Tout le monde sait la place de la Serbie. Peu de gens savent la place de leur glande thyroïde. Cette ignorance de soi-même, du site, du rôle et du jeu des principaux organes humains, apparaît prodigieuse, inconcevable, quand on l’oppose au prix et à l’importance que chacun attache à sa vie, à sa santé et aussi à la santé et à la vie de ceux qui lui sont chers.
Je m’en étonnai un jour devant un homme qui a donné des marques éclatantes d’intelligence générale. Il répondit avec un geste de pudique dégoût :
— Cela ne m’intéresse pas.
Notez que ce même homme sait parfaitement qu’une migraine le fauche, qu’il est à la merci de ce corps méprisé. Et il pousse à l’extrême le souci de ne pas vieillir avant l’âge. Il fait analyser ses… résidus à courts intervalles. Il veille au grain de sable. Conçoit-on pareilles contradictions dans un maître cerveau ? On devrait pouvoir parler de son corps comme on parle de son cœur.
Il serait curieux de rechercher dans le passé les origines de cet étrange mépris pour notre « guenille ». Mais il importe surtout de le constater dans le présent. Le programme des études secondaires comporte bien quelques leçons de sciences naturelles. Mais elles s’étendent volontiers sur les généralités et passent rapidement sur le chapitre de l’Homme. La preuve que cet enseignement est trop sommaire ? Mais c’est que nul ne s’en souvient… Je le répète, il suffit de s’interroger pour reconnaître qu’on ne sait rien de soi, rien de ce qui se passe en soi.
Quant aux effets de cette ignorance, ils se manifestent même à l’état de santé. Cette santé, nous ne savons pas la défendre. Nous ne savons pas prendre pour elle ces simples, ces instinctives mesures de précaution qui nous font conserver, brillante, entre nos mains en coquille, la lueur d’une allumette. Nous ne savons pas nous mettre en garde contre les risques, contre les suites d’une imprudence, des excès, du surmenage. Rien ne nous avertit des sourdes alertes du mal, dans sa période d’incubation, alors qu’il serait temps de l’enrayer et qu’on ne songe point encore à appeler le médecin. Où donc aurions-nous appris tout cela ?
Nous ne savons pas nous nourrir. La notion des aliments vraiment nutritifs, de ceux qui ne le sont pas, est totalement ignorée de la ménagère qui dresse le menu. Cependant, le principe est simple, la liste est courte. Il y aurait grand intérêt à ce qu’ils fussent répandus, aussi bien pour notre économie vitale que pour l’économie de notre budget.
Nous ne savons même pas dormir ! En ce sens que nous ne savons pas favoriser par des moyens naturels notre sommeil, où pourtant se régénère notre vie. On ne nous enseigne pas le régime qui lui soit le plus propice. Et nous ne savons rien de l’influence de ces courants magnétiques qui, dirigeant l’aiguille de la boussole du nord au sud, agissent sans doute sur notre organisme au repos, peut-être sur notre organisme en action, et devraient tout au moins décider de l’orientation de notre lit.
Et cette précieuse intégrité de nous-même, nous ne savons guère plus l’entretenir et la développer que la protéger. La plupart des gens ignorent leurs ressources physiques, le parti merveilleux qu’ils pourraient tirer d’eux-mêmes, les résultats stupéfiants, extra-rapides de simples exercices gymnastiques…
Il suffit pourtant, le matin, de quelques mouvements réguliers, pour amplifier le jeu de la respiration — nous ne savons pas respirer, nous n’utilisons pas pleinement nos poumons — pour renforcer les muscles en retard, pour retoucher la statue.
Avec une échelle, une simple échelle, on accoutume un enfant au vertige. En l’escaladant à l’endroit, à l’envers, en s’y suspendant, il se développe harmonieusement.
Il faudrait encore choisir parmi les sports, les adapter aux complexions, en éviter les excès. Si le canotage est excellent pour tous, parce qu’il exige l’exercice complet des muscles en même temps qu’il aiguise la présence d’esprit, la bicyclette est néfaste à quelques-uns. Mais là encore, nous allons à tâtons.
Cette ignorance de la machine humaine est encore plus fâcheuse quand nous nous trouvons en présence d’un accident ou des premiers symptômes d’une maladie déclarée. Notre bon vouloir est désarmé. Il peut même être néfaste. Car nous risquons, par exemple, de placer un asphyxié dans une mauvaise position ou de prendre au sujet d’un malade des décisions contre-indiquées. Et qu’on ne prétende pas, dans ces deux cas, qu’on a toujours un médecin sous la main. Il peut être éloigné, occupé, absent. Bref, il y a toujours une période d’attente, où notre ignorance peut être mortelle, faute de quelques connaissances médicales.
Elle est fatale encore quand elle nous masque toute la vie sexuelle, qui joue un rôle si important dans l’économie humaine. Je l’ai dit : de courageuses initiatives ont soulevé un coin du voile, protesté contre le mystère honteux qui aggravait les maux vénériens. Mais l’histoire de la génération ne se borne pas au chapitre de la maladie, heureusement. Et c’est l’ensemble de cette histoire que l’on tient secret.
J’ai entendu le propriétaire d’une roseraie fameuse s’assurer, l’œil inquiet, avant d’expliquer le mariage des roses : « Il n’y a pas de jeunes filles ? » De pareilles pudibonderies ne sont-elles pas indécentes ?
Mais c’est justement grâce à l’exemple des fleurs, des bêtes domestiques, qu’on parvient à jeter, sur ces grandes lois vitales, quelques clartés dans l’âme enfantine, sans la choquer ni la décevoir. Et cela sans solennité, je le répète une fois de plus, tout simplement, tout naturellement, au hasard des occasions et des causeries. Point n’est besoin d’aller vite. La prudence n’est pas de la pruderie. Et alors l’initiation perdra ce vilain attrait de fruit défendu qui lui donne actuellement son caractère de louche obscénité.
Alors seront évitées bien des blessures morales, chez la femme qu’une révélation trop brutale a froissée à jamais.
Et ce ne seront pas seulement des blessures morales qui seront évitées, mais aussi les blessures physiques. Ce mépris, cette honte qu’on s’inspire à soi-même, retiennent des malheureux des deux sexes d’avouer même au médecin leur intime misère, quelle qu’en soit l’origine. Ayant mis un bandeau sur les yeux, on a mis du même coup un bâillon sur les lèvres. Et il y en a qui se laissent mourir plutôt que de parler, s’immolant ainsi volontairement aux exigences farouches de la pudeur convenue.
Enfin, même silence sur les choses de la maternité. N’est-il pas prodigieux qu’on améliore toutes les autres espèces animales, qu’on étudie pour elles les lois de la reproduction et de la sélection, et qu’on abandonne encore au pur hasard la procréation humaine ? Combien d’époux, faute d’en connaître les prémisses — où donc en auraient-ils connu ? — arrivent au jour de la délivrance sans savoir si elle s’annonce et se présente normalement, si elle est précédée de ses signes nécessaires, et alors, ce sont des catastrophes, — aisément évitables — où le petit enfant perd souvent la vie.
Tels sont, à grands traits, les ravages de l’ignorance de soi-même. Tels sont les fruits du dédain et de la honte que nous inspire notre corps. Je ne sais pas de préjugé qui fasse plus de victimes ni qui mérite d’être plus obstinément dénoncé.