Argent.

Bien user de l’argent, c’est aussi difficile que de jongler sur la corde raide : il faut, en effet, en user avec une attention habile, harmonieuse, avec une grâce élégante, comme un jongleur fait de ses boules ; et, en même temps, il faut rester en équilibre, éviter de tomber de l’un ou l’autre côté, dans l’un des deux travers de l’avarice ou de la prodigalité.

Y a-t-il rien de plus laid que l’avare ? De créature plus sordide que le faux pauvre, qu’on trouvera mort sur une paillasse où de la vermine grouillera parmi les billets de banque ? Y a-t-il rien de plus sot que l’homme qui trime toute sa vie, qui accumule de l’argent, sans prendre le temps d’en user, sans la satisfaction même de le laisser à des êtres aimés ?

Et le prodigue est aussi un être déplorable. D’abord, il donne le pire exemple à ses enfants. Puis il prépare leur ruine. Car son vice est de ceux qui frappent les générations successives. Et le secret des plus vilaines déchéances, des pires bassesses, des plus navrantes turpitudes, ne tient-il pas dans cette formule : « dépenser plus qu’on n’a ».

Ces limites tracées, il devrait y avoir un art de la dépense. On n’y apporte pas toujours assez de logique, assez d’harmonie. J’ai déjà cité l’exemple du sou du télégraphe. Au risque d’envoyer un texte obscur qui sera préjudiciable, on se martyrise la cervelle pour économiser un mot, — un sou — dans une dépêche. Et, quelques instants plus tard, par ostentation, par routine, on donnera dans un café un pourboire presque égal au prix du verre de bière. J’ai évoqué ces femmes qui évitent de prendre une voiture par la pluie, perdent leur robe ou contractent une maladie dont les soins coûteront mille fois plus qu’une heure de taxi. On me cite également le cas de ce jeune marié qui offre à sa femme une bague de trois mille francs et, ses réserves fort écornées, lui sert un voyage de noces dans des conditions si mesquines qu’elle en garde un souvenir néfaste pour l’avenir du ménage.

Oui, il existe une science de conduire un budget. Science délicate, modeste, essentielle, qu’on ne peut guère enseigner que par de continuels exemples et qu’on ne peut jalonner que de quelques principes. Ne pas étriquer sa vie par une épargne démesurée — la mort vient, on n’a joui de rien — ne pas la gâcher par une dépense excessive, et user intelligemment de ce dont on dispose. Il faut mettre des fleurs dans sa vie, mais seulement les fleurs qu’on peut acheter, celles qu’on ne doit à personne.

On répartira ses ressources par chapitres, en donnant à chacun de ces chapitres des dimensions selon ses goûts. Ainsi, dans tel ménage, on sacrifiera un peu le loyer au voyage ; dans tel autre, le voyage à la table. Mais, la part faite de ces légitimes préférences, cette distribution doit demeurer harmonieuse. Aucune de ses parties ne doit être démesurée. Il y a, dans le langage familier, une expression qui condense toute cette science : « savoir s’arranger ». Faute de savoir s’arranger, il y a des ménages qui vivent dans la gêne avec des ressources dix fois supérieures — et un train d’apparence égale — à celles d’autres ménages plus judicieux.

Il faut se rendre compte et se rendre des comptes à soi-même. C’est-à-dire qu’il faut d’une part dominer sa situation, voir où on va, et d’autre part examiner de près, en connaissance de cause, les différents articles de son budget.

En particulier, l’argent de poche, l’argent qui coule entre les doigts, échappe au contrôle et provoque d’irréparables surprises, si l’on ne surveille pas sa fuite.

Enfin, et ce n’est pas le moins important de ces conseils généraux, il faut que les époux se consultent et se concertent. Ils doivent briser cette étrange pudeur qui retient tant d’êtres de « parler argent ». Ils doivent apporter, aux choses de l’argent, le même goût de franchise profonde et dévoilée qu’aux choses de l’amour.

Ainsi, équilibre, harmonie, examen, on retrouve toujours, pour toutes les manifestations de la vie, les mêmes lois.

Ce n’est pas l’argent qui est haïssable, ce sont ses effets, sa recherche et son usage… L’argent, lui, n’est qu’une représentation de pouvoir. Le détestable, ce sont les bassesses commises pour acquérir ce pouvoir, pour le conserver, pour en mésuser.

L’héritage direct m’apparaît légitime, parce qu’il peut être une compensation à d’autres legs que nous ne pouvons pas empêcher, le legs des maladies, des vices de constitution. Pourquoi ne pas léguer nos biens à nos enfants, puisque nous leur léguons, en les leur versant dans le sang, toutes nos autres hérédités ?

Cette formule d’un fort banquier m’a toujours frappé et vaut qu’on la creuse et la médite : « Si je n’étais pas honnête par nature, je le serais par intérêt. »

Oui, c’est notre intérêt d’être honnête. C’est l’habileté suprême, quoi qu’il y paraisse.

Il faudrait montrer l’intérêt d’être honnête, par des anecdotes. Ainsi, un monsieur refile à 527 francs une obligation qu’il sait être sortie au pair à 500 francs. Il se réjouit de sa roublardise. Or, elle avait gagné 100.000 francs…

On représentera tout le mal que se donne le voleur, toute l’inquiétude qui le hante, les risques qu’il court, ses frissons, ses alertes, ses sursauts. S’il dépensait autant de sa substance pour un labeur inoffensif, « non nuisible », il gagnerait davantage.

Surtout que le voleur est le plus souvent pincé. Évoquez les grands vols qui ont frappé l’opinion dans ces vingt ou trente dernières années… la plupart des voleurs sont pris. Ils ne profitent donc pas du larcin. Et, par là, ces récits sont de la morale en action, puisqu’ils prouvent l’avantage de l’honnêteté.

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