L'IMMENSE SEMAINE
SOUVENIRS DU PREMIER GRAND MEETING DE REIMS
Le caractère de cette semaine d'aviation, c'est d'être immense. Immenses, ces trente-huit hangars d'aéroplanes où logerait la population d'une cité moderne. Immense, la piste dont les pylônes extrêmes blanchissent à l'horizon et qui n'a d'autres bornes en hauteur que le ciel. Immense, cette plaine où tiendrait un canton, parcourue d'un réseau souterrain de fils électriques, jalonnée de postes, entourée de palissades et de tribunes, un coin de la France remanié.
Immense, l'effort des organisateurs, d'une telle envergure que les petites taches du tableau se perdent dans son étendue et qu'on n'en peut qu'admirer la grâce énorme et minutieuse.
Si bien que le zèle des managers, la dimension du décor, l'émotion du spectacle, tout s'harmonise, tout a même mesure, tout concourt à laisser cette impression d'une immensité nouvelle dont on aurait reculé les limites.
Mais un effort caché, non moins immense, répond à cet effort visible. C'est celui des aviateurs, celui qu'il faut saisir dans cette ville de hangars dont les cloisons trépident dans le ronflement des essais au point fixe. Quelle patiente lutte, dès l'aube, contre le moteur récalcitrant, quelle constance de fourmi prompte à réparer le petit désastre! Ils ont un mot qui peint admirablement leur obstination. Ils grattent. Toute la journée, jusqu'à ce que l'appareil soit au point, ils retouchent, ils grattent. Rien ne les lasse dans cette lutte contre la matière inerte et sourdement hostile. Et qui dira les nuits blanches, les attentes, les voyages entre Reims et Paris, à la recherche d'une pièce essentielle? Rien ne les décourage. Un pilote brise-t-il une aile dans un essai? Il s'écrie gaiement, au seuil du hangar où il ramène l'oiseau manchot:
—Tiens! C'est plus commode à rentrer.
Avec quelle fièvre, au camp des pilotes, on épie la force du vent! Tout dépend de lui. Il est encore le maître de l'heure. On voudrait l'apaiser, le maudit «soufflant», être plus fort que la nature. Chacun s'efforce de prévoir le temps du soir ou du lendemain.
Un mécano s'écrie, tout chaud de conviction:
—Je te dis qu'il fera beau. Moi, quand il va faire beau, j'ai les poils du bras qui se mettent à friser.
Du plus humble au plus célèbre, chacun vit dans cette rébellion obstinée contre les caprices du ciel et de la matière. La ténacité, le courage, voilà les deux ailes grâce auxquelles ces hommes s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes.
Il y a encore ici quelque chose d'immense, c'est l'ignorance de la foule qui s'aligne dans les tribunes ou déambule au pesage. Une ignorance qu'il faut bien se garder de railler, car, en somme, cette foule, pour quelque cause qu'elle soit là, est venue prendre une leçon de choses. Mais une ignorance qui, si elle désarme, néanmoins stupéfie. Car, étant inconsciente d'elle-même, elle s'affirme avec une naïveté écrasante et sereine. C'est la plus redoutable: l'ignorance qui s'ignore. Le père enseigne à son fils des erreurs et des balourdises avec la même certitude que s'il révélait un dogme. On a beau l'excuser, l'expliquer, cette ignorance, tout de même, à la fin, on s'en irrite et s'en révolte. Et comme la foule est en mi-partie composée d'étrangers, on en vient à se féliciter de ne pas être polyglotte. Autant d'énormités qu'on ne comprendra pas.
Pourtant, elle a bien des qualités, cette foule. Des qualités immenses, naturellement. Avec quelle application d'écolier qui déchiffre l'alphabet, elle tente d'interpréter les signaux du sémaphore, ballonnets rouges, blancs, noirs, cubiques, coniques, sphériques, toute une géométrie multicolore qui doit lui signifier les records, la vitesse du vent.
Un peu plus, elle lui demanderait l'âge de l'aviateur.
Et son enthousiasme! Il faut avoir vu le chef de l'État agiter frénétiquement un ample chapeau melon au passage aérien d'un recordman pour comprendre l'emballement contagieux qui gagne alors les plus pondérés. Il faut avoir vu le même héros atterrir, être pétri d'accolades et de poignées de mains, soulevé dans un mascaret de bras tendus, jeté aux tribunes par-dessus la barrière du pesage, emporté dans un cyclone jusqu'au buffet, où éclate La Marseillaise. Et comme si ce n'était pas assez des hymnes et des hourras, voilà qu'un étrange concert renforce la clameur: toutes les trompes, toutes les sirènes, tous les rossignols du garage voisin que déchaînent, dans leur ingénieux enthousiasme, des chauffeurs en délire.
Le soir, quand la nuit se clôt, quand le ciel et la plaine s'épousent et se confondent, alors l'immensité se prolonge encore, devient infinie. Il y a là une heure mélancolique. Deux points de lumière s'allument seuls dans l'ombre indécise. Au loin, les usines de Witry-les-Reims, dont les feux scintillent en constellation serrée. Et, proche, le buffet, véritable joyau lumineux où le rang de grosses perles électriques du fronton domine le semis bariolé des petits abat-jour posés sur les tables. Partout ailleurs, l'obscurité croissante.
Alors, des silhouettes plus sombres que la nuit errent au ras du sol. Rassemblés, les soldats de faction filent en colonne, les pas allongés et le corps tiré en avant par l'attrait de la soupe et du repos, d'une allure de retraite ou de déroute. Puis, derrière un auto, derrière un cheval, ou poussés à bras d'homme, les aéroplanes tombés en panne aux lisières extrêmes de la plaine. Ce sont les glorieux blessés de la journée qui passent, dans la mélancolie du soir de bataille. Pacifique bataille où les plaies se guérissent, où les éclopés du jour peuvent le lendemain voler vers la victoire... 266
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