LE CHAMP D'ESSOR

LE CHAMP D'ESSOR

SOUVENIRS DES PREMIERS ESSAIS

Nous avions déjà le champ de bataille, le champ de manœuvre, le champ de courses. Grâce à l'aviation, nous avons le champ d'essor.

J'entends par là ces vastes espaces plans et nus qui sont actuellement nécessaires à la science nouvelle, qu'elle choisit ou va choisir un peu partout pour ses expériences et ses concours, et dont Issy et Bagatelle resteront les prototypes.

Quel contraste entre ces deux champs d'essor désormais historiques, d'où se sont élancés les premiers engins plus lourds que l'air, et qui virent l'un leur premier vol, l'autre leur premier circuit fermé!

Sinistre, ce terrain d'Issy, ce sol de sable brun martelé par les pieds des chevaux, dans un cadre d'horizons bas et brumeux, de remparts et de remblais, de masures et d'usines. Des trains sifflent et grondent. Une école de clairons lance sans reprendre haleine ses refrains mélancoliques. Un peloton d'infanterie manœuvre en bourgeron. Quelques cavaliers sautent des obstacles. Mais les bruits et les silhouettes s'évaporent dans ce désert noir.

Quelques curieux stationnent sans cesse à la porte de Sèvres, qui s'ouvre sur le champ d'essor. D'autres s'engagent sur la piste tracée par les pas à travers ce Sahara de banlieue. De près ou de loin, tous guettent, à la lisière du terrain, les fameux hangars, solides de lignes et rudimentaires de façon comme des factoreries de trappeurs.

L'étrange public!... Des «sans travail» qui jouent aux boules avec des pierres lancées contre une vieille boîte de conserves. Des gamins, moineaux du faubourg, qui piaillent, s'ébrouent, se bousculent sur des tas de sable. Et, parmi cette graine de fortifs, quelques vêtements bourgeois un peu dépaysés, le photographe en chasse, l'adolescent épris d'aviation. Oh! je t'ai bien reconnu, jeune néophyte, tout brûlant de ferveur et d'enthousiasme, tout enfiévré d'attente, d'impatience et d'espoir sous tes dehors timides, et qui ne pouvais pas t'éloigner de ce hangar clos d'où peut-être allait enfin sortir le grand oiseau magique...

Et je t'ai retrouvé à Bagatelle, toujours rêveur, toujours errant, toujours dévoré de belle curiosité. Mais quel changement de décor, n'est-ce pas? Plus de cheminées noires, de murs croulants, de remparts pelés. Les blanches architectures de la «Folie» du comte d'Artois se haussent au-dessus des frondaisons pour épier la pelouse fraîche. Des enfants soigneux jouent sagement. Limousines et doubles-phaétons passent dans le bruissement de soie des moteurs. N'est-ce pas, jeune néophyte, qu'ici l'attente est un plaisir? Et tiens, justement... Vois sur le pont de Puteaux cet étrange cortège, ce rigide oiseau blanc qui s'avance, entouré d'une escouade d'ouvriers et de curieux, d'une allure saccadée de char de carnaval. C'est un aéroplane... C'en est un!

Abandonnons-nous donc à la volupté de réaliser du désir, d'étreindre de la certitude. Ne perdons pas un détail du spectacle. Le montage et le réglage des grandes ailes en voûtes, de la cellule arrière, toutes sortes de lenteurs nécessaires. La comédie bien humaine qui se joue autour de l'appareil, les comparses qui se donnent des airs importants, essentiels, tandis que les vrais artisans de l'œuvre s'activent, obscurs et modestes.

Un tout petit enfant—trois ans aux roses prochaines—contemple l'oiseau blanc. Sa maman lui apprend:

—Sais-tu comment on appelle ça? Un a-é-ro-pla-ne.

Et le bambin de répéter: «A-é-ro-plane». Quel signe des temps, ce tout petit qui balbutie ce mot-là parmi ses premiers mots!

Le mécanicien, coiffé d'un casque de cuir, grimpe à son poste. A grand'peine la foule est écartée des zones dangereuses.

Quelques ordres brefs, dans le silence solennel. Puis le ronflement du moteur et de l'hélice éclate, puissant et dru. La veste des ouvriers qui retiennent l'engin claque comme un drapeau dans le vent. L'oiseau s'élance, roule, s'élève... Ah! le moment où il quitte le sol, d'une allure un peu gauche d'échassier qui prend son vol, cette vision que jamais des yeux humains n'avaient enregistrée avant ce siècle-ci, voilà, jeune néophyte, voilà qui vous paye et vous récompense de bien des heures d'attente...

Maintenant, c'est à l'autre bout du champ que l'oiseau va partir. Il approche, quitte terre, encore hésitant et timide, s'élève, se dresse, puis, comme effrayé de son essor, plonge trop vite, pique du nez, heurte brutalement le sol, et, dans un complet panache, s'immobilise avec un bruit sec, le ventre en l'air...

Une seconde d'angoisse. Mais le mécanicien, à quatre pattes, sort de sa prison de toile et d'acier. Allons! ce ne sera qu'un incident. Alors, de tous les points de l'horizon, la foule accourt vers le grand corps abattu. Elle constate les dégâts, l'hélice pliée comme un papier de plomb, les roues fauchées, les poutres brisées. On épilogue. Les railleurs ont beau jeu. Un individu à face mauvaise dit:

—A quoi que ça sert, ces engins-là? A attraper les corbeaux?

Une dame, pincée:

—Ça ne s'enlèvera jamais.

A quoi un ineffable mécano, la cigarette pendante à la lèvre:

—Sûr, c'est pas si facile à enlever qu'une dame!

Et les inventeurs de l'appareil? Vous pensez peut-être qu'ils sont un instant découragés? Ah! bien oui. Ce serait mal les connaître. Ces gens-là vous ont des tempéraments de fourmis qui, dès la fourmilière défoncée d'un coup de talon, réparent les dégâts et sauvent le reste. Déjà le mécanicien s'est glissé sous son moteur. Déjà des modifications sont décidées, des essais promis pour la prochaine semaine...

Un groupe est très entouré. Un groupe d'oracles. Sur chaque face, on met un nom notoire. Là sont réunis des constructeurs, des inventeurs, des apôtres. La fleur du plus lourd que l'air, le Tout-Aviation. Ce sont des concurrents, des rivaux d'hier ou de demain, pour l'aviateur malheureux. Ils pourraient ricaner, se féliciter sournoisement de la tape. Eh bien! non, ils sont atterrés.

Et je voudrais, jeune néophyte qui contemplez le désastre éphémère, je voudrais vous prendre par la main et vous faire méditer sur ces visages attristés. Voyez. Si ces hommes sont affranchis d'un bas égoïsme, s'ils se montrent élégamment généreux, c'est qu'ils servent tous la même noble cause. Ils déplorent au nom de l'Idée, avant de jubiler pour eux-mêmes. Par là, ils dépassent l'humanité moyenne. Il n'y a rien de plus fort au monde qu'un commun idéal. Et cette compassion vraie devant l'échec de l'adversaire possible, c'est le plus joli spectacle que vous puisse offrir le champ d'essor.

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