IX

A l’arrière de la yole, les bras écartés suivant la courbe du dossier, les jambes croisées, la pointe du petit soulier blanc frétillant au bord de la robe de piqué, Lucette était étendue.

Paul, assis sur le banc mobile, suivait la rive à coups de rames allongés et lents, dans l’ombre des saules. Ils étaient seuls sur l’Yonne, en vue des Barres, par une de ces matinées de juin où, dans l’air bleu, s’attarde une brume blonde, comme s’il restait au ciel un peu de clair de lune.

Lucette caressait du regard les mouvements coulés du rameur, le jeu souple des muscles nerveux, le cou plein et rond de l’homme dans sa force, que dégageait la chemise molle, nouée d’une simple cordelière.

Elle le contemplait, dans la pleine lumière, accrue du reflet de l’eau. Ses yeux s’attardaient à des coins aimés de son visage. Un petit espace de peau toute blanche où la barbe ne pousse pas, à la commissure des lèvres, sous la moustache. Un autre à l’angle des paupières, si doux, si pur, si tendre, que les premières rides s’y exercent à tracer leurs sillons. Mais, Dieu merci, elles n’apparaissaient pas encore.

Parfois, au passage de la yole, un oiseau s’envolait des saulaies de la rive. Un petit héron, un butor, s’enfuyait, les pattes allongées, l’allure et le cri maladroits. Ou bien un martin-pêcheur, dont luisait un instant la gorge bleue, d’un éclat de saphir. Ou encore, d’une détente brusque de ressort, un poisson en chasse, perchette ou brochet, sautait hors de l’eau. Alors, des ondes s’élargissaient en cercle, fripaient de petites rides la belle robe de soie de la rivière, vert et or. Mais, bien vite, le courant la repassait. Et le calme absolu retombait.

Sans cette trop grande clarté, cette trouée lumineuse ouverte par le fleuve, Lucette se fût coulée aux pieds de son mari, pour lui prendre et lui baiser les mains, le sentir plus proche, contre elle, au-dessus d’elle, pour laisser monter vers lui sa gratitude et l’en pénétrer.

Oui, de la gratitude. Car, parfois, on eût dit qu’il était conscient, qu’il avait tout deviné, qu’il lui avait pardonné non seulement ses caprices et sa fugue, mais qu’il l’avait absoute tout entière, tant il avait mis de bonté attentive, d’indulgence câline dans son accueil au retour des Barres. A croire qu’il voulait lui faire oublier son égarement dans un redoublement de tendresse.

De son côté, quel besoin d’expier et d’effacer, quelle soif de rémission et de rachat la poursuivaient jusque dans les bras grands ouverts, puis refermés sur elle ...

Et n’était-ce pas le signe de la rédemption, la marque d’un amour purifié par une flamme nouvelle, ce bonheur inouï qui l’avait foudroyée, un soir?

Elle se souvenait ... Ce sursaut de surprise, ce frisson d’éveil, quand des éclairs de plaisir l’avaient traversée, d’abord. Puis l’espoir, l’attente, la joie qui s’affirme, qui jaillit, décisive, se noue, gagne, se répand, roule par tout l’être ses torrents délicieux ... Et ces cris qu’elle n’avait pas su retenir, l’attente plaintive, l’ardeur haletante, la stupeur éblouie, l’extase triomphante, toutes les cordes de la passion effleurées dans l’instant éternel, le râle qui s’achève en hosanna ...

Et, depuis, elle vivait dans la certitude heureuse du miracle.

Ils accostaient un petit port creusé dans la berge, devant le mur qui bornait le parc. Paul la soutint sous le bras, pendant qu’elle se tenait debout dans la yole oscillante et mobile. Et elle s’attardait, heureuse de se sentir prisonnière de cette main, dont la caresse ferme et chaude se répandait en elle.

En passant par la petite porte où les hauteurs de crue étaient gravées dans la pierre, elle dit:

—Tu te rappelles?

Là, ils avaient déchiffré ensemble les dates d’inondation, en tête-à-tête pour la première fois, l’année où ils s’étaient connus.

Un peu plus loin, sous le couvert du parc, au détour d’une allée, elle dit encore:

—Et c’est là que tu m’as photographiée en me disant: «Il faut venir à moi.»

Il répéta doucement:

—Il faut toujours venir à moi.

Et il la pressa contre lui, comme s’il avait, lui aussi, le sentiment profond de la posséder mieux, la fierté de la savoir complètement, absolument sienne.

Elle se plaisait à évoquer tous leurs communs souvenirs. Elle leur trouvait un charme, une douceur indicibles. Et elle souriait même de ses petites mélancolies de jeune mariée, avec un peu de mépris, l’indulgent dédain d’une femme experte pour un coquebin. Ah! maintenant, les sirènes d’auto pouvaient bien hurler sur la route, les chiens pouvaient bien aboyer sous la fenêtre. Ce que ça lui était égal!

Pourtant, à descendre ainsi le passé, elle rencontrait la faille, le trou noir ... Mais elle n’en éprouvait pas la gêne et la honte qu’elle avait appréhendées à son retour à Paris. C’est qu’elle ignorait alors combien vite le néfaste s’oublie dans la joie, cette faculté du regard ébloui de ne plus rien discerner de l’ombre, ce pouvoir du jour d’abolir les cauchemars de la nuit.

Chazelles? Un nom. On le disait à Draguignan. Elle ne le reverrait pas. Et l’eût-elle rencontré qu’elle l’eût traité sans effort en indifférent. L’aventure lui semblait arrivée à une autre, ou lue dans un roman. Elle s’était lavée de la souillure en surface, dans cette grande onde de bonheur qui ruisselait sur elle.

Elle regardait l’avenir en pleine face, avec une confiance absolue. A l’automne, ils devaient partir pour la Troade. Paul voulait revoir avec elle le théâtre de ses travaux. Et elle s’en faisait fête. Sûrement, elle ne serait plus dépaysée, perdue, comme dans cette croisière de Norwège et d’Écosse, peu après son mariage. Non. Cette fois, elle serait partout chez elle. Chaque asile serait un nid, chaque site un souvenir. Au lieu d’être repoussée par la terre hostile, elle la marquerait à son empreinte ...

Us débouchaient sur le parterre, dans la pleine splendeur des roses. Ils en suivaient la lisière ombragée. Pour gravir la pente douce, Lucette s’appuya au bras de son mari. Elle était sans cesse pénétrée de la plénitude de bien-être qu’on éprouve au sortir du bain. C’était comme un reflet persistant sur toute sa vie de cette quiétude absolue, de cette satisfaction extrême, complète, que lui donnait maintenant l’amour.

L’odeur des roses la ravissait comme une musique. Il lui semblait entendre pour la première fois cette année-là le chant des oiseaux. La chaleur montante passait sur ses bras, sur ses joues, sur sa gorge, comme une caresse. Elle montra à son mari, avec un petit sourire indulgent, entendu, deux papillons voltigeant qui se poursuivaient. Toute cette coquetterie des couleurs et des parfums, ces ruses charmantes des fleurs pour attirer l’insecte qui colportera leur semence et servira ainsi leurs amours, tout lui paraissait juste et bon. Elle se sentait épanouie comme la fleur, ailée comme l’insecte. Elle s’ouvrait à toute la nature, et s’y mêlait. Elle avait envie de s’écrier: «Enfin, je vis!»

Et elle allait doucement, appuyée au bras de son mari, au long des roses.

Zonzon, accoudée à la balustrade de la terrasse, à côté de M. Duclos, les regardait monter. D’un coup de son menton volontaire, comme taillé dans du granit, l’entrepreneur les désigna. Et ravi:

—Les voyez-vous, les voyez-vous, ces amoureux ... Et quand on pense qu’il y a trois mois, ça craquelait, ça se fissurait ...

Puis, dévisageant Zonzon de ses petits yeux aigus sous les sourcils hérissés:

—Enfin, là, qu’est-ce que vous leur avez fait?

Elle éclata de rire:

—Je les ai soignés, tiens!

Il insista:

—Oui, mais enfin, comment? Pourquoi? Qu’est-ce qu’ils avaient au juste, hein?

Elle biaisa:

—Je vous l’ai dit: histoire de nerfs.

—Ah! mam’zelle Zonzon, vous ne tenez pas votre parole. Vous m’aviez pourtant bien promis de m’expliquer ...

Mais elle se défendit:

—C’était pour vous calmer. Vous vouliez tout casser. Je vous avais surtout promis de la raccommoder, la fissure. Et là, j’ai tenu parole. C’était l’important. N’en cherchez donc pas plus. Et surtout, ne vous avisez pas de les sonder vous-même, sacristi! Ça casserait tout. C’est de l’ouvrage bien fait, allez. Et solide. Vous êtes content de votre contremaître?

Il dit en riant:

—Oui, oui. Mais c’est égal, j’aurais bien voulu savoir ...

Elle se haussa vers lui et, de bouche à oreille, la main en écran, lui souffla:

—Secret professionnel ...

—Alors, décidément, on ne peut pas le connaître. C’est fichant.

Elle eut une petite moue malicieuse vers la moustache blanche:

—Croyez-moi: ça ne vous intéresserait plus.

Bien sûr, elle n’allait pas crier son secret sur les toits. Mais, tout de même, elle était bien contente et bien fière de son œuvre, la bonne Zonzon. Ah! certes, des esprits tournés vers un idéal austère et façonnés par des siècles religieux se froisseraient qu’une créature aussi fine, aussi délicate que Lucette fût ainsi asservie à son sexe et ramenée au bien par des voies si matérielles. Et cependant ... Est-ce que le continuel effort des hommes n’avait pas toujours tendu à utiliser toutes les puissances de la nature, à s’en faire autant d’armes pour améliorer leur sort? Le plus impérieux de tous les instincts ne devait-il pas servir, lui aussi, à la conquête du bonheur?

Oui, elle était fière de son œuvre. Et elle la contemplait encore, un peu à l’écart du petit groupe réuni autour du thé de cinq heures,—les Turquois, les deux Duclos, Lucette. Ah! ce brave Turquois pourrait bien exercer son flair de requin et rôder dans le sillage: rien ne tomberait du bastingage.

Et elle admirait Lucette dans sa grâce nouvelle, sa fraîcheur, son enjouement. Toujours ainsi la journée lui serait légère. Car elle en connaissait la fin délicieuse. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder ce joli profil animé qui, par instants, dans une rêverie charmante, se tournait vers le large horizon, vers le ciel perlé où déclinait le jour. Elle aussi attendait le soir ...

Paris-Serbonnes, 1908-1909.

FIN

Paris.—L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.

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