La Constitution.

On ne sait guère comment marche la machine à gouverner. Qui s’avise de la distinction entre le législatif et l’exécutif, du rôle du Président, de ses ministres et du parlement, du jeu de la vie administrative ?

En France, on méprise volontiers la politique. Certes, on peut étayer cette attitude de forts arguments. Quand, jetant les yeux sur le fourmillement parlementaire, on aperçoit les servitudes et les appétits, la terreur des responsabilités, les intrigues et les compromissions, les rivalités et les palinodies, je conçois qu’on en détourne le regard.

Mais ce n’est là qu’une vue partielle, donc injuste. Du logis qu’on visite, on n’explore pas uniquement l’office. Les politiciens, n’étant que des hommes, en ont les passions et les défaillances. Nous les apercevons d’autant mieux qu’ils sont en vedette et que leur vie nous appartient. Mais ils ne commettent pas que des turpitudes. Cette agitation cache des efforts, produit du travail, engendre des lois… Les séances du Parlement donnent une idée inexacte des parlementaires. Elles laissent ignorer le labeur réel des Commissions.

La politique est une fonction nécessaire du corps social. Et tous les organismes ont leurs basses servitudes.

Quiconque étudie l’épopée napoléonienne ou l’œuvre de la première Révolution, ne s’arrête pas à la trivialité des héros. Il juge d’ensemble. Efforçons-nous d’apporter cette harmonieuse impartialité dans notre appréciation du présent. Un étrange instinct nous pousse à croire que le temps où nous vivons est inférieur à toutes les époques passées. Qui sait ? L’histoire de ce régime naissant, de sa résistance aux assauts, de la défense obstinée de son idéal à travers les crises suprêmes, inspirera peut-être à nos descendants une curiosité recueillie.

Pour ma part, je déplore ce divorce entre la politique et le pays. Je crois qu’il est né de malentendus, servi par les légendes que laisse flotter dans l’air l’éclatement des scandales, qu’il fut surtout nourri de faciles couplets de revue, excité par d’âpres journaux de parti, entretenu par le snobisme. Je crois qu’il y aurait grand bénéfice à ce qu’on suivît passionnément le spectacle de la vie publique.

Il y a là un cercle vicieux. Se désintéresser de la politique, la tenir en mésestime, c’est autoriser les défaillances, permettre l’affaissement des consciences. Garder le contact avec les élus, ce serait stimuler leur zèle, exercer sur eux le meilleur contrôle. Les gens qui se savent regardés conservent toujours une grande dignité d’attitude.

Souvent, on voit des hommes se plaindre que le Parlement n’agisse pas selon le programme des candidats. Mais se donnent-ils la peine de rappeler à leur député ses promesses ? Lui font-ils connaître leurs vues, leurs désirs ? Lui donnent-ils un mandat précis, renouvelé, vivant, se modelant sur les circonstances, sur la vie ? Non. Précisément parce qu’ils le dédaignent, parce qu’ils l’ignorent, après l’avoir nommé. Ils ne se rappellent à lui que pour le charger de démarches et de commissions. Ils lui donnent leurs voix, mais ensuite ils ne le chargent pas d’exprimer leur pensée…

Je déplore encore ce détachement dédaigneux pour une autre cause : tous, plus ou moins, nous dépendons de la politique… En effet, il faut bien se rendre compte qu’une douzaine de ministères se partagent toute l’activité du pays. Chacun d’eux jette sur la France — et c’est une géographie qu’on n’apprend guère — un réseau administratif, une trame plus ou moins serrée. La Justice la partage en Cours d’appel, l’instruction Publique en Universités, la Guerre en Corps d’armée, etc. Les Chambres de Commerce, les Trésoreries générales, les régions minières et agricoles constituent des divisions analogues. Et nous sommes toujours pris dans les mailles d’un de ces filets lancés sur le territoire national.

Quelque métier qu’on exerce, on est tributaire d’un de ces départements. L’artiste dépend des Beaux-Arts, le cultivateur de l’Agriculture, l’ouvrier du Travail, le négociant du Commerce. Celui qui convoite une juste faveur — le plus souvent de couleur rouge ou violette — ou celui qui réclame même l’exercice d’un droit, se voit contraint de s’adresser au ministère dont il est justiciable. Malgré lui, il fait de la politique.

Le simple fait d’être citoyen français, de payer l’impôt, d’obéir à la police, de servir, de voter, nous contraint de reconnaître plusieurs de ces pouvoirs dont, soit dit en passant, nous subissons le prestige, tout en les méprisant. Leurs décisions, leurs décrets nous touchent. Le moindre changement dans la loi fiscale ou militaire réagit sur notre vie ou sur celle des nôtres. Entre nous et le régime accepté, s’est fatalement établie une solidarité nécessaire.

Alors, puisque nous sommes contraints d’obéir aux lois, puisque nous ne pouvons pas les ignorer, pourquoi feindre à leur égard un détachement puéril ? Puisque nous en subissons les effets, pourquoi se désintéresser de leurs causes ? Pourquoi ne pas en suivre la genèse, tout le travail d’élaboration ?

Là, encore, l’enseignement officiel est le grand coupable. Sur ce terrain, cependant, il aurait dû marcher de l’avant, donner le goût du régime. Mais non. Il donne l’exemple de l’indifférence. Au lieu d’en démonter les rouages, d’en montrer les grands mouvements, il laisse pour ainsi dire ignorer tout le machinisme de la Constitution.

Il ne s’agissait pourtant pas pour lui de prendre parti. Au contraire, il eût favorisé l’esprit critique. Comment, par exemple, discuter l’existence de ces grands corps comme le Conseil d’État, la Cour des Comptes, dont nous ignorons le rôle ? Comment condamner celle des sous-préfets, du moment qu’on nous en a caché soigneusement les services ?

Si l’adolescent connaissait le fonctionnement de la machine politique, il ne s’en désintéresserait peut-être pas dans la vie. Convaincu qu’il participe à son mouvement et qu’il en subit les effets, il continuerait d’en suivre le travail. Au surplus, le spectacle n’est pas si morose que semblent croire ceux qui en détournent les yeux. Toujours instructif, souvent savoureux, il est parfois brillant et pathétique. Il y a de la beauté dans la passion.

Sourds aux plaisanteries et aux préjugés, étudions donc un peu cette planche d’anatomie politique qui s’appelle la Constitution. En un temps où volontiers on cocardise, ce n’est pas la moins intelligente façon d’aimer son pays que de savoir comment il vit.

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