Le Lycée.

A quoi sert de savoir ? Voici ce que nous répondions aux enfants : « A se rendre compte de ce qu’on voit. A être aussi fort qu’autrui dans la lutte. A s’assouplir l’esprit, à développer ses dons d’invention, qui serviront toujours, quoi qu’on fasse. A connaître en surface, quitte à creuser plus tard en profondeur sur certains points. A se parer, à se meubler l’esprit, à faire qu’on soit une bibliothèque pleine au lieu d’une bibliothèque vide. A jouir, par la compréhension, de tout ce qu’on perçoit. A s’éloigner de l’être primitif qui s’agite pour manger, dormir, mourir ».

De l’aveu même de certains pédagogues, le lycée est avant tout une garderie. Il permet aux parents de se décharger de l’instruction des enfants et de se débarrasser de leur présence.

Le lycée plaide timidement en faveur de son enseignement, qui assouplit l’esprit, qui donne le goût des idées générales. Mais il se justifie en réalité par la nécessité de préparer aux examens, de franchir ces obstacles de steeple-chase, ces haies dressées et sans cesse surélevées, dont on barre l’entrée de toute carrière.

L’examen est un tamisage nécessaire ? Il donne — au moins quant à la mémoire — le pas aux meilleurs ? Soit. Mais on sait bien que les programmes d’études sont surchargés pour accroître les difficultés des concours, pour rétrécir la maille du tamis, pour hausser la haie. Et on sait bien aussi que, pour un examen, on s’emplit la cervelle à refus, comme on emplit une éponge d’eau. L’examen passé, on presse l’éponge, on oublie tout.

Conséquence : les plus charmantes, les plus précieuses années de la vie, celles où l’on a déjà la compréhension, la sensibilité, sans avoir encore le souci, se passent dans une geôle. En moyenne, dix ans de détention. L’exigence n’est-elle pas démesurée avec le résultat, qu’il s’agisse de concours ou de culture générale ?

Non. Le rôle de garderie explique seul une si longue réclusion. Une intelligence d’adolescent, demeurée fraîche et neuve, absorberait en deux ou trois ans toutes ces indigestes matières qu’on mâchonne dix ans.

En réalité, il suffirait, depuis la cinquième jusqu’à la quinzième année, d’une demi-heure par jour de leçon pour posséder une culture suffisante.

Ensuite, si on veut forcer la porte d’écoles spéciales, de carrières à examens, il serait bien temps, pour un cerveau tout frais, d’assimiler pour un moment l’énorme fatras des programmes.

Et surtout, pas d’internat ! Même le provincial éloigné d’un lycée pourrait être placé dans un foyer ami, où il goûterait la vie de famille, où il éviterait l’affreuse promiscuité…

Oh ! non, pas d’internat. Pas de cette geôle où les enfants semblent faire dix ans de prison préventive pour tous les délits qu’ils commettront plus tard !

Pourquoi les parents internent-ils leurs enfants ? D’abord, je l’ai dit, par égoïsme, pour se libérer de surveillance et de souci. Par routine, parce que « ça se fait », pour imiter le voisin. Par ignorance, feinte ou vraie. La mère — car le père, lui, ne peut pas avoir oublié — la mère croit que l’interne travaille mieux loin des distractions, que le répétiteur se penche avec sollicitude sur son épaule, l’aide à résoudre les difficultés de sa tâche. Alors qu’en fait le pion prépare lui-même un examen et n’exige que le silence et la paix.

Et dans quel féroce petit monde jettent-ils ainsi leurs enfants ! Image réduite et déformée de l’humanité, où les instincts et les vices apparaissent à nu, sans ce vernis de politesse et de dignité que donnent aux hommes les années, sans ces souffles de pitié, d’enthousiasme, d’art, qui deviennent l’ornement de la vie. Rien ne lui manque, à ce monde de nains : ses meneurs, ses tyrans, ses banquiers, ses bretteurs, ses mouchards, ses filles…

L’internat français prépare de mauvais hommes. Ils ne peuvent pas connaître le tendre respect filial, puisqu’ils furent bannis du foyer de famille. Ils ne peuvent pas pleinement connaître le respect de soi, car de honteux souvenirs les font longtemps encore rougir d’eux-mêmes. Ils ne peuvent pas connaître le bienfait d’une vie intérieure, puisqu’ils ont vécu jusqu’à vingt ans dans l’ennui morne et malsain, loin du spectacle du monde.

L’internat… Abject temps, pétri de bassesses, et dont on reste tenté de détourner la tête… Enfance poisseuse, dont on passe toute l’existence à se laver…

Oh ! Ces années, de dix à vingt ans, ces années qui devraient être le jardin, la parure, comme le paradis de l’existence, où l’âme devrait éclore avec ravissement, tout apprendre, tout comprendre, avec surprise, avec extase, où les yeux devraient s’emplir de souvenirs ensoleillés, pendant que l’on est encore irresponsable et sans souci, déjà sensible et conscient, ces années où plus tard nos mélancolies devraient pouvoir butiner mille et mille images de délices, ces années, des mœurs caduques les ont injustement, inutilement encloses de hauts murs, sans lumière, sans visages et sans joie.

On a jugé commode de plaisanter et de tourner en chanson la détresse de l’enfant interné. On l’appelle potache et tout est dit. C’est une lourde faute. Il ne faut pas rire des chagrins puérils. S’ils paraissent plus petits que les soucis adultes, c’est qu’ils sont à la taille de l’enfant : mais ils l’emplissent tout entier. Il n’est point endurci contre la douleur, il n’est pas distrait d’une peine par d’autres peines, entraîné par la nécessité salutaire de continuer à vivre. Non. Son chagrin est grand comme lui. Et, quoi que lui réserve le destin, jamais il ne rencontrera de douleur aussi complète, aussi continue, aussi injuste.

On dit aussi : le lycée rend débrouillard, au contact d’autrui. Mais le jour où un garçon qui n’a pas été au lycée enfourche une bicyclette, où il prend son essor, se détermine, se renseigne, prend contact avec le monde, ce jour-là, sa bécane lui rend agréablement, à ce même point de vue, le même service que l’affreuse geôle du lycée.

On dit enfin : la dureté du lycée fait, en contraste, paraître ensuite la vie meilleure. Toujours cette notion du paradis. Souffrons sur terre, pour une récompense éternelle. N’est-il pas juste d’éviter d’abord la souffrance dans l’existence dont on a la certitude ? N’est-il pas juste d’éviter d’abord la souffrance à l’enfant, à l’adolescent ? Qui sait ce que lui réserve la vie ?

Le lycée développe l’esprit de ruse. On s’y dénonce. Pour ne pas être distancé dans une composition, on invente des trouvailles machiavéliques. Je sais un garçonnet qui, pour assurer sa supériorité et fort de sa mémoire, oubliait consciemment son livre afin que le professeur ne laissât de livres à personne. Merveilleuse école de probité ! Singulier effet de l’émulation, de la fameuse émulation, tant vantée, du : « Ote-toi de là que je m’y mette ! » Et faut-il tellement admirer l’usage des prix ? Récompenser la mémoire, l’intelligence, est-ce bien juste ? Ce sont des dons, comme la santé, la force. Or, on sourit du prix de gymnastique. Il faudrait s’entendre. Je conçois qu’on attache des valeurs différentes à chacun de ces avantages différents comme la vigueur, l’esprit, l’adresse, le talent. Mais l’injuste, c’est d’établir une nette ligne de démarcation entre les qualités physiques et les qualités intellectuelles, de considérer les premières comme un cadeau de la nature dont le destinataire n’est pas responsable, tandis qu’on lui fait des secondes un mérite, digne de récompense. Les unes et les autres sont pourtant également des dons.

Dans la pensée des hommes d’État, les deux grandes conquêtes sociales modernes sont la liberté et la solidarité.

Or, le jeune français est façonné, laminé successivement par le lycée et la caserne.

Au lycée, pendant dix ans, à l’âge le plus malléable, on lui répète : « Tâche d’être avant ton voisin. Tâche de prendre sa place. » S’il le dépasse, il est récompensé. S’il l’aide, il est puni. Admirable préparation à l’altruisme.

A la caserne, au nom de la discipline, on l’introduit dans une société toute opposée à celle où il évoluera plus tard. On lui inculque la notion du supérieur et de l’inférieur. On lui interdit d’agir et de penser par lui-même. Et cela à l’âge de sa formation morale.

Comment ce jeune homme pourra-t-il retrouver le sens de la liberté et celui de la solidarité, qu’on a successivement étouffés en lui ?

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