III

Dans quelques années, lorsque les aéroplanes seront aussi répandus dans le ciel que les autos sur les routes, lorsque leur vol ne surprendra pas plus que celui d’un oiseau, le souvenir deviendra curieux, presque historique, des premiers essais, des premiers essors, sur le champ de manœuvre d’Issy.

Un petit groupe de fanatiques suivaient ces séances et, de temps en temps, amenaient quelques amis dont ils avaient piqué la curiosité. C’est ainsi que Lucien Chazelles entraîna Lucette et son mari.

Rien ne prédestinait ce Lucien Chazelles à s’occuper d’aviation. D’abord officier de cavalerie, il avait traversé discrètement la politique et la littérature. Pour l’instant, il était conservateur du musée Suffren, consacré, comme on sait, à l’histoire du Costume. On assurait qu’il convoitait un gros emploi dans les finances publiques. Mais c’était un de ces esprits clairvoyants, pivotants, qui se braquent dans toutes les directions, une de ces intelligences complètes, circulaires, avides de tout, aptes à tout.

Jusqu’à ces derniers temps, Lucette l’avait tout juste aperçu. Elle ne voyait que Mme Chazelles. Mais la pauvre petite femme s’était retirée en province depuis son divorce. Et sans doute toutes relations eussent-elles cessé avec le mari, si Paul n’avait marqué l’intention de doter le musée Suffren d’une collection de bijoux et d’aquarelles rapportés de ses fouilles en Troade.

Lucette avait accepté d’enthousiasme d’accompagner son mari et Chazelles à Issy. Elle s’en amusait comme d’une expédition. Et, dans la limousine qui les emportait tous trois à travers les rues ouvrières de Grenelle, elle s’étonnait même que ce petit grain d’imprévu jeté dans sa vie la fît si allègrement résonner.

L’après-midi de mars était doux, presque tiède, d’un gris si transparent qu’on le voyait bleu, un de ces jours où les gens, respirant l’espoir du renouveau, disent: «Ça sent le printemps.»

Dès l’octroi franchi, l’espace s’élargit soudain. Un grand vide lumineux, un désert de sable brun où, çà et là, des pelotons de cavaliers manœuvraient encore.

—Voilà Issy, dit Chazelles.

Quoi? Si près? Lucette croyait partir pour un pays perdu, une banlieue lointaine, et la fameuse plaine était à la porte même de Paris, moins loin de la ville que le champ de courses d’Auteuil. Sur l’indication de Chazelles, la voiture piqua tout droit vers les hangars en bordure, où se massait une foule noire et s’alignaient des autos en rang pressé.

Tous trois débarquèrent. Sur le champ de manœuvre, les curieux entouraient un étrange appareil au repos, énorme et léger, qui ne ressemblait à rien de connu. Au centre des grandes surfaces blanches et tendues, parmi le réseau ténu du bâtis, le pilote haut perché était assis, faisant corps avec la machinerie. Derrière lui, un aide s’efforçait de lancer l’hélice à la volée, jetait un bref signal: «Hop!» Mais elle ne partait pas.

—Il a des ennuis de moteur, dit Chazelles.

Il guidait ses compagnons, leur nommait—en échangeant des saluts et des poignées de main—des notoriétés de l’aviation. Puis il leur fit gravir un petit tertre, une dune de sable, d’où l’on dominait la plaine.

Pas gaie, même sous la timide embellie, cette grève noirâtre, bordée, sur trois côtés, de remparts, de remblais et d’usines. La foule elle-même, disparate, inquiétait. Des sportsmen, des amis du pilote, des badauds attirés par les notes de journaux, des fidèles aussi, qui venaient chaque jour, matin et soir. Des photographes importants, qui promenaient de lourds trépieds, ou circulaient la poitrine blindée de leur instantané. Puis des gamins, moineaux des fortifs, pouilleux, joyeux, poussiéreux, qui s’ébattaient dans le sable, turbulents et criards, pour le plaisir et pour la galerie. Et d’autres fils de la zone, plus grands, ceux-là, plus inquiétants, en espadrilles et casquette cycliste, le pantalon évasé à la base en pilier de réverbère, et qui, pour tromper l’attente, improvisaient un jeu, abattaient à coups de pierre de vieilles boîtes de conserves fichées dans le sable.

Lucette en prit un peu peur. Elle l’avoua en riant.

—Bah! Ils ne sont pas méchants, dit Chazelles.

Elle le considéra, d’un bref regard en coin. Grand, brun, solide, la face avenante et nette, il respirait surtout la force. Et on ne démêlait qu’ensuite la finesse qui aiguisait le ferme regard, creusait d’une fossette le menton volontaire, animait les lèvres délicates sous la vigoureuse moustache noire. Il fumait sans cesse des cigarettes, qu’il tirait d’un étui d’or, d’un geste rapide et coulé.

Cependant, l’attente se prolongeait. Paul interrogea Lucette:

—Tu n’es pas fatiguée? Tu ne veux pas t’asseoir?

Justement, à l’ombre des hangars, une petite baraque de débitant avait poussé, qui s’intitulait modestement: Aerian Bar. On pourrait emprunter des chaises ...

—Mais non, mais non.

Elle s’irrita qu’on la crût lasse devant Chazelles, qui, poitrine au vent, la cigarette haute, suivait la lutte patiente du pilote contre son moteur. Enfin, des détonations éclatèrent, d’abord intermittentes, en pétarade. Puis elles s’enchaînèrent, l’hélice tourna à vive allure et ne fut plus bientôt dans l’air qu’un bouclier vibrant, impalpable et terrible. Des casquettes, des chapeaux s’envolèrent, emportés par son souffle puissant. Des aides accroupis, dont le bourgeron claquait dans le vent, retenaient l’appareil à pleins bras. Ils le lâchèrent quand le pilote leva la main. Aussitôt l’aéroplane démarra. Ses roues s’avancèrent dans le sable mou, d’une vitesse croissante.

On suivait sa marche avec une sorte d’angoisse. On aurait voulu l’alléger, l’aider, le soulever à distance, comme le magnétiseur qui projette sa force. Et soudain, à cent mètres de là, il quitta le sol, plana, les ailes grandes.

De toute la foule, un cri d’admiration et de délivrance monta, l’accompagna dans son essor. De nouveau, des vœux, des désirs tendus le soutenaient, s’opposaient à sa chute. Dans un virage, près des fortifications, il s’inclina. Une aile menaça d’accrocher la terre. Et chacun frémit, comme d’un danger personnel. Enfin, à la lisière opposée, il prit contact, roula, s’arrêta. On vit l’hélice ralentie tourner comme le soleil éteint d’un feu d’artifice. Des fanatiques coururent à travers la plaine pour féliciter plus tôt le héros.

Dans les groupes, chacun analysait ses impressions. On les reconnaissait pareilles. C’était, chez tous, au moment de l’essor, la même allégresse, la même détente, une félicité intérieure, une jouissance physique, un délicieux décrochement du cœur.

Tandis que l’aviateur essayait de réparer son appareil, ramené à bras devant les hangars,—car il s’agissait d’une nouvelle panne de moteur,—Paul et Chazelles s’efforçaient de démêler les causes profondes de leur émotion.

—Peut-être, dit Paul, avons-nous la notion confuse d’assister à un spectacle qu’aucun regard n’a jamais contemplé et que des centaines de générations ont imaginé. Les hommes ont toujours aspiré à quitter la terre. La légende en fait foi. Ce qui nous émeut, c’est d’être les premiers à voir réaliser un rêve aussi vieux que l’humanité pensante.

—Possible, consentit Chazelles. Et puis, ce n’est qu’un balbutiement, qu’une promesse. Ce grand oiseau de toile fait songer aux espoirs qu’il couve sous ses ailes, à l’avenir qu’il nous prépare et qu’on nous prédit tous les jours.

De fait, cette année-là, on vivait en pleine anticipation. Dans les dîners, l’aviation détrônait le théâtre, ce grand accapareur de la table. On ne parlait plus de la dernière pièce, mais de la dernière envolée. Des causeurs se taillaient des succès faciles en montrant l’aéroplane au-dessus des jardins, les clôtures désormais inutiles, la propriété perturbée, la fin de l’odieux gabelou, de l’indiscret douanier, de la guerre devenue trop cruelle, bref, toutes les frontières renversées au souffle de l’hélice aérienne.

Lucette écoutait distraitement la discussion des deux hommes. Elle observait le pilote, grimpé dans l’armature de son appareil, et qui s’efforçait, à petites retouches patientes, de ranimer son moteur. Mais soudain son attention se réveilla. Chazelles affirmait:

—Non, voyez-vous, il y a autre chose. Ni les vieux rêves du passé, ni les promesses de l’avenir ne suffisent à expliquer le frisson qui nous parcourt, qui nous électrise, au moment précis de l’essor. Il y a là un besoin de l’esprit qui prend corps, un symbole.

—Un symbole? demanda Paul. Comment l’entendez-vous?

—Eh oui, tous, tant que nous sommes, nous tendons à quitter la terre. Le meilleur et le plus pur de nous-même aspire sans cesse à s’affranchir de la gangue, à s’élever, d’un coup d’aile. Et il nous semble que notre secret désir se réalise, quand cet homme s’arrache au sol. Le coup d’aile ... Mais nous le demandons à tout ce qui nous exalte, tout ce qui nous transporte et nous enchante, à tout ce qui nous rend supérieur à nous-même. Qu’attendons-nous de la musique, vulgaires tziganes ou splendide opéra? Que le premier coup d’archet nous emporte et nous ravisse au réel. Coup d’aile, la voix du ténor, la tirade de l’acteur, l’éloquence du tribun. Coup d’aile, le voyage, le beau site, le clair de lune. Coup d’aile, l’amour ...

—L’amour? dit Lucette.

L’opinion l’intriguait, de cet homme dont le divorce restait mystérieux, sans raison notable. Chazelles allumait une nouvelle cigarette à celle qu’il venait d’achever. Les paupières attentives et tendues vers le petit point de feu, il aspirait avec force la fumée, de ce même appétit voluptueux dont il semblait aspirer la vie. Il se tourna vers Lucette:

—Mais certainement, madame. L’essor de cet aviateur est l’emblème exact de l’amour. Songez-y. L’amour? Mais nous puisons dans sa force l’élan nécessaire à nous affranchir des soucis, des tracas, des petitesses, des cahots de la route, à échapper au sort commun, au terre-à-terre. Et dès qu’enfin il nous arrache au sol et nous emporte, nous cherchons à nous élever encore sur ses ailes et, par sa puissance, à nous dépasser, à planer toujours plus haut, dans un besoin fou de plein ciel, d’ivresse culminante, de vertige absolu, qu’un risque mortel ne paye pas trop cher!... Ah! oui, c’est le grand coup d’aile ...

Mais le crépitement du moteur l’interrompit. Il tendit l’oreille:

—Il donne bien, dit-il.

Et le spectacle l’absorba. C’était déjà le crépuscule. On hâtait les rites du départ. L’aviateur leva le bras et l’immense oiseau, dont les ailes paraissaient lumineuses dans le jour atténué, s’enfuit au ras du sol.

Tout en le suivant dans sa course, Lucette songeait aux paroles de Chazelles. Il l’intéressait. Il lui semblait qu’elle venait d’entendre de ces mots qu’on attend, qu’on a pensé sans les dire. Et quand l’aéroplane s’enleva, brusquement, comme sous un coup de mors, elle en éprouva un choc aux entrailles, une secousse plus violente que la première fois. A croire qu’elle avait vraiment sous les yeux l’image de l’amour, l’essor où l’on quitte la terre ...

Une seconde, elle observa Chazelles. Il épiait le vol. Mais, comme s’il l’eût devinée, il tourna la tête. Leur regard et leur pensée se lièrent. Et, de son menton volontaire, il lui désigna, en souriant, le grand oiseau qui montait, tout blanc, dans la brume du soir.

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