'oiseau fuit, rase le sol, quitte terre et, brusquement, prend son essor.

D'instinct, la foule s'est ruée derrière lui. Mais Claire est incapable d'avancer. Et la voilà seule. Toute sa vie est là-haut. Elle sent en elle un grand vide douloureux. Elle respire mal. Comme il monte vite. Il lui faut un quart d'heure, pour décrire sa courbe au-dessus de Paris. Que c'est long, un quart d'heure!...

Soudain, un ricanement éclate derrière elle. Elle se retourne. Villeret... Encore lui! Et une telle joie mauvaise le transfigure, qu'aussitôt l'appréhension de Claire fait prise, se bloque. Elle est sûre d'un malheur. Quel piège a-t-il tendu? Tout son être interroge.

Oh! Villeret ne se contiendra pas. Il veut tout son plaisir. Et le meilleur de sa vengeance, ce n'est pas la mort brusque de Chatel. C'est la torture de Claire, qui va savoir, qui va attendre, qui va vivre là des secondes d'horreur sans pareille.

En dix mots, il lâche son secret. Et c'est en effet une torture sans nom. Quiconque n'a pas aimé ne peut pas la comprendre. Ainsi, peut-être dans un instant, peut-être dans cinq interminables minutes, cette petite chose blanche, là-haut, qui emporte sa vie, va flamber, s'effondrer, s'abîmer, comme une pierre qui tombe. Lucien! Lucien!

Et elle ne peut rien. C'est surtout son impuissance qui l'affole. Ne rien pouvoir... Elle voudrait crier, hurler, elle voudrait que sa voix portât jusqu'à ce petit point brillant au loin dans le soleil: «Redescends, redescends vite!» Et elle ne peut rien...

Ah! Villeret a bien choisi son moment pour parler. Assez tôt pour guetter l'inévitable. Trop tard pour l'empêcher.

Claire balbutie de pauvres mots sans suite. Il lui semble qu'elle se rétrécit, qu'elle redevient une toute petite fille. Elle voudrait pleurer, tomber à genoux, ne plus voir, mourir. Ses regards se troublent. Des étincelles dansent devant ses yeux. Est-ce le petit point blanc qui s'enflamme? Oui? Non. Pas encore. Et rester là, rester là...

Soudain, derrière elle, une grande clameur monte. Ah! cette fois, c'est la fin. Mais Villeret crache un juron de rage. Elle tourne la tête. Spectacle de rêve... Devant les ateliers, un homme, tout seul, un colosse tire derrière lui un aéroplane en feu, s'élance sur le champ de manœuvre. Le vent de sa course prodigieuse avive l'incendie et déploie dans son dos d'immenses ailes de flammes.

Il s'arrête. Claire n'ose pas espérer encore. Mais Villeret s'est déjà ressaisi. S'est-il trompé d'appareil, dans le trouble et dans la nuit? Chatel, méfiant, en a-t-il pris un autre au dernier moment? Qu'importe. C'est à recommencer.

Sauvé! Lucien est sauvé! Et tandis que, là-bas, le petit point blanc incline déjà vers le couchant sa courbe glorieuse, Claire pense défaillir dans la détente exquise, le brusque passage de l'agonie à la résurrection.

Cependant, le géant abandonne l'aéroplane qui achève de se consumer. Il a rompu le cercle des curieux. Il s'approche. Ses cheveux et sa moustache sont brûlés. Sa face noircie est gonflée de fureur. On dirait qu'il cherche quelqu'un.

Il a reconnu Villeret... Et des paquets de mots se heurtent dans sa bouche encore empâtée d'ivresse, s'échappent de ses lèvres brûlées... C'est lui, c'est cet homme-là qui a voulu l'acheter. C'est lui qui a mis cette bouteille d'absinthe dans sa cabine. Il s'en doutait. S'il n'avait pas, à peine éveillé, encore ivre, jeté sa cigarette allumée sur les toiles d'un appareil, il n'aurait jamais rien su. Mais, maintenant, il comprend tout. Ce bandit-là voulait tuer M. Chatel, le flamber en pleine course. Canaille!... Tuer M. Chatel, son dieu! Mais il est pris, le gredin... Il ne recommencera pas!...

Et, avant qu'on ait pu l'empêcher, Lanoix, furieux d'absinthe, fou d'indignation, sort son revolver de la poche de son vaste pantalon et par six fois tire sur Villeret, l'abat comme une bête nuisible.

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