C’était la fin du jour, d’un joli jour perlé d’avril. Le gros des visites passé, Lucette respirait, dans l’accalmie. Ouf! Ç’avait été presque un gala, et comme la fête de ses relevailles. Car elle n’avait pas reçu depuis la naissance de sa petite Paule.
Deux mois déjà! Deux mois depuis cet inimaginable martyre, ces trente heures où, mordant la main que son mari lui abandonnait, elle avait supplié qu’on l’achevât, qu’on la tuât.... Deux mois depuis cette torture qui avait si profondément marqué sa chair et sa pensée qu’elle en rêvait la nuit, croyait la subir encore et s’éveillait dans l’angoisse et la sueur du cauchemar. Oh! oui, un cauchemar, où elle ne s’était pas seulement révoltée de souffrir, mais aussi de se sentir une si pauvre chose, d’être obligée de livrer, d’étaler toute la misère, tout le secret intime de son corps devant ses proches, les médecins, des indifférents même. Rien que d’y songer, elle en rougissait encore. Mais aussi quelle joie de résurrection quand, se mirant dans les glaces ou coulant ses mains au long de sa taille, elle retrouvait sa vraie ligne, sa vraie silhouette, fondue, dégagée, rajeunie d’un an!
Un amusant désordre animait le grand salon et le jardin d’hiver qui le prolongeait et dont les vitrages découvraient les jeunes frondaisons du Champ-de-Mars. Sur tous les meubles erraient des tasses, des verres, des petits papiers froissés de confiserie. Les fauteuils, dérangés, gardaient l’empreinte et le souvenir des visites. Certains se groupaient en rond. D’autres se reculaient en tête-à-tête. Et, levant leurs bras vides, ils avaient l’air de papoter entre eux.
Il ne restait plus que deux personnes. D’abord maman. Mme Savourette secondait sa fille à son jour. Mais, sous couleur qu’elle n’avait rien pu prendre de l’après-midi, elle se rattrapait. Elle picorait la table du goûter, marchait de découverte en découverte, avec des petits cris émerveillés. Une trouvaille, ces bombes, ces choux fourrés qui vous éclatent dans la bouche. Et ces pains aux rollmops, quel montant, quelle saveur! Mais elle préférait encore les sandwiches à la crème et aux olives pilées. Un pur délice. Et se calant sur elle-même dans un roulis des épaules:
—Oh! Lucette, j’en reprendrais bien encore un petit peu ...
Par contre, l’autre visiteuse, Mme Chazelles, ne prenait rien. C’était une de ces femmes qui paraissent pauvres si bien vêtues qu’elles soient, une de ces femmes qui ont quelque chose d’inachevé dans le geste, la parole et le visage, qui ne sont pas d’aplomb dans la vie. Son mari, le beau Chazelles, était conservateur du musée Suffren, dont M. Savourette était lui-même l’architecte. De là, de vagues relations entre femmes. Mais on les disait en train de divorcer. Pourquoi? Certes, elle ne trompait pas le séduisant Chazelles. Comment consentait-elle à s’en séparer? Ce petit mystère intriguait Lucette. Mais au moment où Mme Chazelles semblait se décider aux confidences entre Mme Savourette et sa fille, Turquois entra. L’entretien dévia.
Depuis trois ans que Lucette était mariée, les Turquois étaient presque devenus des familiers du petit hôtel du Champ-de-Mars. L’été précédent, les deux ménages, rapprochés par la solitude de Brûlon, avaient beaucoup voisiné aux Barres. «Les mois de campagne comptent double», disait l’auteur dramatique dans son gros rire heureux. Et si Lucette se sentait surtout attirée par Mme Turquois, par sa belle sérénité qu’on devinait sensible, elle s’accoutumait au mari. Un gai compagnon, au demeurant, plein d’entrain, d’une continuelle bonne humeur, et dont la notoriété excusait les boutades et pimentait les gamineries.
A la condition, bien entendu, de ne rester qu’un gai compagnon. Or, il fallait lui rendre justice. Ce libertin n’avait jamais courtisé Lucette. Pas la moindre allusion. Et cela s’expliquait pour qui le connaissait. Maintenant qu’on parlait librement devant elle, la jeune femme savait la spécialité de Turquois, de s’attaquer presque uniquement aux ménages qui se lézardent, de profiter de la première évasion d’une épouse irritée ou déçue. Il se vantait presque de son flair, cet instinct de requin qui suit le navire où quelqu’un va mourir, qui guette le moment où l’on jettera le mort par-dessus le bastingage ...
On le félicita du succès de sa dernière pièce, La Meute, dont la vogue durait depuis le début de l’hiver. Il expliqua:
—Savez pas pourquoi j’ai la veine? Regardez mes titres: L’Écran, La Crise, La Meute. Je les choisis de cinq lettres. Ça porte bonheur!
Il en riait encore pendant que Lucette, un peu choquée malgré l’habitude, lui versait du Zucco. Mais, pendant ce temps, Mme Savourette entraînait la pauvre petite Mme Chazelles dans un des coins du jardin d’hiver. Elle aussi, ce divorce l’intriguait. Ce Chazelles ne la rendait donc pas heureuse? Un si bel homme! Elle renoua:
—Alors, c’est vrai?
Mme Chazelles ébaucha, mollement:
—Oui. D’un commun accord ... on s’est arrangé ... Avec des relations, c’est toujours facile, de divorcer ...
—Comment? Vous n’aviez pas de griefs sérieux?
—Non ... Pas les mêmes idées, ni les mêmes goûts ... Pas d’enfants. Rien ne nous attachait ... Alors, autant essayer de recommencer, chacun de son côté ...
Mme Savourette se pencha:
—M. Chazelles n’était donc pas un bon mari?
Et il fallait entendre le son caressant, doux et plein, que rendaient ces deux mots-là, «bon mari», sur les lèvres de l’excellente femme!
—Un bon mari? répéta Mme Chazelles d’une voix neutre.
—Enfin, vous savez bien ce que je veux dire. Tous les hommes ont leurs petits défauts. Mais ils savent si bien se les faire pardonner quand ils veulent! Voyons, voyons, est-ce qu’il n’y a pas des moments qui font tout oublier, les ennuis, les chagrins, les querelles?
Mme Chazelles, bouche ouverte, semblait déchiffrer un rébus. Puis, elle sourit avec lassitude:
—Ah! Vous voulez parler de ... Vous trouvez que?...
—Mais oui, je trouve, affirma crânement Mme Savourette.
Et elle eut ce beau regard, pétillant et mouillé tout ensemble, que les femmes heureuses par l’amour jettent sur leur passé.
Une nausée aux lèvres, Mme Chazelles avoua avec nonchalance:
—Moi pas. Ça me dégoûte. Je trouve ça embêtant comme la pluie. Chaque fois, faut se lever, faut courir ... J’avais toujours envie de lui demander, quand ça le prenait: «Pourquoi faire?»
Mme Savourette la considérait avec stupeur et compassion. Elle jugeait naïvement les autres d’après elle-même. Et cette pauvre petite Mme Chazelles lui apparaissait une créature disgraciée, une infirme.
Cependant, des éclats de voix partaient du salon, des «bonjour ...» aigus et flûtés, des excuses volubiles sur la tardive visite, des «Oh! Ah! Oh!» d’admiration sur ce délicieux hôtel qu’on ne connaissait pas encore. Et d’une folle allure d’hirondelle entrée dans une chambre, une dame blonde, vive, chatoyante, fit le tour de la pièce, lorgna les meubles, les tableaux, la serre, but une gorgée de thé, becqueta un gâteau, serra des mains et s’en fut ...
C’était Mme Evenon. Son mari, l’homme le plus affairé de Paris, présidait dix conseils d’administration par jour. Il déjeunait dans sa voiture, dînait en s’habillant et dormait au théâtre. Il gagnait effroyablement d’argent, mais il ne trouvait pas le temps de le dépenser.
Amusée et surprise de cette visite d’oiseau, Lucette s’attardait au seuil du salon. Le soir tombait. Le couchant colorait les vitrages. Maman et la pauvre petite Mme Chazelles ne formaient plus qu’un groupe indécis sous les palmiers qui découpaient sur le ciel délicat leurs silhouettes fines et noires.
—Vous savez ce que Mme Evenon est venue chercher ici? demanda Turquois.
—Non.
—Un alibi, parbleu.
—Comment?
—Eh! oui. C’est la femme qui aspire à la grande passion. Type connu. Depuis dix ans, elle fait des essais. Elle sort de chez son amant. Elle dira qu’elle a passé deux heures ici.
Devant la glace embrumée de pénombre, Lucette relevait ses cheveux:
—Vous croyez? dit-elle.
—Bien sûr. Les visites n’ont pas d’autre utilité. C’est très commode. Vous verrez.
Brusquement, Lucette se retourna, les bras encore levés vers sa chevelure:
—Comment? Je verrai?...
—Je l’espère bien ... Dites donc, je m’inscris, hein? Je suis le preux, comme disent les gosses. Et même, en attendant, vous devriez bien me laisser prendre un petit acompte, là, dans le cou ...
Elle avait laissé retomber ses bras. Elle murmura:
—Vous êtes fou!
Il lui faisait peur, dans la demi-obscurité. Sa face de faune, d’ordinaire joviale, était tirée, enlaidie par le désir. Il poursuivait:
—Ben quoi? On ne nous verrait pas, du jardin. Ce serait amusant, au contraire, sous le nez des gens.
Trop stupéfaite pour agir, pour penser même, retenue seulement d’appeler ou de s’enfuir par un instinct d’orgueil et de crânerie, elle répéta:
—Vous êtes fou!
—Mais non, je ne suis pas fou. Je suis emballé, voilà tout. Alors, vrai, vous ne voulez pas. Rien à faire, nous deux, pour l’instant?
Pour la troisième fois:
—Vous êtes fou! Taisez-vous donc ...
Mais elle s’était un peu reprise. Elle tourna un commutateur. Le salon s’illumina. Turquois ne se troubla pas:
—Bon, bon. Mettons que je n’ai rien dit, là. Il n’y a pas de quoi se fâcher. On est amis, tout de même, hein?
Elle ne lui répondit pas. Les joues en feu, elle s’éloigna, retenant entre ses dents serrées le mot qui la soulageait: «Brute!»
Le soir même, allongée dans un des lits jumeaux tandis que son mari dormait dans l’autre, Lucette, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, s’interrogeait: «Voyons, voyons, ne suis-je pas aussi heureuse qu’on peut l’être, absolument heureuse?»
Il avait fallu l’offre brutale de Turquois pour la contraindre à cet examen. Ils sont si rares, ces regards intérieurs! Il semble que nous n’ayons jamais le temps de prendre conscience de nous-mêmes, de nous rassembler, de dresser le bilan de notre existence. Mais l’alarme avait sonné. Ce Turquois, avec son flair de requin, n’avait-il pas la réputation de guetter la première chute, de s’attaquer à bon escient, aux femmes qui chancellent, qui sont près de défaillir? Pourquoi, subitement, l’avait il entreprise? Elle se répéta, plus indignée qu’inquiète: «Est-ce que je ne suis pas absolument heureuse?»
Minutieusement, elle explorait le passé, suivait le fil des jours. Depuis cet éblouissant coup de surprise, depuis l’heure où M. Duclos, au retour des Barres, l’avait demandée en mariage pour son fils, elle s’était sentie enveloppée, soulevée par la forte certitude du bonheur. Elle aimait. Elle était aimée. Et tout l’hiver des fiançailles, plus fleuri qu’un printemps, elle s’était maintenue dans cette ivresse comblée, cette plénitude de tout elle-même. Elle avait vécu comme on valse, emportée dans du vertige, de la musique, de la lumière, aux bras de l’être aimé. Une telle griserie, qu’elle ne parvenait même pas maintenant à retrouver de points de repère, des souvenirs précis. Rien d’étonnant. Le malheur blesse, le bonheur caresse. Les blessures laissent des traces, les caresses n’en laissent pas.
Et depuis son mariage? Hors l’inévitable torture de la maternité, n’était-ce pas la même succession de jours sans heurt, de jours bleus, de jours planés? Jamais un souci, jamais une contrariété même. Sa félicité était toujours restée égale à elle-même, à hauteur de ses rêves.
Pourrait-elle même trouver un moment inférieur? Scrupuleusement, elle cherchait ... Oh! un bien court moment, en tout cas. Même pas le nuage au ciel. Plutôt le petit souffle qui, par le plus beau temps, fait soudain frissonner les feuilles. Une impression bien fugitive, un souvenir que se reprochait sa tendresse et que fuyait sa pudeur.
C’était le matin, le lendemain de son mariage, au château des Barres, où son mari, l’enlevant au lunch, l’avait emmenée en auto ... Ah! le joli voyage, lui aussi tout embrumé dans sa mémoire d’une lumineuse buée de bonheur. Donc, pendant cette matinée, le garde-chasse avait fait demander Paul. Elle était restée seule. On ne devrait jamais rester seule, ce matin-là. Elle se levait, assise au bord du lit. On était en avril. Juste trois ans. Le temps était voilé. Et, tout à coup,—le hurlement d’une sirène sur la route ou les aboiements des chiens du garde sous la fenêtre avaient-ils crispé ses nerfs tendus et sensibles,—un souffle de mélancolie avait passé sur elle, léger, rapide, mais net, quelque chose comme une voix triste qui lui eût murmuré: «Ce n’est que cela ...»
Oh! la parole impie, qui la poursuivait d’un remords! «Ce n’est que cela ...» Mais il faut dire aussi qu’elle aimait tant, au seuil du mariage ... Son amour l’emportait d’un trait si dru, d’un essor si large et si puissant, qu’elle aspirait à se dépasser encore, à se dépasser toujours, à atteindre elle ne savait quels sommets ...
Et puis, jeune fille, tout se conjurait pour exalter sa foi dans l’amour. Les livres, le théâtre, la musique, le chuchotis du monde, tout vivait, tout palpitait d’amour. Et, enveloppé dans ce bruissement recueilli, dans cet encens magnifique, dans ce cantique éperdu, le mystère s’élevait, devenait divin, infini ...
Qu’attendait-elle alors? Elle l’ignorait au juste. On a beau être d’une famille artiste où chacun a son libre parler, on a beau sortir seule, avoir flirté un brin,—on ne mène pas, de dix-huit à vingt-deux ans, la vie de tennis et de plage, de bals et de dîners, sans être courtisée,—tout de même, la conspiration du silence continue. On est bien plus ignorante qu’on n’en a l’air. On a vu des statues sans voile, on a vu des bêtes s’unir, on a surpris des allusions qu’on a traduites à sa façon, même il vous est tombé de vilains livres sous les yeux ... Et cependant il subsiste des précisions impénétrables.
Ces «terres inconnues» de la carte, ces lacunes, on les a comblées à coups d’imagination. Et parfois si drôlement!... Si chaste, si peu curieuse qu’on soit, on y rêve, à cette vérité cachée, justement parce qu’elle est cachée et parce qu’on la sent capitale. Mais la terre inconnue garde son secret. Hélas! lorsqu’on la foule enfin, transportée d’attente, d’ardeur, de foi, de frénésie, pourquoi faut-il qu’une pensée vous traverse: «Ce n’est que cela ...»
Qu’attendait-elle?... Lorsque leurs lèvres s’étaient rencontrées pour la première fois, il lui avait semblé qu’elle buvait à une source de bonheur; une langueur délicieuse coulait en elle, l’alourdissait, à croire qu’elle allait tomber sous le poids du plaisir, et glisser vers une mort heureuse. Alors, ingénument, confusément, elle imaginait l’étreinte dernière comme un baiser plus violent, plus profond, un baiser où l’on achève de mourir ...
La folle! Non, ce n’était pas cela. Mais n’était-ce donc rien que de se sentir une belle proie passionnément désirée, de n’être plus soudain qu’une petite chose bouleversée sous un fougueux assaut, de se livrer, de s’abandonner toute à celui qu’on adore, de le sentir en soi, d’obéir à sa brûlante convoitise jusque dans la souffrance, d’être soudée à lui, d’être heureuse, enfin, de la joie qu’on lui donne ... Et ensuite, de le tenir contre soi, las et reconnaissant, de le bercer tendrement, comme un tout petit? Évidemment, c’était là tout l’amour. Ce ne pouvait pas être autre chose. Ce qu’on imagine dépasse fatalement ce qu’on réalise. Mais la part restait belle. Et il fallait bien qu’elle fût née d’un moment de solitude et de malaise, cette pensée impie: «Ce n’est que cela.»
Vilaine impression aussitôt chassée, ensuite oubliée parmi tant d’heures charmantes ... D’abord, l’installation dans ce petit hôtel du Champ-de-Mars, coquet, battant neuf, et dont l’éclat trop cru, trop frais verni, avait vite disparu derrière les tentures et les meubles vénérables. L’amusante chasse aux trouvailles, du noble magasin du tapissier jusqu’au fond des faubourgs ... Vie affairée d’abeilles qui rapportent à la ruche le miel de toutes les fleurs. Jamais leurs goûts ne se heurtaient. Il est vrai que Paul était bien capable d’imposer silence à ses préférences, en cas de désaccord. Il lui disait: «Ce qui te fait plaisir me plaît.»
Il la «servait». Elle ne trouvait pas d’autre mot pour exprimer la ferveur dont il l’entourait, une ferveur où il subsistait quelque chose de religieux, une ferveur attentive, respectueuse et passionnée tout ensemble, et qui, dans l’effusion, montait, brusque, ardente, passait sur elle en coup de flamme.
Il la servait comme un néophyte qui, d’un zèle brûlant, s’incline devant l’autel. Il se montrait d’une douceur patiente, égale, d’où jaillissait parfois sa gaîté jeune et fraîche. Et, sans doute parce qu’il n’avait pas eu le temps de se durcir, de s’ossifier dans un long célibat, il n’avait aucun de ces travers à arêtes vives où l’on s’écorche, où l’on s’irrite, dans le frottement de la vie commune.
Il la servait. Tous ses regards montaient vers elle. Le reste du monde lui était indifférent Sauf pourtant ses travaux qui lui restaient chers,—un gros ouvrage qu’il préparait depuis deux ans, l’exposé de ses découvertes en Troade. Et encore ne lui en parlait-il qu’avec une timide discrétion, tant il craignait de l’importuner par des vues trop arides.
Il la servait. Il la comblait d’offrandes, surprises ingénieuses, fines attentions! Et il trouvait, pour saluer une toilette heureuse, un chapeau seyant, une mine particulièrement brillante, bref, pour vous répéter ce que vous dit votre glace, de ces mots qui vous éclairent, qui vous réchauffent, vous auréolent.
Oui, il était bien le compagnon rêvé. Il lui avait bien fait la meilleure existence. Elle se le répétait, d’un élan où s’exaltait sa propre tendresse. A suivre ainsi sa vie de femme, elle retrouvait la même impression que dans les promenades où elle s’amusait à parcourir toute seule son logis de pièce en pièce. Un tiède bien-être, une pure et noble harmonie, une profusion de richesses délicates, accumulées, répandues avec un zèle pieux, comme autant d’ex-voto de bonheur ...
Mais pourquoi cet homme, ce Turquois, l’avait-il si brutalement entreprise?
«Suis-je absolument heureuse?» Cette question, Zonzon devait la contraindre à son tour d’y répondre, quelques mois plus tard, à la rentrée d’automne.
Dès qu’elle avait une heure libre, entre deux consultations, deux visites au dispensaire, elle accourait, pressée, rapide, la poitrine au vent, la robe tendue en drapeau sur la hampe fière de la jambe.
Tout de suite, elle animait la maison. Dès son entrée, il y faisait plus chaud, plus clair. L’air vibrait, comme il danse sur les champs au soleil. Elle criait en riant: «Voilà la marchande de santé!» Et de fait, elle en avait à revendre. Son beau regard brun, aiguisé par dix ans d’exercice, scrutait la petite Paule, la nourrice, puis se reposait, tendre, sur Lucette. Ah! la chère dévouée, la chère vigilante ...
Mais ce jour-là—un matin, vers onze heures, Lucette achevant lentement sa toilette dans sa chambre—une sorte de fièvre l’agitait. Elle ne tenait pas en place, tandis que sa sœur, comme d’habitude, racontait ses dernières journées, courses, visites, dîners, détaillait ces mille riens dorés dont était tissée la trame légère de son existence. Et soudain, se campant debout, les mains derrière le dos, Zonzon l’interrompit, pénétrée:
—Alors, bien vrai, ça va, la vie?
Lucette, qui se polissait les ongles devant sa table, releva la tête. Pourquoi ce ton grave, presse anxieux, que rien n’appelait, et qui ressemblait si peu à Zonzon?
—Comme tu me demandes cela?
Zonzon hésita une seconde. Puis, dans un coup d’épaules résolu:
—Eh bien ... Je te demande ça comme une Zonzon qui pourrait bien se donner de l’air, filer quelques mois, et qui voudrait être sûre, absolument sûre, de laisser sa Lucette tout à fait heureuse, en plein bonheur.
Zonzon partir, s’absenter ... Quelle stupeur! Mais déjà, s’asseyant près de Lucette:
—Oh! dit Zonzon, ce n’est qu’un projet. Et tu sais, les projets, c’est comme les oiseaux. Ils s’envolent tout d’un coup pendant qu’on les caresse. Ce ne serait en tout cas que pour la fin de l’année, peut-être le printemps. Mais si je pars, je veux partir tranquille. Et, une fois là-bas, l’idée d’une anicroche, l’idée que tu pourrais avoir besoin de ton docteur ordinaire, me gâterait le voyage. Alors, dis, tu te sens bien d’aplomb?
Lucette ne répondit pas directement:
—Enfin, de quoi s’agit-il?
Lucette ne connaissait que la vie extérieure de Zonzon. Depuis l’époque où elle étudiait la médecine, elle avait lentement conquis son indépendance. Elle avait, un à un, dénoué plutôt que tranché les liens qui l’attachaient au foyer de famille. Mais comment, jusqu’où usait-elle de sa liberté? Là-dessus, Lucette n’avait jamais interrogé sa sœur. Elle en était retenue par son ombrageux respect de tout ce qui est intime et caché, par le prestige et l’autorité de son aînée à ses yeux, et aussi, peut-être, par cette sorte de désintéressement où nous restons de tout ce qui ne réagit pas, de ce qui n’influe pas directement sur notre propre existence.
Tout de même, et surtout depuis son mariage, la curiosité de Lucette s’éveillait parfois, en courtes lueurs: «Comment vit-elle?» Et la gravité inhabituelle de sa sœur, l’imprévu de ce départ, l’avertissaient qu’elle touchait au mystère.
Zonzon s’était accoudée à la petite table où s’étalaient toutes les pièces de l’onglier, ce joli superflu qui s’échappe d’un nécessaire.
—Il s’agit d’un voyage, d’une mission ... Mais je ne partirais pas seule. J’ai un ami, ma petite Lucette. Depuis longtemps, déjà. Quatre ans. Bah! J’aime mieux tout lâcher, maintenant que j’ai commencé. C’est drôle, la vie. Nous nous sommes connus au chevet de sa femme malade. On l’opérait. Une maladie de reins. Je tenais le chloroforme. Il assistait, aussi blanc qu’elle. Elle est morte, huit jours après. On s’est revu plus tard. Et petit à petit, on s’est aimé, fort, bien fort, très fort ... Voilà.
A froid, et connaissant Zonzon, Lucette avait envisagé semblable aventure. Mais, sous le choc de la confidence, toutes les idées convenues qui sommeillent en nous—sur ce qui se fait ou ne se fait pas—se réveillaient, se révoltaient. Elle était péniblement surprise, comme d’un amoindrissement, d’une déchéance, d’une mise hors la règle. Elle cria presque:
—Mais pourquoi ne t’a-t-il pas épousée?
—Il me l’a offert. Mais il a une fille. Treize ans. Toute à l’empreinte de sa mère, pieuse, presque mystique, bref à l’envers de moi. Aussi, tu comprends. Pour elle, voir une autre femme prendre la place de sa maman, ce serait la perdre deux fois. Ça lui ferait trop de peine, à cette petite. Alors, je n’ai pas voulu.
—Ah! Zonzon, murmura Lucette, remuée.
—Bah! ce n’est pas héroïque. D’autant que plus tard, quand elle sera mariée, on pourra faire comme elle, si on veut. Mais, moi, je n’y tiens guère. Ah! dame, faut se cacher, c’est vrai. Car cette enfant doit ignorer toute l’histoire. Sinon, le beau geste ne servirait de rien. Tu es la première à qui je me raconte, la seule dans le secret. Et encore, sans ce voyage, je crois bien que je serais restée bouche close. Car je te devine, va! Tu as beau remuer la tête: ça te fait de la peine, au fond, mon histoire. Je ne suis pourtant pas à plaindre, sacristi!... Enfin, fallait bien justifier le départ. Tu n’aurais pas compris. Tu m’en aurais voulu, de ficher le camp. Tandis que maintenant, tu dois comprendre. On partirait pour l’Amérique. Lui, il ferait une enquête pour l’usine Grive, où il est ingénieur. Tu sais, les machins, les choses en fer. Moi, je décrocherais une mission quelconque pour étudier leurs universités là-bas, au point de vue médical. Mais on ne travaillerait pas tout le temps, bigre! On se retrouverait. Alors, tu penses, ces six mois ensemble, en liberté, en plein jour, quelle fête! Les grandes vacances de la vie, quoi!
—Tu vois bien, dit Lucette, que tu souffres d’être obligée de te cacher.
—Pas tant que tu crois. On concentre sur une heure ce qu’on aurait répandu sur un jour. Les moments où nous sommes ensemble me dédommagent des autres. J’y puise du courage, de la force, de la joie, pour le reste du temps. Nous n’avons pas de foyer, c’est vrai. Mais il est en moi, mon foyer, si clair et si brûlant, qu’il illumine et qu’il réchauffe toute ma vie. Ah! Lucette, tu te rappelles, ce matin d’été, aux Barres, où tu me disais: «J’aimerais tant, si uniquement ...» J’étais à lui depuis peu. Et j’aurais voulu pouvoir te crier: «C’est comme moi, c’est comme moi!...» Il faut croire que nous nous ressemblons aussi de cette manière-là, que nous sommes décidément taillées sur le même patron. Du jour où je me suis donnée, j’ai bien senti que je ne me reprendrais plus. Et depuis ce jour-là, pas un regret, pas une ombre, pas un moment moins exquis. Mais aussi, je lui dois un bonheur si plein, si complet ... Ah! tu ne trouves pas que c’est bon, que c’est beau et que c’est le secret d’un amour fort et durable, de se sentir en affinité, de se sentir aimée complètement, par toutes les cellules de l’être, toutes, toutes, celles où dorment et naissent nos plus tendres pensées, celles qui dessinent le modelé de notre visage et de notre corps, celles qui s’éveillent au plaisir et répandent en nous le grand frisson ...
Et, lancée, saisissant les mains de Lucette:
—Quelle chance, ma chérie, de pouvoir parler enfin en franchise avec toi, de pouvoir t’interroger, te confesser. Vois-tu, mon beau voyage serait gâté, si je savais laisser de l’autre côté de l’eau une petite Lucette qui ne serait pas royalement, absolument heureuse ... Tu l’es bien tout entière, tu l’es bien comme je l’entends? Maintenant, tu peux me répondre, tu peux tout me dire ...
Oh! l’enthousiaste, l’exubérante Zonzon. Le visage animé, le geste tendre et pressant, elle appuyait:
—Dis?... Il te rend heureuse?
Lucette sourit:
—Bien sûr.
Mais Zonzon se mordait la lèvre, agitait la tête. On l’eût dit tentée et retenue tout à la fois de pousser et de préciser sa question.
—Ah! Avec toi, on a toujours peur de t’effaroucher, de faire refermer la sensitive. Enfin, tu me comprends ... Dans ses bras ... tu es tout à fait heureuse ... tout à fait?
Heureuse, dans ses bras? Certes! Ne se l’était-elle pas avoué? De nouveau, elle se l’affirma. Oui, elle était heureuse sous ses baisers, heureuse de se sentir si passionnément désirée, heureuse de la secrète volupté de se sacrifier, de s’offrir à l’aimé, d’être à la fois pour lui l’idole et victime, heureuse de cette rapide et fougueuse ardeur qui déferlait sur elle, de l’ivresse qu’elle devait lui verser et dont il lui rendait grâce ensuite, avec tant de ferveur ...
Que voulait dire Zonzon? Allait-elle se prétendre plus favorisée, faire croire qu’elle connaissait un plus grand bonheur? Allons donc! Il n’en existait pas.
Et ce fut avec une entière franchise relevée d’une toute petite pointe d’orgueil jaloux qu’elle répondit, l’air entendu:
—Tout à fait heureuse.
Zonzon respira, détendue:
—A la bonne heure!
Lucette jeta, d’une impulsion:
—Tu n’en doutais pas, je pense?
—Non, non. Mais je suis contente d’avoir pu m’assurer ... Parce que, vois-tu, c’est l’important, cela. J’ai tellement entendu, déjà, de confidences ... Des choses qu’une femme ne dira pas à son médecin, si c’est un homme, et qu’elle lui confesse, si c’est une femme comme elle. Des déceptions, des dégoûts, des nausées chez les unes. Et des transports, des délices, une vie comme vernie, chez les autres ... Oui, c’est cela l’important. Évidemment, ce n’est pas tout. Mais cela régit tout. C’est la clef de voûte, sans qui le reste s’écroule. D’ailleurs, tu n’as qu’à regarder autour de nous, dans chaque ménage. Oh! pas besoin de chercher bien loin. Tiens, papa et maman ...
Et sur un recul de Lucette:
—Comment, reprit-elle, tu n’y avais jamais pensé? Réfléchis. Ils ont eu leur part d’embêtements, comme tout le monde. Cette affaire de l’oncle Gratien, le frère de maman, ces fausses traites qu’il a signées, qu’ils ont payées pour éviter le scandale. Cette histoire-là a pesé sur toute leur vie. Papa avait beau gagner de l’argent, on a toujours vécu à la maison dans une gêne dorée, parmi les coups de sonnette insolents des fournisseurs, les chuchotis autour des factures renvoyées. Eh bien, pourquoi maman a-t-elle toujours gardé sa placidité souriante, son joli scintillement fixe d’étoile? Pourquoi cette grande indulgence répandue sur nous, sur son entourage, sur toute la vie? Parce qu’elle a eu, elle aussi, comme elle le dit si souvent, un «bon mari» Un peu trop galant, papa, un peu trop le coq qui, par habitude, lisse ses plumes et tend l’ergot à chaque poule qui passe. Mais un coq! Un tendre coq attentif à sa sultane, et qui lui a donné ce qu’il lui fallait ... Maman ... Ah! je te crois qu’elle a dû souvent en reprendre un petit peu!
Lucette s’effara:
—Oh! Zonzon!...
Mais, déjà, l’aînée se levait, rajustait son chapeau devant la glace.
—Bon sang! Je viens de refermer la sensitive. Mais quoi, grosse bête, y a pas de mal. C’est naturel. Allons, je me sauve, j’ai rendez-vous. Oui, avec lui. Crois-tu, depuis quatre ans, chacun de notre côté, nous arrivons toujours en avance. Ce n’est pas admirable? Au revoir, mon loup, au revoir, ma chérie, au revoir, ma bienheureuse. Oh! je suis contente ...
Elle s’envola, radieuse.
Ah! si elle avait pu, ce jour-là, deviner qu’elle n’était pas comprise, qu’un malentendu vital s’établissait entre elles ... Pourquoi aussi la réserve de Lucette retenait-elle Zonzon d’insister, de préciser, d’appeler toutes les choses par leur nom, comme elle en avait coutume? Pourquoi ne parle-t-on pas de son corps comme de son cœur? Entre deux êtres sains, il ne devrait pas y avoir de sujets interdits, de pensées indicibles, de ces paroles dont on a honte et qui restent dans la gorge. L’intention peut être vicieuse. Mais les mots en eux-mêmes ne sont jamais impurs.