Comment apprendre.

Il faut savoir attendre. Un adolescent, rouvrant un livre qu’il avait étudié avec ennui dans l’enfance, est surpris de s’apercevoir qu’il le comprend mieux, qu’il s’y attache.

Ainsi, il y a un âge, une maturité, où, pour chaque étude, l’intérêt et la compréhension sont à point.

La hâte où l’on est de bourrer les cerveaux de connaissances pour les examens, parce qu’il faut « être reçu », cette hâte a fait devancer l’âge propice. C’est pourquoi l’enfant ne retient rien de ce qu’il apprit trop tôt, dans l’écœurement.

Aussi, ne faut-il graver en lui que l’indispensable, l’A B C de tout et, pour le reste, attendre l’âge où s’éveillent l’intelligence et la curiosité, en une sorte de puberté de l’esprit.

Il y a un moment où votre petit garçon vous dit spontanément : « J’ai compris inversement proportionnel ! » On a bien fait de ne pas insister plus tôt. Il vient seulement d’être mûr pour cette idée.

Même pour les jeux — qui sont encore des enseignements — il faut savoir attendre. Il faut guetter le moment où ces jeux intéresseront les enfants, l’heure qui sonne.

Ainsi, j’avais acheté une petite presse et une casse d’imprimerie. Les enfants étaient trop petits pour s’en servir et s’en amuser. J’ai dû attendre dix ans ! Et puis, un beau jour, ils ont découvert leur imprimerie. Et il a fallu courir les magasins de Paris pour se procurer de l’encre, des rouleaux, sans attendre un instant de plus…

De même pour la photographie. J’en ai fait à leurs côtés pendant des années sans qu’ils y mordent. Et je ne les y incitais pas. Et l’heure aussi a sonné, et ç’a été le ravissement, la trouvaille, le grand zèle qu’on a seulement pour ce qu’on aime…

On n’insistera jamais trop sur cette idée : après avoir instruit l’enfant des connaissances à la base — la valise — il faut attendre, pour toute culture de luxe, que le goût s’en éveille. Comme on apprend vite et mieux, quand on a le désir de savoir, quand on sait pourquoi on apprend ! Voyez le cas de l’anglais. Le jour où des enfants expriment le désir de savoir cette langue, il suffit de leur faire suivre, par exemple, pendant deux mois les cours de Berlitz, à dose intensive, à deux leçons par jour. Puis une jeune anglaise vient s’installer deux saisons à leur foyer. Elle apprend le français, elle enseigne l’anglais. Ainsi, dans l’agrément, au bout de huit mois au total, ils parlent couramment l’anglais.

Quand il s’agit de fleurir, de parer l’enseignement de fond, il faut choisir, ou plutôt laisser choisir, guetter l’éveil des goûts.

Ainsi, de deux fillettes, également douées, l’une aura un penchant pour le dessin de modes, l’autre pour le précieux dessin japonais. Il faut alors suivre ce penchant, et l’accuser, l’affirmer.

La durée d’une leçon ne doit pas être de plus d’une demi-heure. Dans son étude sur l’Attention volontaire, Ribot évalue la durée totale de l’attention à une heure et il l’estime plus faible chez l’enfant, la femme, le vieillard.

D’ailleurs, la vie nous en donne un exemple frappant. Au théâtre, où l’on s’amuse — généralement — l’acte ne dure jamais plus de trois quarts d’heure. On a senti le besoin instinctif de ne pas demander plus à l’attention continue, fût-elle agréable.

Il faut voir si l’enfant retient mieux par la mémoire des yeux ou la mémoire des sons, s’il est visuel ou auditif. Les visuels sont infiniment plus nombreux que les auditifs, d’ailleurs. Et c’est surtout par l’image qu’on devra frapper leur esprit. Le cinéma, quelle ressource ! Il n’est pas une connaissance élémentaire, pas une, qui ne puisse se dérouler en film. Je suis certain que l’écolier primaire apprendrait ainsi, à jamais, en huit jours, ce qu’il ânonne en huit ans.

Il faut éviter ce que nous appelions le ton « institutrice ». Je ne sais quoi d’aigre, d’impérieux, d’« en classe, mesdemoiselles », qu’on est tenté de prendre dès qu’il s’agit d’enseignement et qui rend d’avance la leçon maussade.

Il ne faut pas que cette demi-heure soit odieuse, grâce à d’âpres : « As-tu fait ta tâche ? » Il faut éviter de renforcer cette idée du travail-ennui. On ne doit pas river l’enfant à la table comme le bagnard à la chaîne. S’il est inattentif, fatigué, il faut pouvoir offrir paisiblement : « Veux-tu cesser ? »

Il faut divorcer le travail et l’ennui. C’est une union tellement admise, tellement étroite, que les enfants, lorsqu’on est parvenu à les instruire en les amusant, disent : « Ce n’est pas travailler, puisque ce n’est pas ennuyeux ». Quelle antique et terrible erreur !

Il faut faire impression sur l’enfant, et pour cela, le toucher, l’intéresser, l’amuser, piquer sa curiosité, frapper son imagination, émouvoir son cœur. Et il ne faut jamais l’ennuyer.

Rendons la science aimable, attrayante. Pour enseigner l’invention des ballons, par exemple, de vieilles estampes, de vieilles assiettes, fixeront mieux les souvenirs que de longs discours.

Pour amuser, on emploie des ruses. Ainsi, pour faire comprendre l’adaptation des organismes au milieu, on imagine un monde à 500 degrés, un monde de feu, où couleraient des fleuves d’étain, où pousseraient des plantes métalliques, où circuleraient des salamandres, où la vie aurait d’autres exigences que sur la terre.

On inventera une agriculture fantaisiste, où on ondulerait les champs pour leur donner plus de surface ; où on élèverait plusieurs étages de terre sur des charpentes métalliques, les plus bas pour la culture ombrée, les plus hauts pour la culture au soleil ; où on couperait les blés d’un seul coup, avec un fil rougi par l’électricité ; où on soutiendrait les épis, tentés de se coucher, par un treillage horizontal…

Il y a des vertiges qu’il est bon de donner, une sorte d’ivresse de l’imagination. Ainsi, songer que, peut-être, la terre n’est qu’un atome d’un monde énorme, qui lui-même n’est qu’une cellule dans l’infini… Ou bien, quelques personnes sont réunies dans un salon. Il faut se dire qu’il a existé, qu’il existe ou qu’il existera, sur un autre monde, une assemblée identique, où les mêmes personnes prononceront les mêmes paroles, feront les mêmes gestes. Pourquoi ? Parce que cette assemblée se compose d’un nombre fini de cellules. Et comme les cellules sont en nombre infini dans l’espace et le temps, elles ont réalisé et réaliseront à nouveau le groupement que représente cette assemblée. Et cette combinaison elle-même se renouvellera un nombre infini de fois…

Aux livres arides de physique, je préfère la « Science amusante », la science au foyer, ces petites expériences que certains auteurs ont réunies en série. Une fois que la curiosité est amorcée, il est temps d’évoquer les grandes et sèches lois générales. C’est une conclusion. D’ailleurs, n’est-on pas parti de l’expérience pour arriver aux lois ? Pourquoi ne pas suivre cette tendance naturelle ?

Ou bien on racontera des vies d’inventeurs. Il faut « s’amuser à faire de la physique ».

Pour les premiers éléments de chimie, comme pour la physique, il faut se placer au niveau de l’enfant, le frapper avec des expériences. Partir des petits faits de la vie, comme les mélanges réfrigérants, le vert-de-gris, la mousse du champagne, pour parvenir aux grandes lois générales.

Il faut, autant que possible, raconter des histoires. Que se rappelle une jeune fille à brevet de la chimie telle qu’elle l’a apprise ? Rien.

On ne répand pas assez les arts d’agrément, le dessin, la sculpture, le modelage. On ne fleurit pas assez la vie. Ces notions élémentaires devraient être diffusées, au lieu de rester le privilège d’une caste.

Ou alors, on a été à l’extrême. Exemple : Par mode, par convenance, par imitation, pour se donner un signe de richesse, on impose aux filles des séances énormes de piano. Et la plupart y touchent à peine, une fois mariées. Y a-t-il proportion entre les heures d’études et la joie qu’on en retirera ? Seules, celles qui sont douées devraient s’y consacrer. On devrait éviter cet excès. Pour pouvoir lire la musique, pour déchiffrer cette langue universelle et charmante, pour en connaître les éléments, l’écriture, il suffirait de s’entraîner d’abord, à l’âge des connaissances premières, sur un instrument simple, comme la cithare.

Pour rendre la géographie attrayante, on peut partir du jardin, étendre la notion à la commune, au canton, à l’arrondissement, etc.

Pour l’histoire, cette méthode serait séduisante, de partir de la famille, de remonter aux grands-parents. Mais il faut y renoncer, car elle ne permettrait pas de suivre l’humanité pas à pas dans ses progrès, tandis que ces étapes et ces conquêtes sont sensibles quand on prend l’homme à ses origines connues. Naturellement, il faut ramener les guerres et les rois à leur importance réelle et rendre la place qu’ils méritent aux coutumes, aux découvertes, aux arts, aux grands mouvements de la pensée, à tout le labeur des hommes.

On pourrait apprendre l’histoire de France rien qu’avec une suite de romans comme ceux d’Alexandre Dumas, Erckmann-Chatrian, Paul Adam, les frères Margueritte. Cela ne serait pas exact, direz-vous ? Cela le serait tout autant que l’histoire toute sèche, surtout au point de vue de l’atmosphère générale des époques. Il suffit de se rendre compte que, sur un fait contemporain, il y a mystère ou désaccord, pour convenir que l’histoire, telle qu’elle nous est transmise, ne peut pas être exacte quant aux faits. Quand on est dans un événement, on est comme un alpiniste dans un nuage : on n’en voit pas les contours.

J’ai déjà montré quel enseignement on pouvait tirer, en matière d’éducation, d’un fait usuel comme la conduite d’une auto. La leçon est tout aussi attrayante, du point de vue de l’instruction. Songez que, d’instinct, l’enfant veut tout connaître, tout comprendre. Chaque jour, il se réveille avec un « pourquoi » ? et s’endort avec un « comment » ? Avec ses points d’interrogation, il entend crocheter tous les mystères, forcer tous les secrets. Vous voyez d’ici tout ce qu’une auto doit révéler à son ardente curiosité : « Pourquoi les gaz s’enflamment-ils ? Comment le moteur tourne-t-il ? » Chaque carter contient une énigme enclose dont il lui faut la clé. Et le changement de vitesse ? Et le différentiel ? Et les engrenages ? Si bien que pour apaiser cette fringale, c’est tout ensemble un peu d’électricité, de chimie et de mécanique qu’on doit lui servir…

Ce petit exemple concrète les deux grandes règles qui doivent présider à l’instruction. La première, passer du connu à l’inconnu. La seconde, rendre la leçon attrayante, la donner comme un aliment et non comme un médicament.

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